Souvenirs d’une grande cantatrice

 

Mme Emma Calvé, la célèbre cantatrice, dont la magnifique carrière a laissé dans le monde entier un souvenir inoubliable, vient d'écrire ses souvenirs sous le titre : Sous tous les ciels, j'ai chanté. Nous sommes heureux d'en publier des fragments où l'on retrouvera le charme vif et primesautier de la grande interprète de Bizet, dont notre éminent collaborateur M. Reynaldo Hahn a écrit récemment dans le Figaro qu'elle créa « une Carmen absolument nouvelle, pleine de hardiesses brillantes et inopinées, un véritable chef-d'œuvre de grâce malicieuse, fascinante et de perfection vocale. »

 

Fragments de Sous tous les ciels, j’ai chanté d’Emma Calvé, publiés dans le Figaro du 08 au 14 juin 1939 :

 

 

Ma création de « Cavalleria » me vaut un triomphe qui surprend

 

Avant de faire ma rentrée à l'Opéra-Comique où je dois créer Cavalleria, je donne des représentations au Théâtre-Italien, dans les Pêcheurs de Perles, de Bizet.

Voici la critique d'Auguste Vitu, dans le Figaro : « On avait beaucoup parlé des grands succès de Mlle Calvé, en Italie. On n'avait rien exagéré. Elle a chanté avec un style parfait, une grande virtuosité et un profond sentiment dramatique. Le succès de cette belle cantatrice a été complet ; depuis les quatre années qu'elle nous a quittées, elle a triomphé à Venise, Florence, Rome, Naples et Milan. »

 

Petit scandale à l'Opéra-Comique

 

Paris, Novembre 1890.

Je répète tous les jours. A l'Opéra-Comique, quelque peu traditionaliste (*), on est surpris de la sincérité que j'apporte à jouer ce rôle de paysanne, sans maniérisme, pauvrement vêtue : chemise de toile rude, jupe de laine, sandales usagées, les cheveux lisses en simples bandeaux « et presque sans maquillage ».

(*) Ne pas oublier que ceci se passait en 1890. Il a bien changé depuis.

J'entendais dire à l'une de mes camarades : « Ah ! ma chère, Calvé donne des coups de poing sur la table dans une scène de jalousie, elle déclare ne pas vouloir se farder, elle sera affreuse, elle va remporter une de ces vestes ! »

Et un grand artiste pour qui j'ai la plus vive admiration déclare :

« Elle oublie que nous sommes en France, dans un théâtre classique. Je crains bien que le réalisme de son jeu ne nuise à son succès, et ce serait grand dommage ! »

Tant pis ! Advienne que pourra ; et bravement, à mes risques et périls, j'ai joué ici comme ailleurs, mais non sans un trac formidable.

Et voici le résultat :

Dans le journal le Temps, Reyer, le compositeur de Salammbô, écrit ceci :

« Mlle Calvé, tout imprégnée des traditions vivantes, tragiques, de l'Italie, a joué et chanté en très grande artiste.

Elle s'est montrée en tous points remarquable, apportant une vérité, une passion, une couleur, à laquelle on n'était plus habitué depuis le départ de Mme Galli-Marié. »

Le ténor Gilbert possède une très belle voix. Bouvet joue en parfait comédien le rôle d'Alfio et Mmes Vuillefroy et Pierron ont été fort appréciées dans les rôles de second plan.

Dans ma loge, au milieu de tous mes amis venus pour me féliciter, mon grand camarade m'a dit :

— Pouvais-je supposer, chère amie, que la douce, tranquille Calvé d'autrefois avait acquis cette maîtrise, ce tempérament, cette flamme intense, c'est une révélation.

— Cher ami, j'ai travaillé, j'ai lutté, j'ai souffert...

Et je vis en ce moment une des plus belles heures de ma vie, puisque j'ai obtenu un vrai succès dans mon cher Paris.

Les lendemains de mes premières représentations, j'ai des dépressions terribles, en songeant que je n'ai pas su exprimer la vraie pensée du poète et du musicien.

Je me dis : Ce n'était pas assez sincère, telle phrase était trop accentuée, telle autre pas assez et, inlassablement, je chante mon rôle du commencement à la fin. Enfin, lasse de m'analyser, me fiant à mon instinct, je joue de ma viole, avec tout mon cœur, courageusement, et c'est quelquefois mieux !

 

Un gros chagrin et un triomphe

 

Cavalleria fait salle comble, mais ma santé décline depuis quelque temps. Ma mère, effrayée, m'oblige à demander une consultation. Les docteurs déclarent qu'une opération est urgente.

Devant le désarroi de mon bon directeur Carvalho qui me demande de faire un effort, je lutte avec courage, car cela me fend le cœur d'interrompre mon succès.

Hier soir, dans la scène où je dégringole les escaliers de l'église, je me suis trouvée mal ; malgré ma vaillance, je m'avoue vaincue, vais-je mourir ? J'ai peur.

 

Avril 1891.

Dieu a eu pitié de moi. Après deux mois de souffrance, me voici tout à fait remise.

Ma rentrée a eu lieu hier soir. Le cher public parisien qui a tant de cœur m'a fait une ovation.

Grande émotion pour maman et moi qui pleurions de joie, ainsi que la chère Laborde, qui s'est montrée si tendre, si dévouée, durant ma maladie.

On dit autour de moi que je chante avec plus de sensibilité.

Il doit y avoir une sorte de germination dans le repos et un progrès instinctif dans la souffrance.

Ma santé redevenue parfaite, Cavalleria continue de faire des recettes prodigieuses.

Carvalho me propose de jouer Carmen l'hiver prochain. Depuis l'admirable créatrice Mme Galli-Marié, qui a pris sa retraite, on joue peu ou presque plus cette œuvre célèbre.

— Il s'agit de la faire revivre, me dit mon directeur. La tâche est digne de vous.

Le rôle me passionne ! Je l'étudie avec ferveur et je me propose d'aller en Espagne visiter Séville, Grenade, voir vivre les gitanes, apprendre leurs danses, leur allure, me documenter sur toutes choses.

 

 

Je reviens d’Espagne pour interpréter « Carmen » et Paris acclame mon audace

 

Septembre 1892.

Dès mon arrivée à Paris, de retour d'Espagne. Mme Straus-Bizet donne une soirée pour me présenter à ses amis. J'avais arboré le costume copié d'après la Maja de Goya du musée de Madrid.

Divinement coiffée par Loisel, avec le peigne ancien en écaille ajourée soutenant une somptueuse mantille de Chantilly, recouvrant presque entièrement ma robe solaire en satin jaune, des fleurs de grenade dans les cheveux, j'étais fort à mon avantage.

— Mâtin, s'est écrié Meilhac, quel salero vous rapportez de tra los montes ! Vous êtes éblouissante. Mes compliments !

J'ai chanté tout mon rôle et j'ai joué la scène des Cartes, copiant la vieille sorcière de l'Albaycin qui disait : « Les étoiles prédisent. » (Las estrellas me dicen.)

Et j'ai dansé « el Flamenco » qui a enthousiasme ce public d'élite parmi lequel se trouvaient : la princesse Mathilde, le comte Primoli, lady de Grey, Paul Bourget, Hébrard, les peintres Detaille, Clairin, Gérôme, Meilhac et Halévy, les librettistes, etc.

— N'allez surtout pas changer votre danse, me recommanda Mme Bizet, elle est parfaite !

Aux répétitions, à tout propos, on me parle de trrraditio. On critique ma danse qu'on trouve audacieuse. Il est certain qu'elle ne ressemble nullement à la « polka piquée » accompagnée de castagnettes qu'on voulait m'imposer.

M. Carvalho, avec son goût artistique, son éclectisme, demande qu'on me laisse jouer à ma guise, et je vais de l'avant…

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Je viens de demander à mon grand ami Lucien Guitry :

— Carmen doit-clic mourir crânement devant la menace de Don José, ou doit-elle essayer de fuir pour échapper à la mort ? Il m'a répondu :

— Carmen est bien trop amoureuse pour ne pas tenir à la vie. Elle doit essayer de fuir pour rejoindre son nouvel amant. Je suivrai le conseil du grand artiste.

 

Ma première de Carmen à l'Opéra-Comique

 

Paris, 25 novembre 1892.

Toutes les Carmen qui ont joué ou veulent chanter ce beau rôle — et Dieu sait si elles sont nombreuses — se trouvaient dans la salle.

— Tu es belle, courage ! me dit maman, qui me sent blêmir sous mon fard.

J'avais un trac formidable ! Mes jambes se dérobaient sous moi. Mon cerveau était vide. Je ne me souvenais même plus des premières mesures de mon rôle.

Quelles transes ! Il n'y a pas de succès qui puisse compenser ces angoisses-là.

A la dernière minute, tout à coup, comme par miracle, je me suis ressaisie et, entrant en scène crânement, comme un soldat qui va au feu, j'ai livré bataille, vivant mon rôle, tel que je l'avais si longuement, si patiemment élaboré en ma mémoire. Et voici le résultat de cette soirée :

Dès le premier acte, on applaudit frénétiquement la Habanera. Je portais une jupe cerise, châle vert, fleur de cassis jaune et peigne rouge dans les cheveux : « Toute une palette », dit-on autour de moi.

J'épingle ici des lettres de Meilhac, de Ludovic Halévy, de Sarah Bernhardt, de Coquelin, Jean Lorrain et de Mme Straus-Bizet.

Sarah Bernhardt m'envoie des fleurs avec ces mots :

« A vous, admirable Carmen, tout mon cœur d'artiste ; à vous, adorable Calvé, toute mon affection. »

Le grand Coquelin m'écrit :

« Carmen, car vous êtes Carmen, la vraie, celle de Mérimée et celle de Bizet qui, pour être son second père, ne l'a pas moins créée. Hier soir, vous vous êtes montrée tout à tour enchanteresse, farouche, inconsciente, exquise, originale, folle de vie amoureuse. Votre succès ira grandissant, effacera tous les souvenirs. Vous avez été belle, parfaite. Croyez à la sincérité de votre vieil ami Coquelin. »

Voici la lettre du prince de la Critique, Jean Lorrain :

« Très chère amie, vous avez été adorable de grâce, hier soir, inquiétante, sauvage et sensuelle. La nature s'est montrée pour vous généreuse. Vous avez tous les dons : la beauté, la voix, le mouvement de la vie. Cependant, vous avez su ombrer toutes ces lumières et vous avez chanté et joué comme peignait Goya. Permettez-moi une légère critique : vous êtes un peu trop amoureuse dans le duo de la séduction, vous brûlez de vous donner ; or, Carmen, selon moi, ne veut que prendre. C'est une voleuse d'amour, elle ne connaît que l'immédiat assouvissement de son désir. Elle a soif de Don José, comme elle aurait envie d'une grenade. La grenade égrenée, elle va à Escamillo... C'est la passion terrible et puérile des Gitans et des Arabes, race violente et usée, qui volent et tuent pour une femme comme pour un citron. Excusez-moi. Je reproche à un œillet d'avoir trop de pétales, de coloration intense et de parfum violent dans un calice unique. Croyez-moi votre ami.

« As pies de usted. »

Jean Lorrain. »

 

Je reçois même les compliments de Galli-Marié

 

Et voici les félicitations des librettistes :

« Chère grande Carmen. J'étais là, hier soir ; vous avez été admirable. C'est ce que vous dirait aussi Bizet s'il était là. Recevez, madame, les respectueux hommages et l'amitié de votre auteur.

Ludovic Halévy. »

« Chère belle artiste. Je vous envoie un petit poignard espagnol avec lequel vous pourrez menacer Don José, tout à votre aise. Vous avez joué le rôle en artiste de génie. Quel succès ! J’y comptais bien. Du reste, nous y comptions tous. Je reviendrai demain et tous les soirs, vous entendre... et vous voir.

J'avais tort, pour le quatrième acte. Vous avez raison, c'est ainsi qu'il faut le jouer. Je vous fais toutes mes excuses et beaucoup plus de compliments que  d'excuses. Votre auteur reconnaissant.

Henri Meilhac. »

Mais la récompense qui me touche le plus est la louange de l'ardente et généreuse Galli-Marié. Elle est venue me dire :

« Bravo ! vous avez joué le rôle d'une manière fort intéressante, très originale, jamais triviale, quoique fort audacieuse. Et quelle admirable voix vous possédez ! » Puis, avec un soupir : « C’est la première fois que je consens à assister à une représentation de cet opéra qui me rappelle, d'une façon si poignante, toute ma jeunesse. »

 

 

Je me prépare à créer « Sapho » que Massenet a écrit pour moi

 

Paris, Octobre 1896.

Je refuse cette année l'engagement que M. Grau m'offre pour New York, afin d'avoir l'honneur de créer le rôle de Sapho que Massenet a bien voulu écrire pour moi.

Le libretto a été écrit par Henri Cain et Bernède, d'après le célèbre roman d'Alphonse Daudet.

Quel grand beau rôle de comédienne et de chanteuse je vais avoir là. Au milieu des phrases mélodieuses dont le maître a le secret, il a introduit la célèbre « Magali » de Mistral que je chante dans tous mes concerts.

 

***

 

Aux répétitions, je ne suis pas satisfaite de moi. Je chante avec trop de correction certaines phrases qui devraient être dites avec plus de fantaisie par cette aimable fille de bohème, modèle de Montmartre. Massenet me conseille d'aller voir Hortense Schneider pour lui demander de me fredonner quelques morceaux de son répertoire.

 

Visite à Hortense Schneider

 

Je viens de voir et d'entendre celle qui fut l'étincelante créatrice des œuvres d'Offenbach ; celle qu'on surnommait alors qu'elle était jeune et belle le « passage des Princes », est devenue une aimable vieille femme aux cheveux blancs, ayant conservé des yeux charmants, vifs et spirituels.

A ma demande, elle répond : « Voilà quinze ans que je n'ai pas donné un son, mais, enfin, je vais essayer, pour vous faire plaisir. » Et soudain, la taille redressée, le visage illuminé, rajeunie de vingt ans, elle s'est mise à fredonner, d'une voix encore jeune, aux nuances d'une infinie variété, ses refrains d'autrefois, ainsi que la phrase de Sapho, avec un esprit, une grâce, un chic inouï.

A mon tour, je l'ai répétée, elle m'a applaudie et, à la répétition suivante, Massenet s'est trouvé satisfait.

Tout le monde connaît le talent du grand compositeur. L'homme est un charmeur dont on cite les épigrammes. En voici deux : un compositeur, dont je tairai le nom, interviewé par un journaliste pour avoir son appréciation sur Massenet, lui en dit beaucoup de mal. Lorsqu'il alla demander à Massenet son avis sur ce musicien, l'auteur de Manon lui en dit beaucoup de bien ! Etonné, le journaliste ne put s'empêcher de lui répéter les méchants propos de son camarade. Massenet, sans se déconcerter, répondit : « Cela ne prouve qu'une chose, c'est que nous savons bien mentir tous les deux. »

A propos d'une chanteuse connue pour sa rosserie, la salle étant vide certain soir où elle chantait : « Ah dit-il, si une hirondelle ne fait pas le printemps, il suffit d'un chameau pour faire le désert ! »

 

***

 

Les répétitions de Sapho sont fort intéressantes et amusantes. Massenet et les talentueux librettistes Henri Cain et Bernède rivalisent d'anecdotes et de bons mots.

Le comte Primoli, dans ses Mémoires, dit en parlant d'Henri Cain : « C'est un si bon garçon qu'il vous jetterait à l'eau simplement pour avoir le plaisir de vous repêcher ! »

 

Chez Alphonse Daudet

 

Entre mes répétitions, je vais souvent rendre visite au grand maître, dans sa charmante villa de Champrosay. Son visage, aux traits expressifs comme ceux d'une médaille antique, est resté très beau, malgré ses souffrances.

En parlant de Sapho, le maître dit :

— Bien qu'elle soit un modèle de Montmartre, n'oubliez pas que le sculpteur Cadoudal l'a choisie pour personnifier l'image de la poétesse grecque, à cause de la noblesse innée de son allure, et souvenez-vous du vers de Baudelaire : « Je hais le mouvement qui déplace la ligne. »

 

Création de Sapho

 

28 novembre 1896.

Première inoubliable. Le Tout-Paris était là, qui acclamait le maître et les interprètes.

Massenet m'a offert le manuscrit de Sapho avec ces mots : « A Emma Calvé. Toutes ces pages, je les ai écrites avec votre constante pensée, elles doivent vivre par vous, elles vous appartiennent doublement et je vous les offre avec l'expression de ma reconnaissance infinie.

Ma chère femme et moi, nous vous admirons, nous vous aimons, nous vous remercions.

Massenet. »

Paris, 27 novembre 1896.

Quand je ne serai plus, le manuscrit doit revenir à la Bibliothèque de l'Opéra où se trouvent toutes les autres partitions du maître.

Ce matin, la critique est unanime pour le musicien, les librettistes et les interprètes.

 

 

Thérésa à l’Alcazar et Jeanne Duval la belle mulâtresse de Baudelaire

 

J’écris la plupart de mes souvenirs, sans trop chercher à les ordonner, car dans les feuilles éparses de mon Journal, j'ai oublié de dater celles qui ne remontent pas à ma petite enfance. Mais ma mémoire me trompe bien rarement.

J'avais dix ans, lorsque j'entendis Virginie Déjazet au théâtre de Montpellier où elle donnait des représentations. Ce fut sa dernière tournée, car elle mourut quelque temps après, à l'âge de soixante-quinze ans. Elle jouait ce soir-là dans un vaudeville intitulé : le Gamin de Paris. Au lever du rideau, dans un intermède, elle était une vieille grand'mère à cheveux blancs et chantait divinement la Lisette de Béranger. Puis, à l'acte suivant, elle apparaissait sous les traits d'un gamin leste qui sautait sur la table, faisait mille pirouettes en chantant à tue-tête : « A Paris, près de Pantin, je naquis un beau matin... »

 

Thérésa

 

Je l'entendis à l'Alcazar, dans son plaisant répertoire : la Femme à barbe, les Canards tyroliens, etc..., mais elle chantait surtout admirablement bien les chants patriotiques de Paul Déroulède, d'une voix chaude, expressive et touchante.

Barbey d'Aurevilly disait d'elle : « C'est l'instant dans sa plus haute expression. » Le grand comédien Got conseillait à ses élèves d'aller l'entendre à cause de sa diction et de son articulation parfaite.

Très peuple, par sa carrure, ses gros traits, elle possédait des yeux magnifiques et des mains de duchesse dont elle se servait avec infiniment d'art.

A l'époque de mes débuts, j'eus l'occasion de chanter à côté d'elle dans un concert de charité. Comme je venais de débiter un morceau avec une certaine effronterie, elle me dit en souriant : « Permettez-moi de vous donner un conseil, mon enfant, vous avez une fort jolie voix, dont vous savez vous servir, mais souvenez-vous d'une chose : l'art ce n'est pas ça, dit-elle en minaudant comme je venais de le faire. Le bel art est ceci, ajouta-t-elle en étendant les bras, en un beau grand geste large, simple et magnifique. C'était court, mais combien expressif.

Mme Carvalho disait : « Lorsque nous chantions, Faure et moi, aux Tuileries et que Thérésa était au programme, nous savions d'avance que ce n'était pas nous qui aurions le plus de succès. »

 

***

 

Chez Foyot, un couple dine à la table voisine de la mienne.
Lui, point très jeune, journaliste fort connu. Elle, charmante jeune fille aux beaux yeux intelligents, de magnifiques cheveux, modestement coiffés en bandeaux, un fin visage candide et futé tout à la fois.

Elle paraissait écouter son compagnon avec une certaine admiration : « Ils vont se marier, dit quelqu'un. — Pauvre gosse ! Elle en verra de rudes avec ce pantin-là ! »

Quelques années plus tard, je la revis triste, désenchantée... Elle est devenue la grande Colette, l'écrivain que tout le monde admire.

 

Jeanne Duval

 

Avec une de mes camarades qui la connaissait, je visitai un jour la belle mulâtresse, amie de Baudelaire.

Sous le nom de Jeanne Prosper, elle habitait un modeste logis, quelque part aux Batignolles.

On nous introduisit dans un salon de peluche jaune.

Elle arriva peu après, appuyée sur deux béquilles, coiffée d'un madras multicolore d'où s'échappaient des mèches folles, grises et frisées ; aux oreilles, des anneaux d'or.

Elle devait approcher de la soixantaine, mais elle avait conservé un teint doré et des yeux magnifiques, dont Baudelaire disait : « Elle possède de beaux grands yeux doux et nostalgiques qui semblent regretter le cocotier absent. »

— Voulez-vous bien me chanter quelque chose, dit-elle d'une voix douce et zézayante. J'ai souvent entendu la Patti, ainsi que toutes les grandes cantatrices de l'époque, car j'allais souvent à l'Opéra, seule distraction que mon poète me permettait, car il était jaloux comme un tigre et ne me laissait pas sortir le jour. Il prétendait que j'étais « faite pour la nuit », ajouta-t-elle en baissant les yeux.

— Vous devez être bien glorieuse d'avoir été aimée d'un si grand écrivain ?

— Oui, dit-elle en se redressant. Ah ! il m'aimait bien. C'était un bel amant, si doux avec moi, mais pas rigolo, toujours triste, avec... des fantaisies de l'autre monde. » Et en soupirant : « Je ne vous souhaite pas, mes toutes belles, d'être aimées d'un poète, fût-il le plus grand de tous. »

Puis elle retira d'un coffret des lettres dont elle nous lut certains passages, mais qu'elle ne nous permit pas de toucher.

— Ce sont mes reliques, dit-elle. J'en ai vendu quelques-unes, car je ne suis pas riche, mais celles-ci, les premières et les dernières qu'il m'écrivit, me suivront dans le cercueil.

 

 

Liszt menace de faire un esclandre et Mme Cosima Wagner méprise les traductions

 

Chez Mme Tolla Dorian, j'eus le rare privilège de connaître le comte de Villiers de l'Isle-Adam. Il possédait un maintien royal qui l'aurait fait remarquer entre tous. D'une belle voix sonore, il parla de l'art du poète et du musicien avec une sensibilité prodigieuse. Comme un grand musicien qu’il était, admirateur de Wagner, il joua plusieurs motifs de Tristan avec un brio, un enthousiasme infini !

Stanislas de Guaita parla, aussitôt après, du livre d' « Axel » que venait de terminer Villiers, disant que, par ses idées philosophiques sur la destinée et le rêve, le monde occulte et le monde passionnel « Axel » était le frère de « Tristan ».

A la demande de tous, comme je venais de chanter du Berlioz, l'auteur d’ « Axel » me fit ce beau compliment : « Votre voix pure et chaude a dû naître sur les hautes cimes ensoleillées. »

 

Liszt et La Krauss chez Mme Marchesi

 

Certain soir de ma jeunesse, vers 1885 ou 86, si je ne me trompe, j'eus le rare privilège d'entendre une chose prodigieuse. Liszt accompagnant le « Roi des Aulnes » à Mme Gabrielle Krauss. L'illustre maestro avait d'abord refusé, disant à Mme Marchesi : « Non, elle est laide, et elle a un défaut que je ne puis souffrir, sa voix est chevrotante. »

La cantatrice se trouvait non loin et je la vis pâlir affreusement en entendant ces paroles.

Comme Mme Marchesi insistait :

« Soit, j'y consens, dit le grand bourru, mais je vous préviens que si elle ne l'interprète pas comme je l'entends, je fais un esclandre et je quitte le piano... ! »

Je vois encore le célèbre compositeur, avec sa longue chevelure blanche, son profil d'aigle, attaquant de ses mains miraculeuses le début du morceau avec une telle puissance qu'on aurait dit un orchestre déchaîné.

Krauss s'était dressée comme une reine offensée : Certes elle n'était pas belle avec sa tête enfoncée dans les épaules sur son corps de géante, mais dès qu'elle chantait, elle se transfigurait, ses petits yeux expressifs lançaient des éclairs et il émanait d'elle une telle force tragique qu'elle devenait magnifique.

Liszt, électrisé par les accents de la cantatrice, se surpassa et ces deux êtres, communiant ensemble, oubliant le monde entier, se jetèrent, à la fin du morceau, dans les bras l'un de l'autre en pleurant :

— Viens, ma fille, ma sœur, dit-il, cependant qu'elle, brisée d'émotion, se laissait choir défaillante dans son fauteuil.

Transportés d'enthousiasme, nous étions tous haletants.

Lorsque plus tard, un journal demanda à ses abonnés quel était le souvenir vocal qui leur avait fait éprouver la plus grande impression, tous les auditeurs de cette manifestation unique répondirent :

« Le soir où Krauss chanta chez Mme Marchesi le Roi des Aulnes. »

 

Chez Mme Cosima Wagner

 

Bayreuth 1897.

Avec sa grâce altière et virile, jointe à son élégance aristocratique, toujours belle, la fille de Liszt donnait, hier, une soirée en l’honneur des artistes accourus pour entendre Parsifal.

Les grands chanteurs wagnériens, Van Dyck, Milka Ternina, entre autres, chantèrent et furent acclamés. Mme M... ayant chanté du Schumann en français, Mme Cosima lui demanda de qui était cette musique !!!

La leçon était dure... ! Elle ajouta :

— Nulle œuvre ne peut être fidèlement traduite dans la langue pour laquelle elle n'a pas été écrite, surtout en musique qui est l'exaltation de la parole. Tant de mots riches, colorés, n'ont pas d'équivalent. Il y a pour chaque race des nuances différentes, or, la nuance est ce qu'il y a de plus infranchissable, de plus subtil.

Je me le suis tenu pour dit et j'ai chanté du folklore de chez nous !

— Bravo, a dit en souriant la fille de Liszt. Ces chants populaires caractérisent votre beau pays, qui est aussi le mien, car ma mère était Française (*).

(*) Mme d'Agoult.

 

Adelina Patti

 

Quelle grande figure ce nom évoque ! Elle possédait une voix incomparable. Je l'entendis à l'apogée de sa carrière, alors qu'elle vint à Paris avec son mari, le ténor Nicolini, donner des représentations au Théâtre italien.

Elle était alors au comble de son ensorcelante splendeur. On ne pouvait comparer sa voix qu'à un collier de perles du plus bel orient, dont chacune aurait été un joyau inappréciable.

 

 

Adelina Patti et Mme Alboni ou l’indifférence à la critique

 

Dans la Rosine du Barbier de Séville, la Patti était inimitable. Quelle grâce sémillante ! quel adorable visage, avec ses grands yeux noirs, brillants comme des escarboucles, et quel enchantement que cette voix d'or, d'une si merveilleuse homogénéité et d'un timbre inoubliable.

Un jour qu'elle chantait devant Rossini : Una voce poco fa, le maître lui demanda :

— De qui donc est cette musique ?

— Comment, répondit Patti tout interloquée, vous ne reconnaissez pas votre Barbier ?...

— Mon Barbier. Le vôtre, vous voulez dire... Allons, je vois que l'ami Strakosch a stracochonisé mes vocalises. C'est grand dommage ! Votre divine voix n'a vraiment pas besoin de ces fioritures superflues pour triompher.

Si Rossini entendait certaines virtuoses actuelles, que dirait-il, grand Dieu ?

Elle commença sa carrière, toute jeune, aux Etats-Unis.

A quinze ans, elle avait encore conservé ses habitudes enfantines. On était obligé de lui enlever ses poupées qu'elle adorait, pour la forcer à s'intéresser à ses leçons de chant. Son impresario, M. Strakosch, la produisit à New York et organisa pour elle plusieurs tournées de concerts et d'opéras. Un de mes vieux amis, chef d'orchestre, qui l'avait accompagnée durant plusieurs années, m'a raconté qu'elle vivait très isolée de ses camarades.

Comme on lui demandait une fois son avis sur un ténor avec qui elle avait chanté la veille :

— A vrai dire, répondit-elle, j'ignore comment il est fait. Il doit être très bien, car rien de factieux ne m'a frappé en lui. Il ne chevrote pas et il chante juste. C'est tout ce que je lui demande.

La Patti n'assistait jamais aux répétitions ; elle s'épargna ainsi la fatigue de ces séances épuisantes et conserva ce qu'un de ses amis appelait le « velours de sa voix ».

Un jour où je lui ai rendu visite dans son beau château de Craig-Y-Nos, dans le pays de Galles, son mari me dit qu'elle ne lisait même pas les jours où elle devait chanter.

— Les nerfs délicats de la gorge, expliquait-il, sont mis en activité et déterminent une action inconsciente à chaque mot que les yeux déchiffrent.

Seigneur ! et moi qui lis quatre ou cinq heures les jours où je chante !

 

Un ténor mondial : Caruso

 

Ah ! l'admirable voix, chaude, émouvante, éclatante, profonde, joyeuse. Voix solaire avec toutes les couleurs du prisme. Je l'entendis pour la première fois à Naples, alors qu'il était encore inconnu.

— Voulez-vous entendre un vrai ténor, me dit une de mes amis, venez avec moi.

Je restais stupéfaite d'admiration dès les premières notes.

— Mais c'est une voix extraordinaire, m'écriais-je.

— Ah ! répondit la dame orgueilleusement, à Naples, cela pousse comme des cailloux.

On raconte qu'après le tremblement de terre de San Francisco, au moment où tous les camarades affolés ne songeaient qu'à se sauver, on entendit tout à coup Caruso lancer un superbe do dièse de poitrine et s'écrier : « La voce e sempre buona. Avanti. » (La voix est toujours bonne. En avant.)

 

L'Alboni

 

J'ai connu Mme Alboni, lorsqu'elle avait bien près de soixante-quinze ans. Son admirable voix de contralto était aussi parfaite que dans sa jeunesse et elle vocalisait comme un oiseau. Elle nous chanta l'air de la Cenerentola de Rossini, et lorsque je la félicitai de la remarquable conservation de sa voix :

— Ma chère enfant, me dit-elle, aujourd'hui on vous épuise avec toutes ces interminables répétitions ; dans ma jeunesse, j'y assistais le moins possible et cela m'a épargné des larmes et des tracas. Rappelez-vous ceci, ajouta-t-elle avec un fort accent italien et en touchant sa gorge du bout de ses doigts : « Cé qué s'en va de là ne rentre pious. »

C'est en parlant d'elle, qui avait toujours été affligée d'un formidable embonpoint, que la princesse de Metternich, dont la langue était souvent mordante et cruelle, disait :

— Elle ressemble à une vache qui a avalé un rossignol.

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Notre grande Mme Carvalho, pendant ses représentations, refusait toutes les distractions, tous les amusements, ainsi qu'une véritable artiste doit le faire.

Son mari, la sachant très impressionnable, ne lui laissait lire aucun journal.

« Tout le monde écrit de belles choses sur ton compte », lui disait-il. Elle s'efforçait de le croire dans la mesure du possible, afin d'écarter tout ce qui aurait pu diminuer son assurance.

— Ainsi, disait-elle, je croyais que chacun était bon et indulgent pour moi. Je vais vous en donner une preuve.

Un soir, dans le monde, je me trouvai en présence d'un journaliste qui avait publié un article particulièrement amer sur ma dernière création. Je l'ignorais, mon mari m'ayant dit que je devais le remercier. Je fus donc très aimable avec lui en lui exprimant toute ma gratitude. Sa gène manifeste et l'air surpris des amis qui l'entouraient me firent deviner la vérité.

 

 

L’œuf malencontreux du ténor et ma riposte enfarinée

 

Ne vous troublez pas, lui dis-je aussi gracieusement que possible, le fait est que je n'ai pas lu un seul mot de votre article, mais si j'en juge par votre agitation, mon mari a bien fait de me le défendre.

Et sur ce, je lui fis une profonde révérence. »

Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir quelqu'un pour veiller sur son hygiène morale ; beaucoup d'artistes ont cruellement souffert sous le fouet de la critique. Le fameux ténor Nourrit s'est tué à Naples, en 1839, à cause des attaques brutales dont il avait été l'objet dans certains journaux.

L'une des mieux douées et des plus charmantes élèves de Mme Laborde, Marguerite Priola, dont la voix délicieuse et le rare talent méritaient un meilleur destin, s'est suicidée, désespérée de la sévérité des critiques au sujet de la dernière création qu'elle fit à Marseille.

Moi, je lis tout, mais, bien que certaines remarques me blessent parfois, comme il y en a d'autres qui ont été un encouragement et une récompense, j'estime qu'une critique intelligente nourrit et stimule l'esprit de l'artiste.

 

Lilli Lehmann

 

Lilli Lehmann, malgré ses soixante ans, chante encore les œuvres classiques, avec ce style parfait, cette science du geste, de l'accent qui font d'elle la plus grande tragédienne lyrique de notre époque. Il y a quelques années, elle me donna d'excellents conseils. Très consciencieuse, mais un peu dure dans sa manière d'enseigner, elle mit souvent mon amour-propre à l'épreuve. « Sacrée petite Latine ! » c'était pour son expression favorite pour exprimer son blâme ou son approbation. J'avais pour son précieux enseignement la plus grande admiration, la plus vive reconnaissance. En la remerciant, je lui dis gentiment : « Je vais tâcher, à mon tour, de transmettre vos leçons non seulement à mes sacrées petites Latines, mes sœurs, mais aux élèves de tous les pays en leur apprenant a bénir votre nom. »

 

Sarah Bernhardt

 

Le génie est l'expression d'une énergie surhumaine. Cette définition s'applique à la grande Sarah qui a donné, pendant de si longues années, l'exemple d'une activité prodigieuse ; bravant l'âge et la maladie, surmontant toutes les difficultés physiques et morales, elle continua d'année en année ses invraisemblables tournées à travers le monde, habituant toutes les nations de la terre à admirer et applaudir l'art dramatique français.

Pendant la guerre, je l'entendis à New York jouer un acte de Phèdre dans un théâtre de music-hall, entre un numéro de nègres chanteurs et un montreur de phoques savants. J'avais eu un grand serrement de cœur avant son entrée en scène devant ce que je croyais être un déchéance (*). Mais notre grande artiste nationale jouait avec tant de conviction, de noblesse, créant avec son génie une telle atmosphère de beauté, qu'on arrivait à oublier le milieu dans lequel elle se trouvait. Bien que très figée, elle était encore séduisante, avec sa voix d'or, sa souplesse féline, qui exerçait un tel sortilège qu'un jeune homme de mes amis se prit à murmurer : « Comme elle est encore belle et infiniment désirable ! »

(*) Elle eut un mot délicieux d'inconsciente ingénuité lorsqu'elle apprit la mort de Réjane, oubliant qu'elle était de vingt ans son aînée : « Dame, elle n'était plus jeune. »

 

Amusements de coulisses

 

C'était pendant une de mes nombreuses tournées en Amérique. Un ténor, qui avait l'habitude de faire de mauvaises farces à tous ses camarades, me joua le tour suivant :

Dans le deuxième acte de Carmen, au moment où je dois jouer des castagnettes et faire des mouvements de bras pour ma danse, ne s'avisa-t-il pas de me mettre gentiment dans la main… un œuf !

Je songeai un instant à le lui redonner ; mais il avait les mains dans ses poches et me regardait en ricanant. Le mettre dans mon corsage, c'eût été danger de faire l'omelette ; le jeter par terre, pire. Je dus, bon gré mal gré, le garder jusqu'à la fin de l'acte. Furieuse d'avoir raté ma danse, à la représentation suivante je lui jetai en plein visage, en guise de fleurs, un pompon enduit d'une poudre blanche, très adhérente. « V'lan ! lui dis-je. Voici de la farine pour faire une omelette, puisque vous aimez tant les œufs ! Le visage enfariné comme un Pierrot, crachant, éternuant, il dut rester ainsi jusqu'à la fin de l'acte. Le public s'amusa follement. Et moi donc !

Ayant vu que les sculpteurs, pour obtenir de beaux plis, mouillent les étoffes dont ils drapent leurs modèles, j'ai eu la belle idée, hier soir, d'en faire autant avec ma tunique d'Ophélie, au dernier acte d'Hamlet.

Tout alla bien jusqu'au moment où mon étoffe, commençant à sécher sur mon corps brûlant, m'enveloppa de vapeur... au grand ébahissement des danseuses qui m'entouraient.

— Oh ! s'écria l'une d'elles, regardez donc, voilà le corps de Calvé qui fume !

Résultat : une belle bronchite.

 

 

 

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