L'ORATORIO MODERNE : MASSENET
Conférence de M. Louis SCHNEIDER
Avec le concours de Mme Charlotte LORMONT, des Concerts Lamoureux, de M. DANGÈS, de l'Opéra et de M. Firmin TOUCHE, violon-solo des Concerts Colonne.
(27 mars 1909 - répétée le 07 avril 1909)
Programme
Marie-Magdeleine, air de Judas, par M. Dangès Eve, duo d'Adam et Eve, par Mme Charlotte Lormont et M. Dangès Eve, air d'Eve : "Douce nuit", par Mme Charlotte Lormont |
la Vierge, "le Dernier sommeil de la Vierge", par M. Firmin Touche Terre promise, le Récitant : "Peuple béni de Dieu" par Mme Charlotte Lormont Accompagnatrice : Mlle Marie-Louise Bussière - Orgue de la Maison Mustel |
Charlotte Lormont |
Henri Dangès |
Mesdemoiselles, mesdames, messieurs,
C'est pour moi un périlleux honneur d'avoir été désigné pour vous faire la dernière conférence de la saison sur l'histoire de la musique. J'arrive, alors que vous avez entendu des paroles plus autorisées que la mienne, et j'arrive le dernier, avec un sujet d'aspect peu souriant. Vous m'accorderez que la tâche m'est plus difficile ; car je ne voudrais pas vous laisser terminer ces séances musicales sur l'impression de quelque chose de lourd, de triste et d'ennuyeux, sous le prétexte d'avoir été chargé de vous parler de l'oratorio.
Je veux essayer, d'abord, de réagir contre cette opinion reçue, qu'un oratorio appartient au genre ennuyeux. J'espère vous montrer, ensuite, que l'oratorio moderne, et celui de Massenet en particulier, n'ont rien de rébarbatif, et qu'au contraire la musique peut élever ses ailes, planer dans des régions plus élevées que les fictions terrestres, et qu'elle peut être un régal fait de charme, de fraîcheur, de suavité.
Vous me demanderez d'abord :
— Qu'est-ce qu'un oratorio ?
Je suis assez embarrassé pour le définir. L'oratorio est un genre mixte, qui tient le milieu entre le théâtre, le lyrisme et l'épopée. C'est, si vous voulez, une épopée, c'est-à-dire un grand fait divin ou biblique, présenté de façon dramatique, avec une musique de belle envolée. L'origine même du mot oratorio vient de ce que les fidèles, au XVIe siècle, se réunissaient dans une chambre de prière, un oratoire (en italien oratorio) ; et, là, on chantait des prières en musique.
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Mesdemoiselles, mesdames, quelle que soit l'ardeur de votre foi, des personnes austères vous ont, sans doute, accusées d'impiété. Je vais vous consoler : ce reproche n'est pas d'aujourd'hui. Même aux plus grandes époques de religion et de foi, les moralistes chrétiens ont fulminé contre ceux ou celles qui vous ont précédées. Vos aïeules, vos bisaïeules, vos trisaïeules, ont toujours eu besoin, pour faire acte de piété ou de dévotion, que la prière ou les cérémonies du culte fussent revêtues d'attraits extérieurs. L'Eglise l'a si bien compris, qu'elle a cherché à enivrer les yeux de ses fidèles par des fêtes splendides qui se développaient dans de superbes monuments ; elle a appris au peuple l'Ancien et le Nouveau Testaments au moyen des représentations théâtrales qui se nommaient les « mystères » ; elle a appelé à son aide la musique que des maîtres ont faite jeune, émouvante, belle, pour qu'elle fût l'éblouissement des oreilles, tout comme l'appareil du culte était la griserie des yeux.
L'oratorio est un de ces embellissements imaginés par la religion. L'oratorio est, en effet, un perfectionnement des Laudi spirituali, ou, plus simplement, des Laudi. Ces Laudi étaient des litanies ou, si vous préférez, des cantiques en langue vulgaire que des moines prédicateurs disposaient sur ces airs connus.
Mais ces chants n'avaient, à vrai dire, rien de séduisant. C'étaient des airs détachés, des allégories, ou bien des dialogues qui ne présentaient pas un intérêt capital, même pour les personnes les plus attachées à la religion. La musique en était assez médiocre, et les paroles étaient d'une insignifiance, d'une platitude déconcertantes.
Vous voyez qu'on pouvait s'ennuyer autrefois à l'église, comme aujourd'hui à une simple conférence sur la musique. Il fallait trouver autre chose. Les chanteurs, dès lors, se mirent à introduire des variations pour se mettre en valeur, pour se faire remarquer ; les musiciens, qui transcrivaient les airs, ne voulurent pas être dépassés par de simples interprètes, et ils appelèrent la fantaisie à leur aide. Le mauvais goût s'en mêla et l'on eut des chants sacrés qui détonnaient complètement dans les endroits de recueillement que devaient être les églises. Certains esprits orthodoxes ou, simplement, des ennemis de la religion s'en firent une arme contre la religion elle-même. Il parut des pamphlets contre la licence de la musique qu'on exécutait dans les églises. L'un de ces pamphlets, dû à la plume de Corneille Agrippa, et portant le titre : les Invectives (vous voyez qu'on n'y allait pas de main morte, dans ce temps), nous raconte que l'on mélangeait aux prières des chansons plus que profanes et profanatrices, des cris de bêtes fauves, des hennissements, ou des mugissements, et que, non seulement les cérémonies du culte n'avaient plus rien d'humain, mais qu'on était incapable de distinguer, au milieu de ces vociférations, le texte des prières. (Applaudissements.)
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Dans un très remarquable livre sur Palestrina, livre écrit par une femme, qui a pris le pseudonyme de Michel Brenet, je trouve qu'Erasme, le philosophe hollandais, formula des critiques très sévères à l'égard de l'inconvenance des chanteurs, de leurs prétentieuses vocalisations, et de leurs attitudes ridicules.
Mieux encore : les chanteurs profitaient de ces chants religieux un peu tumultueux pour s'invectiver entre eux et se quereller. Un volume, dont on ignore l'auteur, volume intitulé : Epistres Morales et Familières du Traverseur, paru en 1545, donne le conseil à ces chanteurs qu'ils feraient mieux, au lieu de se battre pendant les chants, de s'occuper de ce qu'ils ont à chanter :
Quand vous chantez et vous psalmodiez,
Par les moustiers, soiez tous décidez
A le bien faire en honneste concorde,
Et qu'aulcun d'avec l'aultre discorde.
Proférez bien, et regardez au sens
De vos beaux chants.
L'Eglise finit par s'émouvoir, d'autant plus qu'en 1546, le cardinal Marcello Cervini avait reçu une plainte sur l'exécution d'une musique déplacée dans une chapelle de Rome Il y eut une sanction religieuse : le Concile de Trente, en 1562, décida d'exclure des Eglises, qui devaient rester de véritables maisons de prière, trente musique profane. Le pape Pie IV institua une congrégation de huit cardinaux qui eurent pour mission de veiller, ensemble ou séparément, à ce que ce décret fût observé.
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L'oratorio est né de tout cela, mesdemoiselles, mesdames et messieurs. De même que l'agitation populaire et les révolutions aboutissent généralement à un gouvernement stable et ferme, — tout au moins dans ses débuts, — la licence des chants religieux eut pour résultat la décision du Concile de Trente et l'assagissement de la musique d'église.
Mais l'oratorio, je tiens à vous le faire remarquer, n'est pas une forme liturgique de la musique religieuse, c'est une forme essentiellement libre. L'oratorio n'a aucun rapport avec le plain-chant : ce qui caractérise le plain-chant, c'est que c'est de la musique uniquement vocale et chorale, qui se chante toujours à l'unisson, dont toutes les notes sont égales (il n'y a pas de croches mêlées avec des blanches ou des noires) ; il n'y a pas d'accidents, c'est-à-dire, ni dièses, ni bémols, et pas de note sensible.
L'oratorio est moins austère : il admet les soli, les duos, les chœurs, et, surtout, la symphonie orchestrale ; bref, toutes les ressources que peut présenter la musique.
C'est un vrai drame lyrique sacré, avec du langage animé, des passages narratifs, imitatifs, ou d'autres. C'est, en somme, un opéra de concert sans costumes, ni décors, mais où les paroles et surtout la musique sont réunies pour donner de l'émotion, et aboutir à ce lyrisme religieux qui est comme l'élan d'une âme vers les régions de l'idéal.
Ce n'est pas ici le lieu de vous faire l'histoire de l'oratorio. J'aurais pu vous montrer la part de beauté qu'apporta à l'oratorio Carissimi, l'auteur de la Fille de Jephté, l'apogée que ce genre atteignit avec Hændel et Bach, puis avec Haydn, la renaissance de l'oratorio en France, avec Lesueur, en 1809, et surtout avec l'Enfance du Christ, de Berlioz, en 1851, et les Béatitudes, de César Franck, en 1880.
Je sais votre impatience et je la comprends. Vous êtes venues ici pour entendre parler de l'oratorio dans Massenet, et vous êtes venues encore plus pour entendre la belle musique de Massenet, chantée par Mme Charlotte Lormont, par M. Dangès, de l'Opéra, avec le précieux concours du violoniste, M. Firmin Touche, et de l'accompagnatrice, Mlle Marie-Louise Bussière. (Applaudissements.)
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Ce n'est pas, croyez-le bien, un mince sujet d'étonnement, pour celui qui considère l'œuvre entière de Massenet, que de découvrir, dans ce lot de belles héroïnes chantées par l'auteur de Manon, de Werther, d'Esclarmonde, des poèmes bibliques ou religieux. On avait critiqué, comme il arrive toujours, la naissance de ces œuvres, sous le fallacieux prétexte que Massenet avait de la musique une conception trop directe, trop humaine, pour renouveler les tentatives des compositeurs sacrés d'autrefois.
L'objection est facile à réfuter. Si Massenet avait conçu l'oratorio comme l'ont compris, jadis, Hændel, Bach, ou Haydn, les mêmes critiques l'auraient traité de pâle imitateur et lui auraient dit vertement son fait, à savoir qu'il est bien inutile de recommencer le passé.
Eh bien ! vous allez en juger dans quelques instants et vous verrez que la forme de l'oratorio, chez Massenet, est non seulement très vivante, mais que c'est l'oratorio compris par un musicien qui a l'unique souci d'être de son temps. Nous aimons Bach, Haydn, Hændel, parce qu'au moment où nous écoutons leurs sublimes pensés, nous nous isolons dans l'époque où ils vécurent, nous nous reportons aux décors de l'époque. Nous voyons là comme des peintures qu'auraient tracées des artistes primitifs. Tout cela est simple, naïf ; on respire de la sérénité, de la béatitude.
Massenet à sa table de travail
Mais il y a plusieurs façons de concevoir la musique, comme il y a plusieurs façons de concevoir la peinture. A Venise, à côté d'une vierge de Bellini, dont nous admirons l'angélique pureté, nous ne nous extasions pas moins devant une Madeleine du Titien, qui ressemble à une possédée, tant son expression est théâtrale. Après avoir vu, à notre Musée du Louvre, la Cène d'un Franz Pourbus, qui vous frappera par l'atmosphère d'extase dont sont imprégnés tous ses personnages, vous serez non moins séduites par la Cène d'un Paul Véronèse, qui n'a rien de céleste, mais qui est, au contraire, profondément humaine par la vérité, par le réalisme, par la vie grouillante dont cette toile magistrale est animée.
Et puis, croyez-vous que la musique religieuse soit si différente de l'autre ? Les Italiens admettent, dans les églises, des compositions musicales que les Français regarderaient comme inconvenantes. J'ai vu passer, dans Sorrente, cette perle du golfe de Naples, une procession ; je puis vous certifier que la musique qui accompagnait ce cortège avait une allure légère, sautillante, qui n'incitait nullement au recueillement. Tout cela est une question de latitude, de pays. Les Italiens ont le sang plus bouillant, sont plus vifs que nous, et leur musique est le reflet de leur nature physique et morale.
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En somme, la musique n'a que l'expression que nous voulons bien lui prêter. Prenez l'entrée de Jésus dans un oratorio de Bach ou dans Marie-Magdeleine, de Massenet, et dites-moi si, en faisant abstraction de toutes paroles, sans savoir de quoi il s'agit, vous ne pourriez pas, en toute loyauté, adapter cette musique à l'entrée d'un roi, d'une reine. Je vais plus loin. Prenez l'air admirablement douloureux d'Orphée :
J'ai perdu mon Eurydice,
Rien n'égale ma douleur.
Supposez qu'Orphée ait retrouvé Eurydice et chante :
J'ai revu mon Eurydice,
Rien n'égale mon bonheur.
La musique peut subsister entière. L'expression autre que vous lui donnerez, seule, en modifiera le sens. Et, comme preuve de ce que j'avance là, je vous dirai que Bach a fait servir la berceuse qui se trouve dans l'Oratorio de Noël pour la cantate profane du prince de Saxe. Hændel n'avait-il pas tiré plusieurs morceaux du Messie d'un recueil de duos composés pour la princesse de Hanovre ? Et, je puis bien vous le confier, mesdemoiselles, si vos mamans jetaient les yeux sur les paroles de ce recueil de duos, elles ne laisseraient pas longtemps traîner le volume entre vos mains. (Rires.)
Ceci vous prouve qu'il n'y a rien d'absolu en ce monde et que la musique religieuse, comme toute autre, est bien, comme je vous le disais, un mode d'expression. Il serait donc tout à fait injuste de reprocher à Massenet d'avoir adoré la Vierge avec des accents différents de ceux des grands maîtres. Massenet a prié avec son charme habituel, avec sa séduction. Il a fait de l'oratorio non point une formule sèche, une architecture figée. Il a vu les fictions de la religion comme on les voyait au moyen âge, c'est-à-dire comme des représentations théâtrales de la Bible ou de l'Evangile.
Plus spécialement, il a considéré l'histoire de Marie-Magdeleine, cette belle pécheresse qui devint une des plus ferventes disciples du Christ, après qu'elle eût mené, d'abord, une existence moins édifiante ; il a considéré cette femme qui assiste à la passion, à l'ensevelissement de Jésus, comme une figure éminemment lyrique, comme une figure de théâtre. (Vifs applaudissements.)
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M. Dangès, l'excellent baryton de l'Opéra, va vous chanter l'air de Judas, que Massenet a écrit au premier acte de sa partition. Judas conseille perfidement à Méryem, à Marie-Magdeleine, de ne pas se convertir et d'aimer, car seul l'amour compte sur cette terre. Vous remarquerez combien l'accompagnement de cet air, combien la symphonie orchestrale, même réduite au piano, laisse deviner la traîtrise du personnage. Et vous verrez, par là, que l'oratorio de Massenet confine complètement au drame lyrique. Mais je laisse la parole à M. Dangès, qui va vous traduire toute la vivante expression de cette musique.
(Chant.)
Il fallait à Massenet une certaine audace pour concevoir ce rôle de Judas sous la forme d'un traître de mélodrame, en somme. Et cette conception vous paraîtra plus méritoire encore quand je vous aurai dit que Marie-Magdeleine, dont vous venez d'entendre ce beau fragment, est la première œuvre du maître. Il la composa pendant son séjour à Rome ; il avait alors à peine trente ans.
Marie-Magdeleine avait été écrite pour un contralto. Lorsque Massenet fit exécuter son œuvre, le 11 avril 1873, à l'Odéon, il fut obligé de récrire le rôle de Marie-Magdeleine pour la voix de Mme Pauline Viardot (c'était un mezzo-soprano), dont les notes graves n'étaient pas suffisamment sonores. Mais, quand Massenet a une idée dans la tête, il sait la mettre à exécution, et vous allez entendre, d'ici un ou deux ans, le rôle de Marie-Magdeleine chanté par un contralto : vous verrez qu'il reprendra alors sa vraie signification.
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Ce qui nous surprend encore aujourd'hui, dans les drames sacrés de Massenet, c'est avec quel sens de la vérité le musicien ose contempler ces figures idéales que la foi et la religion ont enfantées. Alors que certains artistes ne les regardent qu'avec leurs âmes, lui, il les voit avec ses yeux. Et c'est ainsi que, dans Eve, il évoque le paradis terrestre, il nous fait pénétrer dans ces régions sereines, éthérées, habitées par le premier homme, par la première femme. La musique chante des paysages familiers à nos regards : avec elle, nous nous promenons sous la splendeur d'un ciel immuablement bleu ; avec elle, nous marchons à travers des chemins que bordent des fleurs aux parfums les plus subtils et les plus capiteux. Je ne veux pas interrompre, tout à l'heure, le prélude que vous allez entendre avant le duo d'Adam et d'Eve. Je veux vous dire, et vous le sentirez plus profondément que je ne peux vous l'exprimer, qu'il crée, pour ainsi dire, le décor du paradis, ou, si vous le préférez, d'un merveilleux Eden dont l'atmosphère respire la paix et le calme.
Adam s'est éveillé dans un rayon de soleil, il aperçoit la femme pour la première fois, et il admire cette créature délicieuse apparue à ses yeux. Eve n'est pas moins extasiée devant la force harmonieuse de cet être qu'elle dominera, elle, par son charme, par sa grâce. Car c'est elle, Eve, en qui se synthétise toute la splendeur de la nature ; c'est dans ses yeux, dans sa voix, que résidera entière la séduction, qui fut l'origine du premier péché, ainsi que le veulent les écrivains sacrés. Vous allez entendre le duo de la rencontre d'Adam et d'Eve, que vont chanter Mme Lormont et M. Dangès. II vous semblera qu'il était difficile de faire s'exprimer avec plus de chasteté tendre, avec plus de fraîcheur virginale, le père et la mère du genre humain.
(Chant.)
(Vifs applaudissements.)
Les belles pages abondent dans cette partition de Massenet. En voici une autre. Après cette rencontre, Eve est restée seule, elle songe, elle entend des voix surnaturelles, qui lui chantent les troublants mystères de l'arbre de la science du bien et du mal. Eve se demande quel est ce mystère, car elle est naïve. Ecoutez cet air. C'est du Massenet le plus pur, le plus caressant. Mme Lormont va vous en faire goûter le style d'une si touchante simplicité ; cet air est non seulement d'un musicien croyant, mais aussi d'un musicien psychologue homme de théâtre ; car la pureté, la limpidité de cet air, contrastent avec le trouble qui va plus tard, dans la partition, régner sur le cœur de la femme.
(Chant.)
(Mme Lormont est rappelée plusieurs fois.)
Tout cela, vous le voyez, ce n'est pas seulement de l'oratorio, c'est du drame humain. Cette Eve n'est pas un être au-dessus de nous, c'est la femme ; et voilà pourquoi elle nous émeut, elle est près de nous, elle est nous. Et c'est en quoi l'oratorio de Massenet, que nous nommons oratorio parce qu'il s'agit d'un sujet biblique, est écrit et conçu sous une vraie forme dramatique. Au surplus, ceci n'est pas une innovation, et cela ne diminue en rien le mérite de Massenet ; car, si vous lisez de la musique de Hœndel, le père de l'oratorio, vous verrez que Hændel n'a pas employé un autre style pour écrire ses opéras profanes que pour chanter les personnages de la religion.
C'est dans cet ordre d'idées qu'il faut aussi considérer la Vierge, une légende sacrée que Massenet a donnée, en 1880, aux Concerts Historiques de l'Opéra. Il n'y a rien d'austère, rien de rébarbatif dans le mysticisme de Massenet : la pitié du musicien a quelque chose de câlin, de doux, et vous conviendrez avec moi que la tendresse peut, à elle seule, être toute une religion. Ce qui est sûr, c'est que l'œuvre est un modèle de grâce, de sentiment et, à la fois, de couleur pénétrante. La Vierge est divisée en quatre grandes scènes : l'Annonciation, les Noces de Cana, le Vendredi-Saint, et, enfin, l'Assomption. J'aurais voulu que vous puissiez entendre une des pages de ce mystère religieux. Malheureusement, il nous eût fallu des chœurs, des ensembles, et même un orchestre, sur notre petite scène familiale des Annales. Il nous a semblé préférable de détacher pour vous une des plus belles pages instrumentales qui soient sorties de la plume de Massenet : c'est le prélude du quatrième tableau : le « Dernier Sommeil de la Vierge ». A l'orchestre, cette page est écrite pour le violoncelle solo accompagné par des violons en sourdine. Le violon de M. Firmin Touche (M. Touche est le violon solo des Concerts-Colonne) va vous dire la limpide suavité, la simplicité séraphique de cette inspiration de Massenet.
(Musique.)
(Le morceau est bissé. M. Firmin Touche le rejoue une seconde fois.)
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C'est là, comme vous le voyez, de l'art le plus pur, de la musique de l'idéal le plus élevé, et je suis heureux de vos applaudissements à l'adresse de M. Firmin Touche, qui a su traduire, avec tant de sentiment ému et tant de style, la pensée du maître. (Vifs applaudissements.)
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Je vais terminer cette causerie sur l'oratorio dans Massenet en vous parlant de sa dernière œuvre : Terre Promise, qui est peut-être la moins connue, et qui est une de celles qui fait le plus grand honneur au musicien qui l'a écrite. Car, là, Massenet a réalisé la conception de l'oratorio telle que l'ont comprise Bach, Hændel et les grands maîtres du genre.
Marie-Magdeleine, Eve et la Vierge, sont des sujets bibliques ou sacrés. Mais les textes, les sujets, en ont été composés spécialement par des librettistes. L'oratorio, tel qu'on le comprenait autrefois, devait être écrit sur les versets mêmes de la Bible ou des Evangiles. C'est ce que Massenet a fait pour Terre Promise : il a choisi dans la Vulgate, dans la Bible, les versets par lesquels Dieu promet aux fidèles l'entrée dans la Terre Promise, dans le pays de Chanaan.
Sur ces versets, Massenet a écrit une musique d'une singulière puissance, très classique, très sincère et très noble.
Dans tout l'oratorio de Terre Promise, la voix du récitant alterne avec les chœurs : cette voix du récitant présente ceci de très curieux qu'elle varie avec les différentes parties de l'oratorio. Dans la première partie, elle représente Moïse ; dans la seconde partie, c'est Josué ; et, dans le finale, c'est le soprano qui symbolise la parole de Dieu. La troisième partie, c'est Chanaan ou la Terre Promise. C'est un contraste complet avec la grandeur impétueuse et menaçante du restant de l'oratorio. Massenet s'est servi de ce verset du livre de Josué :
« Il renvoya, ensuite, le peuple chacun dans ses terres. »
Nous sommes dans le calme, dans la sérénité. Une voix pure s'élève. C'est la voix de l'Eternel, ici représentée par un soprano ; l'harmonium l'accompagne, et cette mélodie traduit avec une étonnante pureté le langage de l'Etre suprême. Je suis sûr que Mme Lormont, qui va vous le chanter, saura faire valoir l'inspiration très élevée du musicien.
(Chant.)
(Applaudissements prolongés. On crie « Bis. »)
Il était utile, mesdemoiselles, mesdames et messieurs, de terminer sur cet oratorio (car, ici, c'est un vrai oratorio), pour vous montrer que si, dans les autres ouvrages religieux ou bibliques, nous étions sur la terre en pleine humanité, ici, le musicien s'envole avec ferveur dans les sphères ailées de la foi. Sa pensée, dégagée de toute préoccupation théâtrale, s'est élancée, jeune, pure, blanche comme une colombe, pour glorifier l'idéal religieux. Elle vous apparaît, drapée de l'ascendant qu'exercent sur nous les grands maîtres de l'oratorio et parée de cette aurore qui annonce aux générations futures que la beauté n'est point morte dans notre pays de France, quand on a la chance de posséder un maître comme Massenet. (Vifs applaudissements.)
Louis SCHNEIDER
(Journal de l'Université des "Annales", 15 octobre 1909, conférence sténographiée par la Sténophile Bivort)