André MESSAGER

articles du Musica n°72, septembre 1908

 

 

 

 

André Messager par Gabriel Fauré

 

Gabriel Fauré écrivant un article sur André Messager, c'est un grand musicien parlant d'un autre grand musicien ; son ami depuis de longues années. Gabriel Fauré et André Messager ont reçu, dans la même école, les mêmes enseignements. Plus tard, un maître illustre entre tous : Camille Saint-Saëns se prodigua également à la fécondation musicale de leur esprit. Les années passées n'ont fait que resserrer, jusqu'à la fraternité la plus douce, les liens de leur affection spontanée. Leurs gloires sont parallèles comme les jours qu'ils ont vécus.

 

 

 

un groupe d'élèves de l'Ecole Niedermeyer (cette rarissime photographie a été faite lors de l'émigration en Suisse de cette Ecole, de 1870 à 1872)

(le premier élève qui s'accoude au second rang, à gauche, est André Messager ; il avait alors 18 ans ; le troisième personnage, à ce second rang, est Gustave Lefèvre, directeur de l'Ecole Niedermeyer. Dans le groupe figure Gabriel Fauré)

 

 

Parler d'André Messager, c'est évoquer pour moi les souvenirs de toute une carrière de musicien ; je pourrais presque dire de toute mon existence. Car j'étais bien jeune dans la vie et bien jeune dans le métier lorsque je vis pour la première fois le futur auteur d'Isoline et de Madame Chrysanthème.

 

L'un et l'autre nous fûmes élèves de cette Ecole Niedermeyer qui, sans grand bruit et sans grand vacarme, fit de si bonne, de si utile besogne pour la musique. Bien nombreux sont les organistes, les compositeurs qui doivent à son enseignement le meilleur de leur talent ; et ce m'est un devoir très doux que d'adresser, chaque fois que je le puis, un hommage de reconnaissance à la vieille Ecole.

 

Pendant la guerre, notre directeur, M. Lefèvre, avait transporté l'Ecole en Suisse, retournant pour ainsi dire au pays d'origine de son fondateur. Quand je dis qu'il avait transporté l'Ecole, c'est une manière de parler, car il y fut un instant tout seul. Il écrivit de droite et de gauche à ses anciens élèves et à ses anciens professeurs. Après avoir servi à Paris dans un régiment de ligne, je me rendis à son appel. J'étais tout fraîchement émoulu de l'école et un peu anxieux de mes débuts comme professeur. Le premier élève qui me fut présenté dès que j'arrivais, ce fut... André Messager, alors tout jeune et mon cadet de sept à huit ans. Les premiers entretiens, je n'ose pas dire les premières leçons, suffirent à nous convaincre que nous étions faits pour être des amis ; et depuis ce temps cette amitié, j'en suis très fier et très heureux, ne s'est jamais démentie. Ce furent aussi les leçons avec Camille Saint-Saëns qui nous unirent ; avec Camille Saint-Saëns dont nous fûmes, je crois bien, les seuls disciples et qui, du terre à terre de la simple pédagogie, nous transporta d'un coup aux plus hauts sommets de l'art. Virtuose incomparable et compositeur d'un génie audacieux, il nous ouvrait des horizons jusqu'alors fermés à tous. Et c'est ainsi que, sous l'égide du Maître, nous assistâmes l'un et l'autre à cette prodigieuse évolution de la musique française ; nous connûmes aussi, et avec quel profit, la cohorte imposante des symphonistes allemands, les compositeurs de lieder, les dramaturges, le dernier venu d'entre eux, alors honni : Richard Wagner, et aussi le dieu protecteur de toutes les renaissances artistiques, l'apôtre fervent et désintéressé de toutes les généreuses audaces : Franz Liszt.

 

 

 

un groupe de professeurs et d'élèves de l'Ecole Niedermeyer

(de g. à dr., de bas en haut : 1er rang : Alexandre Georges, Gabriel Fauré, Gustave Lefèvre, directeur, Gigout ; 2e rang : Boidin, Hétuin, Bresselle, Oberlé, Stoltz, Dieudonné, André Messager, G. Lauglane ; 3e rang : Girard, Dornbirrer, Thomas, Leibner, Boncourt, Munier)

 

 

Mais ce n'est pas seulement pour évoquer de tels souvenirs que j'ai été convié à écrire ici ; c'est surtout pour parler d'André Messager, et, si j'ai accepté de le faire, c'est qu'il est peu de musiciens dont je puisse m'entretenir avec une plus entière liberté, une plus complète sympathie.

 

Il n’était peut-être pas inutile d’ailleurs, pour peindre sa physionomie musicale, de rappeler les événements dont j'ai parlé plus haut.

 

Il faut avoir vécu ces temps surchargés, pourrait-on dire, de musique, pour savoir à quel point Messager en est représentatif.

 

Il faut avoir assisté aux batailles de chez Pasdeloup, aux débuts de Colonne, pour sentir combien sa culture se ressent de la curiosité impatiente de l'époque. Une période assez fade venait de finir, où les œuvres bâtardes se réclamaient de tous les styles et de toutes les races. On ne savait trop si le théâtre était français, italien ou allemand ; l'opéra-comique se mourait en futilités ingénues, la symphonie se satisfaisait de plates imitations de Haydn ; la romance était fade ; le morceau de piano, sous prétexte d'élégance, n'avait plus ni accent, ni couleur ; quant à la musique de chambre, elle naissait à peine, et c'était précisément Saint-Saëns et, avec lui, Edouard Lalo qui en étaient les plus nobles propagateurs. Chacun de nous se laissait aller à la forme qui lui convenait le mieux, le théâtre ou la musique pure. Dès les premiers temps que je connus Messager, je fus frappé de la connaissance profonde qu'il avait des expressions les plus différentes de la musique. Sa curiosité n'était pas seulement en éveil pour les formes qui intéressaient le plus son talent, mais pour toutes les manifestations de la musique.

 

Tel que je le vis alors, tel je l'ai revu à chaque tournant de la vie : connaissant tout, sachant tout, se passionnant pour tout ce qui était nouveau, pourvu que l'ouvrage fût digne de son examen. Il avait été à Bayreuth des premiers pèlerins et jouait Wagner par cœur alors qu'on l'ignorait encore à Paris ; il était curieux de la symphonie, du lied, des quatuors les plus récents, comme du dernier opéra.

 

On ne s'occupait guère de musique russe à Paris, que Messager connaissait Sadko et Boris Godounov, et savait par cœur leurs plus secrètes beautés.

 

Averti de toutes les choses de la musique, et apportant dans ses appréciations le jugement le plus sain et le plus artiste, il devait fatalement être amené à se produire sous tous les aspects d'un métier dont il connaît à fond l'intime secret.

 

Je l'ai connu organiste à Saint-Sulpice et maître de chapelle à Sainte-Marie, je l'ai connu pianiste, répétiteur, chef d'orchestre (et vous savez avec quelle autorité), directeur de la musique à l'Opéra-Comique (et vous savez de combien de belles œuvres il a été le ferme appui), directeur de théâtre en Angleterre, à Covent-Garden, enfin à Paris où j'ai eu la joie de voir à la tête de l'Opéra mon ancien et très cher camarade. Et dans chacun de ses avatars, il mettait en lumière, non point seulement des qualités de zèle ou de méthode, mais un esprit neuf, éclairé, soucieux de nouveauté, traditionnel à la fois et audacieux.

 

C'est une surprise en France (ce n'en est pas une à l'étranger) que de voir un directeur capable d'imposer sa volonté par l'exemple qu'il donne ; dont les désirs ne sont point dictés par un caprice de hasard, mais par la connaissance des choses ; un artiste, en un mot, qui peut « mettre la main à la pâte lui-même », indiquer le sentiment d'une scène à un répétiteur, modifier le mouvement d'un chef d'orchestre, critiquer l'interprétation d'un chanteur à l'aide d'arguments de « métier ».

 

Vous serez surpris, peut-être, que je ne vous aie pas parlé du compositeur, pourtant si digne de captiver l'attention.

 

C'est que, à quelques exceptions près, il a, comme dans sa profession, touché à toutes les formes de l'art.

 

Il faut voir là le signe très rare d'une intelligence ouverte à tous les aspects de l'art, et qui tout de suite a compris qu'il n'est pas de forme vivante laquelle un génie vivace et sincère ne puisse conférer l'éternité de la Beauté.

 

Cette intelligence universellement ouverte ; elle est un des charmes les plus grands de la force créatrice d'André Messager ; elle n'inspira pas moins son œuvre de chef d'orchestre ; elle l'éclairera dans la lourde tâche qu'il a assumée de régler les destinées du plus grand théâtre lyrique du monde.

 

André Messager est un éclectique, au plus haut sens du mot ; sa curiosité de toutes les formes n'a jamais le caractère de la facilité. Et quel que soit le genre où se plaise son élégant génie, on a toujours avec lui cette certitude, c'est que l'œuvre produite sera toujours d'une parfaite essence musicale.

 

Il a écrit une symphonie (qui contenait des germes très remarquables) alors qu'il était jeune ; il a écrit des ballets, des opéras-comiques, de la musique de scène, des opéras bouffes, des mélodies ravissantes, et dans les uns comme dans les autres, il a dispensé généreusement des trésors d'invention et d'ingéniosité. Je n'ai pas la prétention d'analyser en détail ces ouvrages, ni même d'étudier de près l'un d'eux. Un autre rédacteur, je le sais, est ici commis à cet agréable soin.

 

 

 

André Messager vers 1886

 

 

Je voudrais cependant caractériser, si je le puis, le talent d'André Messager.

 

A côté d'ouvrages de premier plan comme les Deux Pigeons, comme Madame Chrysanthème, une merveille de grâce et de poésie, comme Isoline, la Basoche, ou ce ravissant Fortunio que nous applaudissions naguère à l'Opéra-Comique, il a écrit d'autres œuvres qui se recommandent d'une tout autre esthétique : ce sont les P’tites Michu ou Véronique, ou encore maints ballets qui ont fait fortune.

 

Ne pensez pas que dans ces derniers, opéras bouffes ou ouvrages chorégraphiques, sa plume ait eu moins de distinction que dans les autres. Sa veine mélodique est également généreuse dans ces diverses productions ; elle va d'un rythme alerte, aisé, renouvelé de forme, de ligne très pure et toujours distinguée, sans ambiguïté comme sans banalité, et sans cesse une écriture fine, serrée, mais simple, la rehausse de ses plus délicats ornements.

 

Son orchestre est clair, sonore, riche d'inventions heureuses, abondant en sonorités piquantes ; vous n'y trouverez jamais ce laisser-aller, ces négligences qui ont si souvent compromis la dignité des œuvres de poésie légère.

 

La Basoche restera comme un type bien frappant de ce que peut être l'opéra-comique français, et bien français ; Madame Chrysanthème, qui doit fatalement revenir au répertoire, comme Isoline d'ailleurs, aura son heure également, car elle constitue un des ouvrages les plus poétiques, les plus expressifs, qui aient été écrits en France depuis une vingtaine d'années.

 

Il n'y a pas beaucoup d'exemples, dans l'histoire de la musique, d'un artiste d'une culture aussi complète, d'une science aussi approfondie, qui consente à appliquer ses qualités à des formes réputées, on ne sait pourquoi, secondaires.

 

De combien de chefs-d’œuvre ce préjugé ne nous a-t-il pas privés ? Et c'est encore là que se révèle la délicatesse de pensée de Messager ; c'est là que son éclectisme nous apparaît une enviable direction d'art.

 

Avoir osé n'être que tendre, exquis, spirituel, n'exprimer que la galanterie des passions, avoir osé sourire alors que chacun s'applique à bien pleurer, c'est là une audace bien curieuse en ce temps.

 

Et c'est surtout l'affirmation d'une conscience d'artiste.

 

(Gabriel Fauré, Musica n° 72, septembre 1908)

 

 

 

 

quelques portraits d'André Messager faits à des époques différentes de sa vie

 

 

 

 

 

 

L'Œuvre d'André Messager, par Robert Brussel

 

Il y aurait un conte charmant à improviser à son sujet. On y dirait les aventures diverses et très imprévues d'un écolier fort savant qui aurait toujours fait l'école buissonnière. Un poète plutôt, ou un musicien, qui, très averti des dogmes de l'école et jugeant sa présence inutile auprès du magister, préférerait courir librement les routes, chanter l'amour et la joie, non point en ignorant inspiré, mais en artiste soucieux de la forme et ciselant ses couplets en maître. Et si d'aventure quelque Beckmesser de village le rencontrait musant à l'orée d'un bois, il faudrait qu'il fût bien surpris de découvrir, dans le moins austère de ses élèves, le plus cultivé, et parfaitement capable, n'était son ironique dédain, de devenir, lui aussi, un pédagogue morose et pontifiant.

 

C'est, si vous le voulez bien, l'histoire d'André Messager.

 

C'est en vérité un spectacle imprévu que celui de ce compositeur qui, élevé par un Camille Saint-Saëns, organiste, auteur d'une symphonie, révélateur et propagateur d'ouvrages comme Fervaal ou Pelléas, sait résister aux sottes vanités de son métier et de son temps, et suit tout bonnement sa nature. Voilà qui semble fort simple. Erreur ; il y a peu d'époques, il n'y en a peut-être pas en dehors de celle où nous vivons, où les musiciens aient été entraînés, avec une aussi parfaite unanimité, vers un même mode d'expression. Tous, des plus inconsistants aux plus profonds, aux plus sensibles, éprouvent l'impérieux besoin de chanter les conflits les plus exceptionnels de l'âme humaine. Bien rares ceux qui en sont dignes, bien rares ceux qui ont une nature, un tempérament à extérioriser ; mais, à défaut de cette « nature naturelle », soyez certains que, lorsqu'ils en doivent emprunter une, c'est vers le sublime qu'ils tendent leurs regards audacieux.

 

Messager conduisit son talent de tout autre manière : avec infiniment plus de modestie dans ses aspirations, et par là même avec beaucoup plus de grandeur, de dignité et de zèle artistique. Lui aussi eût pu, avec un métier souvent plus intéressant, avec une culture et une expression presque toujours plus profondes, élaborer de majestueuses symphonies et des drames épais ; il préféra cultiver son domaine, qui lui est bien propre; il se tint à une égale distance d'un genre dont il admire les modèles, et d'un autre dont il dédaigne la médiocrité. Il voulut être et il fut l'un des derniers, peut-être le dernier des compositeurs français « galants ». Par là il trouve sa place, et l'une des meilleures, dans l'évolution de la musique contemporaine, parmi les compositeurs qu'il aime, qu'il admire et qu'il a si supérieurement traduits : les d'Indy, les Debussy, les Paul Dukas ; il y marque son empreinte, par des moyens tout différents, un peu comme un phénomène musical qui aurait su transporter la pensée d'un temps révolu au milieu des procédés du nôtre.

 

A cette conception de la musique, quels genres convenaient le plus ? Messager ne s'est point embarrassé de poèmes d'une signification compliquée et lourde, ou de fantaisies d'une outrance grossière. Il a scrupuleusement choisi, et son choix a presque toujours été fort heureux.

 

Son œuvre est très nombreux et l'on comprendra que je ne puisse l'embrasser tout entier. Nous pouvons mettre à part la Symphonie qu'il écrivit alors qu'il était tout jeune, couronnée d'ailleurs à un concours, si je ne m'abuse, symphonie que je ne connais pas, mais dont quelques camarades de l'auteur m'ont vanté l'ordonnance, l'invention et le coloris instrumental ; laissons également de côté ses premiers ballets : les Vins de France, Fleur d'oranger, Mignons et Vilains.

 

Nous arriverons ainsi aux œuvres les plus réputées et qui sont en nombre considérable : François les Bas bleus (avec Bernicat, 1883), la Fauvette du Temple (1885), la Béarnaise (1885), les Deux Pigeons (1886), le Bourgeois de Calais (1887), Isoline (1888), le Mari de la Reine (1889), la Basoche (1890), Scaramouche (avec Georges Street, 1891), Madame Chrysanthème (1893), Miss Dollar (1893), Mirette (1894), la Fiancée en Loterie (avec Lacôme, 1896), le Chevalier d'Harmental (1896), les P'tites Michu (1897), la Montagne enchantée (avec Xavier Leroux, 1898), Véronique (1898), Une Aventure de la Guimard (1899), la musique de scène de l'Hélène de Paul Delair (1891) et son ballet les Bluets (1889).

 

De celles-ci également nous ferons un choix et nous parcourerons les plus caractéristiques d'entre elles : un ballet : les Deux Pigeons ; trois opéras-comiques de genres très divers : la Fauvette du Temple, la Basoche et Madame Chrysanthème ; un opéra bouffe, les P'tites Michu ; une fantaisie lyrique : Isoline, et quelques mélodies.

 

Le ballet, qui avait tenté sa jeunesse, devait également convenir au tempérament de l'artiste conscient et sûr de sa forme. Les Deux Pigeons paraphrasaient dans les trois actes de Henri Régnier et Louis Mérante (Opéra, 18 octobre 1886) la fable célèbre de La Fontaine.

 

La partition se recommandait par une instrumentation très fine et d'une couleur charmante, par une abondance de rythmes ingénieux et francs et par une invention mélodique pleine de grâce, dont la phrase initiale en la sinueuse et tendre, expressive de l'amour de Pepio et de Gourouli, est le plus parfait modèle. Il y avait là de bien délicates pages : la première scène rapide et spirituelle où Gourouli taquine les Pigeons, le Pas des deux amoureux, triomphe de Rosita Mauri et de Sanlaville, où les deux exquises ballerines incitaient avec une verve inépuisable les manèges aguicheurs de deux Pigeons ; les Tziganes trépidants, aux rythmes nets et frappants ; le thème varié, où l'idée principale, presque grave, grandit par degrés pour s'enchaîner à des variations dont la dernière, très vive, désarticule son rythme et sa ligne de la façon la plus curieuse, brisée au milieu par un retour mélancolique de la phrase originelle. Il y avait aussi, parmi les morceaux les mieux réussis, le ravissant andante et la valse finement ouvrée et de ligne délicieusement câline. Il y avait aussi l'adorable et bref troisième acte où le langage le plus exquisement mélodique nous raconte le retour du pigeon voyageur.

 

Il faut espérer que bientôt cette exquise partition, d'un sentiment si délicat, d'une forme si parfaite, sera rendue à notre admiration.

 

La Fauvette du Temple est un peu plus ancienne ; elle a été jouée aux Folies-Dramatiques le 17 novembre 1885. L'œuvre de Burani, Eugène Humbert et Messager obtint un succès immense.

 

Succès plus populaire que celui des partitions suivantes et qui provenait plus de la franchise des rythmes, de l'allure bien scandée des mélodies, que de l'habileté de la mise en œuvre. La sensibilité du public auquel était destinée la Fauvette s'attachait plus aux premières de ces qualités qu'à la dernière. Il y avait en effet de jolies pages alertement troussées et bien françaises, pas la France du XVIe cette fois, mais celle des journées fringantes de 1830 ou de 1848. C'étaient les couplets de Zélie, la fameuse chanson du Parisien bissés, trissés chaque soir, les couplets parodiques du ténor Saint-Agénor, la chanson des Blés à trois voix, avec ses répliques balancées qui annoncent le style des P'tites Michu, l'amusant duetto bouffe et le non moins piquant duo des Chameliers.

 

Nous arrivons maintenant aux ouvrages les plus remarquables et sûrement les plus parfaits qu'ait écrits André Messager : la Basoche et Madame Chrysanthème. Je glisserai sur Fortunio, dont le succès récent me dispense de tout commentaire. Chacun sait les trésors d'invention que le musicien a dispensés sur le livret très habilement adapté par MM. Robert de Flers et G.-A. de Caillavet.

 

La Basoche, elle aussi, est célèbre, et je pourrais me priver d'en parler, tant fut vif son succès, si présentes sont à l'esprit de tous ses meilleures pages. Mais c'est une des partitions les plus caractéristiques du talent de Messager, et il faut y insister.

 

C'est une de celles où se rencontre dans ses traits les plus frappants l'ancien esprit français. Non point que son inspiration, comme son sujet, soit imprégnée de la manière du XVIe siècle ; on n'y rencontre nulle prétention à la reconstitution de ce que fut l'art de cette époque. Mais il s'en dégage un je ne sais quoi d'alerte et en même temps d'alangui, de vif et de tendre, qui évoque, quoi qu'on fasse, l'atmosphère de temps révolus.

 

Le poème si ingénieusement inventé par M. Albert Carré met en scène des personnages qui convenaient merveilleusement au talent d'André Messager. C'est Clément Marot, poète, tendre et léger, précis dans son rêve vague ; c'est Marie d'Angleterre, curieuse d'amour ; c'est la douce et gentille Colette ; et c'est l'amusant duc de Longueville où triomphait l'incomparable Fugère.

 

Ce fut un triomphe, en mai 1890, quand l'œuvre apparut, comme un rayon de frais soleil de printemps, gai, sans outrance et tout neuf, sur l'horizon encore attristé de l'hiver. Ce fut un triomphe aussi quand, en 1900, M. Carré reprit l'ouvrage, que l'auteur dirigea.

 

D'emblée, des chœurs vivants et bien conduits créent l'ambiance. C'est la gaieté un peu tumultueuse, frondeuse et fantasque du vieux Paris. Ecoutez la première chanson de Clément : « Je suis avmé de la plus belle », voyez sa ligne franchement infléchie ; vous n'y surprendrez aucune hésitation : elle va, tendre et un peu fière, discrètement appuyée sur une harmonie d'écriture simple, mais délicate, qui en rehausse la grâce sans l'alourdir. C'était le triomphe de Soulacroix ; ce fut celui de l'adorable Clément Marot qu'est Jean Périer. Voici encore la Villanelle, mélancolique un peu, et toute parfumée de tendresse juvénile.

 

Voici le quatuor tout gracieux de rythme et de mélodie, les couplets de l'Eveillé, ceux du duc, si amusants : « Trop lourd est le poids du veuvage », le finale, grouillant de vie, du premier acte. Au second, la Pastourelle, le duo, d'une passion si douce et si persuasive, l'alerte trio, les couplets du duc ; le troisième acte en entier où figure la page la plus adorable de la partition, la chanson de Marot : « A ton amour simple et sincère », où la mélancolie devient poignante, où la musique, simple pourtant de ligne et de mise en œuvre, se hausse presque jusqu'au tragique, par la force de l'accent.

 

Quand bien même les formes évolueraient plus encore qu'elles ne le font, on ne saurait effacer ce qui fut la richesse de l'esprit français, et ce qui en fut la renommée. Il en reste aujourd'hui bien peu de traces, et rares sont ceux qui essaient de se rattacher au passé ; plus rares sont ceux qui y réussissent.

 

Messager, dans la Basoche, est parmi ces exceptions.

 

Depuis le Massenet de Manon, il n'est pas de musicien qui puisse plus justement se réclamer de la tradition française.

 

Avec Madame Chrysanthème (26 janvier 1893, Renaissance), la Basoche fait le plus d'honneur au musicien.

 

La Basoche n'a guère quitté le répertoire ; il faut que Madame Chrysanthème y prenne sa place.

 

Le poème de Georges Hartmann et André Alexandre, d'un caractère tout différent, se prêtait lui aussi au talent du musicien. Pour être vêtue en Japonaise, Mme Chrysanthème n'en est pas moins la sœur, mettons la cousine, de Colette ; elle rehausse d'une pointe d'exotisme sa tendresse, mais elle est au fond la même ; et M. Kangourou et M. Sucre devaient prodigieusement amuser le peintre inventif du duc de Longueville.

 

Comme dans la Basoche, avec un caractère tout différent, la mélodie est généreuse, d'une courbe distinguée, d'une harmonie élégante et subtile.

 

L'atmosphère poétique en est peut-être plus prenante, le cadre y est pour quelque chose, la nature des personnages, mais surtout le sentiment, l'expression que le musicien a conférés aux uns et aux autres.

 

Le Prologue, sur mer, où domine la mélodie de Pierre : « Au milieu d'un jardin sombre », n'est qu'un épisode, de jolie couleur, qui ne prend toute sa valeur que mis en parallèle avec la scène finale, identique de décor, et de mélancolie si poignante.

 

C'est avec le premier acte que l'action s'engage, avec la chanson de Chrysanthème : « La Mousmé aux doigts frêles » et la scène pittoresque de Pierre et du burlesque Kangourou.

 

Au deuxième acte se trouve le point culminant de l'œuvre, le duo de Pierre et de Chrysanthème, varié d'accent, de proportions harmonieuses, d'invention délicate et fertile. On y remarque aussi le bref récit de M. Sucre, qui décrit le procédé qu'il emploie pour peindre les cigognes. Cela est court, mais d'un sentiment exquis. Au troisième acte, je citerai le duo de Chrysanthème et d'Yves : « Pourquoi rêver ainsi, petite sœur ? » d'une grâce si câline, et la chanson ample et prenante de Chrysanthème : « Un jour, sous le soleil béni ». Au quatrième, le duo si franchement épanoui : « Les harpes d'or qui chantent dans la nuit », que murmurent Chrysanthème et sa sœur Ouyouki.

 

Mais ce que cette brève et sèche nomenclature ne saurait révéler ni traduire, c'est l'atmosphère grisante de cette musique, c'est sa couleur exquise, c'est la grâce de maint détail dans le dialogue ; c'est la fraîcheur de son orchestre.

 

Ce sont ces mêmes qualités que l'on retrouve dans Isoline (Renaissance, 25 décembre 1888), un conte de fées de Catulle Mendès. Cette langue savoureuse, ce décor magnifique ont inspiré à Messager quelques-unes de ses plus jolies pages. Ce conte bleu, irréel et fragile, devait aussi tenter sa verve.

 

On y parle de Daphnis et de Chloé qui chantent :

 

Hier, sur mon chemin,

Je vis un Jasmin

De neige et de pâle flamme ;

Il était si pur,

Si blanc sous l'azur,

Que j'ai cru cueillir votre âme.

 

C'es t l'embarquement de la folle et des fous, la Belle fille, Clitandre, Darius, Sylvandre, Cœlio, au rythme cadencé d'un menuet, et c'est la « Pensionnaire » qui offre à Eros une dent de sainte Sylvère pour faire son salut ; c'est enfin Isoline qui, dans les bois enchantés, écoute,

 

Aux citronniers en fleurs tomber l'or des fruits mûrs

 

C'est le quatuor ailé, fugitif, spirituel, où les rimes étincelantes chevauchent les rythmes les plus ondoyants, les plus légers ; c'est Oberon et Titania, et le chœur des désolées, qui n'ont « ni mouches, ni fard » ; c'est le caprice des dessins mélodiques, c'est la saveur nonpareille d'un orchestre fluide et subtil ; c'est enfin une des plus jolies partitions de ces dernières années, qu'il faudra qu'on nous rende, comme les Deux Pigeons et Madame Chrysanthème.

 

Alors qu'en France le trésor est si rare des œuvres musicales où la féerie met ses douces et attirantes lumières, on peut s'étonner du silence où les théâtres lyriques ont laissé Isoline. Cette œuvre prendrait très légitimement sa place, au répertoire de l'Opéra-Comique, par exemple, à côté de l'adorable Hansel et Gretel d'Humperdinck, et remplacerait, avec avantage pour tout le monde, telles féeries dites musicales qu'il n'est pas indispensable de nommer.

 

Je devrais aussi vous parler de Véronique et des P'tites Michu. Celles-là aussi sont fameuses elles ont leur signification ; elles ont, comme leurs grandes sœurs, plus nobles et plus belles, leur poésie et leur charme. Pour chanter des amours plus futiles, des grâces plus simples, le musicien n'a rien abdiqué de son pouvoir. Il s'est fait plus menu, mais non moins subtil ; et vous retrouverez, chose bien rare dans l'opérette, la même mélodie élégante, nette et délicate de contour, le même orchestre vif, précieux et sonore.

 

On sait le grand succès qu'ont remporté partout ces deux délicieuses partitions. Des parties en sont populaires : le duo de l'Escarpolette, la Lettre dans Véronique. Et quelles jeunes filles n'ont chanté le duo de Marie-Blanche et de Blanche-Marie dans les P'tites Michu ?

 

Il y aurait encore bien des choses à dire à propos du musicien qu'est André Messager ; mais je m'excuse déjà d'en avoir trop dit pour n'en dire pas assez.

 

Il faudrait vanter ses mélodies : l'adorable Nouveau Printemps, qui paraphrase Henri Heine de façon si poétique ; il faudrait surtout trouver des termes assez subtils pour peindre sa grâce et son esprit.

 

Je voudrais surtout finir par ce caractère qui lui est bien propre, et par lequel j'essayais de le caractériser au début de cet article : il est Français.

 

Mme André Messager m'en voudra peut-être de faire, dans ce trop insuffisant article où l'œuvre de son glorieux époux est commenté, une allusion au talent de compositeur, délicat, mélancolique, d'une si personnelle sensibilité, dont elle a fourni déjà des preuves nombreuses. Une seule de ses mélodies a été traduite en français : Au Bord des flots. Je n'ignore point le charme des autres, dont on fait en Angleterre le cas le plus précieux.

 

N'est-ce pas un très joli exemple que ce foyer où la Musique est constamment servie par le zèle le plus sincère et le plus créateur ?

 

(Robert Brussel, Musica n° 72, septembre 1908)

 

 

 

 

 

 

 

André Messager chef d'orchestre

 

 

André Messager chef d'orchestre, par Reynaldo Hahn

 

Aujourd’hui directeur de l'Opéra, André Messager demeure le grand chef d'orchestre qu'il fut toujours : ses détracteurs mêmes ont hautement vanté la décision qu'il a prise de conduire les prochaines représentations du Crépuscule des Dieux, que va donner notre Académie Nationale de Musique. M. Reynaldo Hahn précise, ici, les qualités éminemment classiques dont se compose l'originalité d'André Messager comme chef d'orchestre.

 

M. André Messager est le plus français des chefs d'orchestre ; je veux dire qu'il incarne, dans cet art, la netteté. La grâce, la clarté ne sont pas des qualités si françaises qu'on le dit ; on les rencontre fréquemment chez les Italiens et même chez certains Allemands. Mais la netteté est une vertu française, et rien que française. M. André Messager la possède à un degré exceptionnel, et le montre aussi bien dans sa façon d'écrire et d'instrumenter que dans sa façon de s'habiller, de parler, de jouer du piano. Mais c'est quand il conduit l'orchestre que cette netteté pour ainsi dire organique se manifeste avec le plus de force.

 

Dans la main de M. Hans Richter, la baguette devient la verge de Moïse, faisant jaillir de toutes parts des cascades chantantes dont elle règle avec sérénité le cours tumultueux.

 

Dans celle de M. Nikisch, c'est un bâton de jongleur qui, tantôt sur sa pointe, tantôt sur sa tige, fait tournoyer dangereusement des objets précieux et fragiles.

 

M. Weingartner manie le sceptre sonore avec l'austère fierté dont un prophète-soldat brandit son étendard, et M. Colonne avec les gestes tour à tour puissants et subtils d'un grand magicien qui, pour s'amuser, ferait alterner les miracles avec les « passez muscade ! »

 

La manière de M. Messager est beaucoup plus simple que tout cela et beaucoup plus malaisée à définir. Sa baguette, il a moins l'air de s'en servir pour conduire l'orchestre que pour éclairer le public. Ses mouvements sont ceux d'un connaisseur qui, avec délices, fait observer l'une après l'autre toutes les beautés d'une œuvre, les désignant, les appréciant, les analysant avec une éloquence méthodique et délicate. Et de ce commentaire est bannie toute grandiloquence, toute hyperbole ; c'est l'improvisation brillante, précise et substantielle d'un esprit harmonieusement documenté. Avant de diriger l'exécution d'une œuvre, M. Messager l'a explorée en tous sens, s'est familiarisé avec son esprit et sa lettre ; nulle intention psychique, nul détail matériel ne lui en demeurent étrangers. Et pourtant, quand il la dirige, on dirait que toutes ces profondeurs et toutes ces finesses, il les découvre au fur et à mesure qu'elles se présentent, tant sa manière de les souligner est empreinte de sympathie, de curiosité charmée.

 

Mais en même temps on voit que déjà il les connaissait, à l'aisance et à l'habileté de son commandement, à la netteté avec laquelle il les fait se détacher du fond, à l' « air », au « jour » qu'il distribue différemment autour de chacune d'elles afin que chacune d'elles prenne sa valeur respective — et toute sa valeur.

 

Oui, la caractéristique la plus frappante de M. Messager chef d'orchestre est, tout de suite après la netteté, cette double apparence de dilettantisme flâneur et de ponctuelle volonté. Et seul un excellent musicien est capable de la donner.

 

 

 

André Messager dirigeant l'orchestre de l'Opéra (portrait-charge par Gir)

 

 

On peut être grand chef d'orchestre et médiocre musicien. Le phénomène contraire est plus fréquent encore. Mais quand un homme doué des qualités nécessaires au chef d'orchestre est en outre un musicien aussi accompli que M. Messager, ces qualités se décuplent et se développent dans une zone que le chef d'orchestre mauvais musicien ignore toujours. A ce dernier, si pénétrant qu'il soit, échappe un élément de l'œuvre qu'il dirige : l'élément technique qui, en musique, est d'une si grande importance, et ce chef d'orchestre pourra mettre en valeur les mille riens dont cet élément se compose, mais il n'en saisira pas le principe mystérieux, et il y aura une lacune dans son interprétation.

 

Une excellente actrice peut nous émouvoir violemment en jouant une scène de Racine et nous laisser très froids en nous en déclamant des vers assise sur une chaise. Un même homme peut lire admirablement un chapitre de Balzac et fort mal un paragraphe de Flaubert.

 

C'est qu'ils n'ont pas, en littérature, l'esprit technique, et qu'ils ne discernent pas la beauté, le prix de la matière d'une œuvre. Or, si M. Messager évolue dans la musique comme un oiseau dans les nuées, si sa précision n'est jamais pédante, si nul effort n'apparaît dans sa démonstration, si rigoureuse, cependant, c'est qu'il a en lui, profondément ancré, en même temps que le sens musical, l'instinct inné et cultivé de la technique. Entendre une œuvre qu'il conduit, c'est en lire la partition, en lecteur achevé et sagace, également disposé à l'enthousiasme et à la critique. et dont l'attention frémissante ne néglige rien de ce qui peut le faire plonger dans l'âme même de la musique.

 

On peut appliquer à M. Messager considéré comme chef d'orchestre ce mot de Mallarmé à quelqu'un qui lui chantait de beaux vers avec une diction qu'il aimait : « Ce poème, vous m'en faites sentir jusqu'à la page qu'on tourne ! »

 

(Reynaldo Hahn, Musica n° 72, septembre 1908)

 

 

 

 

 

 

le compositeur André Messager (photographie prise dans sa villégiature de Montivilliers)

 

 

André Messager, par... André Messager

 

Les Grecs avaient inscrit sur le temple de Delphes : « Connais-toi toi même », proposant l'observance de cette maxime comme la plus haute perfection de la sagesse humaine. Selon ce précepte, nous avons demandé à André Messager de bien vouloir dire lui-même à nos lecteurs ce qu'il retient des jours qu'il a vécus. Voici la réponse dont il a bien voulu faire l'honneur à notre rédacteur en chef.

 

 

André Messager (d'après un bois découpé de Raymond Aynaud)

 

 

Vous me demandez quelques notes biographiques pour Musica ? Les voici, aussi brèves que possible.

 

Je suis né à Montluçon (Allier) le 30 décembre 1853, et, aussi loin que je puisse me rappeler, je me vois juché sur un tabouret de piano et avalant avec avidité la plus exécrable musique à la mode dans ce temps-là. Mes parents trouvaient cela charmant, jusqu'au jour où je leur déclarai que je désirais devenir compositeur et faire de la musique ma carrière. Mon père, spécialement, ne pouvait admettre qu'un fils de fonctionnaire (il l'était, hélas !) pût songer à exercer un pareil métier. Le sort se chargea d'arranger tout cela en enlevant, dans une tempête de Bourse, jusqu'au dernier centime de ce que nous possédions. C'est alors que j'entrai à l'Ecole Niedermeyer, dirigée alors, comme elle l'est encore, par Gustave Lefèvre, le maître le plus affectueusement dévoué à ses élèves que j'aie jamais rencontré et où je fis complètement mes études musicales. Eugène Gigout fut mon professeur d'harmonie et de contrepoint, Adam Laussel mon professeur de piano et Clément Loret mon professeur d'orgue. Je quittai l'Ecole en 1874 pour remplir les fonctions d'organiste du chœur à l'église Saint-Sulpice où je restai six ans. Pendant cette période, je fis mes débuts comme compositeur, d'abord avec une Symphonie en quatre parties, couronnée par la Société des compositeurs et exécutée aux Concerts-Colonne, et quelque temps après avec un ballet joué aux Folies-Bergère (rares étaient les débouchés en ce temps-là !) et intitulé naïvement Fleur d'oranger. Le succès de ce ballet, joué à peu près 200 fois, m'encouragea dans cette voie, et les Vins de France et Mignons et Vilains suivirent d'assez près ma première tentative.

En 1880, je trouvai l'occasion, tout à fait par hasard, de faire mes débuts comme chef d'orchestre, en acceptant un engagement pour inaugurer l'Eden-Théâtre de Bruxelles, où je restai un an, composant encore deux nouveaux ballets. De retour à Paris, encore une fois le hasard (qui a joué un rôle prépondérant dans mon existence) me mit à même d'aborder le théâtre lyrique. Cette fois-ci, c'était un triste hasard, la mort de Firmin Bernicat qui laissait inachevée la partition de François les Bas bleus. L'éditeur de Bernicat, qui était aussi le mien, W. Enoch, voulut bien me confier cet ouvrage à terminer, et le succès répondit à sa confiance.

 

 

 

le cabinet de travail d'André Messager à Montivilliers

 

André Messager dans la loge directoriale de l'Opéra (charge de Bily, édit. de la S.I.M.)

 

 

Puis vinrent la Fauvette du Temple (1884), début de H. Micheau (actuellement directeur des Nouveautés) dans la direction théâtrale ; la Béarnaise (également en 1884) aux Bouffes, et enfin le Bourgeois de Calais (1885) aux Folies-Dramatiques, dont l'insuccès termina la première série de mes productions dramatiques. Un jour de cette année 1885, je reçus la lettre suivante : « Mon cher ami, j'ai profité de l'effusion qui suit une bonne première pour demander à Vaucorbeil de vous commander un ballet. Allez donc le trouver ; il vous attend demain chez lui, rue de Miromesnil ». Cette lettre était signée Saint-Saëns (1).

 

(1) N. D. L. R. — D'une lettre adressée par l'illustre maître Camille Saint-Saëns à notre rédacteur en chef, M. Georges Pioch, nous extrayons ces lignes : « Si vous voulez de l'inédit sur Messager, mon cher ami, apprenez qu’il a collaboré à Phryné. Ce petit ouvrage a été écrit très rapidement ; le temps pressait ; et Messager m'a rendu l'inappréciable service de mettre sa plume élégante à ma disposition, et d'écrire l'orchestration du premier acte pendant que j'écrivais celle du second... »

 

 

 

une collaboration à Montivilliers (de g. à dr. : Georges Duval, Albert Vanloo, André Messager)

 

 

Il avait eu la bonté de me donner quelques leçons de piano et de fugue à ma sortie de l'Ecole Niedermeyer, s'était intéressé à moi et me donnait, de la manière la plus délicate, une preuve de la générosité de son cœur et de la sollicitude qu'il a su toujours et en toute occasion montrer pour les jeunes. Je ne saurais trop lui en exprimer ma reconnaissance.

 

Cette visite, c'était les portes de l'Opéra qui s'ouvraient devant moi. Vaucorbeil me commanda en effet le ballet des Deux Pigeons, qui ne fut cependant représenté que sous la direction Ritt et Gailhard (octobre 1886), Vaucorbeil étant mort quelques mois auparavant.

 

 

 

André Messager dans son cabinet de travail à Paris

 

 

A la suite des Deux Pigeons et malgré le succès de cet ouvrage, je fus presque deux ans sans pouvoir trouver un librettiste qui voulût me confier un livret. Je ne perdis rien pour attendre, car Catulle Mendès voulut bien écrire pour moi ce bijou de poésie qui s'appelle Isoline, représenté le 26 décembre 1888 à la Renaissance.

 

Puis vint le Mari de la Reine (1890) qui passa très inaperçu aux Bouffes, puis quelques mois plus tard, la même année, la Basoche à l'Opéra-Comique. Ensuite Scaramouche, ballet-pantomime représenté pour l'inauguration du Nouveau-Théâtre, Miss Dollar (1893) au même théâtre, la Fiancée en Loterie aux Folies-Dramatiques (1897) et, presque en même temps, le Chevalier d'Harmental à l'Opéra-Comique.

 

 

 

Mme André Messager, réputée comme compositeur de lieder sous le nom de Hope Temple

 

 

Ce dernier ouvrage, auquel j'avais travaillé longuement, l'ayant commencé trois ans auparavant, tomba lamentablement, et sa chute me fut d'autant plus pénible que j'y attachais une grande importance et pensais avoir donné là toute la mesure de ce que je pouvais faire. J'étais tellement découragé par cet insuccès que je ne voulais plus écrire du tout et tentai de me retirer en Angleterre, où j'avais fait représenter, en 1894, Mirette, opéra-comique écrit, pour le Savoy-Theatre de Londres, en collaboration avec ma femme, alors au sommet de sa réputation comme compositeur de lieder. C'est là que je reçus, un beau jour, un rouleau flairant le manuscrit et que je mis de côté sans vouloir l'ouvrir tout d'abord. C'était le livret des P'tites Michu. La gaieté du sujet me séduisit et, renonçant à mes idées noires, je me mis à écrire avec un tel entrain qu'en trois mois l'ouvrage était terminé et joué la même année (1898) aux Bouffes avec un énorme succès. J'ai su depuis que ce livret avait été refusé par deux ou trois compositeurs ! Véronique (1899) lui succéda au même théâtre, puis les Dragons de l'Impératrice aux Variétés (1905), et enfin Fortunio à l'Opéra-Comique (1907). Quand j'aurai noté en passant le Chevalier aux Fleurs, grand ballet écrit en collaboration avec Raoul Pugno pour l'inauguration du Théâtre Marigny, et la musique de scène et ballet en collaboration avec Xavier Leroux pour la Montagne enchantée, féerie jouée à la Porte-Saint-Martin, je crois que j'aurai épuisé le catalogue de mes ouvrages.

 

 

 

Trois compositeurs ayant collaboré avec André Messager (de g. à dr. : Paul Lacôme, Xavier Leroux, Raoul Pugno)

 

 

Lorsque M. Albert Carré fut nommé directeur de l'Opéra-Comique, il me demanda d'y remplir les fonctions de directeur de la musique, fonctions que j'alternai avec celles de directeur de l'Opéra de Covent-Garden de Londres, de 1901 à 1907. Enfin j'étais nommé directeur de l'Opéra le 26 janvier de l'année dernière avec M. Broussan, et c'est maintenant mon tour de jouer les ouvrages des autres compositeurs auxquels je désire ouvrir aussi grandes que possible les portes du beau théâtre dont la direction m'a été confiée.

 

 

 

André Messager dans le cabinet directorial de l'Opéra

 

 

J'espère, mon cher Pioch, n'avoir pas trop abusé de vous et des lecteurs de Musica.

 

André Messager.

 

(André Messager, Musica n° 72, septembre 1908)

 

 

 

 

 

Les Interprètes d'André Messager, par Henri de Curzon

 

Il est pour ainsi dire sans exemple, sur la scène lyrique, qu'une œuvre remarquable ait trouvé des interprètes médiocres. Il y a parfois, rarement, une erreur de distribution, mais on la répare bien vite : en somme, le talent du créateur impose et semble produire de lui-même celui de son interprète. C'est ce qui rend si intéressantes les revues du genre de celle-ci, où sont évoqués successivement les grands succès d'une belle carrière d'artiste, les triomphes des « premières » et des principales reprises, les échos longuement répercutés de la joie des salles reconnaissantes. Pareille statistique ne va pas sans mélancolie non plus : où sont tels et tels qui nous charmaient, dont la voix sonore et jeune nous mettait de la gaieté au cœur, dont la grâce piquante nous séduisait sans effort ? Du moins, il en est peu de tout à fait disparus dans la liste, et ce tableau de vingt-cinq ans de théâtre n'est heureusement rien moins qu'un nécrologe.

 

Le plus ancien, le doyen en quelque sorte, des interprètes de M. Messager, n’est autre que M. Bouvet, l'excellent professeur du Conservatoire. Pensionnaire des Folies-Dramatiques, où sa belle voix au timbre chaud et vigoureux faisait merveille et présageait sa brillante carrière sur une scène moins secondaire, il fut, en 1883, le premier François les Bas bleus ; sa ronde, célèbre depuis, et bien d'autres pages, il fit tout bisser. On sait d'ailleurs que la tradition ne s'en perdit pas. Jacquin en 1887, puis, aux dernières reprises de 1895 et de 1900, Jean Périer, si fin, si élégant, si artiste lui aussi, de toutes façons, firent longuement applaudir le plus ancien des héros de M. Messager.

 

Je rappelle pour mémoire, à côté de M. Bouvet, Jeanne Andrée dans Fanchon (depuis, Mmes Pierny, Pernyn et Tariol-Baugé s'y succédèrent), et le fantasque Montrouge dans Pontcornet (où nous avons vu plus récemment Hittemans, puis Regnard).

 

La Fauvette du Temple, en 1885, mettait en ligne le très sûr et très plaisant Gobin (aujourd'hui disparu) dans cet ancien ténor à voix cassée qui avait nom Saint-Agénor, avec Simon-Max (le petit clairon Joseph) et Jourdan (Pierre). L'héroïne est une des plus gracieuses incarnations de Mme Simon-Girard, dont l'étonnante souplesse, le brio de chanteuse et l'entrain de comédienne font encore et toujours notre admiration elle était charmante de finesse et de distinction, à côté de Mlle Vialda (Zélie). Ce rôle de Thérèse eut encore Mlle Jeanne Thibaut et Dulac comme titulaires.

 

Puis viennent les Deux Pigeons, à l'Opéra, en 1886, où triompha ce trio si remarquable : Mlles Mauri et Sanlaville, avec l'excellent Pluque. Une seule reprise, en 1894, a changé les titulaires du rôle : Mlle Subra (dans Gourouli), avec Mlle Laus ou Mlle Hirsch, et Vasquez . Mais nous savons qu'il ne tient qu'à l'auteur de nous rendre cette œuvre exquise avec une interprétation tout à fait de choix ; sur d'autres scènes, Mlles Zambelli et Boni l'ont fait une fois de plus triompher.

 

Isoline aussi devrait reparaître. Sa trop lointaine représentation de 1888 mettait en ligne : Mlles Aussourd pour Isoline, et Nixau pour Isolin, avec Morlet dans le rôle d'Eros et d'Oberon.

 

Quant à la Basoche (1890), pièce de répertoire s'il en fut, qui n'a encore présente à l'esprit la verveuse et sonore interprétation originale, ou, à son défaut, celle de l'une des excellentes reprises que nous avons pu applaudir ? Lucien Fugère n'a jamais abandonné, à l'Opéra-Comique, son monumental personnage du duc de Longueville, dont il doublait le rôle à force de bis : c'est une des figures les plus originales de son admirable répertoire. Quant à Soulacroix (encore un disparu, et bien prématurément), on peut dire qu'il est resté le type même de Clément Marot, du moins dans sa tessiture primitive de baryton : sa voix facile et mordante lui convenait à merveille, comme son jeu en dehors. Cependant les auteurs ont préféré ensuite voir le personnage sous un aspect plus fin, plus distingué, plus svelte. Ce fut d'abord Jean Périer, ou Rigaux ; puis, comme ténor désormais, Clément et Francell. Le gentil l'Eveillé fut bien longtemps représenté par le seul Carbonne, d'une gaieté charmante. Colette a été créée par Mme Molé-Truffier (une soubrette parfaite), et reprise par Mme Rioton (une ingénue), puis par l'exquise Mme Marie Thiéry (une première chanteuse), sans compter bien d'autres.

 

Il y aurait une très amusante étude comparative à faire entre ces diverses fluctuations de l'interprétation des deux rôles essentiels de Clément Marot et de Colette, et qui mettrait en relief à la fois la souplesse de l'œuvre de M. Messager et celle des artistes qui l'ont rendue. Il est hors de doute (je m'en souviens comme si je venais encore de l'entendre) que la Basoche, à l'époque de sa création, avait un caractère plus en dehors, plus en couleur entre les mains de ces deux comédiens lyriques, Soulacroix et Mme Molé-Truffier, si habitués à jouer ensemble le répertoire de Grétry ou de Boieldieu : la scène de l'auberge (c’est Mme Landouzy qui était la princesse Marie : nulle ne la fit depuis oublier un instant), du souper servi par Colette, était tout à fait dans ce style-là. Plus tard, et maintenant, c'est une note plus discrète et plus élégante qui est préférée. Clément Marot est plus poète et plus amoureux que Basochien sans souci ; Colette est plus ingénue et plus tendre. Et si bien d'ailleurs les nouveaux interprètes ont rendu cette impression, qu'à moins d'une mémoire... professionnelle, on ne comprend pas qu'elle ait pu être différente. En voyant Mme Marie Thiéry, tantôt si charmante de pudeur émue, tantôt si aimable de confiance naïve, qui n'eût cru que le rôle avait été composé exactement pour elle ?

 

Mais poursuivons notre attrayante promenade à travers les comédies lyriques contées par M. Messager. Voici le Mari de la Reine, que les Bouffes montèrent dans les derniers jours de 1889, avec le sûr et souple Piccaluga, avec Montrouge aussi, et Mmes Mily-Meyer et Aussourd. Voici Scaramouche, la très neuve et très amusante pantomime (1891), qui mit si avantageusement en relief Henry Krauss dans Arlequin, avec Félicia Mallet, la souple et étonnante expressive artiste : ne nous rendra-t-on pas cette œuvre-là ? Nos souvenirs auraient bien besoin de se rafraîchir un peu. — Voici Miss Dollar, également sur la scène du Nouveau-Théâtre (1893) avec Mmes Blanche Marie et Leriche, avec Barral et Decori, qui depuis recueillirent de tels succès en dehors de la scène lyrique.

 

Puis c'est dans le domaine de l'opéra-comique que nous rentrons, et du plus relevé, du plus distingué, avec la touchante Madame Chrysanthème (1893), qu'interprétèrent Delaquerrière, Jacquin et Jane Guy ; — puis le Chevalier d'Harmental (1896), avec Leprestre, Fugère (d'un comique discret, d'abord, puis d'une émotion intense), Isnardon (le spadassin d'un brio étonnant, d'une voix mordante et originale), Carbonne (l'abbé) et Mlle Marignan (Bathilde). Le principal rôle a été joué à Vienne, le sait-on ? par Van Dyck. Même année, de nouveau aux Folies-Dramatiques, c'est la Fiancée en loterie, où Jean Périer, après sa reprise de François les Bas bleus, créa un rôle charmant, avec Hittemans et Vauthier, Mmes Cassive et Leriche.

 

Mais que dire des P'tites Michu, aux Bouffes (1897), sinon cette redite : une reprise s'impose ? Rien de plus gracieux, de plus piquant, que le couple formé par Marie-Blanche et Blanche-Marie, la villageoise et la petite marquise, si longtemps crues sœurs, je veux dire Alice Bonheur et Odette Dulac (plus tard remplacées, avec un autre charme et une autre originalité, par Mariette Sully et Lebey). Rien de plus amusant que Barral, Regnard et Léonie Laporte, Lamy et Brunais dans les autres rôles (à une reprise, c'est le parfait Jean Périer qui fut Aristide). Véronique est le pendant, non moins applaudi, de cette jolie partition (1898). Pour le coup, Jean Périer ne fut plus le précieux interprète des reprises, souvent supérieur à ses prédécesseurs il fut lui-même créateur, et inoubliable. Avec quelle grâce aimable ne promenait-il pas dans la pièce sa physionomie d'Alfred de Musset ! Avec quelle élégance ne jouait-il pas, auprès de sa délicieuse camarade Mariette Sully, les scènes de l'âne et de l'escarpolette ! Avec quelle diction incomparable, quelle émotion vraie, ne lisait-il pas la fameuse lettre ! Aussi bien, Jean Périer, qui n'a pas moins de six rôles de M. Messager dans son répertoire, me semble l'artiste, entre tous, qui a su le mieux rendre le caractère spécial de cette musique, son mélange de verve légère et de tour distingué, d'émotion et de gaieté.

 

Véronique a fait reparaître la plupart des interprètes des P'tites Michu, avec, en plus, Mme Tariol-Baugé, à la verve si sonore, si gaie. — Deux ans plus tard, c'est un nouveau ballet, la si jolie, si piquante Aventure de la Guimard. Que Mme Jeanne Chasles y fut donc charmante et spirituelle ! — Cinq ans après, voici les Dragons de l'Impératrice (1905), où reparaît la toujours exquise Mariette Sully (Cyprienne) à côté de ce miracle de beauté qui a nom Germaine Gallois (Lucrèce), et Alberthal et Prince dans Saint-Gildas et Agénor.

 

On sait assez sur quelle scène et avec quels maîtres interprètes a été donnée sa dernière œuvre : Fortunio. Autour de Mme Marguerite Carré, pour qui le rôle de Jacqueline eût semblé fait, s'il n'eût été créé par Alfred de Musset, Lucien Fugère reparaissait, incomparable Maître André, et Jean Périer, Landry délicieux, et Dufranne, Clavaroche somptueux, avec le jeune Francell, un débutant comme Fortunio, mais qui promet comme lui.

 

M. André Messager n'a pas eu lieu de se plaindre, et ses ouvrages ont trouvé tout juste les artistes qui pouvaient le mieux les mettre en valeur. C'est une chance peut-être, mais c'est aussi un mérite, je l'ai dit et j'en suis convaincu.

 

(Henri de Curzon, Musica n° 72, septembre 1908)

 

 

 

 

 

L'Esprit français dans l'œuvre d'André Messager, par Georges Pioch

 

On doit à M. Cappiello un portrait, un tantinet caricatural, d'André Messager qui pourrait suffire à commenter l'œuvre de ce Maître élégant. Considérez-le : les yeux y font de l'esprit par tous leurs regards ; une volonté, non méchante mais catégorique, de ne pas « se laisser embêter » s'y décèle ; tout l'être y apparaît comme cabré par une nervosité naturelle... A ce roidissement de tout l'être succédera inéluctablement une rêveuse nonchalance, cette paresse qui incite notre mentalité à un recueillement nécessaire... Les peuples sont tristes qui ne savent pas être assez souvent paresseux... Le modèle va parler ; sa parole sera spontanée et fine, et vous discernez que sa parole n'est qu'une preuve fugitive de son imagination et de son art. Elle pourra être parfois désagréable... à cause de la volonté catégorique indiquée plus haut ; mais, bientôt, un scepticisme indulgent lui rendra une valeur aimable. S'il s'éprend, s'enthousiasme, ce sera avec une mélancolie bien proche du doute. Ses passions « auront le sourire », soit dit pour user d'une expression en vogue actuellement. Il sera tendre sans niaiserie, triste sans abattement, éperdu sans danger irrémédiable, courageux sans emphase, savant sans pédanterie, et décidé sans jamais faillir à l'esprit.

 

C'est un Français. Je le recule volontiers au XVIIIe siècle. Pour mon goût, la moustache est de trop chez André Messager, et la perruque poudrée, le jabot et les manchettes de dentelles, la soie miroitante de la culotte et de la petite veste lui siéraient mieux encore que ces modes anglaises qui lui confèrent une si parfaite correction. Je le vois fort bien « bel esprit » chez quelque Mme Du Deffand, coquetant avec l'Encyclopédie, ou menant parmi les « ruelles » — où l'amour, élégant et crépusculaire, est tel que l'ont immortalisé Watteau et Verlaine — les ambitions tendres d'un cœur désabusé.

 

L'œuvre d'André Messager n'est-il pas tout animé des vertus... je dirai aristocratiques... que nous raconte le portrait que l'on doit à M. Cappiello. Eclose au XVIIIe siècle, il eût été, avec une robustesse musicale plus grande, l'œuvre d'un Monsigny ou d'un Dalayrac. L'œuvre de Messager a, de l'esprit français, la clarté, les proportions harmonieuses, la saine perception des forces ou des grâces que la raison et le goût ne peuvent excéder. Elle témoigne aussi de cette paresse qui est si bien dans le caractère de notre race, et à laquelle nous devons tant de spéculations indulgemment philosophiques, tant d'œuvres apaisantes. Elle trouve, en littérature, son équivalent dans les moralités de La Fontaine et le théâtre de Musset. Et croyez bien que ce n'est point par hasard, mais bien pour souscrire à son destin, qu'André Messager s'est passionné pour les Deux Pigeons, dont il a fait un ballet délicieux, et pour le Chandelier (Fortunio) qu'il a mué en musiques aimables... Sentimental, il ne descend jamais à la sensiblerie ; mélodique, il n'échoue jamais à la fadeur. Enclin aux formes de l'opéra-comique, parfois même de l'opérette, il les colore de sa propre élégance, et dans des œuvres d'une popularité aussi grande que la Fauvette du Temple et François les Bas bleus vous ne remarqueriez aucune romance « sirupeuse », aucune liesse vulgaire. Différant en ceci du très grand Emmanuel Chabrier, qu'il aima fraternellement, Messager semble répugner à la truculence, qualité par quoi sont inégalables les Allemands : Wagner (celui des Maîtres Chanteurs) ou Offenbach. Chabrier eût incliné volontiers au wagnérisme ; Messager n'en est pas influencé.

 

A l'image de l'esprit français, il a dessiné des caractères de grand charme : Clément Marot, Colette et le duc de Longueville dans la Basoche, les Petites Michu, et Florestan dans Véronique. Dans Isoline, dont l'action est féerique, il n'a pas, comme tant de compositeurs de chez nous l'eussent fait certainement, cédé à l'influence de Mendelssohn ou de Schubert ; cela nous vaut une féerie musicale vraiment française. Une reprise de cette œuvre serait accueillie avec sympathie. Ce vœu peut être fait aussi pour l'adorable Madame Chrysanthème. M. Puccini s'est employé depuis à faire vivre cette amoureuse délicate et malheureuse sous le nom de « Madame Butterfly ». Je ne dirai pas qu'elle vit ; mais je dois constater qu'elle végète avec retentissement. L'Opéra-Comique se fût honoré en préférant, à la révélation en France de cette Madame Butterfly — sucrée et indigeste comme un berlingot de Milan, et chez laquelle la mélodie a cette valeur kilométrique que les Italiens donnent au macaroni — une reprise de Madame Chrysanthème.

 

On sait ce que M. Puccini a faite de la petite Japonaise aimante et malheureuse, et de quelle grandiloquence il l'accabla. La musique de Messager la réalise en finesse, en douceur, en émois menus et blottis : son badinage a des vivacités d'oiseau... Est-ce vraiment une Japonaise ? C'est plutôt une toute petite Française japonisée. C'est à coup sûr une femme de vie jolie, qui caquette, aime et souffre le mieux du monde. Mme Butterfly n'est qu'une parodiste.

 

Le « nationalisme » en art n'est pas moins odieux qu’imbécile. Mais il faut parfois qu'un génie, quel que soit l'art où il éclate, soit pleinement, expressif de l'esprit de sa race. Sinon, l'effort mental d'une race n'aurait pas poussé toute sa floraison. On a toujours en France un peu sacrifié la musique française à la fortune des musiques étrangères. Il y a là sans doute des raisons de curiosité très légitimes ; il y a là aussi le signe de l'influence déplorable qu'ont chez nous, sur le mouvement musical, des parasites dont les moyens de végétation et de gloriole tiennent tous dans le placement des produits étrangers. La chance de ces commis-voyageurs est brève heureusement ; bref aussi leur vacarme vénal. Le goût de la musique française — qui n'exclut pas d'ailleurs celui des autres musiques — s'accroît un peu plus chaque jour. On nous en restitue les manifestations anciennes celles du présent ne valent pas moins notre affection. Elle est due pleinement à l'œuvre d'André Messager, savoureuse et spirituelle comme une page de Voltaire, colorée et mélancolique comme une toile de Watteau.

 

(Georges Pioch, Musica n° 72, septembre 1908)

 

 

 

 

 

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