« Bulletin de la Société d’émulation du Bourbonnais » (1954-1955-1956), pages 19 à 45 :

 

SOCIÉTÉ D’EMULATION DU BOURBONNAIS

XVIe SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

 

Puis M. Besson donna la parole à M. le Docteur Pizon qui, dans un exposé très vivant et très clair, émaillé de nombreuses anecdotes, retraça la vie et l’œuvre d’

 

 

ANDRÉ MESSAGER

 

 

S’il est des disparus dont les anniversaires sont ou indifférents ou pénibles comme une exhumation, leurs œuvres ayant été particulières ou momentanées, il en est d’autres, au contraire, dont l’évocation est, pour les vivants, acte de reconnaissance et d’admiration car ils ont façonné le milieu dans lequel évoluent âmes et esprits. Messager fut l’un de ces hommes géniaux, et il le fut bien autrement que ne laissent entendre les rudimentaires et déformantes biographies.

 

Son existence entière fut vouée à l’art. Compositeur de délicats opéras-comiques, chef de la prestigieuse association des Concerts du Conservatoire, directeur de la musique des théâtres de l’Opéra-Comique et de Covent-Garden, directeur de l’Opéra, il ne connut rien autre que la musique, entre le moment où, petit garçon, il apprenait les gammes et celui où l’Institut l’accueillait ; c’est dire que sa vie est la synthèse de toute la musique moderne, si bien que biographie et histoire se confondent.

 

Bien que son ascendance familiale eût été parisienne, bien que sa carrière l’ait maintenu à Paris plus qu’à Londres ou contraint à voyager de par le monde, Messager n’en demeure pas moins un très authentique Bourbonnais, puisque c’est à Montluçon, rue Montpeyroux, qu’il vit le jour, le 30 décembre 1853, et qu’il fut consacré à la musique. Il manifesta son attachement au pays en revenant parfois à Montluçon et en aimant à se délasser à Bourbon-l’Archambault où il attira son maître Saint-Saëns, ses amis Charpentier et Massenet, et c’est, sans nul doute, dans l’évocation de la vieille maison grise natale qu’il trouva l’émotion de la Chanson de Fortunio, tandis que les fêtes champêtres de l’étang de Saulx lui dictaient la bourrée de Véronique.

 

La destinée musicale d’André-Charles-Prosper Messager résulte d’une décision providentielle exécutée par Monseigneur de Dreux-Brézé, évêque de Moulins. Élève de l’École des Maristes de Montluçon, son goût pour la musique avait si vivement retenu l’attention de son professeur, Albrecht, ancien élève de l’École Niedermeyer, que, lorsque sa famille fut touchée par des revers de fortune alors qu’il avait quinze ans, les Pères attirèrent l’attention de Monseigneur sur cette âme musicale ; l’évêque lui ayant fait attribuer par le Garde des Sceaux, le 30 septembre 1869, une demi-bourse pour l’École Niedermeyer, le sort en était jeté. André Messager s’en vient donc à Paris et les portes de l’« École de Musique religieuse et classique », sise 10 bis, rue Neuve-Fontaine-Saint-Georges, se ferment sur le nouvel interne, revêtu de son bel uniforme à redingote noire, boutons d’or et lyres brodées sur les revers.

 

Depuis quatre ans déjà, l’École était dirigée par Gustave Lefèvre, beau-frère du fils du compositeur Niedermeyer qui, en 1853, avait fondé cet établissement destiné à former des organistes ; du fait de la carence du Conservatoire, endormi dans l’académisme dogmatique du directeur Auber, des professeurs, Ambroise Thomas, François Bazin et autres, l’École Niedermeyer représentait alors l’unique et valable école de musique. L’esprit des professeurs, Eugène Gigout pour l’harmonie et le contrepoint, Adam Lausset pour le piano, Clément Loret pour l’orgue, les attentions diligentes de Saint-Saëns, en faisaient une école donnant un enseignement complet, largement ouvert à tout ce qui est musique vraie et art authentique.

 

La guerre de 1870 entraîne le déplacement des vingt élèves de l’École en Suisse, au « Champ d’Asile », près de Lausanne ; c’est là qu’arrive le voltigeur démobilisé, Gabriel Fauré ; passé du banc d’élève à la chaire professorale, il s’attache de plus en plus au jeune Messager ; une égale passion annule bientôt l’écart de huit années puis noue les liens d’une amitié que la mort seule dénouera dans plus de cinquante ans. Après la Commune, l’Ecole regagne Paris pour s’installer passage de l’Élysée des Beaux-Arts. Messager en sortira en 1874, pianiste virtuose, organiste, possesseur d’une science élevée de la composition, ayant gagné l’amitié de Fauré, conquis l’estime affectueuse de Saint-Saëns, l’esprit ouvert à tout ce qui mérite attention par la perfection du métier.

 

Quelle était, à l’aurore de ce dernier quart du XIXe siècle, la situation de l’art musical que Messager allait découvrir en ce moment où il n’avait encore que vingt-et-un ans ?

 

Les Français ne consommaient plus guère que de la musique dramatique, se complaisant dans celle de la pire qualité, la plus fortement marquée par la mode, et ne connaissant d’esthétique autre que la recherche de l’effet. Les opéras de Lulli, de Rameau, de Gluck, de Spontini, de Cherubini étaient totalement oubliés ; seuls plaisaient les ariettes, duos à roulades et à strettes, en un mot, les exhibitions vocales des Prima Donna ou ténors.

 

Les successeurs de Rossini : Bellini, Donizetti, connaissaient la seule concurrence des vaniteux, superficiels et grandiloquents auteurs des Grands Opéras : Auber, Hérold, Halévy, Jakob Liebman-Beer, Adam, Félicien David. Cavatines, duos, romances, barcarolles, marches ponctuées de violents coups de cymbales, inévitables ballets du 3e acte, se juxtaposaient, liés « non par des ficelles, mais par des câbles tissés de paille et de chiffons », disait Berlioz. La direction de l’Opéra refusait de recevoir le Samson et Dalila de Saint-Saëns. Cependant, la salle Le Pelletier qui disparaîtra incendiée le 29 octobre 1873, résonnait de la tendresse humaine et de la grâce des œuvres de Gounod : Faust (1859), Mireille (1864), Roméo et Juliette (1867).

 

La musique symphonique était non moins décadente. Le poème symphonique conçu par Berlioz, adopté par les Romantiques, avait évolué vers la musique à programme, oscillant entre la littérature et la peinture pour dériver vers la musique de genre.

 

La « Société des Concerts du Conservatoire », fondée le 15 février 1828, exécutait devant un public restreint les symphonies de Beethoven associées à quelques concertos purement classiques. Les « Concerts populaires de musique classique », créés et dirigés par Pasdeloup, en 1861, ne voulaient connaître eux aussi que les classiques : Haydn d’abord, Mozart, Beethoven, ensuite, à la rigueur Mendelssohn et Brahms, et se refusaient à Schubert ou à Schumann, plus encore à Liszt ou à Berlioz. Colonne, qui avait inauguré sa société le 2 mars 1873, apparaissait animé d’un esprit plus moderne, puisqu’il acceptait Saint-Saëns, Bizet, Schubert et Guiraud.

 

Pourtant, les musiciens savaient que leur art évoluait puissamment. Nerval, le premier, en 1849, Théophile Gautier, Baudelaire signalaient, dans leurs écrits, qu’outre-Rhin, Richard Wagner écrasait de son génie toutes les mièvreries de son époque, sa jeune gloire l’élevant déjà au rang des plus surhumains créateurs. Les efforts de Liszt, les affirmations des rares Français ayant fait le voyage d’Allemagne, la volonté de Napoléon III, se heurtèrent en 1861 aux aristocratiques insanité et incorrection de ces messieurs du Jockey-Club, approuvés par le critique Jouvin qui, dans le Figaro de son beau-père, de Villemessant, se déclarait « absolument incapable de prononcer et d’écrire les titres de ces opéras » et raillait Gounod pour s’être écrié que Richard Wagner « trace son chemin comme un sillon de feu ! ». Critiques, amateurs rivalisant d’ignorance volontaire et d’ineptie, couvraient de la déshonorants étiquette de « wagnérisme » toute musique dans laquelle les accords, l’harmonisation ou la modulation n’obéissaient plus aux molles inflexions de la tradition ; il en résulta que Bizet, déjà suspect, fut ouvertement accusé d’hérésie wagnérienne lorsque l’Opéra-Comique révéla Carmen, le 3 mars 1875. Les Niebelungen « revanchards » ou ne pardonnant pas « le Judaïsme dans la musique », étaient si bien coalisés contre Wagner qu’il faudra attendre encore sept ans pour que Lamoureux ose donner des fragments de Lohengrin à la Société des Nouveaux Concerts, qu’il fondera en 1881.

 

Cependant, Gouvy (1819-1898) et Reber (1807-1880) écrivaient des œuvres symphoniques développant logiquement les thèmes insérés dans l’architecture sereine de la musique pure, sans faire appel à la sentimentalité ou à la description ; quelques-unes de leurs œuvres symphoniques ou instrumentales, dépassant le cercle des gens de métier, avaient obtenu l’audience des Concerts du Conservatoire, ce qui avait incité Saint-Saëns, Lalo, Franck, d’Indy, Chausson, Fauré à s’engager ou à persévérer dans cette direction quasiment abstraite de la beauté formelle. Pour que ces œuvres françaises de très haute qualité ne soient pas mortes sitôt que nées, Saint-Saëns et Romain Bussine, professeur de chant au Conservatoire, fondèrent, le 25 février 1871, la « Société Nationale de Musique » qui donna son premier concert le 17 novembre 1871 dans la première salle Pleyel, rue de Rochechouart ; son comité, renouvelable annuellement, réunissait Alexis de Castillon, Franck, Fauré, Duparc, Garcin, Guiraud, auxquels s’ajouteront bientôt tous les musiciens modernes : d’Indy, Pierre de Bréville, Chausson, Paul Dukas, Lenepveu, Massenet, Théodore Dubois, Taffanel, Debussy et Messager.

 

Ainsi, André Messager allait pénétrer dans la carrière musicale au moment où les formes de cet art manifestaient une évolution révolutionnaire.

 

Il lui fallait, tout d’abord, assurer son existence, d’où la tenue de l’orgue du chœur de Saint-Sulpice, confiée par Fauré, ainsi que la suppléance de Saint-Saëns au grand orgue de la Madeleine. Il écrit alors ce qui sera sa première œuvre et son unique œuvre de musique pure : la Symphonie qui obtiendra la médaille d’or du concours de la Société des Auteurs et Compositeurs et que Colonne dirigera le 20 janvier 1878. La Symphonie est suivie peu après par deux cantates : Prométhée enchaîné, qui méritera le second prix au concours de la Ville de Paris, Don Juan et Haydée, que la ville de Saint-Quentin primera à son concours de 1880 ; vient ensuite une ballade pour orchestre : Loreley.

 

Mais déjà, le théâtre s’est emparé de Messager. Il est depuis 1878 chef d’orchestre aux Folies-Bergère, qui étaient encore bien loin d’être abaissées au niveau de spectacle pour touristes étrangers. Comme la vogue de l’opérette, de l’opéra-bouffe, de la folie-dramatique, de la parodie et des autres formes de musique légère, ne déclinait pas, Messager est amené par ses fonctions à composer la musique de petits divertissements dansés : Fleur d’oranger, les Vins de France, Mignons et Vilains, toutes ces œuvrettes marquées par le souci de l’écriture parfaite, de l’élégance et de la fantaisie, élevaient leur auteur fort au-dessus des fournisseurs habituels du fond sonore de ces spectacles.

 

En 1880, Saint-Saëns l’emmène à Bruxelles pour le mettre à même de se perfectionner dans la direction d’orchestre en lui confiant le pupitre des « Concerts populaires ».

 

Messager connaît dès lors une existence singulièrement active. Organiste de Saint-Paul-Saint-Louis en 1881, maître de chapelle de Sainte-Marie des Batignolles entre 1882 et 1884, il a résilié ses fonctions de chef d’orchestre aux Folies-Bergère et à l’Eden-Théâtre, pour pouvoir plus aisément achever la composition commencée par Bernicat de l’opéra-comique François les Bas-bleus qui sera joué aux Folies-Dramatiques le 8 novembre 1883. Pianiste virtuose, il joue à la Société Nationale la partie de piano du Quintette de Franck puis, en 1880, donne la première audition du Trio de Chausson. Compositeur, il ajoute à ses Valses pour piano, dédiées à Vincent d’Indy, à ses cinq Mélodies adressées Fauré, la musique d’opérettes continuant le genre lancé et soutenu par Charles Lecoq, par Audran, par Planquette, par Louis Varney ; entre toutes, se détache la Béarnaise, créée le 12 décembre 1889 par Jeanne Granier.

 

Saint-Saëns, qui suivait son élève, qui l’avait choisi pour le remplacer dans ce récital donné au Havre au cours duquel Messager rencontra Mlle Edith Clouet, qu’il épousera peu après, durant l’été 1883, obtient que Vaucorbeil, directeur de l’Opéra, lui commande un ballet. Le 18 octobre 1886, les spectateurs du Palais Carnier font un franc succès aux Deux Pigeons.

 

Depuis plusieurs mais déjà, Messager était reçu, au double titre de compatriote et de musicien, dans le salon de Madame Baugnies, où fréquentaient musiciens, littérateurs et artistes. Fauré y faisait part de son admiration pour les opéras de Wagner qu’il était allé entendre dans les villes rhénanes et regrettait de n’être pas assez argenté pour aller à Bayreuth ; Messager exprimant de son côté le même désir, l’artifice généreux d’une loterie donna aux deux amis les moyens d’aller en 1886 entendre Parsifal et Tristan ; Messager retournera deux ans plus tard pour Parsifal et les Maîtres Chanteurs, mais ce ne sera qu’en 1896 qu’il assistera à la Tétralogie. Fauré et Messager s’amusèrent à reprendre les motifs de la Tétralogie pour en composer une fantaisie pour piano à quatre mains, dite Souvenirs de Bayreuth.

 

Bien qu’il admira aussi sincèrement que profondément l’œuvre wagnérienne, comme il le prouvera plus tard, Messager ne fut cependant pas ensorcelé et il ne céda pas un pouce de sa personnalité ; wagnérien, il ne s’enrôla pas parmi les wagnéromanes. Il manifesta l’intégrité de sa plume en écrivant les trois actes et dix tableaux du conte de fées Isoline, joué le 26 décembre 1888, à la Renaissance, et qui, par la subtilité de son écriture, séduisit les musiciens bien plus que le public. Ses deux ballets, les Deux Pigeons et Isoline suivent la tradition romantique du ballet pantomime que Léo Delibes avait renouée en 1870 avec Coppelia, mettant ainsi fin à l’obscurité de trente années durant lesquelles la musique de danse n’était plus que la pesante enjolivure du métronome guidant les ronds de jambe ou entrechats de la Prima Ballerina ou des Petites Cardinal. La danse avait retrouvé son essence qui est de parler à l’âme par la fusion de la musique et de la beauté transcendante du déroulement du geste et de l’attitude.

 

En 1888 aussi, Messager conquiert une amitié qui sera durable, celle d’Albert Carré, à l’occasion de l’accompagnement musical des Beignets du Roi, dénommés peu après les Premières Armes de Louis XV.

 

Durant l’Exposition de 1888, l’éclectique Messager fut, avec Fauré, Camille Benoît et Tiersot, l’un des fervents admirateurs de la musique russe que Rimski-Korsakov révélait aux Concerts du Trocadéro devant un public qui n’en saisit guère le sens descriptif non plus que les nouveautés harmoniques ou rythmiques.

 

Tout ceci fait qu’en 1890, à trente-sept ans, Messager a pris rang parmi les musiciens notables. Il se libère de la besogne des œuvrettes pour se consacrer aux partitions importantes qui vont affirmer son talent. Le 30 mai 1890, a lieu, à l’Opéra-Comique, alors logé dans la salle du Théâtre Lyrique (actuellement théâtre Sarah-Bernhardt), la première représentation de la Basoche, écrite sur un livret d’Albert Carré. C’est, historiquement, le dernier opéra-comique dans lequel les dialogues parlés subsistent. Aussitôt après ce succès décisif, Messager compose la musique de scène pour l’Hélène que Carré fait jouer au Vaudeville, le 15 septembre 1891 ; c’est ensuite, le 17 octobre, le ballet Scaramouche, dansé au Nouveau Théâtre.

 

L’année suivante, Messager dirige divers orchestres, rédige, sur la demande de son maître Saint-Saëns l’orchestration du premier acte de Phryné, et revoit pour Madame Marguerite Long celle du Concerto en fa mineur de Chopin. Pendant ce temps, il compose le prologue, les quatre actes et l’épilogue de Madame Chrysanthème qui, au Théâtre Lyrique, connaîtra le succès, le 26 janvier 1893. Deux partitions d’opérettes jouées également au Théâtre Lyrique marquent l’année 1893.

 

1894 fut une année plus riche encore. La réputation de Messager dépassant la France, il est appelé à Londres pour y créer la Basoche tout d’abord, puis pour composer deux opérettes. Mirette, créée au Théâtre Savoy le 3 juillet, fut écrite en collaboration avec la musicienne Miss Hope Temple, puis cette collaboration se transforma si bien qu’elle finit par un mariage, car Messager se trouvait veuf depuis déjà près de deux ans.

 

Messager révèle sa science de chef d’orchestre en dirigeant, en décembre 1894, dans la salle du Vaudeville, ce concert de la Société Nationale durant lequel il fit bisser la seconde audition du Prélude à l’Après-midi d’un Faune ; rappelons qu’en avril 1893, la Société Nationale avait fait entendre la Damoiselle élue, ce poème lyrique qui hérissa tous ces Messieurs de l’Institut, horrifiés à la pensée que Debussy avait écrit cela à la Villa Médicis ; c’est aussi la Société Nationale qui avait fait entendre pour la première fois le Prélude.

 

Passons sur les trois années suivantes, marquées par la Fiancée en loterie (Folies-Dramatiques, 15 février 1896), par l’opéra-comique le Chevalier d’Harmenthal qui, mal reçu à Paris (Opéra-Comique, 5 mai 1896) fut un succès à Vienne, et arrivons à 1897.

 

Messager, chef d’orchestre de théâtre et de concert, conduit pour la première fois une œuvre wagnérienne : le 19 avril 1897, il dirige à l’Opéra de Marseille, la Walkyrie, qu’il avait étudiée l’année précédente à Bayreuth ; ce fut un grand succès artistique et matériel, puisque la recette atteignit 3.500 francs. Trois jours après, le 12 avril, il dirige à la Porte-Saint-Martin, la Montagne enchantée, féerie à grand spectacle écrite avec la collaboration de Xavier Leroux ; le pupitre des violons réunissait André Caplet, Philippe Gaubert et M. Inghelbrecht. Six semaines après, le 25 mai, un ballet est créée à Marigny : le Chevalier aux fleurs. Le 16 novembre, a lieu aux Bouffes-Parisiens, la première de l’opérette les P’tites Michu, qui rehaussent encore la réputation de l’auteur de la Basoche.

 

Et ainsi arrive 1898, année fondamentale, puisque deux événements consacrent définitivement la valeur de Messager qui n’avait alors que quarante-quatre ans. Le 14 janvier, il reçoit sa nomination aux fonctions de Directeur de la Musique au Théâtre national de l’Opéra-Comique. Le 10 décembre, Messager connaît le très grand et légitime succès avec Véronique qui se joue aux Bouffes-Parisiens, créée par Mariette Sully et Jean Périer. On ne saurait ajouter quoi que ce soit à ce que son auteur en a dit : « Véronique n’a pas d’histoire ; elle naquit avec la plus grande des qualités, celle de plaire au public. » Certes, Véronique n’avait à ce moment-là pas d’histoire, mais maintenant, le temps impitoyable pour toutes ses sœurs dont les noms même sont oubliés, respecte, ou plutôt accentue son éternelle jeunesse ; à entendre cette musique qui parcourt toutes les émotions, de la gaieté à la mélancolie, qui déborde d’entrain, de grâce, de charme spirituel, qui ruisselle d’inventions, on perçoit de plus en plus l’inimitable marque de son auteur.

 

II

 

Dès sa nomination aux fonctions de Directeur de la musique de l’Opéra-Comique, fonctions comportant la charge de chef d’orchestre partagée avec Luigini, et auxquelles il avait été appelé par son ami, Albert Carré, nommé Directeur, Messager travailla à infléchir la musique française vers des destinées nouvelles.

 

Malgré les difficultés consécutives à l’instabilité du théâtre qui abandonna le 30 juin le Théâtre-Lyrique pour stationner durant novembre et décembre au Théâtre du Château-d’Eau, et gagner enfin l’actuelle salle Favart, inaugurée le 7 décembre 1898, les deux amis se mirent à l’œuvre, commençant par élaguer le répertoire de pièces n’ayant pu résister à un vieillissement de trente ou quarante ans, puis mettant à l’étude immédiate des œuvres nouvelles associées aux reprises de grandes œuvres classiques. Messager créa et dirigea personnellement l’Ile du Rêve, de Reynaldo Hahn, Fervaal de Vincent d’Indy (10 mai 1898) joué l’année précédente à Bruxelles, tandis que son collègue Luigini créait, le 13 juin, la Vie de Bohème. Messager et Luigini se partageaient la direction du spectacle inaugural officiel auquel succéda, le lendemain, 8 décembre, une remarquable représentation de Carmen. Messager termina l’année en dirigeant, le 30 décembre, la reprise de Fidelio, de Beethoven, chantée par Madame Rose Caron.

 

1899 en connaissant trois premières et deux ballets, préparait l’éclat de l’année 1900 marquée par huit créations, par la reprise d’Iphigénie en Tauride, puis, le 16 novembre, par l’entrée à l’Opéra-Comique de la Basoche ; Messager dirigeait Iphigénie et la Basoche.

 

Dès les débuts de leur collaboration, Messager, toujours avisé, avait présenté à Albert Carré, un jeune prix de Rome, connu par quelques œuvres symphoniques et qui, sur un épisode de sa jeunesse, écrivait alors un livret réaliste et une partition hautement lyrique ; Carré fit confiance à Louise, si bien que la préparation commencée à l’automne 1899 s’acheva le 2 février 1900 par la première de Louise, dirigée par Messager, chantée par Mademoiselle Rioton ; le public fit à la pièce un succès enthousiaste.

 

Louise fut l’occasion d’un événement sans doute unique dans l’histoire du théâtre lyrique et dont les conséquences furent singulières. Le 10 avril 1900, Louise étant pour la 23e fois à l’affiche, Mademoiselle Rioton, grippée, se trouva dans l’impossibilité de dépasser le second acte, alors que sa doublure se trouvait être, elle aussi, souffrante. Messager, qui dirigeait, pensait déjà à interrompre la représentation quand Albert Carré fit rechercher dans la salle une petite chanteuse écossaise qu’il savait être présente et que Sybil Sanderson, la créatrice d’Esclarmonde (1889), puis de Thaïs (1896) lui avait fait connaître ; cette inconnue acceptant d’emblée de subir l’épreuve, fut habillée, tandis que Messager, scandalisé et hostile, remontait à son pupitre ; à la fin de l’acte, Messager, enthousiasmé, faisait saluer Mary Garden par l’orchestre debout. Carré engagea aussitôt la cantatrice pour les représentations qu’il organisait durant l’été à Aix-les-Bains ; Messager venu la retrouver dans cette ville, noua avec la future Mélisande des liens artistiques et sensibles, les premiers furent définitifs, les seconds cédèrent au printemps de 1904, brouillant temporairement Carré avec Messager et provoquant la résiliation par Messager de ses fonctions à l’Opéra-Comique. En 1901, Mary Garden débute officiellement à l’Opéra-Comique en la compagnie de Jean Périer, le Florestan de Véronique, dans un petit rôle de la Fille de Tabarin, de Gabriel Pierné (19 février) ; elle reprend ensuite, le 21 septembre, le rôle de Manon, puis, beaucoup plus tard, celui de Louise, puisque Mademoiselle Rioton, ayant démissionné pour se marier le 25 octobre, fut remplacée par Mademoiselle Charles.

 

En 1901, l’Opéra-Comique reprit la Mireille de Gounod (13 mars), et la Grisélidis de Massenet (20 novembre).

 

Le fait dominant le passage de Messager à l’Opéra-Comique est d’avoir imposé plus encore que créé Pelléas et Mélisande.

 

Debussy qui avait été fort impressionné par la pièce de Maeterlinck, représentée à Paris en mai 1893, avait édifié sur ce sujet un dessein musical qui se précisa rapidement. Georges Hartmann, le créateur de l’éphémère Concert National, l’ami agissant de Colonne, le librettiste qui, avec André Alexandre, avait écrit le poème de Madame Chrysanthème, annonça cette nouvelle à Messager qui, d’emblée conquis, ne cessa d’encourager Debussy. Dès que l’œuvre eut acquis une forme suffisante ; Messager la fit révéler par son auteur aux amis familiers du salon de Madame Baugnies, qui, devenue veuve, s’était alors remariée avec le sculpteur de Saint-Marceaux ; puis, dans le courant de 1901, Messager entraîna Albert Carré, Mesdames Messager et Carré chez Debussy lui-même, rue Washington ; Albert Carré, conquis à son tour, décida sur le champ de monter la pièce.

 

Quatre mois de travail préparatoire, quarante répétitions d’orchestre se succédèrent dans l’enthousiasme des musiciens enthousiastes ; le trombone Potier disait à Messager : « Nous n’avons pas grand’chose à faire aux cuivres dans cette partition-là ! mais ce que nous avons à dire est fameux ! Quand Arkel chante : Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes, je ne sais pas quelle impression vous éprouvez à votre pupitre, mais au nôtre, c’est rudement beau ! ». Messager animait tout, travaillant la partition note par note, dirigeant les études de Mary Garden, contraignant Debussy à retrancher ou à ajouter quelques mesures çà et là.

 

Mary Garden, dont Debussy disait : « Je n’ai absolument rien à lui apprendre. D’emblée, elle a incarné mon héroïne », provoqua un vif conflit entre le musicien et le poète qui aurait désiré que le rôle de Mélisande fût attribué à sa femme, Georgette Leblanc ; Debussy et Messager prièrent Madame Maeterlinck de se faire entendre devant un jury de musiciens, elle fut unanimement récusée. Maeterlinck, fâché, recourut, dans le courant d’avril 1902, au petit procédé de la lettre ouverte, publiée par l’inévitable Figaro ; entre autres propos, il écrivait que : « En un mot, le Pelléas en question est une pièce qui m’est devenue étrangère, presque ennemie ; et, dépouillé de tout contrôle sur mon œuvre, j’en suis réduit à souhaiter que sa chute soit prompte et retentissante. » Il poussa la méchanceté jusqu’à la perfidie en faisant distribuer clandestinement, le soir de la générale, des faux programmes ridiculisant la pièce en des propos allant jusqu’à friser l’obscénité. En 1908, enfin, entendant Pelléas à New York, et complimentant Mary Garden, Maeterlinck n’hésitera plus alors à se proclamer l’auteur de la pièce.

 

La générale du 29 avril fut houleuse et incertaine, mais à la première, le 30 avril 1902, le vrai public mélomane, celui des 4es Galeries, des places à vingt sous où se trouvaient Ravel, MM. Florent Schmitt, Inghelbrecht, décida du sort de la pièce qui, après quelques représentations, devint un succès. Mesdemoiselles Mary Garden, Gerville-Réache, Jean Périer, Dufranne, Félix Vieuille, Viguié, les décorateurs Jusseaume et Ronsin, Messager et les artistes de l’orchestre venaient de révéler l’un des plus purs drames lyriques, si ce n’est le plus sublime.

 

Aux murmures des voix et des instruments, à cette musique qui est tout en même temps : action, pensée, décor, à cette musique qui parle sans que l’on puisse la comprendre, à ce sortilège irrésistible dans sa fluidité, s’ouvraient d’emblée les cœurs et les âmes des vrais musiciens et des vrais poètes ; ceux-là ne s’y trompèrent pas et l’écrivirent sous le coup de leur émotion. Les autres se rangèrent à l’avis de ce durable critique de l’académique et bourgeoise Revue des Deux Mondes qui voyait dans Pelléas, l’annonce de la décomposition de la musique ; les 4es Galeries firent taire leurs ricanements d’acéphales.

 

A Messager qui, après la première, passa la baguette à Henri Büsser, chef des chœurs, car il était appelé à Londres par ses obligations, Debussy, écrivit le 9 mai : « Vous avez su éveiller la vie sonore de Pelléas avec une délicatesse tendre qu’il ne faut plus rechercher à retrouver, car il est bien certain que le rythme intérieur de toute musique dépend de celui qui l’évoque, comme tel mot dépend use la bouche de celui qui le prononce. » Peu après, Debussy mettait à son œuvre une double dédicace : à la mémoire de Georges Hartmann, et « en témoignage de profonde affection à André Messager ».

 

L’impulsion donnée par Messager à la musique dramatique, montrait qu’il existait une authentique musique française et c’est pour ceux qui se fourvoyaient, qu’il écrivait sa réponse à l’enquête poursuivie en 1902 par Musica : « La plupart des compositeurs sont désorientés, désorbités, ballottés de Wagner à Grieg, en passant par Puccini ; toujours prêts à s’embarquer pour la Scandinavie, l’Allemagne et la Russie, au lieu de rester tranquillement dans leur pays, d’essayer d’être eux-mêmes, de faire, en un mot, la musique qu’ils peuvent faire, sans s’inquiéter de formules et de théories qui ne vont ni à leur caractère, ni à leur nature... Efforçons-nous de reconquérir les qualités que beaucoup semblent avoir perdues : la clarté, la gaieté, la grâce et la tendresse. Si nous avons déjà cela, ce sera suffisant et nous pourrons nous passer du reste. »

 

Messager, fidèle à son éclectisme, ajoutait en 1902 au Fidelio, à Iphigénie en Tauride, la Carmélite de Reynaldo Hahn, l’Orphée de Gluck, la Reine Fiammette de Xavier Leroux et, en l’honneur de la visite à Paris des souverains italiens, ce fait-divers sonorisé qu’est la Tosca du vériste maestro Puccini (13 octobre 1903). En 1904, c’étaient le Don Juan de Mozart, le Vaisseau Fantôme, le Roi d’Ys et la Fille de Roland d’Henri Rabaud.

 

Si, par lui-même, Messager ne produisit durant cette période que le ballet pantomime Une aventure de la Guimard, dansé le 1er octobre 1900 par le corps de ballet de l’Opéra-Comique, c’est qu’il était surchargé par ses fonctions parisiennes et londoniennes.

 

Sa réputation lui avait valu d’assumer les lourdes responsabilités de directeur artistique et de directeur administratif de l’Opéra royal de Covent-Garden, pour les saisons annuelles ayant lieu de mai à fin juillet ; il occupa ces fonctions du 13 mai 1901 au 26 juillet 1906. Ambassadeur de la musique française, il fit créer à Londres le Roi d’Ys (1er juillet 1901), Maguelonne de Missa (1903), Hérodiade de Massenet (1904). Chef d’orchestre, il dirigea la Princesse Osra de Brunning, chantée par Mary Garden (14 juillet 1902), l’Hélène de Saint-Saëns, chantée par Melba (20 juin 1904). Il réalisa en 1903, une saison extrêmement brillante, en engageant les meilleurs artistes d’Europe et en confiant la direction des œuvres françaises à Flon, celle des italiennes à Mancinelli, et celle des allemandes à Lohse, tandis que Hans Richter dirigeait un concert wagnérien après douze répétitions. Son action fut plus considérable encore en 1905 et en 1906, lorsqu’il fut libéré de l’Opéra-Comique ; aussi, en 1905, dirigeait-il Carmen, Faust, Roméo et Juliette, l’Orphée de Gluck, Don Juan, l’Oracle de Léonis et, en 1906, la 300e de Faust, la première du Jongleur de Notre-Dame (15 juin), l’Armide de Gluck (6 juillet), ainsi que trois représentations de ses Deux Pigeons.

 

Le 31 mai 1904, Messager s’était démis de ses fonctions de l’Opéra-Comique, masquant le dissentiment suscité par Mary Garden entre lui et son directeur, sous la clause de la commission des Auteurs interdisant aux dirigeants d’un théâtre de faire jouer leurs propres œuvres ; il fut remplacé par le chef d’orchestre Luigini. Par l’effet de leurs engagements, Mars Garden et Messager se retrouvaient quelques jours après à Covent-Garden. Malgré ce différend, Messager demeurait fidèle à l’Opéra-Comique ; Madame Butterfly ayant été créée par lui à Covent-Garden le 10 juillet 1905, il signala cette pièce à son ami Carré, insistant pour qu’elle ait la priorité sur sa Madame Chrysanthème qui n’avait cependant pas été jouée depuis 1893 ; le mélodrame puccinien fut joué à Paris le 25 décembre 1906.

 

Infatigable travailleur, Messager, lorsqu’il n’eut plus le souci de l’Opéra-Comique, ni celui de Covent-Garden, se mit à écrire cette œuvre d’envergure qu’est Fortunio dont la première eut lieu à l’Opéra-Comique le 5 juin 1907, interprété par Marguerite Carré, Fernand Francell, Fugère, Jean Périer et Dufranne ; il ne semble pas que le désenchantement de Musset, ainsi que son enjouement dissimulateur, aient jamais été rendus plus sensibles, tandis que la mélodie sublime tellement le malheureux Fortunio qu’il en devient comme un personnage verlainien.

 

III

 

Durant l’année 1907, au cours de sa cinquante-quatrième année, Messager se reconnaît l’énergie suffisante pour affronter la direction de l’Opéra de Paris. Associé à Broussan, ancien directeur de l’Opéra de Lyon, il prend le 1er janvier 1908 ses fonctions, pour les conserver six ans et demi, jusqu’à sa démission, le 1er septembre 1914.

 

Tout d’abord, les deux directeurs firent débarrasser leur théâtre de trois tonnes de poussière et de débris, puis ils ouvrirent le 27 janvier, par la 1.299e représentation de Faust, avec, au scandale des abonnés, un Méphisto qui n’était plus habillé de rouge. Ainsi s’ouvrait cette période qui fut, sans conteste, l’une des plus brillantes et des plus glorieuses de l’Académie Nationale de Musique, puisqu’elle a comporté vingt-deux créations, l’introduction définitive de l’œuvre wagnérienne, la révélation de Boris Godounov, et la consécration des Ballets russes.

 

A la reprise de l’Hippolyte et Aricie, de Rameau, le 13 mai 1908, succède, le 19 mai, la représentation de Boris, présentée par Serge de Diaghilev, chantée par Chaliapine entouré des acteurs et du chef d’orchestre des Théâtres impériaux de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Le 23 octobre, Messager dirige la première audition du Crépuscule des dieux. Cet effort de la première année ne connut aucun ralentissement ultérieur, puisque Massenet, Henri Février, Bavard, Georges Hüe, Chabrier, Reynaldo Hahn, Saint-Saëns, Ferrari, A. Gailhard, Philippe Gaubert, Gallon, d’Indy, Bachelet, se partagèrent dix-huit créations, auxquelles s’ajoute celle, en 1910, de la Damnation de Faust, dirigée par H. Rabaud.

 

Messager dirigea, le 6 mai 1910, la Salomé de Richard Strauss, jouée trois ans auparavant au Châtelet, chantée par Mary Garden, Muratore et Dufranne ; il prit personnellement la responsabilité de la Déjanire de Saint-Saëns, le 22 novembre 1911, du Fervaal de d’Indy, le 8 janvier 1913, Fervaal étant venu à l’Opéra-Comique en même temps que la Gwendoline de Chabrier et le Scemo de Bachelet (6 mai 1914).

 

Vers 1908, l’œuvre de Wagner commençait à être appréciée à sa valeur exacte ; la niaiserie des idolâtres était aussi atténuée que celle des détracteurs. Les concerts, avec Pasdeloup, Lamoureux, Chevillard, avaient facilité l’accès à cette orchestration servant un lyrisme majestueux, tandis que la conception du drame coulant dans le même creuset la symphonie, la poésie dramatique, les grands concepts philosophiques, les tourments de l’âme humaine, l’action et le décor était admise. Le permanent critique de l’incessante Revue des Deux-Mondes avait renié ce qu’il écrivit le 15 mai 1885, alors qu’il revenait de Bruxelles où il avait assisté à la représentation des Maîtres Chanteurs : « une pièce plus qu’insipide, une musique souvent plus qu’ennuyeuse, qui parfois intéresse par sa valeur technique et son procédé merveilleux, mais qui n’émeut presque jamais par sa beauté pure... Ainsi, les Maîtres Chanteurs ne sont pas seulement la pièce assez pauvre que nous avions cru comprendre et que nous avons racontée, une médiocre apologie de la cordonnerie, l’exégèse de la chaussure. Il paraît qu’ils symbolisent le triomphe de l’inspiration sur la formule, du génie sur la routine. » Oubliées aussi étaient les manifestations de la rue Boudreau, soulevées par Lohengrin, donné par Lamoureux le 8 mai 1887 à l’Éden-Théâtre et qui amenèrent le Gouvernement à interdire la seconde audition ; ces manifestants dits « patriotes » devaient se retrouver le 16 novembre 1891, place de l’Opéra, lorsque Ritt et Gailhard avaient confié à Lamoureux la création à l’Opéra de Lohengrin, mais, cette fois, le Ministre de l’Intérieur, Constans, fit maintenir la pièce car il savait que les organisateurs ne pouvaient payer plus de trois manifestations ; effectivement, s’il y eut encore un petit tumulte lors de la quatrième, ce fut ensuite le calme.

 

L’oubli recouvrait de sa définitive poussière les opéras dits classiques, composés en mosaïques avec, reliés par les récitatifs, les morceaux de bravoure déclenchant les coupures prévues des applaudissements. Grâce à Wagner aussi, et ce point n’est pas négligeable, l’œuvre lyrique se trouvait écoutée de bout en bout, accueillie avec la gravité et le respect qu’elle mérite, la musique n’étant ni luxe ni divertissement, mais nécessaire enrichissement de l’âme.

 

Messager, Lucienne Bréval, Van Dyck, Delmas, puis Franz conférèrent à l’œuvre wagnérienne un éclat et une précision dans le respect du texte écrit, tels que Bayreuth pâlissait auprès de l’Opéra de Paris. Le 23 octobre l908, Messager avait dirigé, avons-nous dit, la première du Crépuscule des dieux ; le 17 novembre 1909, il est au pupitre pour l’Or du Rhin, ce qui complétait la Tétralogie, puisque Colonne avait dirigé la Walkyrie en 1893 et Taffanel, Siegfried en 1902. Les artistes du chant et les instrumentistes furent bientôt tellement maîtres d’eux que Messager n’hésita pas à organiser deux cycles de représentations intégrales de la Tétralogie avec une œuvre chaque soir ; Félix Weingartner dirigea la première série, du 10 au 14 juin 1911, Nikisch la seconde, du 24 au 29 juin. Ainsi l’Anneau des Niebelung retrouvait son développement logique qui l’amène à sa conclusion grandiose dont Saint-Saëns a dit : « Du haut du dernier acte du Crépuscule des dieux, l’œuvre entière apparaît dans son immensité presque surnaturelle, comme la chaîne des Alpes vue du sommet du Mont-Blanc. » Messager assuma personnellement jusqu’en 1913 la direction annuelle du cycle de la Tétralogie, selon un usage qui s’est perdu après lui.

 

Lohengrin ayant été dirigée par Lamoureux en 1891, Tristan et lsolde en 1904 par Taffanel, Messager ayant repris personnellement les Maîtres créés par Taffanel en 1897, il restait à introduire au répertoire Parsifal que Messager a dirigé le 4 janvier 1914. Debussy, en en saisissant la « suprême beauté », ajoute que « on entend là des sonorités orchestrales, uniques et imprévues, nobles et fortes. C’est l’un des plus beaux monuments sonores que l’on ait élevé à la gloire imperturbable de la musique. »

 

L’art lyrique russe révélé en 1908 avec Boris, produisit un effet bouleversant lorsque les Ballets russes vinrent avec Serge Diaghilev au Châtelet, le 18 mai 1909. L’année suivante, Messager leur ouvrait la scène nationale et dans ce cadre immense, le 7 mai 1910, sous la baguette de Pierné, la Karsavina, Ida Rubinstein, Nijinski, Fokine, Alexandre Benois, Léon Bakst, tournaient une nouvelle page du grand livre de l’art ouvrant cette ère révolutionnaire en esthétique qui est loin d’être close. Shéhérazade et le Festin de Rimski-Korsakov, les danses polovtsiennes du Prince Igor de Borodine, précédèrent Giselle, rénovée si bien que le 18 juin, on s’apercevait que le règne de la danseuse étoile avait pris fin, tout comme celui du ténor, puisque la danse suggère tout ce que la poésie est impuissante à exprimer et que l’élévation du danseur est lyrique autant que l’arabesque de la danseuse. Ce ne fut pas tout, car le 25 juin, l’affiche portait avec Carnaval, monté par Fokine sur une musique de Schumann, et un divertissement, la première de l’Oiseau de feu, de M. Igor Stravinski.

 

Annuellement revenus à Paris, les Ballets russes ne reparurent à l’Opéra que les 14, 21 et 26 mai 1914, pour y redonner Shéhérazade, les Papillons de Schumann, Petrouchka et le Rossignol de Stravinski, et créer la Légende de Joseph, dirigée par son auteur, Richard Strauss, ainsi que le Coq d’Or de Rimski ; l’orchestre était alors dirigé par M. Pierre Monteux.

 

Évidemment, Messager saisit tout le sens de cette révolution. Aussi, pour que le corps de ballet de l’Opéra, stagnant dans le respect de pas académiques ou d’ensembles fort peu expressifs, en fasse son profit, il écrivit avec le concours de Paul Vidal, chef d’orchestre à l’Opéra et professeur au Conservatoire, la partition de Suite de Danses sur des thèmes de Chopin. Cette Suite pour laquelle Yvan Clustine composa une chorégraphie de style romantique, figure au répertoire depuis quarante ans, conservant toute sa fraîcheur car sa composition obéit parfaitement aux exigences de la danse.

 

Lorsque le mandat de Messager et Broussan vint à expiration, ou, plus exactement, lorsqu’ils devancèrent de quelques mois, en septembre 1914, la date de transmission à M. Rouché, ils laissaient évidemment un résultat financier décevant, mais leur œuvre était considérable car, tout en ne cédant que peu aux exigences des commanditaires, ils avaient donné à l’Académie nationale de Musique une réputation qui demeure et un éclat que l’évidence montre non encore égalée.

 

IV

 

Aux charges nouvelles de la double gestion, administrative et artistique, de l’Opéra, Messager ajouta, en 1908, le surcroît de la direction de cinq concerts donnés par l’Association des Concerts Lamoureux, remplaçant momentanément Chevillard. Le 9 février, il monte au pupitre pour diriger, entre autres, la Symphonie de Franck ; un succès était escompté, l’attente fut dépassée. Voici ce qu’en a dit le critique perspicace qu’était Stoullig : « Pour tous, ce fut un plaisir, après quelques séances moins aimables, de voir un musicien de chez nous, venir sans réclame ni gestes désordonnés, diriger en perfection quelques pages bien choisies, et bien comprises. » Les séances moins aimables étaient celles qui venaient d’être confiées à un chef allemand. Messager dirigea avec un égal succès le concert du 16 février ainsi que celui du 15 mars, dans lequel il avait associé au Concerto pour orgue et orchestre de Händel, le Prélude à l’Après-midi d’un Faune ; enfin, il donnait, les 5 et 12 avril, deux auditions de la Damnation de Faust.

 

Ces concerts augmentant le prestige du chef d’orchestre wagnérien, valurent à Messager de connaître le plus grand honneur qui puisse échoir à un chef d’orchestre.

 

Le 12 octobre 1908, mourait subitement Georges-Eugène Marty, ancien chef de chant à l’Opéra, chef d’orchestre de l’Opéra-Comique, et, depuis juin 1901, chef d’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire ; le 25 octobre, l’assemblée générale de l’Association, présidée par Gabriel Fauré, directeur du Conservatoire, par 85 voix et 3 bulletins blancs, élisait Messager vice-président et chef d’orchestre bien qu’il n’eût pas fait acte de candidature. Messager, qui avait posé sa candidature le 14 mai 1901, à l’occasion de la démission définitive de Taffanel, recueillait donc l’héritage de Habeneck, c’est-à-dire la direction d’une société vieilli alors de quatre-vingt ans dont l’histoire est une succession ininterrompue de témoignages de foi en la grandeur de la musique, toujours vivante, comme un immense fleuve changeant sans cesse d’aspect selon son cours, roulant des flots impétueux aux remous terrifiants aussi bien que s’infléchissant en délicates irisations.

 

Le 15 novembre, Messager montait au pupitre de cette prestigieuse association, dressant sa svelte silhouette entre ces deux mondes silencieux, les auditeurs et les exécutants, entre ces deux assemblées d’âmes, les unes ressentant l’inexprimable, les autres exprimant ce qu’aucune voix ne peut faire ressentir. Assuré de l’adhésion de chacun de ces maîtres qui sert la sublime émotion en insufflant toute sa sensibilité à l’inerte bois ou cuivre, orgueilleux, à juste titre, d’être la pensée coordonnant quatre-vingts intelligences, il consacra son premier concert à la mémoire de son prédécesseur, avec le programme suivant : ouverture de Balthasar de Marty, Shylock de Fauré, fragments de l’Alceste de Gluck, la Symphonie avec chœur de Beethoven, le Concerto en ut mineur de Mozart, interprété par Saint-Saëns. Le public ratifia par son enthousiasme le suffrage des musiciens.

 

Messager conservant son permanent souci de ne donner que des exécutions impeccables couronnant de minutieuses mises au point, réalisa ce qu’il avait annoncé dans sa lettre du 11 juin 1901: « Je sais très bien que les Concerts du Conservatoire ne peuvent pas être un champ d’expériences pour des tentatives nouvelles et que la musique contemporaine n’y doit avoir accès qu’au tant qu’elle est l’œuvre de musiciens dont la haute situation et la réputation s’imposent au choix du Comité. Mon désir serait surtout, en m’efforçant d’assurer une exécution parfaite aux œuvres jouées couramment, de faire revivre une quantité considérable d’œuvres de maîtres classiques qui paraissent presque abandonnés. » C’est pourquoi les Symphonies de Mozart, les Saisons et la Création de Haydn, les œuvres de Bach et de Händel qu’il énumérait dès alors, auxquelles il adjoignit celles de Schumann, Berlioz, Liszt, Wagner, constituèrent les solides assises du répertoire, tandis que la pérennité de la musique et la vitalité de l’École française étaient démontrées par les ouvrages de Balakirev, de Moussorgski, de Rimski-Korsakov, de Verdi, de Richard Strauss d’une part, de Chabrier, de Debussy, de Fauré, de Franck, de Chausson, de Guy Ropartz, de de Castillon, de Paul Dukas, de Gabriel Pierné, de Rabaud, de Busser, de Lalo, de Florent Schmitt, d’autre part.

 

Il fallut la déclaration de la Grande Guerre, en août 1914, pour que cessât l’activité des associations symphoniques. Avec les musiciens titulaires non mobilisés, avec des exécutants étrangers aux associations, H. Rabaud, H. Busser, Alfred Cortot et Messager dirigèrent, tant à la Sorbonne qu’au Trocadéro, les « Matinées Nationales » qui débutèrent en décembre 1914 pour persister jusqu’en 1917. Les programmes ne devaient comporter que des œuvres d’auteurs français, exception faite pour Beethoven, auquel la censure avait découvert une nationalité belge.

 

C’est lors du concert du 8 décembre 1914 que Messager fit donner la première audition du Poème de Chausson. Durant les derniers mois de 1916, Messager regroupa l’Association des Concerts du Conservatoire, si bien qu’il put donner une série de dix concerts entre 1917 et 1918, concerts d’ailleurs entravés par les bombardements de Paris ; c’est au cours de l’un d’eux qu’il apporta la révélation du prélude de la Pénélope de Fauré.

 

En mars et avril 1917, l’orchestre effectuait avec son chef une tournée à Genève, Lausanne, Neuchâtel, Berne, Bâle et Zurich ; il se produisit dans cette dernière ville le lendemain d’une séance donnée par un ensemble allemand dirigé par Weingartner, et Messager avait mis au programme la même Symphonie de Beethoven ; après ce concert, la Neue Zürcher Zeitung déclarait : « Le public a prouvé qu’il avait su apprécier l’interprétation française, car, à la fin de la soirée, le succès se changea en un triomphe tel que Zurich n’en avait jamais vu... Ce concert a montré à ceux qui aiment aller au fond des choses ce que représente la culture française. »

 

L’activité créatrice de Messager ne connaissant pas de cesse, la chronologie oblige à rappeler que sa légende lyrique Béatrice fut créée sous sa propre direction à l’Opéra-Comique le 22 novembre 1917 et qu’après cette œuvre aux résonances graves, son opérette Monsieur Beaucaire fut créée au londonien Prince’s Theatre dans les premiers mois de 1918 ; Monsieur Beaucaire viendra à Paris, au Théâtre Marigny, en 1925.

 

Le succès emporté lors de la tournée en Suisse décida le Ministre de l’Instruction Publique à confier à Messager et à son association une nouvelle tournée aux Etats-Unis. Après un débat en fin août avec le Gouverneur militaire de Paris, qui se refusait à prêter à l’Association l’indispensable concours de six solistes de la Garde Républicaine, Messager, M. Alfred Cortot, soliste, et les musiciens de l’Association s’embarquèrent le 2 octobre 1918 à Brest sur le transport américain Louisville ; en octobre, novembre et décembre 1918, l’Association se fit entendre dans quarante-sept villes, de New York à San Francisco et Los Angeles, donnant fréquemment deux concerts dans la même localité. Retrouvant, le 17 janvier 1919, le sol national à Bordeaux, ils avaient pleinement rempli leur mission, qui était d’avoir appris aux Américains stupéfaits que la musique est chose française et non pas spécialité germanique.

 

Messager assuma quelque temps encore la direction de l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, puis il donna sa démission le 13 mai 1919, transmettant à Philippe Gaubert cette baguette qu’il avait si fermement tenue durant près de onze ans.

 

V

 

Messager qui, en 1919, comptait soixante-cinq ans, allait retrouver ses anciennes fonctions de Directeur de la Musique à l’Opéra-Comique, où l’attendait son vieil ami Albert Carré, redevenu Directeur depuis novembre 1918, en association avec les frères Isola.

 

L’inlassable enthousiasme des deux amis se manifesta aussitôt. Après la reprise des Noces de Figaro, le 5 mars 1919, Messager dirige celles de Pelléas (11 mai 1919), de la Basoche (21 décembre 1919), de la Rôtisserie de la Reine Pédauque (21 mai 1920). Simultanément, il surveille la préparation de la Pénélope de son vieil ami Fauré, non entendue depuis 1913, et, lorsque Ruhlmann la dirige, le 20 janvier 1919, Messager voit s’accomplir enfin son dessein qui, depuis 1910, était de servir cette œuvre grandiose.

 

L’après-midi du 14 juillet 1919, il est au pupitre, dirigeant devant Clémenceau les hymnes alliés, le Clairon de Déroulède, chanté par Emma Calvé, la Marseillaise, chantée par Marthe Chenal entourée des survivants en uniformes des 206 mobilisés de la Maison.

 

Le 23 juin 1920, il prend encore la baguette pour diriger la reprise de Cosi fan tutte dans la version authentique reconstituée par Chantavoine et Paul Vidal.

 

Tout cela ne l’empêche pas de diriger aux Concerts Lamoureux, le 8 décembre 1919, la première audition de la Fantaisie pour piano et orchestre de Debussy.

 

Enfin, momentanément vaincu par la fatigue consécutive à une grave intervention chirurgicale, Messager est contraint de s’arrêter et il donne sa démission de l’Opéra-Comique le 29 novembre 1920.

 

Aussitôt qu’il fut rétabli, Messager retrouve toute sa verve de compositeur et celle-ci est tellement extraordinaire que la seule chronologie des huit dernières années de son existence est stupéfiante.

 

C’est, en 1921, la partition de la petite fonctionnaire ; en 1923, son élection à la présidence de la Société des Auteurs et Compositeurs, présidence qu’il assuma avec une très grande conscience. C’est également sa première, et difficile, collaboration avec Sacha Guitry et Yvonne Printemps, aboutissant à l’Amour masqué (13 février 1923).

 

Au début de 1924, il prouve sa compréhension des nouvelles formes musicales en mettant sans hésiter sa notoriété au service de tout jeunes compositeurs réputés révolutionnaires. En janvier, Serge de Diaghilev avait créé à Monte-Carlo trois ballets dont il avait commandé les partitions à M. Francis Poulenc pour les Biches, à M. Georges Auric pour les Fâcheux, et à M. Darius Milhaud pour le Train bleu ; ces trois partitions ayant été fort mal dirigées, Diaghilev eut l’inspiration de prier Messager d’assurer la direction de l’orchestre, lors du passage parisien des Ballets russes, du 15 au 20 juin ; demande et acceptation furent échangées par le télégraphe.

 

1924 fut cependant une année sombre, car la mort vint rompre les liens étroits qui, depuis plus de cinquante ans, unissaient Messager et Fauré ; rappelons qu’il fallut l’insistance de Messager, jointe à celle de M. Boschot, et l’intervention de la presse, pour que le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts d’alors, qui ignorait jusqu’au nom du génial enchanteur, ordonnât la participation de l’État aux obsèques qui eurent lieu le 8 novembre.

 

L’années suivante, Messager honore la mémoire de Chabrier, son ami depuis longtemps disparu, en dirigeant dans le cadre des fêtes de l’Exposition des Arts décoratifs, deux représentations du Roi malgré lui.

 

1926 est marquée par Passionnément, créée à la Michodière le 15 janvier, puis par l’élection à l’Institut, où Messager succède à Paladilhe dans le fauteuil de Gossec ; Messager, qui aurait dû être élu alors qu’il œuvrait à l’Opéra et aux Concerts du Conservatoire, le fut cette fois bien que ses futurs confrères aient été vivement offusqués par l’exemple détestable qu’il avait donné en dirigeant en 1924 les ballets de ces trois hérétiques non officiels qu’étaient MM. F. Poulenc, G. Auric et Darius Milhaud. Tandis que Passionnément connaît le succès, Messager travaille une seconde fois avec Sacha Guitry pour Deburau, qui sera créé le 9 octobre.

 

Le 7 septembre 1927, Messager vécut une soirée singulièrement émouvante. Ce soir-là, il dirigeait à l’Opéra-Comique la représentation marquant le vingt-cinquième anniversaire de Pelléas, et il avait devant lui deux des créateurs : Mary Garden et Félix Vieuille. S’il fut satisfait de restituer la perfection originale, il put, sans nul doute, refouler difficilement l’émotion née du souvenir des heures passionnées et enthousiastes du passé, ainsi que l’évocation des disparus : Debussy, Fauré et tant d’autres, présences abolies mais ombres combien vivantes. Ce jour-même, il fut promu commandeur de la Légion d’honneur.

 

C’est maintenant l’ultime année : 1928. Messager revient pour la dernière fois à sa table de travail pour collaborer avec Albert Carré, comme quarante ans auparavant ; il termine Coups de roulis, surveille les répétitions et assiste à la première, le 28 septembre.

 

Puis la maladie l’affaiblit en respectant toute l’acuité de son intelligence ; il s’éteint le 24 février 1929, au début donc de la soixante-seizième année. De son domicile, 103, rue Jouffroy, partit le cortège funèbre qui, après le service à Saint-François-de-Sales, le conduisit dans le cimetière de Passy.

 

L’année suivante, Gabriel Pierné dirigea, aux Concerts Colonne, Loreley et la Ballade pour orchestre, les concerts Straram donnèrent, le 1er mai, la Symphonie. La Société des Concerts du Conservatoire ne put rien, car son ancien chef avait défendu que l’une de ses œuvres soit jamais mise au programme ; M. Cluytens transgressera cette réserve en dirigeant la Symphonie le 13 mars 1949.

 

Depuis le 17 juin 1932, l’effigie de Messager, d’ailleurs bien mauvaise, figure au revers du monument consacré à la gloire de Debussy parmi les musiciens, les virtuoses et les artistes qui furent les amis et les servants du « musicien français » ; ce monument fut conçu par un comité présidé d’abord par Messager, puis par Laloy et achevé par Gabriel Astruc.

 

Plus heureusement, la rotonde de l’Opéra-Comique conserve les traits de Messager fixés par le très beau buste que Jean Descomps sculpta en 1939.

 

A considérer l’ensemble de cette destinée exemplaire, consacrée à la seule musique, plusieurs enseignements se dégagent.

 

Le premier, dont la haute signification est évidente, est que l’éclat de la carrière de Messager fut la conséquence d’un travail continuel dont l’intensité demeure stupéfiante, servant un incontestable génie natif. Durant ses années d’études, il acquit un savoir qui lui valut d’être un maître à l’âge où les autres sont encore écoliers ; mais il ne s’en tint pas là, puisque, sans répit, il étendit les possibilités de son moyen pour devenir un compositeur toujours habile, souvent subtil et prenant rang parmi les plus grands chefs d’orchestre.

 

Le savoir affina également son sens critique auquel il conféra toujours une orientation constructrice. Tous ses amis qui étaient des Maîtres, se référaient à son jugement sans le redouter, car ils le savaient fondé, rebelle à tout adoucissement dicté par l’amitié comme à toute opposition d’école. Pour Messager, une œuvre est vraie dès lors que son métier est correct, comporterait-elle des inventions d’écriture ou de grammaire ; la perfection du métier étant vérifiée, Messager appréciait à sa valeur d’art l’apport émotif ou lyrique. Ainsi s’explique cet éclectisme apparent qui lui a permis d’attacher sa passion, sa science de compositeur, son intelligence à tout ce que, la musique comporte de grand, depuis Rameau jusqu’à nos contemporains en passant par des auteurs aussi apparemment dissemblables que Mozart, Beethoven, Saint-Saëns, Charpentier, Debussy, Franck, Fauré, Wagner ou Richard Strauss. Il mettait à leur service son méticuleux scrupule d’atteindre à une perfection telle qu’elle révélait presque constamment aux artistes eux-mêmes la plénitude de leurs pensées.

 

Inversement, rien de ce qui est entaché de maladresse, rien de ce qui masque une insuffisance par une excentricité, n’a trouvé grâce à ses yeux et il se montrait alors aussi impitoyable qu’il était dévoué, fidèle et bienveillant aux artistes authentiques. C’est dans cet esprit qu’il a rédigé ses articles de critique qui, malheureusement, n’ont pas été assemblés en un ouvrage.

 

Des théâtres qu’il dirigea, il fit les temples de l’art le plus vrai en n’admettant que les œuvres musicalement pures et en exigeant des interprètes rigueur et perfection.

 

A l’orchestre de théâtre ou de concert, et malgré les nécessaires dissemblances entre ces deux styles, son « autorité impitoyable », comme l’a dit M. Inghelbrecht, était toujours reconnue. Indifférent à toute manifestation spectaculaire, il était le chef véritable, celui qui obtenait tout de ses exécutants réunis en cet ensemble « nerveux, carré, compact » rêvé par Berlioz ; son intelligence de l’esprit et de la lettre des partitions, la pénétration de leur architecture jusque dans ses plus infimes détails, son souci d’une ordonnance méticuleuse, l’opposition à toute négligence, le sens de la valeur exacte des nuances, ont fait de lui l’un de nos plus prestigieux chefs d’orchestre, l’un de ceux qui, n’ayant souci que de l’œuvre, se refusent à en donner une interprétation personnelle ; plus simplement mais plus malaisément certes, il ne cherchait qu’à mettre exactement chaque chose à sa bonne place. Compositeur bien plus qu’instrumentiste, il dirigeait en veillant plus peut-être à l’ordonnance des plans de la composition qu’au minutieux rendu de la matière sonore.

 

Au théâtre, il ajoutait à ces qualités non seulement le sang-froid indispensable pour rattraper les défaillances des exécutants, mais encore, ce sens de la scène qui l’autorisait à exiger des compositeurs les retouches nécessaires à la perfection.

 

On demeure stupéfait en considérant la somme de travail que Messager, poursuivant une tâche jamais accomplie, a dépensée pour lire et apprécier les textes, pénétrer la pensée des auteurs, imposer ses jugements aux directeurs ou aux comités, réviser les partitions, les faire étudier, apaiser les conflits, déjouer les manœuvres, puis répéter, exécuter et, enfin, vaincre l’inertie du public défiant devant toute nouveauté.

 

Malgré ses mérites, malgré ses responsabilités, malgré le poids de ses charges, Messager demeura un homme simple, sachant sa valeur mais ignorant le vain orgueil. Il était aimé de tous car il était bon, prompt au dévouement ; l’indulgence de son regard tempérait la rigueur de ses fières moustaches et sa prestance d’officier de cavalerie. Son esprit primesautier, sa blague de Parisien et d’homme de théâtre, masquaient la précision et la rigueur de sa pensée, tandis que les bourdonnants importuns ou les fâcheux le déclaraient d’un caractère difficile.

 

Ne recherchant que les satisfactions apportées par son art dans lequel il trouvait la récompense à la fois la plus authentique et la plus haute, il aurait pu faire siennes les dernières paroles de son ami Fauré : « J’ai fait ce que j’ai pu... et puis, jugez, mon Dieu ! »

 

Que subsiste-t-il de l’œuvre écrite de Messager, de sa Symphonie, de ses deux cantates, de ses treize pièces instrumentales, de ses trente mélodies, de ses sept ballets et de cet ensemble de vingt-trois opéras-comiques ou opérettes ; ensemble dont il disait lui-même bien modestement : « Au théâtre, j’ai une dizaine d’actes qui marchent ; mais j’en ai écrit deux cents autres ! »

 

En vérité, il reste beaucoup. Si l’Opéra conserve soigneusement les Deux Pigeons et Isoline, dont le charme réel, la double intelligence de la musique et de l’esthétique du ballet classique, se soucient peu de l’évolution des modes, par contre, les autres œuvres ne sont plus que rarement exécutées. A vrai dire, l’on ne peut en faire grief aux directeurs ou aux comités des associations symphoniques, car il est nécessaire de ménager quelques places aux contemporains parmi un répertoire chaque jour plus considérable. Il reste donc le recours aux partitions imprimées ou au disque en souhaitant proche le jour où l’édition phonographique s’occupant, enfin, plus d’art que de commerce, atteindra à son but qui est de conserver la sonorité des textes gravés sur la page muette.

 

Les gens de métier observent l’élégance d’une écriture impeccable dans sa netteté, l’esprit parfaitement musical d’œuvres composées avec les seuls moyens de la musique pure et vraie qui sont la distinction réservée de la phrase mélodique, qu’elle soit primesautière ou mélancolique, l’orchestration subtile ignorant ficelles ou vulgarités, l’invention musicale constante facilitée par un savoir approfondi.

 

Les auditeurs, moins soucieux de technique que d’émotion, ce qui, à tout bien considérer, est le but de l’art, demeurent saisis qui, a par la finesse, la délicatesse, la grâce et aussi par la légère teinte mélancolique de cette musique dite légère à laquelle Messager a conféré une beauté inégale.

 

Et, musiciens et amateurs, refermant leurs partitions ou arrêtant la rotation de leurs disques, font leur l’appréciation de Fauré : « Il n’y a pas beaucoup d’exemples dans l’histoire de la musique, d’un artiste d’une culture aussi complète, d’une science aussi approfondie, qui consente à appliquer ses qualités à des formes réputées, on ne sait pourquoi, de secondaires... Avoir osé n’être que tendre, exquis, spirituel, n’exprimer que la galanterie des passions, avoir osé sourire alors que chacun s’applique à bien pleurer, c’est là une audace bien curieuse en ce temps. Et c’est surtout l’affirmation d’une conscience d’artiste. »

 

La Basoche, Véronique, Fortunio, Monsieur Beaucaire, Passionnément témoignent et de la valeur de Messager et de celle de ce genre qu’il a illustré en magistral continuateur de la tradition de l’opéra-comique français du XVIIIe siècle. Si Messager estimait sans doute que la grande musique à laquelle il consacrait tous ses instants se devait de lui être également l’amie délassante, il savait aussi ce que ses œuvres lui coûtaient puisque sa verve coutumière lui a dicté les phrases suivantes adressées à M. Willemetz lorsque s’achevait Passionnément : « C’est fini, mon cher ami, je ne ferai plus d’opérette : j’ai compris ! Si j’écris de nouveau, je ferai un drame lyrique, c’est bigrement plus commode ; on délaie la même idée pendant toute la soirée et on appelle ça un leitmotiv. Les chanteurs n’ont pas besoin de chanter ; ils n’ont qu’à gueuler, et quand ça n’est pas un four ignoble, on vous colle du génie. »

 

C’est donc mus par une profonde reconnaissance que vont se recueillir dans le calme cimetière de Passy ceux qui, trouvant en eux-mêmes de quoi s’élever au-dessus de la médiocrité quotidienne, perçoivent l’intime résonance de la phrase écrite par Debussy à Messager : « L’Art, c’est toute la vie ; c’est une émotion voluptueuse ou religieuse, cela dépend des minutes. »

 

Rapprochés dans l’éternité de leurs sépultures comme ils le furent durant leurs existences, reposent Debussy, Fauré et Messager. Leurs restes seuls sont roulés dans le définitif linceul. Dans la surhumaine clarté apollonienne, leurs âmes sont présentes dans tous les lieux où les hommes, communiant dans l’éternelle, insaisissable et divine beauté des sons, y trouvent l’affranchissement de soi, et ouvrent à l’inexprimable le plus sublime d’eux-mêmes.

 

Sous les applaudissements chaleureux qui l’accueillirent, plusieurs artistes des « Amis de la Musique » prirent place afin d’illustrer ce brillant exposé et apporter leur contribution à l’hommage rendu à André Messager.

 

Dans différentes interprétations, fort applaudies, les artistes des « Amis de la Musique » firent, une fois de plus, montre de leur très grand talent :

 

Chanson de ma mie (ténor) : M. BODELIN

Mimosa (soprano) : Mme BERNARD

Air de Véronique (baryton) : M. POTTIER

Sérénade et Mazurka (piano et violon) : Mme DE GARIDEL et M. DE FOURNOUX

Mazurka (piano et violon) : Mme DE GARIDEL et M. DE FOURNOUX

Berceuse béarnaise (piano et violon) : Mme DE GARIDEL et M. DE FOURNOUX

Air de Fortunio (ténor) : M. BODELIN

Duo de Monsieur Beaucaire (soprano et baryton) : Mme DE SALVERT et M. POTTIER

Air du Rossignol de Monsieur Beaucaire (soprano) : Mme DE SALVERT

Duo des P’tites Michu (2 soprani) : Mme BERNARD et Mme DE SALVERT

 

 

 

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