Georges BIZET

 

Un musicien meurt dans tout l'éclat de sa jeunesse, en pleine maturité de son talent considérable sans que l'œuvre, qui plus que toutes les autres doit préserver son nom de l'oubli, ait eu, dans sa patrie, le succès qu'elle méritait ; en ces quelques lignes tient l'histoire douloureuse de Georges Bizet et de Carmen. Je me souviens encore de cette première représentation ; le théâtre de l'Opéra-Comique était en pleine déveine ; rien ne réussissait à M. du Locle, un homme des mieux intentionnés, mais qu'on appelait Pas-de-Chance parce que chez lui l'or se changeait en plomb. Cette première fut ce qu'on appelle à Paris un demi-succès ; un noyau d'admirateurs avait apprécié la partition à sa juste valeur, mais le public ne connaissait plus le chemin de l'Opéra-Comique ; une série de fours l'avait rendu méfiant à l'égard de la salle Favart. Du 3 mars 1875 au 15 février 1876, Carmen ne fut joué que quarante-huit fois ; vers la vingtième représentation Bizet mourut presque subitement, à la suite d'un refroidissement. Le compositeur n'était plus là pour soutenir son œuvre, la désaffection des Parisiens pour l'Opéra-Comique continuait et Carmen disparut, à jamais pensait-on.

On avait compté sans l'étranger qui, ordinairement, confirme le jugement parisien. Mais, cette fois, il jugea l'œuvre par ses propres oreilles et avec une entière indépendance du cerveau du monde. La partition qui, péniblement, s'était traînée vers la cinquantième, fut acclamée à Bruxelles, puis à Vienne, ensuite à Berlin, Londres, Saint-Pétersbourg, sans compter les villes de province. Carmen ne quittait plus le répertoire ; Carmen devint tout simplement, au-delà de l'octroi, un des plus grands succès de la musique française, dans la seconde moitié de ce siècle. Malheureusement, le pauvre Bizet n'était plus là pour jouir de son triomphe ; il n'avait pas trente-six ans, quand on l'enterra au Père-Lachaise ; ses amis érigèrent un monument sur sa tombe ; M. Garnier fut l'architecte et M. Paul Dubois fit le buste du regretté compositeur ; c'est vous dire que les meilleurs du temps voulurent donner une dernière preuve d'affection à leur malheureux camarade, à l'artiste si distingué, arraché à tant de sincères amitiés.

Georges Bizet méritait à tous égards ces sympathies ; ce fut un esprit charmant, un cœur loyal, un laborieux et un inspiré. On l'aimait doublement et comme artiste et comme homme ; c'était, sous une rude enveloppe, une âme tendre, accessible à toutes les beautés, ouverte à toutes les grandes sensations. Et la mort l'avait fauché à trente-six ans, juste à temps pour l'empêcher de ressentir la fierté de l'artiste dont l'œuvre s'impose peu à peu et établit ainsi à jamais la renommée durable. A l'âge de treize ans, il avait remporté le premier prix de piano ; à dix-neuf ans il obtint le prix de Rome et partit pour l'Italie, le cerveau rempli de rêves d'ambition pour l'avenir ; il était pensionnaire de la villa Médicis, deux cents francs par mois à cette époque et dont il règle ainsi l'emploi dans une lettre adressée à sa mère :

Nourriture, 75 fr. ; vin, 25 fr. ; retenue, 25 fr. ; location de piano, 1,5 fr, ; blanchissage, 5 fr. ; bois, chandelles, timbres-poste, etc., 10 fr. ; gants, 5 fr. ; perte sur le change de la monnaie, 5 fr. Il lui restait donc trente francs par mois pour faire le grand garçon. Pour ce jeune homme de vingt ans, fils d'un modeste professeur de musique, c'est la fortune ; il est sur le chemin de la gloire, à cette villa Médicis d'où sont sortis tant d'hommes célèbres qui avaient du talent en y allant et qui nous a rendu tant de fruits secs en échange des forts en thème que l'Institut lui a expédiés. Voici donc le jeune compositeur à cette fameuse villa Médicis ; il est dans l'épanouissement de la première jeunesse, dans l'ivresse du succès d'école ; il se sent pousser des ailes et il veut s'envoler librement vers l'idéal entrevu.

Ah bien oui !

Ce n'est pas sans une hésitation que j'aborde le chapitre du prix de Rome, car je me sens aussitôt envahi par la colère quand je pense qu'au lieu de laisser ces jeunes hommes libres de leurs destinées, on les tient jusqu'à la grande maturité sous la férule comme des écoliers. On m'a demandé souvent s'il n'y avait pas chez moi un parti-pris contre le prix de Rome dans son organisation actuelle. L'un des pensionnaires les plus doués, Bizet, m'apporte un appui précieux ; j'ai sous les yeux un certain nombre de lettres que le jeune musicien a adressées à sa
famille ; je dois ces documents à mon ami Ludovic Halévy, qui se propose de réunir plus tard la correspondance de Bizet en un volume.

Il est certain que la première impression de l'artiste à Rome est magnifique. « Plus je connais Rome, plus je l'aime ! » écrit-il à ses parents. Bizet confond dans une même admiration Mozart, son idéal, et Raphaël, qui pour lui est le même homme que Mozart. Les grands souvenirs de Rome l'exaltent. La vie commune avec ses camarades de la villa Médicis mûrit son esprit ; la pensée de ce jeune homme de vingt ans s'élargit ! Puis son ambition grandit et se traduit par ces mots, empruntés à l'une de ses lettres :

« Je suis persuadé qu'il vaut mieux faire mauvais que médiocre ; et je tâche de faire bien, ce qui vaut encore mieux. J'ai un mal énorme à composer et c'est bien naturel ; je n'ai pas de point de comparaison pour m'appuyer et je ne puis me contenter d'une chose que lorsque je la crois bonne ; tandis qu'il la classe ou à l'Institut, il me suffisait que mon travail fût meilleur que celui de mes camarades. Je sens aussi se fortifier mes affections artistiques. La comparaison des peintres, des sculpteurs et des musiciens y est pour quelque chose. Tous les arts se touchent ou plutôt il n'y a qu'un art ; qu'on rende la pensée sur la toile, sur le marbre ou sur le théâtre, peu m'importe, la pensée est toujours la même. »

Voici ce que le jeune homme de vingt ans écrit dans l'enthousiasme du premier séjour à la villa Médicis. Aussitôt l'Institut se charge d'appliquer une douche d'eau froide sur cette jeune cervelle. Ah ! pauvre pensionnaire, tu crois qu'on t'a donné le prix de Rome afin que ta pensée, préparée par les fortes études, s'épanouisse à l'abri de la pension gouvernementale ? Erreur, mon garçon, pour les deux mille quatre cents francs, l'Institut confisque ta liberté et ton esprit. Ton tempérament t'entraîne vers le théâtre ; tu rêves le succès éclatant de la scène ; des mélodies pleines de jeunesse, d'esprit et de grâce ; tu penses que le gouvernement t'a donné le Prix de Rome pour que, pendant trois ans, ton esprit puisse se développer librement, choisir la voie qui lui convient et travailler à son aise. Tel est le rêve. Voici la réalité. Le jeune Bizet envoie la première année à l'Institut un opéra, témoin de ses efforts ; aussitôt il reçoit un suif, comme il écrit à sa mère ; cet avertissement de l'Institut vaut son pesant d'or :

« Nous devons blâmer M. Bizet, écrit le rapporteur, d'avoir fait un opéra quand le règlement demandait une Messe ; nous lui rappelons que les natures les plus enjouées trouvent dans la méditation et l'interprétation des choses sublimes un style indispensable même dans les productions légères et sans lequel une œuvre ne saurait être durable. »

Ce petit factum prétentieux et digne de M. Prudhomme a été rédigé par un des plus charmants esprits de la musique française, par le compositeur du Caïd et du Songe d'une nuit d'été, par un musicien qui doit tout ce qu'il est au théâtre, par M. Ambroise Thomas, tant il est vrai que l'homme qui porte l'habit à palmes de membre de l'Institut, et qui ceint une épée à la poignée de nacre, se croit par cela même obligé à imposer aux élèves de Rome un programme qui n'est pas en harmonie avec le talent particulier du lauréat. En dehors de la messe en musique, pas de salut. Donc, voici un jeune homme qui rêve l'art dans la musique dramatique, et on lui ordonne de faire une messe médiocre plutôt qu'un bon opéra !

Or, les conséquences ne se font pas attendre. Le futur auteur de Carmen, troublé dans son idéal, perd la boussole ; tout son être l'entraîne vers le théâtre, et il lui faut l'abandonner ; Bizet s'était pourtant mis à l'œuvre avec passion ; il écrit à sa mère :

« On peut être un grand artiste sans avoir le motif, et alors, il faut renoncer au succès populaire ; mais on peut être aussi un homme supérieur et posséder ce don : témoin Rossini. Rossini est le plus grand de tous, parce qu'il a, comme Mozart, toutes les qualités : l'élévation, le style et enfin... le motif. »

Ce motif, le jeune Bizet croit l'avoir trouvé dans son opéra quand, de Paris, lui arrive l'ordre d'écrire une messe ; il en est troublé à ce point que, ne se sentant pas en train de composer de la musique sacrée, il entrevoit dans son esprit quelque chose d'étrange qui, à la fois, donnerait satisfaction à l'Institut, demandant une messe, et au musicien qui veut échapper à cette corvée. Bizet écrit à sa mère :

« J'ai immédiatement lâché mon opéra-comique. Je ne veux pas faire une messe avant d'être en état de la faire. J'ai donc pris un parti singulier pour concilier mes idées avec l'exigence réglementaire de l'Académie. On me demande du religieux. Eh bien, je ferai du religieux, mais du religieux païen. »

Voyons, un tel système d'éducation artistique n'est-il pas fait pour empêcher toutes les originalités en jetant dans un même moule et sans tenir compte de leurs aspirations particulières, les jeunes hommes les mieux doués, ceux qui se distinguent entre tous puisque l'Académie leur décerne la plus haute récompense dont elle dispose ; comprenez-vous maintenant pourquoi je combats la villa Médicis, où un système d'éducation surannée détient l'intelligence des jeunes artistes dans la prison cellulaire de la routine ?

Quand Bizet fut revenu de Rome, commença pour lui le martyre de tous les jeunes compositeurs. En 1840, Richard Wagner, pour vivre à Paris, dut se résigner à écrire, pour le trombone et le cornet à pistons, des variations sur la Favorite et la Reine de Chypre. Le musicien n'a pas, comme le peintre, la ressource du portrait. Les leçons ne suffisant pas à Bizet, il doit abandonner la partition de la Jolie Fille de Perth, pour orchestrer des airs de danse à l'heure et à la journée ; l'artiste pousse un cri de rage et de désespoir dans une lettre adressée à son ami, M. Edmond Galabert :

« Croyez bien que c'est enrageant d'interrompre mon travail chéri pour écrire des solos de piston. Il faut vivre ! Je me suis vengé ! J'ai fait cet orchestre plus canaille que nature. Le piston y pousse des hurlements de bastringue borgne ; l'ophicléide et la grosse caisse marquent agréablement le premier temps avec le trombone, les violoncelles et les contrebasses, tandis que les deuxième et troisième temps sont assommés par les cors, les altos, les deuxièmes violons, les deux premiers trombones et le tambour !... Oui, le tambour ! »

Et c'est au milieu de cet humble travail que la foi de l'artiste reste debout ; elle a pour soutien la bonne humeur de Bizet, nature d'artiste, nature d'élite que rien ne peut décourager ; il compose ses mélodies, la musique délicieuse pour l'Arlésienne, d'Alphonse Daudet, que les concerts ont recueillie, et enfin il s'attelle à Carmen, à cette œuvre supérieure représentée dans les plus mauvaises conditions et que, depuis, Paris a saluée comme une des plus complètes expressions de la jeune école française. Ainsi se sont réalisées les paroles que M. Perrin a prononcées devant le monument de Bizet au Père-Lachaise. M. Perrin rappelait en cette circonstance qu'Halévy, en lui présentant jadis l'adolescent Georges Bizet, lui avait dit de son élève préféré : « Celui-là est un grand musicien. » Et M. Perrin termine en s'écriant sur cette tombe : « Carmen est une œuvre de l'avenir. »

Hélas ! le pauvre Bizet n'a pas assisté à cette reprise de son œuvre de prédilection ; il est mort sans pouvoir réaliser le noble but de sa vie, qui était d'embellir les vieux ans de ses parents. Ce fut la constante préoccupation de ce brave cœur. De Rome, à l'occasion du jour de l'an, il adresse à ses parents la lettre suivante, pleine de tendresse filiale :

« Ma lettre va vous arriver en plein jour de l'an, mes chers parents. Je vais donc vous envoyer tous mes souhaits. Je commence par désirer pour vous deux la parfaite santé du corps sans laquelle la santé de l'esprit n'est pas possible. Ensuite je demanderai que l'argent, cet affreux métal auquel nous sommes tous soumis, ne vous fasse pas trop défaut. De ce côté-là j'ai un petit plan : quand j'aurai cent mille francs, c'est-à-dire du pain sur la planche, papa ne donnera plus de leçons, ni moi non plus. Nous commencerons la vie de rentiers et ce ne sera pas dommage. Cent mille francs, ce n'est rien : deux succès d'Opéra-Comique ! Enfin je me souhaite de vous aimer toujours de toute mon âme et d'être toujours comme aujourd'hui le plus aimant des fils. »

Ces rêves ne devaient pas se réaliser du vivant de Bizet ; il a donné des leçons jusqu'à la fin, et son vieux père en donne toujours. La reprise de Carmen à l'Opéra-Comique est devenue pour le monde des artistes une véritable solennité qui a éclairé la tombe du Père-Lachaise d'un rayon d'immortalité et a mis définitivement à son plan la renommée de Bizet, de qui l'on peut dire qu'il fut un grand artiste autant qu'un brave cœur.

 

(Albert WolffMémoires d'un Parisien : la Gloire à Paris, 1886)

 

 

 

 

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