Jules MASSENET

 

Un nom encore presque inconnu que celui-là qui, en 1869, marquait certain Poème du Souvenir venant de paraître. Une Suite de concert à Pasdeloup et la Grand' Tante, un acte à l'Opéra-Comique, l'un en dépit de quelques sifflets, l'autre en dépit de quelques bis : voilà qui ne pouvait assurer au jeune Massenet une bien grande audience auprès des dames cantatrices emportées par le dernier cancan de l'Empire. Ce Poème, par contre, lui valait certain billet signé de G. Bizet. « Une œuvre, disait-il. Si tu étais Allemand, mort ou seulement nonagénaire, j'en dirais plus... C'est exquis, pénétrant et suave. Et puis, c'est de toi. »

C'est de toi. Bizet aurait pu dire, et mieux : « C'est toi. » Le Massenet le plus pur, le plus pénétrant, le plus exquis est déjà en ces courtes mélodies où le piano pense autant que la voix. Sans doute A. Silvestre n'est-il point H. Heine. Ni Massenet, R. Schumann. Qu'on rechante cependant :

 

Que l'heure est donc brève

Qu'on passe en aimant...

 

et qu'on recompare aux lénitives romances d'alors. Quelle simplicité ! Quelle sincérité d'émotion qui va jusqu'au « tendre plaisir d'un cœur mélancolique ! ». Mélancolique, c'est-à-dire amoureux.

Massenet : un amoureux. Cherchons la femme, la sienne en l'occurrence. Jeune Prix de Rome (né à Montaud-sur-Loire en 1842, il a donc vingt-sept ans), il vient d'épouser sa muse, Mlle de Sainte-Marie. A Paris l'hiver, à Fontainebleau l'été, ils forment un petit ménage sensible et besogneux. Pour vivre — vivre, délicat problème ! — Massenet court le cachet, blouse les timbales au Théâtre Lyrique... et rêve d'opéra. Qu'on lui confie donc un bon livret ! Don César de Bazan n'en est qu'un médiocre. Sa hâtive musique ne lui assure que treize représentations, d'où, qui sait ? sa superstitieuse phobie de ce chiffre. Le Roi de Lahore (1877), par contre, est un sujet excellent, pittoresque à souhait et d'incandescent lyrisme. Il va aux nues. Bizet, mort de la veille, laissait vacante la place de jeune chef de l'Ecole française. Dès 1876, Massenet est professeur au Conservatoire et membre de l'Institut. Qu'après cela Hérodiade (1881), où il avait à pleines mains jeté les plus chaleureuses idées, ait dû émigrer à Bruxelles, voilà qui ne s'explique point encore. Mais le Tout Paris s'y transportait avec elle et lui faisait un triomphe : il en eût fallu moins pour faire passer le Cid (1885) dont on ne retint qu'une rythmique Aragonaise.

Cependant, le « soir de sa vie », ce devait être le 19 janvier 1884, Massenet, c'est le musicien de la femme, comme le XVIIIe avait été son siècle. Ce siècle tenait en Manon. Cette musique poudrée à la maréchale et marquée de la mouche assassine devait, au dernier tableau, faire perler un « beau diamant » dans les yeux des belles écouteuses. Manon, toutes les femmes rêvèrent de l'être, et des Grieux, tous les hommes. Lui-même avait dit : « Bah ! une petite musique de gamin de Paris. » Mais un délicieux article de Paris aussi bien : demain, la midinette s'éveillera en fredonnant la « petite table ». Massenet sera sur toutes les lèvres, sur tous les pianos, en toutes les vitrines, et sous bien des plumes !

Jeune, il avait eu la mélodie de Gounod, si bien infléchie aux plus heureuses cadences. En prenant conscience d'elle-même, la phrase massenétique devint plus courte, plus frémissante, plus nerveuse, se réduisant parfois à une amorce d'idée musicale. Pendant vingt ans, vingt épigones s'essouffleront cependant à l'imiter. Mais il n'y aura, somme toute, que Massenet à faire — incomparablement — du Massenet.

Pendant ces vingt ans-là, la musique française suivra la voie royale où elle devait finir par rencontrer Debussy. Il y eut à l'origine du Gounod en Debussy ; il y eut du Massenet aussi : qu'on pense à l'Air de Lia. Claude était d'ailleurs trop « de France » pour ne point goûter de petit maître français. Il sembla même un jour envier cette gloire charmante « qui manquera toujours aux grands puristes n'ayant pour se réchauffer le cœur que le respect un peu laborieux des cénacles ».

L'œil amusé et la lèvre sensuelle, la larme facile, l'éloge à brûle-corsage, nerveux, changeant, retors, spirituel, voire gavroche et calembourdier, Massenet est dévoré du désir de plaire. Et cependant cet homme dont Manon a fait l'homme du jour, devient presque invisible. C'est qu'on ne peut être du soir et du matin. Or, il n'est aube qui ne le trouve devant cet établi où jusqu'à sa dernière heure, sous vingt noms, sous vingt déguisements, viendra s'accouder le couple éternel, en veine de confidences lyriques. Il y aura le Mage (1891) à l'irrésistible Invocation et Thaïs à la méditation inépuisable. « Le Mage épouse Thaïs : ils auront beaucoup d'enfants », prophétise Reyer. La première avait été Esclarmonde qui, en 1889, eut tout d'un clou d'exposition universelle : « leitmotive » à la Wagner, lanterne magique, beauté de Sybil Sanderson — après Heilbronn, nouvelle « préférée » du maître — et jusqu'au scandale d'un audacieux Epithalame. Ce furent ensuite avec des fortunes presque égales, Cendrillon (1899) touchée de facile féerie, la Navarraise (1894) tachée de sang vériste, Sapho (1897) et Grisélidis (1901).

Cependant, le chef-d’œuvre de Massenet c'est, après Manon, Werther (1893) à moins que ce ne soit le Jongleur (1902). Werther, « où il mit de son sang », chantait le plus fidèle amour dans un éveil de nature germanique : il y avait du rhénan en ce Français : son grand-père, professeur à Strasbourg, y eût pu connaître Goethe. Le Jongleur, par contre, restait, en sa naïveté de vieux fabliau, dans la meilleure tradition française de l'œuvre de demi-caractère. Hélas ! On hait ce que l'on a... Massenet ne rêvait que de « trop grand » opéra. Ariane, l'inégale Ariane, fut, en 1906, un grand succès : ce ne fut plus un triomphe. Bacchus qui devait lui faire suite en 1909 fut, en trois soirs et quatre lettres, un four contre lequel il ne cessa de récriminer douloureusement et qui assombrit ses dernières années.

Thérèse (1907) — des souvenirs dans des feuilles mortes — offrit encore un rôle à la dernière « préférée » : Lucy Arbell. Mais Don Quichotte, Roma ou Panurge n'étaient plus que des œuvres-simili. La mélodie se durcissait d'artériosclérose. Homme de théâtre, Massenet ne faisait plus que mimer, avec adresse, l'émotion disparue.

Après avoir longtemps vécu l'hiver rue du Général-Foy et l'été à Pont-de-L'Arche, Massenet, depuis 1900, vivait l'été au château d'Egreville, parmi ses roses et ses vignes, et l'hiver en un vieux logis à l'ombre de Saint-Sulpice. Sa lampe allumait chaque matin une fenêtre sur la ruelle voisine. Cette lampe de Paris, Rostand l'avait chantée :

 

... L'ombre. Un baiser. Un nom.

Ta lampe. Ah ! Que Chénier eût aimé cette histoire.

Car nul laurier ne vaut, si doux qu'il soit au front,

Le salut que toujours, en passant sous ta gloire,

Tes amis les amants à ta lampe enverront.

 

Par le pluvieux matin du 13 août 1912, cette lampe ne s'alluma pas.

 

 

(José BRUYR [1889-1980], les Musiciens célèbres, 1946)

 

 

 

Jules Massenet, photo Nadar

 

 

 

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