Et voici l'histoire de Manon, de Manon Lescaut.
« Alors, c'est ça que vous voulez ?
— Eh oui, pas autre chose !
— Manon Lescaut ?
— Mais non, Manon. Manon tout court. Manon, c'est Manon ! »
Suivant une formule qui a fait ses preuves, ces répliques s'échangeaient, certain beau jour de l'automne 1880, entre Henri Meilhac, librettiste de son état, et Jules Massenet, du sien compositeur de musique, en le cabinet de travail du premier, 30, rue Drouot.
C'est que celui qui était déjà le « jeune maitre » de Erinnyes, de Marie-Magdeleine et du Roi de Lahore — ceci pour ne rien dire de vingt mélodies, sur tous les pianos, sur toutes les lèvres, dans tous les cœurs — avait été pressenti par Carvalho pour enrichir de musique certaine Phoebé, qu'il voulait introduire à l'Opéra-Comique : il en était alors le directeur. Mais cette Phoebé ne lui avait rien dit. Et il en était à le dire à son auteur (avec ses regrets), quand son regard, en la bibliothèque qui lui faisait face, s'était arrêté sur le titre en or du roman de l'abbé Prévost.
« Une Manon, cependant, objectait Meilhac, vous n'ignorez pas qu'il en est déjà une d'Auber ?
— Et puis après ? répliquait Massenet. Elle a bientôt, celle-là, un quart de siècle : même son fameux Eclat de rire s'éteint. Et d'abord je ne crains point la concurrence. Nous ferons autre chose. Nous ferons mieux : au lieu d'un opéra-comique, voulez-vous une comédie musicale ?
— D'accord. »
Telle est, au moins, la légende de la première idée de Manon, une légende qui prétend en plus que, dès le lendemain, au Vachette, Massenet trouvait les deux premiers actes de son livret sous sa serviette. Il semble, en tout cas, que, quelques semaines plus tard, il en pouvait faire entendre le début à Meilhac et à Philippe Gille (car Meilhac avait alors rompu sa collaboration avec Halévy), en ce pavillon Henri IV de Saint-Germain, d'où tout Paris se devine comme un mirage, ou une promesse. Et, dès lors, Massenet n'a plus que Manon en tête — comme on y a l'amour. Ayant alors domicile parisien rue du Général-Foy, il prenait l'habitude de descendre, l'après-midi, chez son éditeur, Hartmann, et, en amoureux de Paris, d'y descendre à pied. De plus, en amateur de fleurs (mon Dieu ! il avait tant de belles dames à fleurir !...), il s'attardait volontiers au marché de la Madeleine, marché qui comptait alors — c'est toujours la légende qui l'affirme — une jeune fleuriste dont la taille fine et le minois mutin auraient pu être à son héroïne.
Mais la gloire l'obligeait à d'incessants voyages. Infatigable, il est partout où on le joue. Et on le joue partout. Ainsi, parcourir le manuscrit de son œuvre est-ce suivre, grâce à l'habitude qu'il avait prise de faire de ses bas de page son « journal de bord », est-ce, pas à pas, suivre son existence. On lit :
Nuit du 6 au 7 mars 1883. — Je commence l'orchestration, tristement.
11 mars. — Bon dimanche de travail.
Gand (16), Lille (21), Nantes (26). Travail. Travail. Travail.
On lit aussi :
Samedi 14 juillet. — Fête nationale ! Grande pluie toute la nuit. J'entends toutes les musiques militaires, retour de la revue. Quel bruit... pour rien.
Mais, entre le 16 et le 21, entre Gand et Lille, il était, le 19, à Bruxelles, en l'hôtel de la Poste. Il aimait Bruxelles, où il avait un ami et un admirateur en Frédérix, journaliste à l'Indépendance belge. C'est à lui qu'il faisait entendre, et à Marthe Duvivier, qui avait été, la première, « une ardente Salomé », l'acte de Saint-Sulpice — le plus ardemment passionné de ceux qu'il signa, avec tel acte de Werther — et qui aurait été écrit en la capitale belge.
Massenet — modestement, orgueilleusement — était un grand travailleur.
« Cette Manon, un article de Paris », devait-il dire.
Mais c'est gravée qu'il en aurait apporté la partition à Carvalho.
« Elle est donc en bronze ? » lui aurait dit celui-ci.
Elle l'était. On parla distribution. Et les difficultés commencèrent.
Des Grieux, père et fils, comte et chevalier, ce ne pouvait être que Cobalet et Talazac, lesquels avaient été, la veille, Nilakantha et Gérald, tandis que Marie van Zandt avait été Lakmé, ceci avec une voix de caresse et de perles, mais un accent :
Où va la jeune andouille,
Quand la lune se jouille ?
qui ne lui eût guère permis d'être, avec vraisemblance, la petite provinciale débarquant du coche d'Amiens.
Alors, à qui pensez-vous qu'on pensa ? A Galli-Marié, qui avait été Carmen ? Ou à Miolan-Carvalho, qui avait été Marguerite ? Mais Galli-Marié était née en 1840, et devait quitter la scène en 1885. Et quant à MiolanCarvalho, qui avait vu le jour en 1827, elle devait dire elle-même :
« Ah ! mon cher maître, que n'ai-je vingt ans de moins ! »
Ce dont le cher maître, en ses « Souvenirs », dit « qu'il consola du mieux qu'il put l'incomparable artiste. »
Cependant, il y avait alors, au Vaudeville où elle chantait le Babolin, de Lecocq, une toute jeune Mlle Vaillant, qui aurait vaillamment fait l'affaire, si Brasseur, son directeur, avait voulu la céder à Carvalho. Dieu merci, le jour même où il s'y refusait, Massenet se trouvait face à face avec un immense chapeau à fleurs :
« Chère, chère Marie Heilbronn !
— Pour vous servir : votre marraine... et votre grand-tante. »
C'est que Marie Heilbronn avait été l'une, avant-guerre, en créant l'autre : la Grand-tante avait été l'acte de début de compositeur. Elle y avait eu comme partenaire le fascinant Capoul, ténor qui devait laisser un nom dans la coiffure — et dont elle était coiffée. Depuis, elle s'était laissé entraîner, aduler, adorer en une longue tournée européenne : Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg. On ne saurait, dit-on, aller chercher trop loin le plaisir de rentrer chez soi. Elle rentrait à Paris, diva, millionnaire... et maman : celle d'une petite Marguerite qui — scandaleusement ! — échauffait les imaginations romanesques ; l'existence des actrices passionnait alors le public. Enfin, son union avec le vicomte de la Panouze — de la Panade, calambourdisait le Boulevard — mettait quelque peu fin à une vie où elle avait, jusqu'à l'essoufflement, joué à la papillonne, pour se servir d'un mot de Victorien Sardou qui faisait fortune. Il convient d'ajouter qu'elle était pire que jolie, et que, si elle se contentait d'avoir Helleu comme portraitiste, c'est bien que Boucher et Lancret n'étaient plus là pour se disputer la gloire de fixer sur toile son sourire à fossettes.
De minuit à quatre heures du matin, Massenet lui chantait son œuvre. Pendant quatre heures, elle reniflait et se tamponnait les yeux. C'était sa vie, sa vie à elle, cette pièce-là ! Elle en était à vouloir renoncer (à tout jamais) au théâtre ; elle n'y serait plus que Manon ! C'est qu'elle était de celles qui croient toujours que c'est arrivé. Rien à changer, à un mot près : « Elle eut hier seize ans. » Or, elle avouait n'en avoir, de l'avant-veille... que le double ! Ainsi fatiguait-elle les librettistes.
« Vingt, mettez vingt seulement », demandait-elle à Meilhac.
Et Philippe Gille de répondre :
« Un mot de plus, madame, et je mets quinze. »
Mais sa devise, à elle, c'était : « Ce que veult, peult. » Elle aura donc l'âge qu'il faut.
Pour travailler son rôle, elle loue un appartement dans un grand hôtel des Champs-Elysées, un hôtel qu'un yankee grincheux quitte incontinent, ses incessantes gargouillades l'empêchant de fumer sa pipe ; mais sa chambre se trouve, tout aussi incontinent, louée par un mélomane notoire, avide d'avoir « la primeur des duos d'amour... et de leurs charmants détails ».
Avec lui, Paris ne parle plus d'autre chose. Et, d'avance, il a pour Manon les yeux du Chevalier.
Est-ce dire que les spectateurs de la première avaient quelque juste idée de l' « abominable roman » dont la parution avait fait courir leurs ancêtres « comme au feu », disait Marais, à un feu en lequel « on aurait bien dû jeter son auteur lui-même », ajoutait-il ?
A peine.
Manon, pour nombre d'honnêtes gens, ne date pas de 1731, mais de 1884, du 19 janvier 1884.
En ces âges lointains, l'Opéra-Comique était toujours à l'usage des entrevues matrimoniales. Ainsi, la règle du jeu était-elle de n'y porter en scène que de « décentes histoires ». Meilhac et Halévy avaient ainsi édulcoré Mérimée (le leur a-t-on assez reproché !). Le premier allait tout de même édulcorer l'abbé : on le lui reprochera. Voyons ! Manon serait-elle prostituée par son frère ? Par son cousin seulement. L'hôtel de Transylvanie, un tripot ? Rien de plus qu'un salon où l'on joue. Si Des Grieux triche au pharaon — péché mignon ! —, il n'ira pas jusqu'au fric-frac (comme on ne disait pas encore) aux dépens de Guillot. Et ainsi de suite jusqu'à la route du Havre où, plutôt qu'une « impure » XVIIIe, c'est une grisette siècle suivant qui regrettera pour sa bague — de fiançailles ? — le diamant de la première étoile. Ce qui n'empêche que le livret soit, aux entournures, taillé sur le même patron que Carmen. Les curieux du coche d'Arras pourraient, au costume près, se mêler aux passants de cette place de Séville où chacun va. La cloche qui en annonce l'arrivée aurait pu sonner la fin du travail à la manufacture cigarière. Les trois petites amies de Guillot, ces demoiselles Poussette, Javotte et Rosette, auraient pu faire une ronde avec Mercédès et Frasquita, intimes de la Carmencita, etc. Le jeu de la comparaison — allez-y ! — vaut celui des mots croisés.
Ceci dit, quoi d'étonnant qu'il se puisse poursuivre en la musique ? Entre la gavotte du Cours-la-Reine et la petite marche à la Ramée ou à la Fanfan la Tulipe, le prélude enchâsse le thème « sphynx et sirène » de Manon ; ainsi Bizet en avait-il usé avec son motif de la fatalité.
Mais à Bizet, Massenet devait emprunter bien autre chose. C'est que le Bizet de l'Arlésienne, après le Rousseau de Pygmalion, le Mozart de Zaide et même le Delibes de Lakmé, avait usé du mélodrame, et c'est ce dont Massenet va user à son tour, avec l'aisance, la discrétion, le tact dont il fait montre dès la rencontre des amants, échappant ainsi à la vieille malédiction du « récitatif parlé » qui pesait toujours sur le genre « éminemment national »,
ceci sur un petit motif dont les notes (faudrait-il préciser les notes seulement ?) sont déjà dans l'oratorio Ruth, de César Franck, en le duo de celle-ci avec Booz :
Cependant, il n'est nouveauté qui ne heurte une habitude. A celle-ci, qui en était donc à peine une, les vieux abonnés firent grimace de désapprobation. Bien mieux : un Jean Chantavoine en trouvait toujours « effet contestable ». Dieu merci ! Ses confrères d'alors en jugèrent autrement, et jusqu'à situer Manon entre le « passé de l'opéra-comique et l'avenir du drame lyrique ».
« Du drame lyrique ? Eh ! Eh ! Ce petit thème n'en pourrait-il faire figure de « thème de la rencontre » ?
— Si fait.
— Alors, un leitmotiv ?
— Le grand mot que voilà ! dirait le père Des Grieux. »
Ces quelques notes n'ont vraiment rien de l'intransigeance psychologique des blasons sonores de la Tétralogie, encore qu'en leur allure franche et passionnée elles ne soient pas sans silhouetter Des Grieux avec fidélité. Ce petit motif, on le retrouve à l'entracte de la rue Vivienne : il s'y oppose à un autre, tout en coquetteries, celui-là. Et c'est celui de Manon que nous réentendrons plus loin, élargi, à l'heure où le soupçon d'un regret effleurera l'âme de la frivole héroïne. Peu de chose, mais qui devait suffire, cependant, pour que la critique criât au wagnérisme. On croit rêver.
« Pauvre Manon, dit Weber du Figaro, qui t'aurait un jour prédit que tu serais entourée de tant de vacarme ? Aimable fantôme d'un siècle élégant et précieux, te voilà, de par la musique savante, égalée aux héros des Niebelungen. »
Mais ce n'est pas tout, tenez-vous bien ! C'est la science du compositeur qui semble d'abord frapper les premiers auditeurs de son œuvre. Il n'est exégète à n'en parler.
« Au point de vue science musicale, au moins, Manon n'est pas sans valeur », devait dire Ferdinand Strauss dans l'Europe artiste. Ce qui pouvait laisser croire qu'elle n'en avait point d'autre.
Mais quoi ! Henri Maret, dans le Radical, est autrement affirmatif encore. « Massenet est très fort. Rien ne lui est étranger de ce qui concerne l'arithmétique sonore. Mais, à la vérité, on n'est pas ému un seul instant ! »
Sur quoi Weber, déjà cité, de renchérir : « Vous n'êtes pas émus parce que l'auteur — un travailleur, un savant — ne l'est pas lui-même. Si quelqu'un pleure à Manon, qu'il vienne donc me le dire. »
Le téléphone ne devait guère exister en 1884. Eût-il existé, la ligne de ce Weber aurait été bloquée, le lendemain, par les spectatrices qui avaient eu les yeux humides dès le second tableau. Un cœur, une chaumière — voire, sous les toits, un petit nid d'amour comme celui-là, qui, pour n'être point encore anachroniquement tapissé de toile de Jouy, comme il le sera plus tard par Albert Carré (anachroniquement : Manon, 1731 ; Jouy, Manufacture de Jouy : 1765), n'en entendait pas moins deux de ces pages — à chacun la sienne ! — dont l'astucieux Massenet avait le plus séduisant secret : la Petite Table, où l'on boit dans le même verre, le Rêve d'une humble retraite au fond des bois...
Le troisième tableau, celui du Cours-la-Reine, pastiche, avec une singulière adresse, les musiciens du temps, et Rameau, le plus grand de tous. Le meilleur y côtoie le pire. Le pire : l'air de Manon, qui n'y est qu'un air de bravoure, un exercice de haute école ; « un éclat de rire dont on se serait bien passé », devait assurer Stoullig. Par contre, quelle réussite musicale et théâtrale, le petit dialogue, frivole et profond que Manon et le comte échangent du bout des lèvres, sans avoir l'air d'y toucher, sur l'indifférent menuet : « Quand on est sage, on oublie... » ! Fut-il sacrilège celui-là qui parla, à son sujet, de Don Juan et de Mozart ?...
Cependant, le clou reste bien Saint-Sulpice. Or, ce clou faillit bien ne pas être. Il fallut que Massenet lui-même insistât auprès de ses collaborateurs.
« Ce qui manque, entre ces deux tableaux de galanterie, c'en est un d'accent sobre, austère, passionné. Que diriez-vous d'une scène à Saint-Sulpice, avec l'écho des hymnes, des orgues, des cloches, et cet air froid qu'on y respire ?
— Des Grieux en soutane ? Voilà qui me paraît infiniment dangereux, dit Philippe Gille.
— Beaucoup moins qu'à moi, opina Meilhac.
— Mais que parlez-vous de soutane ? Parlez « petit collet ».
— Essayons. »
Et Massenet, « chantre de la femme », devait trouver ici, dans une atmosphère d'eau bénite et de poudre de riz, un de ses élans les plus vrais. A l'exception de l'air « Manon, sphynx étonnant... » — ce que Musset avait déjà dit avant Gille et Meilhac —, le tableau de l'hôtel de Transylvanie peut paraître « redondant et bruyant ». Il l'est. Le chœur des aigrefins ne dépasse guère le niveau de l'opéra bouffe (au fait, n'est-il comme un écho de la conspiration de la Fille de Madame Angot ?) , tandis que la valse-brindisi « A nous, les amours et les roses » serait digne du répertoire des limonaires. Le plus étonnant, croyez-vous que ce soient les bravos les plus unanimes — des bravos allant jusqu'au bis —qu'elle suscita dès la première ? Point ! Plutôt cette opinion signée Camille Bellaigue : « Ce chœur est soutenu par une orchestration où les violons scintillent comme diamants aux lumières. »
Diamant pour diamant, on leur peut préférer celui qui s'allume si bien
au ciel désert du dernier acte. Ariosos-pâmoisons, mélodies-caresses et tendres duos-baisers : Massenet y est, une dernière fois, à son affaire. Et puis, suivant un procédé qui, depuis Faust, avait fait ses preuves, il y égrène les perles du souvenir : l'auberge, le coche, la lettre... et la robe noire à Saint-Sulpice...
En deux ans, Manon atteignait sa quatre-vingt-huitième représentation, et sans doute parlait-on déjà de la centième et de ses fêtes, quand Marie Heilbronn disparut. Massenet en fut d'abord inconsolable. Dans les Souvenirs qu'il dicta en son grand âge, on peut lire (p. 148) : « Je préférai arrêter l'ouvrage que de le voir chanté par une autre. »
Mais on y lit aussi, quatre lignes plus loin :
« Ce fut la chère et unique Sibyl Sanderson qui le reprit à l'Opéra-Comique. »
Massenet, qui ne refusait jamais rien aux jolies femmes, y ajouta même quelques-uns de ces contre-ré dont elle est prodigue.
Marguerite Carré marqua de son nom la 500e et la 1 000e (13 janvier 1905 et 17 juin 1919). Emma Luart, la 1 500e (12 avril 1931). Geori Boué, enfin, la 2 000e (18 janvier 1952), l'orchestre, ce soir-là, étant dirigé par un maître qui, le 19 janvier prochain, aura l'âge même de Manon : Albert Wolff.
Et telle est l'histoire — provisoire — de Manon...
(José Bruyr, Musica disques, janvier 1959)