la Marseillaise vivante

Marthe Chenal, de l'Opéra

 

par Michel Defaye

 

 

 

 

 

Les deux noms qui forment ce titre sont unis d'un lien indestructible. Ils s'évoquent l'un l'autre : on ne peut songer à « la Marseillaise » sans revoir son interprète prédestinée ; ni à Marthe Chenal sans évoquer le jour de l'Armistice du 11 Novembre 1918, où devant l'Opéra de Paris, elle s'identifia avec l'hymne national. C'est en effet un privilège admirable, et qui a été donné à bien peu d'artistes, de ne faire qu'un avec une de ces œuvres sublimes par lesquelles, à une époque héroïque de son histoire, l'âme d'un peuple s'exprime.

Cette communion glorieuse commença de la manière la plus discrète. C'était à la fin d'août 1914, un de ces jours d'angoisse qui précédèrent la bataille de la Marne, on donna à Villers-Cotterêts, où Marthe Chenal était infirmière volontaire, un modeste concert au profit des blessés. Elle y chanta « la Marseillaise », devant les mères, les femmes, les sœurs de ceux qui se battaient et dont on ne savait plus rien. Son interprétation souleva des sensations si profondes et si puissantes, une si grande vague d'exaltation et d'émotion, que tout le monde l'acclamait.

Le bruit de cette interprétation hors du commun se répandit de proche en proche ; et bientôt la cantatrice chanta, on pourrait dire créa « la Marseillaise » dans la France entière.

Ceux qui l'entendirent sont unanimes. Jamais, de l'hymne de Rouget de Lisle, on n'avait fait jaillir des clartés si fulgurantes ; jamais personne avant elle n'en avait rendu visibles et sensibles l'essor, l'éclat et la force. A chaque fois qu'elle le chantait, elle le créait de nouveau.

En effet, rien dans son interprétation ne rappelait le théâtre, l'effet cherché et voulu. C'était une vérité directe, une éloquence rapide, une passion simple avec des accents inouïs. Elle offrait aux regards une image resplendissante. C'était, vraiment, « la Marseillaise » vivante. De même que chantant sur nos scènes lyriques nationales, Carmen, Faust ou la Tosca, elle devenait la Tosca et Marguerite, elle devenait Carmen de l'aveu même de ceux qui l'ont vue dans un de ces rôles.

Marthe Chenal, avec un dévouement infatigable a chanté des centaines de fois « la Marseillaise », en quelque lieu qu'on l'appelât ; à Paris, en province, dans les concerts de charité, dans les hôpitaux, au front, aux armées, sans cesse et partout sur le sol du pays.

C'est elle qui chanta « la Marseillaise » à Strasbourg, le jour où Clemenceau, au nom de la France, reprit possession de la vieille cité alsacienne, devant la maison même où Rouget de Lisle composa son « Chant de guerre pour l'Armée du Rhin », devenu depuis notre hymne national.

 

La Marseillaise de l’Opéra

 

Le 10 juin 1918, sur décision gouvernementale tous les théâtres parisiens sont fermés par crainte des bombardements allemands. Cette mesure s'appliquera jusqu'aux derniers jours de la guerre.

Le 3 novembre 1918, l'Opéra est autorisé à rouvrir ses portes. A cette occasion on donne Thaïs dont on a rafraîchit la présentation pour le retour de la paix. Dans le rôle-titre, la belle Marthe Chenal mime pour la première fois la scène de la méditation. C'est un succès d'autant plus éclatant que l'interprète chante « la Marseillaise », sur scène, avant le spectacle.

Au soir de l'armistice, le 11 Novembre, elle chante l'hymne national, de la loggia de l'Opéra, drapée dans les trois couleurs, devant des milliers de personnes rassemblées sur la place de l'Opéra.

Elle la rechante le lendemain 12 novembre, avant le début de Monna Vanna devant une salle tapissée d'uniformes bleu horizon, ou kaki, que chinent, par-ci par-là ceux en gris des italiens. Elle vivra ce jour-là les heures les plus intenses de sa carrière ; pendant la représentation, une foule se forme dehors, qui réclame sa muse patriotique. Le rideau baissé, chœurs et orchestre se rendent sur le péristyle. Dans leur sillage, d'un pas majestueux et au milieu d'un silence total, s'avance la diva qui lance à la nuit, une nouvelle fois sa « Marseillaise » tellement exaltante. (1)

 

(1) Le 11 Novembre, accompagnés par les chœurs et les artistes présents qui reprendront les refrains, le baryton Jean Noté chantera la Brabançonne et la basse André Gresse, l'Hymne américain.

 

La Carrière de Marthe Chenal

 

Louise Anthelmine Chenal est née le 24 août 1881, au 59 de l'avenue de Gravelle (maintenant 108), à Saint-Maurice (2). Son père était chef de brigade au ministère des postes et télégraphes. La belle maison où elle vit le jour dans un appartement du premier étage est restée intacte. Ses deux façades couvertes de vigne-vierge, forment à l'abri d'un jardinet, l'angle de la rue du Val d'Osne et de l'avenue de Gravelle. Sur un pilier du hall d'entrée de cette maison est d'ailleurs apposée une plaque de marbre qui perpétue le souvenir d'une des plus brillantes cantatrices du début du XXème siècle, une des plus dynamiques aussi. Brune, altière, dans le plein épanouissement d'une splendide beauté, c'était une personnalité fantasque aux caprices inattendus et aux colères redoutables.

 

(2) Elle prétendra plus tard être née en 1885... Toutefois sa carrière se déroulera sous son véritable nom.

 

Ses prédispositions pour l'art lyrique l'amèneront en 1901 au Conservatoire de Musique de Paris, qu'elle abandonne peu après pour débuter au Moulin-Rouge. Elle y revient pour étudier dans la classe d’une des gloires de l'Opéra, le baryton Léon Melchissédec et dans celle d’Auguste de Martini.

En 1905, elle remporta d'emblée, concourant dans Alceste et Armide de Gluck, les deux premiers prix de chant et d'opéra, de façon si brillante, qu'on n'avait pas souvenir d'en avoir vu de pareils, et que des prophéties enthousiastes accueillirent cet extraordinaire début. Pour une fois, les prophéties du Conservatoire, d'habitude mensongères, disaient vrai. Celle dont elles saluaient ainsi la renommée naissante allait faire pendant plus de vingt ans, sur les deux scènes lyriques nationales, une radieuse carrière où elle n'a rencontré que des victoires. La voix de Marthe Chenal n'avait pas la puissance exceptionnelle du grand soprano dramatique, mais, claire, pénétrante et homogène, elle convenait à merveille aux héroïnes du répertoire. Ainsi, à l'Opéra comme à l'Opéra-Comique, tout au long de sa carrière, imprima-t-elle aux personnages de la trentaine de rôles qui lui furent confiés, la marque de sa puissante personnalité.

Aux dires de tous, elle était magnifique vocalement et scéniquement dans des rôles aussi différents que « Tosca » ou « Mademoiselle Lange » dans la Fille de Madame Angot.

Engagée à l'Opéra de Paris dès sa sortie du Conservatoire, elle y débute le 13 décembre 1905 dans le rôle de « Brunehild », de Sigurd, célèbre opéra d'Ernest Reyer.

Les dates importantes dans la suite de sa carrière vont rapidement se succéder.

 

A l'Opéra de Paris.

 

1906 :

- rôle de « Annette » ; le Freischütz (Carl Maria von Weber).

- rôle de « Elisabeth » ; Tannhäuser (Richard Wagner ).

 

1907 :

- rôle de « Ariane » ; Ariane (Jules Massenet).

- rôle de « Marguerite » ; Faust (Charles Gounod).

 

1910 :

- rôle de « Armide » ; Armide (Gluck).

- rôle de « Alix-la-courtisane » ; le Miracle (Georges Hüe), créé au Palais Garnier le 30 décembre1910.

 

1911 :

- rôle de la « Nymphe des Bois » ; Icare (Henry Deutsch de la Meurthe), créé au Palais Garnier le 19 décembre 1911.

 

1916 :

- rôle de « Iphigénie » ; Iphigénie en Tauride (Gluck) pour la première au Palais Garnier le 22 mars 1916.

- rôle de « Graziella » ; Graziella (Jules Mazellier), première fois à Paris, au Palais Garnier le deuxième acte seulement, le 6 avril 1916.

 

1917 :

- rôle de « Thaïs » ; Thaïs (Jules Massenet).

- rôle de « Jeanne d'Arc » ; Jeanne d’Arc (Raymond Rôze), première fois à Paris, au Palais Garnier, le 24 novembre 1917.

 

1918 :

- rôle de « Monna Vanna » ; Monna Vanna (Henry Février), Marthe Chenal assume la reprise de l'ouvrage, le 2 février 1918 pour la 29e représentation.

 

1919 :

- rôle de « Marguerite » ; la Damnation de Faust (Hector Berlioz), reprise de l'ouvrage le 11 février 1919, 44e représentation.

- rôle de « Salammbô » ; Salammbô (Ernest Reyer), pour la reprise du 21 mai 1919, 154e représentation de l'ouvrage.

- rôle de « Rosario » ; Goyescas (Enrique Granados), première fois au Palais Garnier le 17 décembre 1919.

 

1922 :

 - rôle de « Catharina » ; la Mégère apprivoisée (Charles Silver), créée à Paris (Palais Garnier) le 30 janvier 1922.

 

A l'Opéra-Comique.

 

L'engagement de Marthe Chenal à l'Opéra-Comique, en 1908, se fait dans des conditions peu habituelles pour une artiste lyrique. Son succès s'étant accentué avec le Freischütz, Tannhäuser, Ariane, Faust, la jeune cantatrice vint réclamer une augmentation de traitement, estimant qu'elle valait mieux que les habituels lauréats du Conservatoire. L'Opéra le lui ayant refusé, Albert Carré (qui fut directeur de l'Opéra-Comique de 1898 à 1925), lui offrit un engagement. Il eut ainsi la bonne fortune d'acquérir pour l'Opéra-Comique une de ses plus brillantes illustrations... et à son directeur une de ses plus irascibles pensionnaires... Il y eut toujours, sous la direction d'Albert Carré, trois premières chanteuses à l'Opéra-Comique. En 1910, il s'agissait de Marguerite Carré, Lucienne Bréval et Marthe Chenal, toutes trois avaient droit au même nombre de représentations et à une création par saison.

Après la guerre de 1914, le théâtre de l'Opéra-Comique va connaître une période de prospérité jamais égalée. Le public assiège les bureaux de location et il est bien difficile de se procurer des places. A cette époque, la troupe du théâtre comprend des éléments prestigieux, mais chez les femmes, de 1919 à 1925, avec Edmée Favart, Marthe Chenal fut la grande étoile de l'Opéra-Comique.

Survolons ces années fastes :

 

1908 :

- rôle de « Sanga » ; Sanga (Isidore de Lara), première fois à l'Opéra-Comique le 9 décembre 1908.

- rôle de « Tosca » ; la Tosca (Giacomo Puccini), le 10 octobre 1908, à l'occasion de la reprise de l'ouvrage, Marthe Chenal chante pour la 21e représentation.

 

1909 :

- rôle de « Margared » ; le Roi d’Ys (Édouard Lalo), Marthe Chenal assure la première reprise de l'ouvrage le 16 octobre 1909, pour la 204e représentation et la reprise du 21 avril 1917, 269e représentation.

 

1910 :

- rôle de « Camille » ; On ne badine pas avec l’amour (Gabriel Pierné), créé à l'Opéra-Comique le 30 mai 1910.

 

1911 :

- rôle de « Chrysis » ; Aphrodite (Camille Erlanger). Ce drame musical aujourd'hui bien oublié fut repris quatre fois, le 15 avril 1911 pour la 82e représentation, le 11 novembre 1913 pour la 100e représentation, le 3 mars 1916 pour la 111e représentation, le 18 mars 1921 pour la 148e représentation. Marthe Chenal assuma les quatre reprises de l'ouvrage.

- rôle de « Senta » ; le Vaisseau fantôme (Richard Wagner), reprise le 15 septembre.

- rôle de « Carmen » ; Carmen (Georges Bizet). Débuts de Marthe Chenal dans le rôle-titre à l'occasion de la reprise du 24 novembre 1911. Elle chantera le rôle de Carmen jusqu'en 1928. Le 10 décembre 1925, lorsqu'on fêta solennellement le cinquantième anniversaire de Carmen, les descendants de l'auteur, jusqu'à la foule du public exigèrent qu'aucune artiste, sinon elle, pût être choisie pour représenter l'héroïne du double chef-d'œuvre de Mérimée et de Bizet.

 

1912 :

- rôle de « Zoraya » ; la Sorcière (Camille Erlanger), créé à l'Opéra-Comique le 18 décembre 1912.

 

1914 :

- rôle de « Angélique » ; le Rêve (Alfred Bruneau), reprise du 1er mai 1914.

 

1915 :

- rôle de « Jean » ; le Jongleur de Notre-Dame (Jules Massenet), Marthe Chenal assure la reprise du 10 avril 1915 pour la 131e représentation.

- Sur le front. Il s'agit là d'un ouvrage de circonstance, qui permettait à Marthe Chenal de s'illustrer au théâtre dans « la Marseillaise » avec un rôle écrit sur mesure. Sur le front est un « épisode patriotique » en un tableau de P.-B. Gheusi, arrangement musical de Paul Vidal. Créé à l'Opéra-Comique le 13 avril 1915, Marthe Chenal tenait le rôle de... « la Marseillaise ».

 

1916 :

- le Tambour (Alfred Bruneau). Autre ouvrage de circonstance, le Tambour était un conte musical en un acte, créé à l'Opéra-Comique le 20 janvier 1916. Un seul personnage : Marthe Chenal.

- rôle de « Fanny » ; Sapho (Jules Massenet) reprise le 17 mai 1916, 58e représentation.

 

1918 :

- la Fille de Madame Angot (Charles Lecocq). Première fois à l'Opéra-Comique le 28 décembre 1918 à l'occasion d'un gala au bénéfice des enfants Alsaciens-Lorrains. C'est la voix puissante et bien timbrée de Marthe Chenal qui chantait le rôle de « Mademoiselle Lange », si important au deuxième acte, car il supporte presque tout le poids de la pièce. Elle chantait ce rôle avec la même ardeur qu'elle mettait à détailler le duo de la Tosca. C'est cette représentation au succès si grand qui décida les directeurs de la salle Favart à inscrire au répertoire de leur théâtre la Fille de Madame Angot. Pour cette première représentation à l'Opéra-Comique, Marthe Chenal était entourée d'Edmée Favart, Max Dearly, Harry Baur et Dranem déjà connus à l'époque. Le chef d'orchestre était Reynaldo Hahn.

 

1920 :

- rôle de « la Reine Tudo » ; le Roi Candaule (Alfred Bruneau), créé à l'Opéra-Comique le 1er décembre 1920.

 

La carrière de Marthe Chenal se poursuivit plusieurs années encore après son départ des scènes lyriques nationales. Elle y reparut toutefois « en représentation ». Elle chante également à la Gaîté-Lyrique, à Paris, où elle reprit le rôle de « Mademoiselle Lange », de la Fille de Madame Angot qu'elle avait créé à l'Opéra-Comique avec le succès que l'on sait. Elle y chante également, en septembre 1922, l'opérette viennoise de von Suppé Boccace. Elle fit par la suite des tournées dans les grands théâtres de province, et à l'étranger, elle chanta également en Amérique où elle obtint de vifs succès.

Le 22 novembre 1937, par une lettre adressée à Jacques Rouché, directeur de l'Opéra, le ministre de l'éducation nationale lui faisait savoir que Marthe Chenal était nommée Chevalier de la Légion d'honneur.

Elle mourut le 28 janvier 1947, à Paris, dans son hôtel du 94 rue de Courcelles où elle habitait depuis 1921. Une plaque sur la façade rappelle la présence de l'artiste.

Marthe Chenal est inhumée dans le caveau familial au cimetière de Maisons-Alfort (3). Le monument est dans un état d'abandon notoire. Après la mort de l'artiste ses amis et admirateurs ont fait ériger une stèle, où, sous une lyre gravée dans la pierre et dont le dessin est aux trois quarts effacé par le temps, on devine, plus qu'on ne lit, un texte qui rappelle au passant, que pour toute une génération de combattants, Marthe Chenal fut plus qu'une diva. Elle fut l'incarnation vivante de « la Marseillaise ».

 

(3) Le cimetière communal de Maisons-Alfort se situe avenue du Professeur Cadiot. La concession à perpétuité de la famille Chenal se trouve dans la 19e division, et porte le numéro 474.

 

Laissons à Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique, les mots de la fin tels qu'il les relate dans ses Souvenirs de théâtre :

« Chère Marthe Chenal, pendant des décades, nous nous serons écrit alternativement des billets de congratulation et des lettres comminatoires. Vous êtes partie, vous êtes revenue, vous êtes repartie... Nos dissentiments passagers ne trompaient personne. Nous ont-ils trompés nous-mêmes ? Je ne le crois pas. Il suffit de me rappeler, à travers les années, le pénible malaise que j'éprouvais quand nous étions mal ensemble et ma joie quand je pouvais vous manifester les sentiments d'admiration que votre art incomparable a toujours suscités en moi. Laissez-moi vous les redire une dernière fois ici. »

 

 

(Michel Defaye, Société d'Histoire et d'Archéologie de Charenton et de Saint-Maurice)

 

 

 

 

Encylopédie