INSTITUT DE FRANCE

 ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

 

 

NOTICE

SUR

CHARLES GOUNOD

 

PAR

M. THÉODORE DUBOIS

MEMBRE DE L'ACADÉMIE

 

 

Lue dans la séance du 24 Novembre 1894.

 

 

 

 

Messieurs,

Devenir votre confrère est un grand honneur, le plus grand que puisse envier un artiste. Mais le devenir en succédant à l'illustre Gounod en rehausse singulièrement le prix : aussi suis-je profondément pénétré et touché d'avoir été appelé par vos suffrages à recueillir ce glorieux mais lourd héritage.

Les usages de l'Académie me font un devoir de vous parler aujourd'hui de ce grand mort ; devoir à la fois doux, triste et périlleux : doux, parce que son souvenir est resté comme une lumière dans mon cœur ; triste, parce que je l'aimais filialement, et périlleux, parce que je sens toute mon inhabileté littéraire à retracer dignement cette vie si belle, si noble, tout entière consacrée aux choses les plus élevées de l'art et de l'intelligence. — Votre bienveillance, Messieurs, m'est nécessaire pour m'aider dans l'accomplissement de ce pieux devoir ; j'ai l'espoir que vous ne me la refuserez pas.

La manière dont j'eus l'honneur de faire la connaissance de Gounod a laissé dans mon esprit un souvenir qui ne s'effacera jamais. C'était à Rome, en 1862. Faust, paru depuis trois ans, avait frappé fortement l'imagination des jeunes musiciens et excité leur enthousiasme. Tous avaient subi l'influence du charme saisissant et de la sensibilité exquise de ce chef-d'œuvre ; tous sentaient que l'auteur était un maître, et l'on n'avait pas encore le triste courage, comme cela se voit trop souvent de nos jours, de manquer de respect au talent et au génie. Les pensionnaires alors à la villa Médicis étaient votre regretté confrère E. Guiraud, notre confrère actuel M. Paladilhe, et moi. Tous trois nous étions réunis dans la chambre de l'un de nous, jouant et chantant Faust avec l'entraînement et la chaleur de nos vingt ans. Les voix laissaient bien à désirer, mais les cœurs y étaient, enflammés et ardents. Certes, c'était une belle représentation ! — Tout à coup, on frappe à la porte : qui voyons-nous entrer ?... Gounod, dont nous ignorions la présence à Rome, et qui, tout ému de cet hommage inattendu, nous ouvre ses bras et nous embrasse avec une effusion attendrie. Voilà comment je l'ai connu ! — Depuis ce jour, il n'a cessé de m'honorer de son amitié, et je n'ai cessé de l'affectionner tendrement.

Vous comprenez, Messieurs, que de tels souvenirs aient laissé une trace vivace dans mon cœur et ne me permettent pas de parler de votre illustre confrère sans une intense émotion.

Un volume suffirait à peine à raconter cette existence si active, si fiévreuse, si diverse, si captivante !

 

Charles Gounod est issu d'une famille d'artistes. Il naquit à Paris en 1818. Ses ancêtres étaient fourbisseurs du Roi, et son père était peintre de talent. Sa mère, excellente musicienne, lui donna les premières leçons. Il tenait d'elle les plus heureuses dispositions. Dans sa sollicitude maternelle, la noble femme, sachant toutes les difficultés que rencontrent ordinairement sur leur route les jeunes artistes, s'inquiéta même de ce goût très accusé de l'enfant pour la carrière musicale, et elle eût préféré, non sans quelque apparence de raison, une profession plus sûre sous le rapport matériel : par exemple le notariat !

Heureusement pour l'art et pour lui-même, le futur auteur de Faust fut tenace, et on lui céda.

Reicha devint son professeur. Imbu des traditions de l'école allemande, son enseignement eut de l'influence sur l'esprit du jeune musicien.

Après avoir terminé ses études littéraires et obtenu le diplôme de bachelier ès lettres, Ch. Gounod entra au Conservatoire, où il fut élève d'Halévy et de Lesueur. — Il ne parla toujours qu'avec vénération de ce dernier, dont les œuvres, aujourd'hui presque oubliées, le faisaient songer aux fresques du moyen âge et aux mosaïques byzantines. — Déjà apparaissait l'esprit mystique du jeune artiste.

En 1837, Gounod se présenta au concours de Rome et obtint le 2e prix ; en 1839, le 1er Grand-Prix lui fut décerné par 25 voix sur 27 votants. La cantate, du marquis de Pastoret, avait pour titre : Fernand.

Pour la première fois en 1837, aux concerts de l'Athénée musical, une œuvre de Gounod avait été exécutée en public : c'était un fragment de symphonie dont le Ménestrel parlait en ces termes : « Le scherzo promet un véritable talent pour traiter le genre élevé. » L'avenir a prouvé que le critique ne s'était pas trompé.

Le lauréat, à Rome, se consacra presque exclusivement à l'étude et à la composition de la musique religieuse.

Que n'a-t-on pas dit sur ou plutôt contre le séjour des jeunes musiciens à la villa Médicis, Le sujet est vaste, et je ne puis le traiter ici. — Je me borne à rappeler les belles paroles d'un écrivain qui eut son heure de célébrité (*) : « Le séjour de Rome ne complète pas l'éducation du jeune musicien dans la partie purement spéciale de la musique ; mais les visions de tant de tableaux d'un particularisme si saisissant, à travers la buée d'or du ciel romain, — le contraste puissant de ce vieux monde léthargique, mi-enseveli dans la poussière des siècles, avec le grandiose de la nouvelle cité catholique... donnent à l'âme du peintre, du musicien et du statuaire des impressions identiques que chacun écrira plus tard avec son outil particulier. » — Voilà ce qui est vrai, et ce que Gounod, avec sa délicate, impressionnable et admirable organisation, a senti plus que personne. Je dirai plus loin dans quelles circonstances et avec quelle force il a lui-même développé ce thème.

 

(*) Ignotus (pseudonyme).

 

Il étudia avec passion Palestrina et Bach, que plus tard il appelait spirituellement « Notre Saint Père le Bach ». Il prépara ainsi de nombreux et précieux matériaux qu'il utilisa ensuite au cours de sa carrière. — En 1841, une Messe à grand orchestre fut exécutée à l'église Saint-Louis des Français, et l'année suivante, alors qu'il parcourait l'Allemagne, il faisait entendre sous sa direction, à l'église Saint-Charles de Vienne, une Messe de Requiem qui fut très remarquée.

Cependant la musique religieuse ne l'occupait pas exclusivement, car c'est à cette époque qu'il composa ces petits chefs-d'œuvre qui s'appellent : le Soir, le Vallon, Jésus de Nazareth, le Printemps, Venise, etc. ! Que de grâce, de charme et de poésie dans ces ravissantes cantilènes, dont le sentiment différent, tour à tour religieux, contemplatif ou doucement passionné, laissent pour ainsi dire entrevoir le combat qui allait se livrer dans son âme entre le sacré et le profane !

En effet, peu de temps après, Gounod sentit fermenter en lui les idées religieuses qui depuis longtemps occupaient son esprit. Son admiration pour le R. P. Lacordaire et les relations qu'il eut avec lui n'y furent sans doute pas étrangères.

Pendant les derniers temps de son séjour à Rome, il entra même au séminaire, autant pour se préparer à la nouvelle carrière qu'il avait alors la résolution sincère d'embrasser, que pour travailler dans une quiétude absolue.

Selon l'expression heureuse d'un biographe (*), « Gounod eut en quelque sorte à Rome un pied dans le séminaire, et l'autre, le pied droit, dans le monde ; nous le retrouverons dans la même alternative, mais le pied droit l'emportera toujours ».

 

(*) L. Pagnerre.

 

Au commencement de son séjour dans la Ville éternelle, il avait fait la connaissance de Fanny Mendelssohn, sœur du célèbre compositeur Felix Mendelssohn, et mariée au peintre Guillaume Hensel. Elle émerveilla Gounod par sa haute culture musicale et par la manière dont elle interprétait les compositions de Bach, de Beethoven et de son frère Felix. Une étroite amitié ne tarda pas à se former entre ces deux natures aussi fortement éprises du même art. Il est intéressant de relever dans les notes quotidiennes prises par Fanny Mendelssohn, ses impressions et ses jugements sur son jeune ami :

« Gounod est passionné pour la musique : un auditeur tel que lui est une bonne fortune. Mon petit air vénitien l'enchante ; il a également une prédilection pour la romance de Felix, son Capriccio en la mineur et surtout pour le Concerto de Bach, qu'il m'a fait jouer et rejouer plus de dix fois. »

Autres extraits : « Samedi soir j'ai fait de la musique à mes hôtes..... Gounod particulièrement était d'une expansion extraordinaire... »

« ..... Je joue ainsi tout Fidelio et bien d'autres choses encore ; pour la clôture, j'exécute la Sonate en ut majeur de Beethoven. Gounod était fou d'enthousiasme et finit par crier : Beethoven est un polisson ! Sur quoi, ses amis, jugeant qu'il était temps de le mettre au lit, l'emmenèrent. »

J'arrête ici ces extraits qu'il n'était pas inutile de mentionner, afin de montrer l'influence que le talent de Fanny Mendelssohn a pu avoir sur celui de Gounod. La nature impressionnable de celui-ci devait être vivement frappée par les œuvres des grands maîtres de l'école allemande, alors peu répandues en France.

Si je me suis quelque peu étendu sur cette partie de la vie de Gounod, c'est que déjà elle le montre avec cette ferveur pour l'art qui ne le quittera jamais, qui a fait de lui un apôtre convaincu du beau sous toutes ses formes, un apôtre à la parole enflammée, saisissante, colorée. Le grand artiste qu'il fut se révélait déjà ; l'enthousiasme débordait en lui, et on ne peut s'empêcher d'admirer qu'il ait conservé ce souffle vivifiant de jeunesse et d'amour jusqu'à sa dernière heure.

Avec Palestrina et Bach, son troisième dieu était Mozart, qui avait subjugué de bonne heure cette nature aimante, et pour lequel il a conservé un culte sans cesse grandissant. Aussi quelle ne fut pas son émotion lorsque, pendant son voyage en Allemagne, étant à Leipzig, Mendelssohn lui fit les honneurs de l'orgue de Saint-Thomas — l'orgue de Jean Sébastien — sur lequel Mozart avait, avec respect, posé ses doigts quelque cinquante ans auparavant !

Ses relations avec Mendelssohn laissèrent dans son esprit une certaine empreinte dont on trouve des traces dans ses ouvrages, mais les œuvres de Schumann exercèrent sur lui une fascination plus grande ; elles avaient une affinité plus directe avec sa propre nature ; elles lui tracèrent pour ainsi dire la voie moderne qu'il allait suivre, tout en conservant et en développant les qualités de notre génie français : la clarté et la simplicité.

A son retour en France, Gounod ne se doutait pas encore que son influence rayonnerait plus tard sur toute l'École contemporaine, et que tous, volontairement ou non la subiraient, au point qu'à un certain moment on a pu dire que tous les musiciens eurent ce qu'on appelait alors : « la crise de Gounod ». Sa haute culture, son respect des grands maîtres, son goût des fortes études, sa foi communicative et son éclectisme intelligent allaient l'imposer à tous comme chef d'école.

Cependant ses débuts à Paris furent ce qu'ils sont, hélas ! pour presque tous les jeunes musiciens ! Il alla chanter ses délicieuses mélodies à des éditeurs qui lui firent gracieusement cette réponse aimable : « Très joli, très joli ! Mais c'est d'un style trop élevé. Ça ne se vendrait pas ! » — Peut-être avaient-ils raison, car le goût du public s'attache rarement aux meilleures productions, quand l'auteur est inconnu !

Bref, notre pauvre compositeur, ne pouvant publier ses mélodies, revint à la musique d'église. Il accepta la place de maître de chapelle et organiste des Missions étrangères. Pendant les cinq années environ qu'il remplit ces fonctions, il travailla avec acharnement.

Son imagination se tourna alors de nouveau vers Dieu ; il entra comme externe au séminaire des Missions où, avec une grande assiduité et l'ardeur qu'il mettait à toutes choses, il étudia la théologie. En février 1846, les journaux annoncèrent, mais inexactement, que M. Ch. Gounod, Grand-Prix de l'Institut, venait « d'entrer dans les ordres ».

La vérité est qu'il ne reçut même pas les ordres mineurs, et qu'il était indécis sur sa vocation. Il portait pourtant la robe et on l'appelait M. l'abbé.

Plusieurs de ses œuvres religieuses furent publiées à cette époque avec la mention : Composées « par l'abbé Gounod ».

 

Ici, Messieurs, la transition est brusque, et « le pied droit » va l'emporter. Une nouvelle phase va s'ouvrir dans la vie de votre illustre confrère. Sans rien perdre de ses convictions religieuses, il rentra franchement dans la vie mondaine.

Le théâtre allait l'attirer, lui ouvrir ses portes et lui donner l'occasion d'écrire les œuvres que vous connaissez, qui ont fait le tour des scènes de l'univers, et couvert leur auteur de gloire.

Il fut en cela plus heureux que beaucoup d'autres, car il n'attendit que onze années après avoir obtenu le Grand-Prix, qu'un théâtre voulût bien l'accueillir ! Et encore y fut-il puissamment aidé.

Une admirable artiste, Mme Viardot, tendit la main au jeune abbé ; clairvoyante et pleine de confiance dans son avenir, elle lui fit entrevoir les succès si séduisants du théâtre. — Le coup fut décisif ; Gounod jeta le froc aux orties. Sa carrière allait commencer pour le public.

Un livret d'Émile Augier ! Mme Viardot comme interprète ! il y avait là de quoi exciter la curiosité. Sapho : tel est le titre du premier ouvrage de Gounod au théâtre.

L'Opéra le représenta en 1851. Bien que le succès ne fût pas éclatant, je n'hésite pas à considérer cet ouvrage comme un des meilleurs de l'auteur. Il y règne un souffle antique et une poésie très réelle qui n'ont pas échappé aux musiciens de goût. Berlioz disait du troisième acte : « Je le reverrai aussi souvent que je le pourrai, tant qu'il sera bien exécuté. C'est une large et poétique conception. Si les deux premiers actes étaient égaux en valeur au troisième, M. Gounod eût débuté par un chef-d'œuvre. » C'est à la fin de cet acte, on s'en souvient, que se trouvent les célèbres et admirables stances d'une si grande ampleur de style, d'un accent si poignant et si expressif ! — Quoi de plus charmant aussi et de plus coloré que la chanson du pâtre, véritable bijou musical avec son accompagnement plein d'originalité !

Mais le style général de l'ouvrage sortait un peu des conventions reçues et déroutait quelques esprits. Certains critiques ne furent pas cléments à l'auteur ; malgré cela, combien de musiciens envieraient un pareil début !

Entre Sapho et la Nonne sanglante, Gounod écrivit sur une tragédie de Ponsard, représentée au Théâtre-Français en 1852, les Chœurs d'Ulysse, ouvrage empreint d'un vrai et profond sentiment de couleur locale.

La Nonne sanglante, donnée à l'Opéra en 1854, renferme de grandes beautés qui classèrent son auteur parmi les maîtres, mais qui ne lui acquirent point encore la célébrité.

Je ne puis m'étendre longuement sur les œuvres de Gounod qui furent exécutées à cette époque et jusqu'en 1861 dans les concerts publics. Je signalerai seulement deux Symphonies intéressantes, dans lesquelles l'idée musicale avait déjà un caractère personnel très accusé, mais qui ne révélait pas encore l'auteur de Faust, puis Jésus de Nazareth, mélodie évangélique déjà citée, puis encore un très beau chœur : Près du fleuve étranger, traduit du Psaume Super flumina, et enfin la célèbre Méditation sur le premier prélude de Bach. — Qui ne connaît cette mélodie inspirée, devenue populaire, adaptation admirable sur un admirable canevas ? Le succès de ce morceau fut immense et se répandit partout à l'étranger, surtout en Allemagne.

Gounod s'était marié en 1853 avec une des filles de Zimmermann, le renommé professeur. Elle fut pour lui une compagne dévouée, aimante, toujours prête à adoucir les amertumes inséparables de la vie d'artiste. Peu de temps avant son mariage, il avait été nommé directeur de l'Orphéon de Paris.

De 1854 à 1858, le compositeur s'était éloigné du théâtre, ou plutôt le théâtre s'était éloigné de lui. Nous allons l'y retrouver avec sa délicieuse partition : le Médecin malgré lui, suivie bientôt de Faust et de Philémon et Baucis, car Gounod fut toujours un producteur infatigable et fécond, de cette fécondité inépuisable et merveilleuse qui est comme la caractéristique de la force et de la puissance.

Voici venir la période des œuvres robustes, savoureuses, lumineuses, des succès retentissants, car Mireille et Roméo ne tarderont pas à voir le jour.

Quelle série d'ouvrages ! quel esprit ! quel charme ! quelle couleur ! quelle puissance ! quelle abondance ! et quelle sérénité dans la conception !

Oui, Messieurs, voilà bien un maître, et il convient de saluer cette époque glorieuse de sa vie !

Il convient aussi de constater que cette époque a été belle et féconde pour l'art français, et de saluer en passant avec respect et admiration un de nos plus illustres et vénérés confrères qui fut toujours l'ami fidèle de Gounod. Ai-je besoin de vous nommer mon maître Ambroise Thomas ? A eux deux, ils tinrent le sceptre et devinrent vraiment les chefs incontestés de l'École française.

Berlioz fut aussi de ce temps ! Je rends ici un sincère hommage à sa mémoire et je signale cette particularité curieuse que les trois célèbres compositeurs dont je viens de parler : Berlioz, Ambroise Thomas et Gounod, furent tous trois disciples de Lesueur ! — Quel plus bel éloge peut-on faire de l'enseignement de ce maître et de son intelligent éclectisme, permettant au génie de ses élèves de se développer librement, chacun selon ses facultés naturelles ?

Je n'analyserai pas en détail tous les ouvrages de Gounod cités plus haut ; ce serait du reste superflu ; ils sont dans la mémoire de tous et l'objet de l'admiration universelle : le Médecin malgré lui, œuvre charmante, d'une forme légèrement archaïque, d'une finesse exquise et d'un art spirituellement raffiné ! Faust !... Ici je m'arrête un instant, car nous touchons au point culminant de la carrière du maître ; Faust, qui renferme, toutes les séductions, toutes les tendresses, toutes les voluptés, toutes les caresses ; Faust, qui par la sincérité de ses accents et l'émotion qui s'en dégage, a fait battre le cœur de toute notre génération ; Faust, partition adorable, dont le succès ne se dessina pas tout d'abord, tant on fut surpris par la nouveauté de ses formes, par la structure de la mélodie, par le caractère polyphonique de l'harmonie et par le coloris de l'orchestration. Mais quand le charme eut opéré, quel triomphe ? Une note nouvelle et très personnelle s'y révèle ! aussi peut-on dire que cet ouvrage respire le génie !

Je sais qu'en parlant ainsi de Faust et de son auteur, je n'aurai pas l'approbation de tous et qu'il est de bon goût, dans certains milieux, d'exercer sa malignité sur les ouvrages de Gounod et de les traiter avec un dédain railleur ; qu'il me soit permis cependant d'exprimer mon étonnement que la passion puisse aveugler à ce point et rendre si profondément injustes ceux qui se laissent entraîner par elle. Il faut du reste constater que ces sentiments à peine avouables sont le plus souvent l'apanage d'ambitieux impuissants ou d'ignorants qui se plaisent à englober dans leur dénigrement systématique tout ce qui a souci de la clarté et de la forme.

Je reviens à Gounod et j'admire en passant : Philémon et Baucis, idylle délicieuse, pleine de fraîche inspiration et de simplicité ; Mireille, dont on a pu dire que c'était un rêve ensoleillé, et dont le premier acte surtout est une merveille de lumière et d'amour. Voici enfin Roméo et Juliette, œuvre sobre, vivante, pondérée, chevaleresque, une et variée. Qui a mieux chanté l'amour ? Ces deux jeunes cœurs ne vivent-ils pas d'une tendresse ineffable et ardente qui étreint le cœur du spectateur ? Qui a trouvé des accents plus vrais, plus humains ?

Là s'arrête, dans le genre dramatique, l'ère des grands succès. Mais ceux-là ne suffisent-ils pas à la gloire immortelle d'un homme et à la reconnaissance éternelle de tous ceux à qui ces belles œuvres ont procuré des jouissances d'art d'ordre absolument supérieur ?

Il serait injuste de passer sous silence une interprète admirable que Gounod eut la bonne fortune de rencontrer, et qui personnifia d'une façon touchante et inimitable les types féminins qu'il avait conçus avec amour et rendus avec une justesse de sentiment incomparable. Le nom de cette artiste d'élite est sur toutes les lèvres, car l'incarnation idéale de Baucis, de Mireille, de Marguerite, de Juliette, n'est-ce pas Mme Carvalho !

Les noms de MM. Jules Barbier, Michel Carré et Carvalho sont également inséparables de celui de Gounod ; les premiers pour avoir été des collaborateurs fidèles et d'un talent supérieur, le dernier pour avoir eu confiance dans le génie du compositeur et avoir produit ses chefs-d’œuvre sur la scène avec un dévouement, une compétence et une intelligence hors ligne.

En 1860 avait eu lieu à Bade la représentation de la Colombe, petit ouvrage sans importance, et en 1862, celle de la Reine de Saba, à l'Opéra. Cette dernière partition, malgré des morceaux remarquables, n'a pas rencontré la faveur du public. On peut en dire autant des œuvres qui suivirent : Cinq-Mars, Polyeucte et le Tribut de Zamora. La griffe du maître s'y fait souvent sentir, surtout dans Polyeucte, ouvrage d'un style soutenu et élevé que Gounod aimait très particulièrement. Il faut cependant reconnaître que, dans ces dernières productions, l'inspiration n'a plus toute la richesse d'autrefois. A noter encore une partition sur la Jeanne d'Arc de M. Jules Barbier et une sur le poème des Deux Reines de M. Legouvé, qui renferment des fragments de haute valeur.

Gounod avait écrit un George Dandin sur la prose même de Molière. L'ouvrage n'a jamais été représenté. Il existe également, dit-on, une partition d'un Maître Pierre dont il parlait quelquefois. J'ignore si cet ouvrage est terminé.

 

Comme on l'a déjà vu, le théâtre seul n'a pas excité et occupé le génie de Gounod. Son œuvre religieux est considérable et d'une grande magnificence. En première ligne, je place la Messe de Sainte-Cécile et les deux Oratorios Mors et Vita et Rédemption, œuvres de grand style et d'une sobriété de moyens remarquable. Certaine phrase mélodique de Mors et Vita, par exemple, saisit par la beauté de sa forme, la longueur de ses périodes et l'intensité irrésistible de son expression. Gallia mérite aussi une mention spéciale, tant à cause des circonstances dans lesquelles elle fut composée que de la valeur de l'œuvre qui est noble et poétique. Pendant l'année terrible, Gounod s'était réfugié en Angleterre, et dans le désespoir de son patriotisme, se souvenant de Jérusalem en ruines, il écrivit cette lamentation dont il dit lui-même : « Elle me vint tout entière d'un seul bloc. Elle éclata dans mon cerveau comme une sorte d'obus. »

Un petit oratorio : Tobie, plusieurs Messes, un Te Deum, les Sept Paroles du Christ, dans le style palestrinien, des Psaumes, des Motets en nombre considérable, etc. complètent l'œuvre religieux de Gounod.

Je dois dire que là encore il a été un maître incomparable et que nul mieux que lui n'a traité la musique sacrée, lorsque, en dehors du plain-chant liturgique, l'art moderne était appelé dans l'église.

Qui sait même quel sera le jugement de la postérité et quelle préférence elle manifestera pour les œuvres de l'illustre mort ? A ce sujet, notre éminent confrère M. Camille Saint-Saëns a marqué son opinion en ces termes : « Les œuvres de théâtre sont plus ou moins éphémères, et Gounod a mis le meilleur de son génie dans des œuvres religieuses qui lui conserveront l'admiration du public futur, quand les siècles écoulés auront relégué dans les archives de l'art les œuvres théâtrales qui nous passionnent aujourd'hui. Alors seulement le monde musical appréciera à sa vraie valeur le grand artiste que nous pleurons. »

Il a été beaucoup disserté sur la démarcation à établir entre l'art religieux et l'art mondain ainsi que sur l'opportunité d'introduire les éléments de celui-ci à l'église. Gounod avait à ce sujet des idées très nettes qu'il a développées dans une lettre publiée par un journal italien en 1893, et dont je vous demande la permission de reproduire les derniers paragraphes :

« La langue musicale de l'Église, c'est la prière chantée ; non pas la prière de tel ou tel individu, mais la prière collective, celle des fidèles, c'est-à-dire des êtres réunis par une foi et des espérances communes.

Cette langue doit encore présenter un caractère d'impersonnalité qui la distingue de toute expression individuelle, fût-ce celle d'un génie.

C'est pourquoi nulle œuvre d'art ne peut être adoptée par l'Église dans la liturgie.

Mais dès que, dans des circonstances exceptionnelles, l'Église ouvre les portes de ses temples à d'autres éléments que le plain-chant et l'orgue, c'est-à-dire à des ressources accidentelles et venues du dehors, telles que l'orchestre, les soli, etc., elle reconnaît et proclame par cela même le droit d'expression individuelle dans la musique religieuse. »

Tel est l'esprit dans lequel est conçue cette belle lettre, qui témoigne bien de la hauteur de vues de son auteur.

En dehors de la musique religieuse, Gounod a encore écrit, outre trois symphonies, des morceaux de piano, des chœurs et un nombre incalculable de mélodies dont plusieurs sont de petits chefs-d'œuvre de sentiment et d'inspiration et dont beaucoup ont été écrites en Angleterre.

Gounod a été un grand et admirable maître. Son art est fait de clarté, de sobriété, de simplicité ; la forme en est toujours pure et parfaite ; la langue est belle, noble, et l'inspiration généreuse. — Son esprit ne s'est jamais laissé troubler, et il a toujours produit avec la même sérénité, la même foi, la même confiance.

On lui a reproché parfois de ne s'être pas associé au mouvement musical qui travaille notre génération. — Je suis plutôt tenté de l'admirer d'avoir su se soustraire à toute influence et d'être resté lui-même : simple, fort et calme, au milieu des agitations souvent passionnées de cette évolution artistique. — On peut lui appliquer, en les modifiant un peu, des paroles bien connues et dire : « Son verre était grand, et il buvait dans son verre. »

Génie puissant et rayonnant, Gounod a grandement honoré son pays. Nous lui devons tous le respect et la reconnaissance.

 

Que si je veux maintenant vous parler de Gounod comme homme, le sujet est encore inépuisable, et je dois me borner.

Son aspect physique était singulièrement séduisant et sympathique. L'œil profond, le front large et développé, la lèvre un peu sensuelle, une main de prélat, tels étaient les signes principaux qui caractérisaient d'une façon si saisissante, si particulière, l'auteur de Roméo, et qui ont été merveilleusement rendus par Élie Delaunay, dans le beau portrait qu'il fit en 1879, où il nous montre Gounod pressant sur son cœur la partition de Don Juan.

Sa vaste intelligence embrasait toutes les branches des connaissances humaines ; la culture de son esprit n'avait pour ainsi dire pas de limites. Rien de plus attachant et de plus captivant que sa conversation, avec sa parole figurée, colorée et pittoresque, sa foi communicative, sa physionomie mobile, sa voix douce, son geste persuasif !

C'était, comme on l'a dit bien souvent, soit qu'il parlât, soit qu'il chantât, un charmeur. Ceux qui l'ont approché, qui ont eu la bonne fortune de s'entretenir avec lui ou de l'entendre s'accompagnant lui-même, me comprendront, car tous ont subi le charme.

Il était d'une bonté, d'une affabilité exquises. Le cœur était haut et généreux ; je n'en veux pour preuve que la lettre qu'il écrivit en 1873, alors qu'il s'agissait de venir en aide aux employés et fonctionnaires de l'Opéra après l'incendie de ce théâtre : « Je suis tout prêt, disait-il, à faire l'abandon de ma part de droits d'auteur sur les représentations de Faust, au Grand-Opéra, pendant la durée d'un an, à partir du jour où l'administration pourra reprendre le cours de ses opérations. »

S'agissait-il de défendre une cause juste qu'on attaquait, il était là, tout vibrant : et avec quelle ardeur il se jetait dans la lutte !

On a bien souvent essayé de saper la noble institution de l'Académie de France à Rome. Au moment, des attaques les plus vives, en 1881, Gounod, avec une puissante logique et des arguments victorieux, l'a vaillamment défendue. Le document est trop long pour être reproduit. Je n'en veux citer que cette belle phrase, d'un tour littéraire très élevé : « On oublie donc que sous l'artisan, il y a l'artiste, c'est-à-dire l'homme, et que c'est lui qu'il faut atteindre, éclairer, transporter, transfigurer enfin, jusqu'à lui faire aimer éperdument cette incorruptible beauté qui fait, non pas le succès d'un moment, mais l'empire sans fin de ces chefs-d’œuvre qui resteront les flambeaux et les guides de l'Humanité en fait d'art, depuis l'Antiquité jusqu'à la Renaissance et jusqu'à nos jours, et après nous, et toujours ! »

Voilà l'artiste, voilà le penseur, — j'ajouterai, voilà l'écrivain !

Ses convictions artistiques étaient inébranlables. J'ai déjà dit son admiration sans bornes pour Mozart : Don Juan était sa Bible ! « Cette partition, écrivait-il, a exercé sur toute ma vie l'influence d'une révélation. Elle a été, elle est restée pour moi une sorte d'incarnation de l'impeccabilité dramatique et musicale. Je la tiens pour une œuvre sans tache, d'une perfection sans intermittence. » Il a célébré ce chef-d’œuvre dans une remarquable étude analytique que devraient lire tous les jeunes musiciens.

Gounod fut poète et librettiste à ses heures. Il est l'auteur de la traduction française de Gallia, du livret en vers de Rédemption, et le texte latin de Mors et Vita est son œuvre. — Sa correspondance est d'un haut et puissant intérêt ; il est bien désirable qu'elle soit publiée un jour.

Il était devenu partisan déterminé des libretti en prose, et dans une préface écrite pour George Dandin, et publiée en 1875, l'auteur y soutient qu'au point de vue de la composition musicale, la prose a sur le vers des avantages immenses, illimités. « En effet, dit-il, la variété indéfinie des périodes en prose ouvre devant le musicien un horizon tout neuf qui le délivre de la monotonie et de l'uniformité. Là, l'indépendance et la liberté d'allure peuvent se concilier avec l'observance des grandes lois qui régissent la mesure périodique et les mille nuances de la prosodie. » — Ce thème est développé longuement et curieusement. C'est un remarquable plaidoyer.

Vous voyez, Messieurs, que l'esprit de Gounod était sans cesse en éveil et que son imagination s'étendait à tous les sujets.

Ses mots heureux, imagés, flamboyants, ne se comptent plus. Il ne les cherchait pas : ils lui venaient d'abondance, sous l'empire d'une idée ou au cours d'une causerie. « L'artiste, disait-il, est une lyre vivante et consciente que le contact de la nature révèle à elle-même et fait vibrer. » — Ou encore, en parlant de la musique de Palestrina : « C'est la musique impassionnelle ; c'est l'infini puissant et pourtant tranquille comme la ligne sans fin de la mer à l'horizon. » — Faisant le portrait de Beethoven et de Mozart, il s'écrie : « Beethoven est le plus grand — Mozart est le plus haut ! Mozart est dans le ciel et Beethoven y monte ! Et pourtant ils sont égaux ! » — Parlant de Bach : « Saluez ! Bach, c'est le Moïse de la musique ! » — Un soir, à une représentation de Faust, tandis que Marguerite est à sa fenêtre et que la flûte soupire un contre-chant très doux, il s'écrie, s'adressant à un ami : « Sens-tu des cheveux de femme autour de ton cou ? » — Un jour, il apostrophera un directeur de théâtre après une mauvaise représentation : « Vous lâchez vos artistes à travers ma partition comme des veaux à travers un potager ! » — Et encore : « La sainteté... c'est une diaphanéité précéleste. » — « Les enfants, ce sont les roses du jardin de la vie. »

Je m'arrête ; j'en laisse, et des meilleurs, tant la mine est riche.

Il était père de famille excellent, adorant ses enfants et petits-enfants, les entourant d'une bonté sereine, d'une douce tendresse qui ne se démentait jamais.

Et c'est cet homme, ce grand esprit, ce grand cœur, ce grand artiste, qui a été ravi tout à coup à notre affection et à notre admiration, alors que, encore sur la brèche, il donnait des instructions à un jeune musicien au sujet de l'exécution d'un Requiem qu'il venait de terminer ! La foudroyante nouvelle s'est vite répandue dans Paris, et bientôt, hélas ! on a pu s'écrier : Il est mort, le grand musicien, celui qui a si bien su faire vibrer nos cœurs ! il est mort, le chantre inspiré de l'amour !

Oui, il est mort, Messieurs, mais il est mort entouré d'une gloire impérissable, et il est entré dans la vie éternelle avec le sourire des croyants.

L'État lui devait et lui a fait des funérailles nationales. Gounod avait été comblé d'honneurs ; vous l'aviez admis en 1866 dans votre Compagnie, qu'il aimait ardemment et dont il partageait les travaux avec une assiduité et un zèle constants.

Que cette belle vie serve d'exemple aux jeunes générations ! Qu'elles y puisent l'amour du vrai, l'amour du beau, l'amour du grand !

Quant à nous, Messieurs, je suis sûr d'être l'écho de tous en disant que le souvenir de ce grand artiste restera pieusement et à jamais dans nos cœurs.

 

 

 

 

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