Souvenirs

 

de Maurice DONNAY

 

(1926)


 

 

Je viens revoir l'asile où ma jeunesse

De la misère a subi les leçons.

BÉRANGER. Chansons.

 

 

Le Chat Noir ! Oh ! je n'ai pas la prétention de traiter en quelques pages un sujet aussi vaste, à quoi un gros volume serait nécessaire. Suivant les grandes méthodes historiques, il faudrait remonter aux origines, consacrer un chapitre au club des Hydropathes qui se tenait au Quartier Latin, où se réunissaient le mercredi et le samedi, chaque semaine, plus de cinq cents jeunes gens, artistes, poètes, musiciens. Les Hydropathes, ce nom bizarre, on ignore qui le créa ; on ne le trouve pas dans le dictionnaire. Quelle en est l'étymologie, quelle la signification ? A première vue, il semble bien forgé sous l'influence du mot névropathe, « qui souffre des nerfs ». Par analogie, hydropathe ne signifierait-il pas : qui souffre de l'eau, par conséquent qui n'aime pas boire de l'eau ? Ce sens paraît d'autant plus acceptable que le président des Hydropathes était le bon poète Emile Goudeau, qui parfois montait sur l'estrade et, d'une voix rude, déclamait le rude poème des Polonais :

 

En ce temps-là, le duc Jean Soulogrofiesky,

Prince des Polonais et Ruthènes à qui

Sa soif de Danaïde avait donné la gloire,

Descendit longuement de son trône et, sans boire :

Dit aux ivrognes vieux qui formaient son conseil,

« L'heure est enfin sonnée au cadran du soleil,

« L'heure où sur les Gaulois, ces buveurs sans vergogne,

« Devra prédominer l'étendard de Pologne,

« L'étendard rouge et jaune et blanc, drapeau divin,

« Dont la forme est bouteille et dont le fond est vin ! »

 

Emile Goudeau était Périgourdin : il avait le teint très brun, les cheveux et la barbe fort noirs ; un strabisme accentué lui donnait l'air féroce ; mais c'était un tout à fait brave homme, et il avait beaucoup de talent, un talent original et savoureux comme le vin, les châtaignes, les cèpes et les truffes de son pays. Dans son premier volume de vers, certains poèmes ont grande allure ; d'autres sont charmants comme celui-ci intitulé Promenade :

 

Le Soleil avec ses rayons tentants
Cognant aux croisées,

Je suis allé voir le nommé Printemps

Aux Champs-Élysées ;

Les femmes étaient toutes déguisées

En robes rosées

Et les amoureux avaient tous vingt ans.

 

Emile Goudeau avait inventé le modernisme et il cultivait le parisianisme qui est une invention de la province, une façon exagérée d'être Parisien. On l'a noté fréquemment : où le vrai Parisien s'attendrit, le provincial qui veut être bien parisien blague et fait de l'ironie ; où le vrai Parisien se montre gobeur, le provincial qui veut être bien parisien affiche le scepticisme. Mais il ne faut pas s'en attrister, cela n'est pas tragique. Emile Goudeau racontait lui-même qu'un chanteur de province, débutant à Paris sur l'une de nos grandes scènes lyriques, avait garni son maillot d'une façon par trop virile. « Qu'est cela ? » dit le directeur en frappant de sa badine le rembourrage exagéré. Le ténor expliqua : « — Nous faisons cela à Toulouse pour impressionner les dames. » « — Oh, mon ami... repartit le directeur, trop pour Paris ! trop pour Paris ! » — Mais cela se passait il y a une trentaine d'années ; aujourd'hui il n'y a plus de province, du moins il y en a moins. Revenons : Emile Goudeau avait du génie ; seulement comme celle du duc Soulografiesky, sa soif était de Danaïde ; ceci noya cela. Quoi qu'il en soit, Emile Goudeau présidait avec bonhomie et autorité les réunions des Hydropathes et quand l'assemblée vociférait, hurlait, s'il criait : « — Peuple, tais-toi ! » sa voix cuivrée dominait le tumulte.

Le club des Hydropathes disparut et fut remplacé par les Hirsutes, ainsi dénommés, on l'a deviné, à cause qu'ils se réunissaient dans le sous-sol d'un café, place Saint-Michel, et Emile Goudeau présidait toujours.

Enfin en 1881, un « pinxit » comme eût dit Paul Verlaine, un peintre, Rodolphe Salis, ouvrit à Montmartre, au n° 8 du boulevard Rochechouart, à l'enseigne du Chat Noir, un cabaret qui allait devenir fameux. La mode était alors aux cabarets artistiques et le Chat Noir avait un air « vieux Paris » grâce à des vitraux de couleur, grâce à des pots d'étain, des vaisseaux de cuivre, des bancs et des chaises de bois massif, le tout du plus pur style Louis XIII.

L'établissement se composait d'une grande salle beaucoup plus longue que large, et au fond, d'un réduit assez sombre où personne ne voulait s'asseoir, si ce n'est un jeune homme qui se préparait à passer les examens d'admission à l'Ecole Centrale, mais d'une façon inusitée et avec un singulier outillage : à côté de ses cahiers d'algèbre et de géométrie analytique, il avait soin de poser une bouteille et une flûte ; quand il était fatigué des équations, il buvait un verre de vin blanc et jouait un air de flûte. Comme Brieux à Anthéor, il était venu là pour être seul. Mais Rodolphe Salis ayant eu l'idée géniale d'appeler le sombre réduit : L'Institut, ce fut à qui s'y viendrait asseoir. Image de la vie ! Charles Torquet, dépossédé de son fief, renonça à l'Ecole Centrale et se jeta, la tête la première, dans la littérature fantaisiste, sous le nom de Raphaël Schoomard.

Cette grande salle que décorait l'admirable Parce Domine d'Adolphe Willette, et l'Institut, ce fut le premier, l'ancien Chat Noir où se retrouvèrent les anciens Hydropathes, les anciens Hirsutes, poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, en un mot des artistes, et l'on ne saurait s'imaginer ce qu'en 1881, dans un cabaret Louis XIII à Montmartre, ce mot artiste pouvait contenir de jeunesse, de gaîté, d'audace, de lyrisme, de fantaisie, de je m'en fichisme, de misère, de certitude dans l'incertitude du lendemain, de théories subversives, de fumisterie, de fumée de gloire de fumée de tabac, de soif, de barbes et de cheveux. Chaque soir on se réunissait, on récitait des vers, on chantait des chansons ; la renommée de ces fêtes étonnantes se répandit bientôt dans Paris ; bientôt la grosse finance, la politique nantie, la noce dorée vinrent rendre visite à l'insouciante bohème et, le vendredi surtout qui devint le jour chic, on vit au Chat Noir des femmes de l'aristocratie, de la grande bourgeoisie et aussi des horizontales, comme on disait en ces temps verticaux. Ce Chat Noir, je ne l'ai connu que par les récits qu'on m'en a faits depuis. J'étais alors élève de l'Ecole Centrale. Mais si je ne fréquentais pas le Chat Noir cabaret, en revanche, chaque samedi, je lisais avec avidité le Chat Noir journal et, par cet organe, je vivais en esprit avec mes futurs camarades. Je savais par cœur les vers de Jean Richepin, d'Emile Goudeau, d'Edmond Haraucourt, de Maurice Rollinat, d'Albert Samain ; je lisais les contes d'Alphonse Allais et de George Auriol ; j'enviais ces jeunes gens élevés à la rude école de la Fantaisie, tandis que l'Ecole Centrale et, après l'Ecole Centrale, un long stage dans l'Industrie me tenaient éloigné du Chat Noir. Et les années passaient, les années de la jeunesse qui devraient être claires et joyeuses..., qui devraient !

Cependant le Cabaret du boulevard Rochechouart devenait trop petit pour sa clientèle artistique et mondaine et en 1885, le Chat Noir vint s'installer en grande pompe rue Victor-Massé.

Tous les journaux du temps ont raconté le fait.

Ils décrivaient le nouvel hôtel : le perron des Suisses (trois ou quatre étroites marches), la salle François-Villon, la salle des Gardes, le grand escalier d'honneur (où deux personnes ne pouvaient monter de front), la salle du conseil, l'oratoire (pour qui, grands dieux ?), la salle des fêtes, la loge de M. le Président de la République (c'était alors M. Jules Grévy) et le bahut reliquaire ! Dans le nouvel établissement, les vendredis littéraires furent de plus en plus courus ; on commençait à jouer de petites pièces d'ombres chinoises. Un soir, pendant que le bon chansonnier Jules Jouy chantait les Sergots, Henri Rivière eut l'idée d'illustrer la chanson de son camarade en faisant passer derrière une serviette blanche tendue en façon d'écran lumineux, de petits personnages découpés dans du carton. Ce naïf divertissement fut le point de départ de jeux plus compliqués et l'origine des grandes pièces d'ombres qui devaient assurer la fortune du Chat Noir. Bientôt fut représentée l'Epopée de Caran d'Ache dont le succès fut tel que les représentations, d'hebdomadaires et « vendrediques » qu'elles avaient été jusque-là, devinrent quotidiennes.

Ces graves événements, je les apprenais par les feuilles et par la publique rumeur. Je savais qu'il se passait dans cet hôtel de la rue Victor-Massé des choses émouvantes, prodigieuses, inouïes, formidables ; mais la vérité, l'avouerai-je et la croira-t-on ? c'est que je n'osais pas entrer au Chat Noir ; ou plutôt je ne voulais pas y entrer avec le public, avec les bourgeois, mais bien comme poète, de l'autre côté de la barricade ! Je passais quelquefois devant l'établissement, je voyais le Suisse majestueux avec ses mollets magnifiques et sa hallebarde, je voyais un garçon habillé en Académicien et qui servait des bocks et cette dérision me semblait du meilleur goût. J'entendais des chants, des rires, des cris ; mais comme l'Amaury de Sainte-Beuve, dans Volupté, je n'osais pas entrer dans ce lieu de plaisir. Et je lisais mélancoliquement l'inscription tracée en lettres jaunes sur un rectangle de bois peint en noir, placé près de la porte d'entrée :

« Passant, arrête-toi ! Cet édifice, par la volonté du Destin, sous le protectorat de Jules Grévy, Freycinet et Main Targé étant archontes, Floquet tétrarque et Gragnon chef des archers, fut consacré aux Muses et à la Joie, sous les auspices du Chat Noir. Passant, sois moderne ! »

Ah ! j'étais à bien des lieues de me douter que, par la volonté du Destin et sous le protectorat d'Armand Fallières, je deviendrais un jour à l'Académie le confrère de M. de Freycinet ! de l'archonte Freycinet. Pour le moment, je me demandais anxieusement si j'étais moderne.

Et comment le savoir ? Alors je n'entrais pas.

Pourtant, à la suite d'une période d'exercices de vingt-huit jours que j'avais accomplie comme brigadier au 17e régiment d'artillerie à La Fère (Aisne), période pendant laquelle j'avais connu un servant loustic placé sous mes ordres et qui, dans le civil, était chimiste et habitué du Chat Noir, par ce servant serviable et qui s'appelait Gabriel Bonnet, je fus présenté au poète Albert Tinchant.

Albert Tinchant avait été élève de Jules Lemaitre au lycée du Havre où il avait obtenu un deuxième prix d'honneur au Concours général, dans la classe de philosophie. Venu à Paris, il avait osé, lui, entrer au Chat Noir, était devenu secrétaire de la rédaction du journal et, en outre, tenait le piano, car il était aussi bon musicien. Doué d'une peu commune mémoire historique, il connaissait par cœur toutes les performances des chevaux de courses bien qu'il n'allât jamais aux courses.

Durant l'année 1889, il ne mit pas une seule fois les pieds à la plus brillante des Expositions Universelles ; tout cela lui constituait une gentille personnalité. Je fus donc présenté à Albert Tinchant ; je lui offris un premier bock, et après quelques entrevues de ce genre, de bock en bock, j'eus un sonnet imprimé dans le journal, un sonnet grec, antique, païen (passant, sois moderne !). M. de Chateaubriand, dans les Mémoires d'Outre-Tombe, confesse que jeune homme, à force d'intrigues et de soucis, il arriva à la gloire d'insérer dans l'Almanach des Muses une idylle dont l'apparition le pensa tuer d'espérance et de crainte. L'apparition de mon sonnet ne produisit pas en moi un bouleversement comparable : il était imprimé sur la dernière page du journal, avant une réclame pour des bretelles ; l'orthographe de mon nom n'était même pas respectée. Bref, je ne fus pas aussi content que je l'avais espéré.

Alors, obscurément, toujours dans l'industrie, je continuais de faire des vers ; je persévérais dans la mauvaise voie et j'en fus bien récompensé.

Deux ans après l'aventure du sonnet, j'étais revenu au Chat Noir, escorté cette fois par de jeunes ingénieurs, hardis alpinistes qui avaient exploré Montmartre et qui me présentèrent à Rodolphe Salis et à Alphonse Allais devenu, par suite de la démission d'Emile Goudeau, rédacteur en chef du journal. Je ne déplus pas à Alphonse Allais et nous devînmes bientôt amis. C'était un long garçon blond, bien bâti, distingué, avec une figure longue et colorée, des mains longues dont il prenait grand soin. « Il a l'air d'un contremaître anglais », disait de lui Mlle Jeanne Avril qui dansait en ce temps-là sous le nom de Mélinite. Fils d'un pharmacien d'Honfleur, il était venu à Paris pour faire ses études de pharmacien ; mais il avait été surtout Hydropathe, Hirsute et Incohérent ; depuis quatre ou cinq ans, il avait trouvé sa vraie manière dans les contes qu'il écrivait pour le Chat Noir et comme c'était un scientifique, il s'était révélé un admirable clown de la logique et un merveilleux logicien de la fantaisie. Sa fantaisie, on en a cité mille traits ; je n'en citerai qu'un mais que je trouve prodigieux. Un jour, au régiment, comme il faisait son volontariat, il entre à la salle des rapports où se trouvaient le colonel, deux ou trois commandants, le capitaine adjudant-major, etc. Il porte la main à son képi et dit très aimable : « Bonjour messieurs et dames ! » Saluer ainsi des militaires dont le moins gradé

pouvait l'envoyer en prison, à la grosse boîte, à Biribi mon ami, c'est plus que de la fantaisie, c'est du courage civique. Enfin, grâce à Alphonse Allais, je fus bientôt de la maison.

Un soir, j'étais assis triste et solitaire dans la salle François-Villon et je rêvais sous le lustre en fer forgé, « lustre de l'époque byzantine, — disait le Chat noir guide, — provenant de la mission Ledrain et offert à Rodolphe Salis par l'empereur du Brésil, en échange d'une collection du Chat noir relié en castor selon la méthode des moines de Puteaux ». Je m'étonnais bien un peu ce soir-là que la salle fût vide, mais je ne me doutais pas que je fusse à un tournant de ma destinée, lorsque soudain je vis entrer un Rodolphe Salis agité et qui m'interpella vivement : « Qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne sais donc pas que nous donnons là-haut la répétition générale de la Conquête de l'Algérie. On a invité l'Oncle (Francisque Sarcey), le Figaro, les grosses légumes de la critique, et tu trouveras nos camarades Jules Jouy, Meusy, Armand Masson, Fragerolle, Paul MarrotXanrof, Georges Lorin, Frémine... Viens dire des vers ! » Et il m'entraîna de la salle François-Villon dans la Salle des Gardes, me poussa devant lui dans l'escalier d'honneur et de l'escalier d'honneur dans la salle des fêtes. Alors je récitai Quatorze JuilletA ta gorge et, le lendemain, mon nom était dans les journaux. Emile Blavet consacra à cette « générale » dans le Figaro, « une soirée parisienne » élogieuse ; Jules Lemaitre, dans son feuilleton des Débats, me comparait à un mandarin annamite et faisait connaître à ses lecteurs que j'avais des cheveux bleus ; c'était la célébrité. J'avais, comme on dit, le pied à l'étrier, événement considérable car, dans la vie, il y a beaucoup plus de pieds, hélas ! que d'étriers.

— Comment un jeune homme doit-il percer ? Comment vous-même avez-vous percé ? — Telles sont les questions que posait récemment le journal Candide. Eh bien, parce qu'un jour qui était un 14 juillet, j'avais emmené dans la forêt de Marly une aimable modiste dont je m'accommodais ; parce que cette journée silvestre m'avait inspiré un petit poème ; parce que, six mois après, j'étais entré un soir au Chat Noir sans idée préconçue, jeune homme qu'une répétition générale même en ce lieu ne souciait guère, et parce que, ce soir-là, Rodolphe Salis m'avait poussé par les épaules à dire des vers ; parce que j'avais dit précisément Quatorze Juillet, j'avais donc percé. Et, depuis, j'ai pensé plus d'une fois que le mot déterminisme serait bien vague, si l'on ne l'éclairait pas le plus souvent par un mot encore plus vague qui est hasard.

De cette soirée-là, j'ai gardé une grande reconnaissance à Rodolphe Salis : un type curieux d'ailleurs, ce gentilhomme cabaretier. Venu de Châtellerault à Paris, en 1871, pour faire de la peinture, il avait fondé avec le sculpteur Wagner « l'Ecole vibrante », dans le but de faire fraterniser l'Art avec la Littérature ; puis après l'Ecole vibrante, l'Ecole iriso-subversive de Chicago, pour lutter contre l'envahissement de l'Amérique par les Allemands. Enfin, il renonça à la peinture, sous le prétexte que le peintre Hawkins lui avait « chipé » sa manière. Alors, il fonda le Chat Noir et quand, rue Victor-Massé, les spectacles devinrent une exploitation fructueuse, on lui reprocha de gagner de l'argent. Tous les soirs, durant cinq ou six ans, la petite salle des fêtes fut pleine. Pour faire la parade, le boniment, Salis avait des dons singuliers, de la verve, de la blague, du bagout, de l'imprévu, un sens aigu de l'actualité. C'était merveille d'ouïr les commentaires dont il accompagnait L'Age d'or de Willette ou la Berline de l'Émigré d'Henri Somm et surtout l'Epopée. Son discours était une mosaïque d'archaïsmes et de néologismes, de formules argotiques et de citations littéraires ; il avait des trouvailles d'expressions, des chocs de mots, des heurts d'idées, des images bouffonnes et de la grandiloquence. Il entrait témérairement dans une phrase ; nous pensions : « Il n'en sortira jamais ! » Il en sortait toujours, ou plutôt, il la traversait comme ces cavaliers de l'Empire premier qui traversaient un bataillon ennemi, avaient deux ou trois chevaux tués sous eux et ressortaient nonobstant à cheval !

Ce qui faisait de Rodolphe Salis un cabaretier pittoresque, c'est qu'il avait le plus grand mépris pour ses clients ; tout en les appelant : « Vos Seigneuries et Vos Altesses Electorales », il ne laissait pas de leur envoyer des brocards que sans broncher ils encaissaient.

C'est surtout le vendredi qui était le jour chic et où le spectateur, pour voir la Marche à l'Etoile ou Sainte Geneviève, payait sa dure chaise de bois un louis, c'était le vendredi que Salis envers sa clientèle se montrait le plus impertinent : il avait la parade agressive, flétrissait la haute banque et le parlementarisme et le monde, le demi-monde, tout le monde.

Ces soirs-là, il entrait tout ému dans la petite salle où nous nous tenions, attendant notre tour de dire qui des vers, qui sa chanson et il nous criait : « Chambrée magnifique ! Nous avons cette canaille de Chose, l'ancien préfet, cette fripouille de Machin, l'ancien ministre et cette délicieuse Madame X..., qui a empoisonné ce pauvre Z. » Ainsi, il nous arrachait toutes nos illusions sur la belle société. On eût dit qu'il avait appris, dès l'âge le plus tendre, à faire l'irrévérence, tant il la faisait avec souplesse. Quand il se trouvait en présence d'un personnage considérable, il était pénétré d'irrespect. Un soir, il prit ou feignit de prendre un amiral pour un cuisinier. Cela faillit très mal tourner.

Enfin j'étais officiellement un poète du Chat Noir, étiquette qui m'est longtemps restée, car les étiquettes restent sur les personnes comme sur les malles qui ont beaucoup voyagé et qui gardent, multicolores et indécollables, les adresses des hôtels où elles sont descendues, hôtels d'Ecosse ou d'Engadine, d'Espagne ou d'Italie.

De mon séjour au Chat Noir j'ai conservé les meilleurs souvenirs. Là j'ai connu des amitiés sincères, des camaraderies charmantes. Au banquet de la vie, ces bohèmes, gentils convives, n'empêchaient pas le nouveau venu de s'asseoir ; ils rapprochaient leurs chaises pour lui faire de la place, ils le mettaient tout de suite à l'aise, à leur aise, à son aise. Par les beaux jours d'été, nous déjeunions devant la grande baie ouverte sur la rue Victor-Massé. Chaque mercredi, à une heure, la voiture du Mont de Piété passait ; nous la guettions et, dès qu'elle apparaissait, nous nous levions, clamant et réclamant : « Ma montre ! ma montre ! » Et, chaque mercredi, nous trouvions cela plus amusant encore que le mercredi précédent, signe d'une conscience tranquille et d'une grande pureté. Parfois George Auriol bondissait dans la rue, enveloppait de sa serviette le chef d'un inoffensif passant et l'amenait, ainsi encapuchonné, au milieu de nous. C'était le temps qu'à la plaza de la rue Pergolèse, il y avait des courses de taureaux. Alors, on expliquait à l'homme que George Auriol était un de nos plus convaincus aficionados, qu'il avait agi sous l'empire de la plus noble passion tauromachique ; et la victime, devant tant de bonne foi, s'excusait. Le soir, nous dînions au fond de la grande salle, sous l'apothéose des chats de Steinlen. Nous avions quelquefois des invités. Un soir, nous chantâmes une chanson du bon compositeur Ben Tayoux, intitulée le Café ; nous aimions beaucoup ce vers :

 

Balzac n'a pas cessé d'en boire !

 

Et le refrain :

 

Café, liqueur universelle

Nectar aimé des dieux

Ton suave arôme recèle

Un pouvoir mystérieux.

 

Nous la chantâmes, cette chanson, toute la soirée, en y découvrant à chaque reprise des beautés nouvelles et c'était Claude Debussy qui, tout plein d'une joie extrême, dirigeait notre chœur frénétique.

Un autre soir, Paul Verlaine vint s'asseoir à notre table. J'étais placé à côté de lui et c'était la première fois que je le voyais. Mon émotion était grande. Il mangea très peu, m'expliqua que l'abus des apéritifs peut fermer l'appétit et non l'ouvrir... Il parla beaucoup ; il disait des choses comme celles-ci : « Ah ! nom tout de même de Dieu, quand ce garçon-là a débuté, il m'était sympathique bougrement. » Et par ce garçon-là, il entendait l'Empereur d'Allemagne Guillaume II. Il me parla des symbolistes qu'il appelait les cymbalistes à cause, ajoutait-il avec un bon sourire, qu'ils font beaucoup de bruit. Il parla aussi d'Arthur Rimbaud « Il est parti pour des Egyptes ! » disait-il grave soudain et levant vers le plafond un doigt socratique. Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Tristan Corbière, les poètes maudits. Et tandis que le vieux poète, pauvre et chauve parlait, je me récitais les vers de Sagesse :

 

Je suis venu, calme orphelin,

Riche de mes seuls yeux tranquilles,

Vers les hommes des grandes villes,

Ils ne m'ont pas trouvé malin.

 

A vingt ans, un trouble nouveau

Sous le nom d'amoureuses flammes,

M'a fait trouver belles les femmes :

Elles ne m'ont pas trouvé beau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?

Qu'est-ce que je fais en ce monde ?

O vous tous, ma peine est profonde ;

Priez pour le pauvre Gaspard.

 

Verlaine ne parlait plus ; maintenant il dormait et comme une obsession, me revenait l'air que, sur de naïves paroles, chante la reine d'Angleterre dans le Songe d'une nuit d'été, musique d'Ambroise Thomas, quand elle aperçoit Shakespeare en état d'ivresse : « le voir ainsi, mon âme en est brisée ! »

Durant l'année 1891, tous les dimanches soir, dans la salle des spectacles, se tenait une goguette sous la présidence de Jules Jouy et, vétéran ou débutant, amateur ou professionnel, qui voulait pouvait se faire entendre. Un soir, on avait invité le vieux chansonnier Paul Henrion et comme le président engageait, selon la formule, notre camarade le bon chansonnier et compositeur Paul Henrion à se mettre au piano, le bonhomme s'en défendit. Il redoutait de paraître vieux jeu, coco, dans ce milieu où les as de la chanson étaient Jules Jouy, Jacques Ferny, Léon Xanrof, où l'on se souvenait de Mac-Nab. Mais on insista si bien que finalement il s'exécuta et il exécuta. Vieille musique, vieilles paroles ! Avec une simplicité, une conviction charmantes, il chantait : Adieu Grenadele Puits qui parleBouquet fané :

 

Pauvre bouquet, fleurs aujourd'hui fanées,

Nous vieillirons sans nous quitter jamais,

Car ton aspect, après bien des années,

Me parle encor du doux temps où j'aimais.

 

Et l'on n'avait pas envie de blaguer. Tant de sincérité rendait graves les plus rieurs. Un courant de respect attendri avait passé dans l'auditoire. Plus d'un parmi nous avait été bercé par ces romances chères à nos grand'mères :

 

Pauvre bouquet, fleurs aujourd'hui fanées !

 

Plus d'un peut-être se rappelait quelque vieil album, recueil de douze mélodies, et cette lithographie protégée par un léger papier de soie rose, représentant un vieillard qui ressemble à Béranger et qui contemple avec tristesse des roses desséchées.

Et quand notre camarade, le bon compositeur Paul Henrion, quitta le piano, nous nous levâmes tous pour l'acclamer. Il était lui-même très ému et ne savait comment remercier. Et cet excellent homme dont les premières mélodies avaient paru en 1845 déclara à Jules Jouy que cette soirée était la plus belle de sa carrière.

Jules Jouy avait fait dans la chanson une révolution analogue à celle que les naturalistes et les impressionnistes avaient faite dans le roman et la peinture. Jules Jouy admirait Emile Zola. C'était un ancien garçon boucher, borgne avec un front démesuré. Ayant connu des heures noires, il était devenu égoïste. Il me disait un jour : « Ce n'est encore rien que de pas manger ; mais ce qui est dur, l'hiver, c'est de ne pas avoir un endroit où coucher. Alors, ça, mon vieux, c'est horrible ! » Ces paroles qui évoquaient tant de misères, me rendaient Jules Jouy sympathique. Quand je l'ai connu, il gagnait bien sa vie, ses chansons étaient chantées partout, alors il faisait des dépenses folles ; à l'affût de toutes les petites inventions de la petite industrie parisienne, il achetait des objets chimériquement pratiques : un couteau à ouvrir les boîtes de sardines, la pince preneuse universelle, la canne de poche ! Acquisitions dont il ne se montrait pas peu fier. Un jour, il nous fit admirer un petit cylindre en fer-blanc, et il expliquait : « C'est pour éteindre le cigare... une supposition : tu vas dîner chez des gens chics. Alors, au lieu d'éteindre ton cigare, avant d'entrer, contre le mur de la maison où tu es invité, tu le places dans cette petite boîte cylindrique, puis tu mets le couvercle. Alors, ton cigare s'éteint, faute d'air, naturellement... Il faut de l'air pour la combustion... de l'oxygène, tout le monde sait ça. Et tu retrouves ton cigare en sortant. » Et si nous lui faisions observer que, chez ces gens chics, on devait offrir d'excellents cigares, il se mettait en colère et nous traitait d'ennemis du progrès ! Et cela nous divertissait fort ; nous aurions sans doute moins ri si nous avions su que le pauvre Jules Jouy devait mourir fou !

 

C'est au Chat Noir que débuta Henri Rivière, un des plus grands artistes de notre temps. On était dans le train de représenter sur le théâtre d'ombres de véritables pièces. Tandis que les tableaux, architectures, paysages, personnages, multitudes apparaissaient sur l'écran, debout, à côté du piano sur lequel, pour Phryné et Ailleurs notamment, Charles de Sivry se livrait à des improvisations, arabesques, broderies adéquates et savantes, un récitant disait le texte. Henri Rivière avait porté l'art de l'ombre chinoise à un degré qui n'a pas été dépassé depuis. Dans un mètre carré de toile lumineuse, blanches aurores sur des montagnes roses, couchers de soleil dans des ciels de topaze et de cuivre, bleus clairs de lune sur une mer doucement agitée, il a fait tenir les plus grands paysages. Peintre et poète, il fut aussi physicien, chimiste, mécanicien et le plus ingénieux machiniste, et par ces dons divers, il fait penser à quelque grand artiste de la Renaissance. Il avait inventé des verres recouverts d'un émail spécial et par les dispositions de ces verres colorés (pour certains spectacles il n'en employa pas moins de cent cinquante !) éclairés par un appareil oxhydrique qu'il avait combiné, il obtenait les plus surprenants effets de réalité et de rêve. Dans son intéressant ouvrage la Machinerie au théâtre, notre camarade Ernest Laumann a dévoilé quelques-uns de ces procédés et secrets merveilleux. La répétition générale d'une pièce d'ombres d'Henri Rivière, la Marche à l'Etoile, Ailleurs, Héro et Léandre, l'Enfant prodigue était un événement.

 

Ces soirs de répétition générale, Jules Lemaitre venait dîner avec nous, et c'était une grande joie, car nous l'aimions tous beaucoup. Comme il était simple et charmant ! Il voulait être pour quelques heures notre camarade, avant d'être dans son feuilleton des Débats, un juge éclectique et indulgent. Un calembour ne lui faisait pas peur ; il admettait que tout proverbe, toute formule eût son à peu près, comme toute fonction algébrique a sa dérivée ; il aimait que l'à peu près allât jusqu'à l'à très loin et quand Alphonse Allais lui disait gravement que dans ce système : Carjat, Léon Valade, Dierx était la dérivée de : Orgeat, limonade, bière, Jules Lemaitre ne cachait pas son contentement. Il ne haussait pas les épaules, il ne faisait pas des cris et, de ces habitudes il eût dit volontiers, comme Philon disait des coutumes des Esséniens : « Je sais aussi que ceux-là seuls s'en riront, dont les actions ne sont dignes que de gémissements et de pleurs. » Et il écrivait : « Le Chat Noir a joué son rôle dans la littérature d'hier. Il a été des premiers à discréditer le naturalisme morose en le poussant à la charge... Et en même temps le Chat Noir contribuait au réveil de l'idéalisme. »

Aujourd'hui quand il m'arrive de passer devant la maison où fut l'illustre cabaret, ce n'est pas un Chat Noir brillant et bruyant que j'évoque, mais un Chat Noir tranquille, familial, oui, familial, et ce n'est pas un paradoxe, où j'ai connu des heures douces et chaudes. Par de sombres jours d'hiver, quand ma chambre était triste et la rue noire de froid et de boue, je suis venu plus d'une fois me réfugier là, avant la nuit. Dans la grande salle déserte à cette heure mélancolique du crépuscule, sur la plus haute feuille d'un palmier exilé, un chat noir dormait, un vrai chat noir, divinité mystérieuse et respectée de ce lieu ; un bon feu de coke grésillait dans la monumentale cheminée, et la magnifique verrière d'Adolphe Willette qui représentait le culte du veau d'or prenait une gravité religieuse. Puis les lustres s'allumaient et bientôt arrivaient les uns et les autres : Trimouillat que Salis avait fait baron, Narcisse Lebeau, jeune homme rempli d'esprit, Jean Goudeski, poète chaste, Alfred Mortier, poète symboliste, Léon Durocher, poète breton, Franc-Nohain, poète amorphe :

 

Hélas ! hélas ! sous les quinconces.

Nous ne retrouverons plus nos oncles.

 

Maurice Vaucaire, poète élégant et toujours amoureux :

 

Les mots les plus tendres jamais

Ne diront combien je t'aimais

Jeune maîtresse !

 

Toute cette jeunesse, fille d'une bourgeoisie qui eut l'esprit voltairien sans l'esprit de Voltaire, vivait dans une insouciance incroyable des contingences. Nous ne pensions pas à la guerre, ni au bolchevisme ; nous ne pensions qu'à l'amour. Environ 1890, il y avait dans les idées, dans les mœurs, une aisance que l'on trouvait fort nouvelle. On respirait l'air non pas de la liberté, mais des libertés, de toutes les libertés et cet air-là semble d'abord léger. Au Moulin Rouge, on dansait le quadrille naturaliste ; chose symbolique, la Vie Parisienne, journal des élégances fondé sous l'Empire par Marcelin, rajeunissait sa couverture. On raccourcissait la jupe de la danseuse, on coiffait l'officier du képi Saumur, on coupait les favoris de Monsieur, on supprimait la crinoline de Madame. Paris rajeunissait aussi sa couverture : bientôt l'expression fin de siècle avec tout ce qu'elle comporte de laisser-aller, volait de bouche en bouche. Marianne, si désintéressée sous l'Empire, suivait le mouvement et, par-dessus le moulin de la bonne galette, jetait son bonnet phrygien. On sortait du boulangisme pour entrer dans le panamisme. On avait parlé du cheval noir du brav' général, du corset noir de Mme Moraines ; on parlait des gants noirs d'Yvette Guilbert, les femmes portaient des bas noirs, on chantait les refrains du Chat Noir et l'on voyait la vie en rose.

Et peut-on dire qu'il y eut « un esprit du Chat Noir ? » La vérité, c'est que chacun apportait là son esprit, et la résultante de tous ces apports ce ne fut pas seulement l'esprit parisien à Montmartre, mais l'esprit français à Paris entre 1880 et 1900. Cet esprit, dit « du Chat Noir », il venait de tous les coins de la France ; il venait de toutes nos provinces et de toutes les écoles et de tous les milieux : du Périgord avec Emile Goudeau, de la Normandie et de l'Ecole de pharmacie avec Alphonse Allais, de la Provence et de l'Ecole des Mines avec Alfred Capus et de la Hellade avec Jean Moréas ; il venait encore du Palais avec Félix Decori, de la boucherie avec Jules Jouy, de la plomberie avec Narcisse Lebeau ; Edmond Haraucourt était rédacteur au Ministère du Commerce, Albert Samain employé à la Préfecture de la Seine, Georges d'Esparbès expéditionnaire à la Compagnie des Omnibus, Maurice Vaucaire secrétaire du directeur, à la Compagnie des Chemins de fer du Sud. Et si l'on feuillette la collection du Chat noir, qui s'étend sur vingt années, on constate combien il fut éclectique ce Chat Noir, tour à tour et à la fois blagueur, ironique, tendre, naturaliste, réaliste, idéaliste, cynique, lyrique, fumiste, religieux, mystique, chrétien, païen, anarchiste, chauvin, républicain, réactionnaire, tous les genres, sauf, à mon sens, le genre ennuyeux. Ses marraines, à ce Chat Noir, ce furent l'Indépendance et la Fantaisie. Enfin, il n'est pas très aisé de définir ce que fut « l'esprit du Chat Noir » ; il est plus simple de dire ce qu'il ne fut pas : ni prétentieux, ni servile, ni sectaire et c'est bien l'esprit que je souhaite à tous les hommes, à travers la vie et dans toutes les situations.


 

 

 

 

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