Institut de France.

Académie des Beaux-Arts.

 

NOTICE SUR ERNEST GUIRAUD

par M. E. PALADILHE

membre de l’Institut

Lue dans la séance ordinaire du samedi 28 janvier 1893.

 

 

 

Messieurs,

L'honneur le plus enviable et la plus belle récompense pour un artiste, c'est de devenir votre confrère. Mais la joie d'obtenir ce titre est mêlée de regrets bien amers quand on est appelé, comme moi, à occuper la place d'un ami profondément cher, auprès duquel on eût été si heureux de siéger.

En venant aujourd'hui remplir le pieux mais difficile devoir auquel me convie une de vos plus touchantes traditions, je ne saurais me flatter de pouvoir m'en acquitter selon mes désirs et de traduire aussi dignement que je voudrais les sentiments qui sont dans tous vos cœurs.

Permettez-moi donc de laisser parler les faits seuls ; ils diront mieux que moi ce que je pourrais dire.

Ernest Guiraud appartenait à une famille de musiciens. — Son père fut un compositeur distingué. Élève de notre Conservatoire, il obtenait, en 1827, le Grand Prix de composition musicale. — A son retour de Rome, désespérant, après de nombreuses et infructueuses tentatives, de pouvoir se produire au théâtre, il se décida à quitter la France et partit pour La Nouvelle-Orléans, où il parvint bientôt à se créer une brillante position de professeur. — Quelques années plus tard, il revint à Paris et s'y maria.

Après avoir essayé de nouveau, et tout aussi vainement, d'aborder la scène, il retourna en Amérique et s'y fixa définitivement.

C'est à La Nouvelle-Orléans qu'Ernest Guiraud est né le 23 juin 1837.

Son père lui donna ses premières leçons, et, sous un tel maître, l'élève, en musicien de race qu'il était, fit de si rapides progrès que, dès l'âge de quinze ans, il fut en état de composer la musique d'un grand-opéra en trois actes : le Roi David.

Cet ouvrage, joué par une troupe française, obtint un véritable succès.

Devant cette brillante promesse d'avenir, son père, espérant pour son fils une fortune plus heureuse que la sienne, résolut de lui faire achever ses études musicales à Paris.

Il l'y amène, puis repart ; mais, dans sa sollicitude, il ne le laisse pas seul, à seize ans, perdu dans la grande ville. — Il le confie aux soins paternels de son beau-frère, M. Croisilles, premier violon-solo à l'Opéra-Comique, chez qui le jeune Ernest retrouve la vie de famille, et à un de ses anciens condisciples, M. Barbereau, musicien d'un profond savoir, qui lui donne des leçons d'harmonie et de contrepoint.

Un témoignage précieux nous apprend que, dès cette époque, il était déjà un excellent musicien.

Berlioz, dans une lettre adressée, en 1855, à un ami de La Nouvelle-Orléans, mentionne le « très utile concours » qu'il a reçu du « fils de Guiraud » pour deux exécutions de l'Enfance du Christ. « Il a accompagné, dit-il, les chœurs aux répétitions, il a dû même les diriger pendant le finale de la première partie... C'est un charmant garçon qui deviendra un homme. » (1)

 

(1) Correspondance inédite de Berlioz, publiée par Daniel Bernard. Lettre à M. Tajan-Rogé, page 222.

 

Avant de justifier si pleinement cet horoscope, Guiraud fut admis au Conservatoire dans la classe de M. Marmontel, où, grâce à cet enseignement vraiment supérieur, il remporta brillamment le premier prix de piano.

Certes, c'était un honneur ; mais ce n'était qu'un honneur, et il fallait vivre. — Guiraud était forcé de compter sur son travail ; de plus, en futur auteur dramatique, il était tourmenté du désir, du besoin d'entendre exécuter les œuvres lyriques sur la scène ; mais comment trouver accès dans les théâtres avec ses minimes ressources ?

A l'exemple de Berlioz, qui, au début de sa carrière, s'était engagé comme choriste au Théâtre-Italien, Guiraud se fit recevoir à l'Opéra-Cornique en qualité de timbalier.

Fonction bien modeste sans doute, mais qui lui permit d'entendre les partitions anciennes et nouvelles, d'entrer avec elles en commerce assidu et familier, de les analyser, de les juger, de se rendre compte de l'effet qu'elles produisaient sur le public, de développer ainsi son instinct du théâtre, d'acquérir enfin l'entente de la scène.

Sur ces entrefaites, l'illustre auteur de la Juive, Halévy, l'admit dans sa classe de composition.

Les dons naturels de Guiraud étaient si remarquables, les sévères études qu'il avait faites si solidement établies, qu'à son premier concours à l'Institut, en 1859, il remportait, d'emblée et à l'unanimité, le Grand Prix de Rome.

Exemple unique et touchant de deux musiciens, le père et le fils, obtenant, à trente-deux ans d'intervalle, cette suprême récompense de la jeunesse !

Il partit donc pour Rome. — C'est là qu'une année plus tard j'ai rejoint mon cher condisciple ; c'est là que se noua, entre nous, cette amitié profonde, tendre, inaltérable, que la mort seule pouvait rompre.

Comment, en effet, ne pas donner sa meilleure affection à ce cœur si sincère, si excellemment bon, à cette âme si éprise d'idéal, à ce caractère si droit, d'une modestie et d'une indulgence si vraies et si rares !

Guiraud, à la Villa Médicis, fut pour moi plus qu'un ami, un frère aîné.

Nos goûts, nos enthousiasmes étaient les mêmes. Que de longues excursions dans la campagne romaine, que de visites dans les musées, de voyages à pied ou en vetturino à travers toute l'Italie ! Que de chers et durables souvenirs !...

Il se plaisait, plus tard, à répéter que c'est pendant cette heureuse période de sa vie, durant ces deux années de séjour en Italie, qu'il avait véritablement senti s'épanouir son âme d'artiste.

Aucun de ceux qui aiment encore à s'appeler aujourd'hui les Romains n'aima Rome avec plus de passion que Guiraud. Il ne put la quitter qu'avec un indicible serrement de cœur, et les yeux pleins de larmes.

Ses devoirs de pensionnaire avaient été scrupuleusement accomplis. Il avait envoyé à l'Académie une Messe solennelle, un opéra bouffe italien et un opéra-comique en un acte, intitulé : Sylvie. — Ces différentes œuvres furent particulièrement remarquées par votre Section de Composition musicale, et il arriva à Paris avec un commencement, sinon de réputation, du moins de notoriété artistique.

Plus heureux que bien d'autres, Guiraud n'eut pas à attendre longtemps l'occasion d'aborder le théâtre.

Le 11 mars 1864, alors qu'il était encore pensionnaire, l'Opéra-Comique représentait son troisième envoi : Sylvie. Ce début fut accueilli avec faveur par le public. Des idées fraîches et distinguées, des harmonies claires et purement écrites, une instrumentation sobre, bien que variée, attestaient un ensemble de qualités remarquables et faisaient pressentir un véritable compositeur.

Cependant, ce n'est guère que cinq années plus tard que le Théâtre-Lyrique lui joua un nouveau petit acte intitulé : En prison, s'il vous plaît !

Enfin, le 2 juillet 1870, l'Opéra-Comique donnait le Kobold. Cette œuvre charmante, qui avait pleinement réussi le soir de sa première représentation, s'annonçait comme un franc et durable succès. Hélas ! sa carrière ne devait pas être longue. Peu de jours encore, et la guerre éclatait !

Sous les dehors d'un caractère doux, gai, bienveillant et d'une insouciance absolue pour tout ce qui était du domaine de la vie pratique ou matérielle, Guiraud cachait un cœur ardent, généreux et capable de tous les dévouements. Aussi, bien que son titre de Prix de Rome l'exemptât de tout service militaire, il s'engagea un des premiers dans un bataillon de marche et fit bravement, jusqu'à la fin de la guerre, son devoir de Français. Il supporta, avec énergie, toutes les rigueurs du siège et eut enfin l'honneur de combattre à Champigny et à Montretout, à côté de notre si cher et si regretté Regnault.

La paix rétablie, Guiraud se remit au travail, et ici se place, pour lui, une période d'active production. Il donne, en 1872, aux Concerts populaires, une importante Suite d'orchestre. Cette œuvre, en tous points remarquable, est écrite par un maître désormais en possession de toutes les ressources de son art. Par un heureux contraste, les premiers morceaux sont empreints d'une teinte rêveuse, mélancolique, tandis que le dernier, qui porte le titre de Carnaval, est exubérant de fantaisie, de couleur et de fougue entraînante. L'effet fut considérable, l'œuvre acclamée avec enthousiasme ; depuis lors elle n'a pas cessé de faire partie du répertoire de nos grands concerts symphoniques.

La même année, le théâtre de l'Athénée représentait Madame Turlupin, opéra-comique en deux actes, dont le premier acte surtout est un petit chef-d'œuvre de grâce, de fine et spirituelle bonne humeur.

Vient ensuite, et à quelques mois de distance, le ballet de Gretna-Green, représenté, le 5 mai 1873, sur la scène de l'Opéra.

Mais la chance ne souriait pas au pauvre compositeur. Quelques semaines plus tard, l'incendie dévorait le théâtre et anéantissait ainsi les espérances que Guiraud pouvait légitimement fonder sur une œuvre dont le succès avait été complet et qui méritait de se maintenir au répertoire.

Pour la seconde fois, une catastrophe venait inopinément le priver des résultats dus à ses efforts.

Il ne se laissa pas décourager par ce nouveau revers. Nous le retrouvons bientôt aux Concerts populaires, où il fait exécuter une belle Ouverture de concert et un Air de ballet, et enfin à l'Opéra-Comique, où son œuvre la plus importante, Piccolino, obtient un éclatant et durable succès.

Guiraud se trouvait, pour la première fois, en présence d'un livret qui lui offrait des situations variées, les unes côtoyant la comédie légère et même bouffe, d'autres prêtant à des développements de musique pittoresque, colorée, inspirée par ses souvenirs d'Italie ; d'autres enfin lui donnant l'occasion de montrer sa sensibilité dans des scènes de tendresse émue et presque de passion. Il y réussit pleinement. Bien des pages sont à citer dans cette partition remarquable. Je n'en mentionnerai que quelques-unes : le Chœur de Noël, d'un sentiment à la fois archaïque et poétique ; le Chant du Pasteur, large et noble, sans être emphatique ; l'air de Marthe, dont les accents sont si pénétrants, l'expression si touchante et si juste. C'est de la musique venue du cœur et qui va au cœur.

Il est à remarquer que dans Piccolino, comme dans Galante Aventure, ouvrage en trois actes donné postérieurement et où se retrouvent les mêmes qualités de charme et d'expression, toutes les fois que le livret lui en fournit le prétexte, Guiraud s'élève et agrandit le sujet qu'il a à traiter par le style dont il le revêt.

Nous voici maintenant arrivés à une époque de sa vie où Guiraud accepta une situation qui allait exercer sur sa carrière de musicien une influence considérable : il entra au Conservatoire comme professeur.

Le premier cours qu'on lui confia fut une classe d'harmonie pour les femmes. Il la trouva dans un état d'infériorité notoire ; mais il la releva de telle sorte, il lui donna une telle impulsion, qu'aujourd'hui les élèves-femmes sortent du Conservatoire aussi fortes en harmonie que les jeunes gens des classes similaires.

Quelques années plus tard, une longue et cruelle maladie ayant forcé votre éminent confrère, Victor Massé, à abandonner le cours de haute composition dont il était chargé, Guiraud, par une promotion qui rencontra l'assentiment unanime, fut appelé à le remplacer. Dans ces nouvelles fonctions, son talent de professeur s'affirme et grandit encore.

Il était doublement maître dans notre art : maître par la science, maître par l'inspiration personnelle.

Ces deux qualités, qui ne s'allient pas toujours, se réunissaient en lui pour en faire un des guides les meilleurs et les plus sûrs auxquels le haut enseignement du Conservatoire pût être confié, dans l'espèce de crise que traversait et que traverse encore la musique.

Les jeunes gens sont tourmentés d'un besoin de nouveauté qui les pousse au mépris des règles traditionnelles de notre art et au dédain des maîtres les plus consacrés.

Guiraud, grâce à sa science, les rappela à l'intelligence et au respect des principes et des modèles ; en même temps que son esprit d'initiative l'aidait à reconnaître et à diriger ce que leurs tentatives d'innovation avaient de légitime.

Les succès de ses élèves dans les concours témoignèrent de sa double et féconde influence.

Chose bien frappante ! Son goût pour l'enseignement devint, chez ce modeste, une passion véritable pour le succès. Outre les mérites de premier ordre qu'il lui donna l'occasion de révéler, il développa en lui des qualités morales toutes nouvelles ! Par intérêt pour ses élèves, Guiraud, d'indolent qu'il était, devint actif : Guiraud devint exact, Guiraud sut l'heure qu'il était !

Vous qui l'avez toujours vu ponctuel à vos séances, Messieurs, vous ne partagerez pas l'étonnement que causa à ses familiers un tel changement d'habitudes.

L'Institut, à son tour, avait contribué à le perfectionner comme le Conservatoire, qui l'avait aidé si légitimement à entrer à l'Institut.

Vous l'avouerai-je cependant ? Ses amis s'inquiétaient un peu de son grand succès de professeur. Pour eux, il y avait deux Guiraud : l'un, le charmant auteur d'opéras-comiques, brillants, légers, aimables, pleins de sève et de grâce ; l'autre, encore inconnu, qui visait, en dedans de lui, à des œuvres d'un ordre plus élevé, qui aspirait aux beautés plus sévères du grand drame lyrique.

C'est ce Guiraud-là en qui nous avions confiance et que nous craignions de voir étouffé par les fatigues et les soucis absorbants de l'enseignement. « Guiraud aime trop le Conservatoire, disions-nous ; il s'intéresse trop au succès des autres, il ne travaille plus pour les siens ! »

Nous nous trompions : il y travaillait, et avec constance. Une première fois, il entreprit, avec Edmond Gondinet, un grand ouvrage lyrique, que la mort de son collaborateur le força d'interrompre. Une seconde tentative échoua, par suite de ces mille obstacles qui entravent et rendent si difficile la carrière de compositeur dramatique.

Enfin un troisième essai fut plus heureux.

Un de nos poètes lyriques les plus distingués lui fournit un sujet, à la fois historique et pathétique, emprunté à un chef-d'œuvre : les Récits des temps mérovingiens ; il se mit à l'œuvre avec passion. Il acheva les trois premiers actes et commença le quatrième.

Pour être tout entier à son travail, il se fit bâtir, sur les bords de la mer, une petite maison à côté de son collaborateur.

Guiraud propriétaire foncier !... Un de ces imprévus qui abondent dans la vie de ce charmant artiste !

Il se retira là, durant les deux mois de vacances du Conservatoire. Deux mois pour lui, c'était six mois pour un autre, tant était merveilleuse cette maestria qui fut toujours au service de ses amis, et qui n'avait d'égale que son obligeance. N'est-ce pas lui, en effet, qui a orchestré les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, emporté avant son travail fini ? N'est-ce pas lui qui devait orchestrer Kassya de notre cher Delibes ?

Enfin son œuvre avançait à grands pas. Il était tout à l'espoir, et nous aussi, quand le coup terrible de cette mort subite vint l'arracher à notre amitié et à son œuvre.

C'est au sortir de sa classe, dans ce Conservatoire qu'il aimait tant, à qui il avait donné seize années de sa vie, qu'il tomba foudroyé.

Nos regrets étaient doublement amers : nous regrettions en lui tout ce qu'il était et tout ce qu'il aurait été... lorsqu'un de vos illustres confrères, — je profite de son absence pour le trahir, — M. Saint-Saëns, prit l'ouvrage inachevé, le lut, y trouva des qualités de premier ordre, et, avec une générosité qui n'étonnera que ceux qui ne le connaissent pas, avec un dévouement qui honore en même temps celui qui en était l'objet, s'offrit à terminer cette importante partition.

Le travail est en bonnes mains ! Grâce à Saint-Saëns, on connaîtra Guiraud tout entier !

Il était dans la nature charmante et exquise de notre ami d'inspirer des sympathies du caractère le plus touchant et le plus rare ; et je ne puis mieux terminer cette courte notice qu'en rappelant qu'au lendemain de sa mort une réunion de confrères et d'amis se forma spontanément pour veiller après lui sur ce qu'il a laissé de plus cher.

 

 

 

 

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