le Cinquantenaire de la "Mireille" de Charles Gounod

 

 

 

 

LE CINQUANTENAIRE DE « MIREILLE »

 

 

GOUNOD AU THÉATRE

DE « SAPHO » A « MIREILLE»

(Souvenirs personnels)

 

Les fêtes du cinquantenaire de l'opéra de Gounod tiré du poème original de Mistral évoquent une foule de souvenirs. Nous avons promis de nous associer à cette belle manifestation artistique et littéraire. Voici donc, à côté de substantielles pages de critique et de charmantes lettres inédites, une série d'articles pittoresques et de documents variés, qui permettront à nos lecteurs de suivre la genèse d'une œuvre doublement chère aux nombreux admirateurs du grand poète et du regretté musicien.

 

 

 

Vincent et Mireille, par A. Régnier (Musée de Digne)

 

 

Il y a deux natures dans la personne artistique de Gounod : la nature chrétienne et la nature païenne, l'élève du séminaire et le pensionnaire de l'Ecole de Rome, l'apôtre et l'aède. Parfois, les deux natures se superposent, comme dans Faust, donnant à l'œuvre un relief prodigieux ; elles se sont juxtaposées dans Polyeucte, se nuisant par leur voisinage, par leur égalité dans le charme et dans l'éclat. Les chœurs d'Ulysse, la première Sapho, Philémon et Baucis, montrent le païen pur ; les messes, les oratorios, le chrétien mystique.

Au fond, Gounod n'a pas eu d'autre modèle que lui-même. Mélange d'archaïsme et de nouveauté, ses procédés devaient naturellement dérouter la critique, et il n'y a pas lieu de s'étonner s'il fut, dès l'abord, très diversement jugé, les uns l'accusant de vivre d'emprunts faits au passé ; les autres, d'écrire une musique incompréhensible, que seule une poignée d'amis affectait d'admirer. Ces temps sont loin de nous, mais la lutte dure, elle se continue sur un autre terrain ; et tandis que le bon public, ne raisonnant pas ses impressions, s'abandonne sans contrainte au charme de Faust et de Roméo, les « amateurs éclairés » se demandent encore ce qu'ils doivent en penser. Comment le sauraient-ils ? Habitués à chercher dans leur journal des opinions toutes faites, ils ont toujours été désorientés. Il y a trente ans, on attaquait Gounod au profit de l'Ecole italienne triomphante et dominatrice, l'accusant de germanisme ; maintenant que la faveur de la critique s'est tournée du côté de l’Ecole allemande, on veut le faire passer pour Italien. Immuable au milieu de ces vicissitudes, il n'a jamais été autre chose qu'un artiste français, et le plus français qui se puisse voir.

 

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affiche de Dellepiane pour les fêtes de Mireille

 

 

Quand Charles Gounod, après une tentative avortée (bien heureusement pour l'art) de vie ecclésiastique, choisit définitivement la carrière musicale, celle-ci était déjà considérée comme d'un abord assez difficile. Les seuls grands concerts sérieux étant ceux du Conservatoire, inabordables pour les auteurs nouveaux, l'unique débouché était le théâtre, mais on pouvait espérer, tôt ou tard, s'y créer une place : aussi Gounod visait-il le théâtre, songeant d'abord à faire le siège de l'Opéra-Comique. C'est à ce moment initial que j'eus la bonne fortune de rencontrer le jeune maître chez un de mes parents, le docteur homéopathe Hoffmann, dans le salon duquel se tenaient des réunions mondaines où Gounod était attiré par un clan de jolies femmes, clientes du docteur et admiratrices passionnées du musicien. J'avais alors dix à douze ans, lui vingt-cinq peut-être, et, par ma grande facilité musicale, par ma naïveté, mon enthousiasme, je sus attirer sa sympathie. Il écrivait, avec la collaboration d'un beau-frère de la maîtresse de la maison, un opéra-comique dont il nous chantait des fragments dans ces réunions intimes ; et déjà, dans ces timides essais, on trouvait en germe sa personnalité, le souci de la pureté, de la tenue du style, la justesse de l'expression, ces rares qualités qu'il a portées depuis à un si haut degré. Peu après, il fut remarqué par Mme Viardot, et celle-ci, après avoir obtenu pour lui d'Émile Augier le poème de Sapho, lui fit ouvrir les portes de l'Opéra. Dès lors, si son talent ne donnait pas encore tous ses fruits, on peut dire qu’il était formé, n'avait plus qu'à poursuivre son évolution. Il est difficile de savoir ce qu'il a puisé dans l'enseignement de ses maîtres, Reicha et Lesueur. Le premier lui aura sans doute appris le mécanisme de son art, ainsi qu'à tous ses élèves : froide et antipoétique, sa nature devait difficilement s'accorder avec celle d'un tel disciple. Le mysticisme de Lesueur devait lui plaire, mais pour un peu d'or que recèlent les œuvres de l'auteur des Bardes, combien de scories et d'inutilités !

Le temps passé au séminaire, la fréquentation du salon de Mme Viardot, voilà ce qui aura fortement influé sur son orientation musicale, sans oublier le don merveilleux d'une voix peu timbrée, mais exquise, que la nature lui avait octroyé.

Au séminaire, il avait appris l'art de la parole, de la belle diction, claire et châtiée, nécessaire à la chaire chrétienne ; en y étudiant les textes sacrés, le désir lui était venu sans doute de les interpréter musicalement, et là dut prendre sa source le beau fleuve de musique religieuse qui n'a jamais cessé, malgré les séductions du théâtre, de couler de sa plume. Est-ce chez Lesueur, ne serait-ce pas plutôt au séminaire qu'il prit ce goût pour la grandiloquence, pour l'emphase, si souvent rencontrées dans son œuvre ? On serait tenté d'y voir un défaut. Défaut ou qualité, ce caractère est rare en musique : absent des œuvres de Haydn et de Mozart, il se montre à peine dans celles de Sébastien Bach et de Beethoven ; nous le trouvons, parmi les modernes, chez Verdi, chez Liszt, mais de tous les compositeurs connus, lequel a été le plus grandiloquent, le plus emphatique ? Haendel, que personne assurément n'accusera de manquer de force, ni de véritable grandeur.

Avec Mme Viardot, nous entrons dans un autre monde. Cette femme célèbre n'était pas seulement une grande cantatrice, mais une grande artiste et une encyclopédie vivante : ayant fréquenté Schumann, Chopin, Liszt, Rossini, George Sand, Ary Scheffer, Eugène Delacroix, elle connaissait tout, en littérature et en art, possédait la musique à fond, était initiée aux écoles les plus diverses, marchait à l'avant-garde du mouvement artistique ; pianiste de premier ordre, elle interprétait chez elle Beethoven, Mozart et Reber appréciait beaucoup. Il n'est pas difficile de s'imaginer combien un pareil milieu devait être propice à l'éclosion d'un talent naissant. Le goût du chant, naturel à Gounod, se développa chez lui plus encore : aussi la voix humaine fut-elle toujours l'élément primordial, le palladium sacré de sa cité musicale.

S'il était vrai, comme le veut M. Camille Bellaigue, que l'expression fût la principale qualité de la musique, celle de Gounod serait la première du monde. La recherche de l'expression a toujours été son objectif : c'est pourquoi il y a si peu de notes dans sa musique, privée de toute arabesque parasite, de tout ornement destiné à l'amusement de l'oreille ; chaque note y chante. Pour la même raison, la musique instrumentale, la musique pure, n'était guère son fait ; après la tentative de deux symphonies dont la seconde avait remporté un assez brillant succès, il abandonna cette voie qu'il sentait ne pas être la sienne. A la fin de sa carrière, des tentatives de quatuor ne le satisferont pas davantage.

Un jour, j'étais allé lui rendre visite, au retour d'un de mes hivernages, et l’ayant trouvé, comme à l'ordinaire, écrivant dans son magnifique atelier auquel un orgue inauguré par moi-même, sur sa demande, quelques années auparavant, donnait un si grand caractère, je lui demandai ce qu'il avait produit pendant mon absence.

— J'ai écrit des quatuors, me dit-il ; ils sont là.

Et il m'indiquait un casier placé à portée de sa main.

— Je voudrais bien savoir, lui répliquai-je, comment ils sont faits.

— Je vais te le dire. Ils sont mauvais, et je ne te les montrerai pas.

On ne saurait imaginer de quel air de bonhomie narquoise il prononçait ces paroles. Personne n'a vu ces quatuors : ils ont disparu, comme ceux qu'on avait exécutés l’année précédente et auxquels j'ai fait allusion plus haut.

Ce perpétuel souci de l'expression qui le hantait, il l’avait trouvé dans Mozart, on peut dire même qu'il l'y avait découvert. La musique de Mozart est si intéressante par elle-même qu'on s'était habitué à l'admirer pour sa forme et pour son charme, sans songer à autre chose ; Gounod sut y voir l'union intime du mot et de la note, la concordance absolue des moindres détails du style avec les nuances les plus délicates du sentiment. C'était une révélation de lui entendre chanter Don Giovanni, les Nozze, la Flûte Enchantée. Or, en ce temps-là, on professait ouvertement que la musique de Mozart n'était pas « scénique », bien que toujours le morceau y fût modelé sur la situation. En revanche, on déclarait « scéniques » les œuvres conçues dans le système rossinien, où les morceaux se développaient en toute liberté, faisant bon marché de la situation dramatique, même du sens des mots, même de la prosodie ; Rossini n'était pas allé si loin. A s'élever contre de pareils abus on risquait fort de passer pour un être dangereux et subversif ; l'auteur de ces lignes en sait quelque chose, ayant été éconduit par Roqueplan, alors directeur de l'Opéra-Comique, pour avoir fait devant lui l'éloge des Noces de Figaro. Par la même raison, avant qu'il eût rien écrit pour le théâtre, Gounod avait déjà des adversaires : on prenait parti pour ou contre Sapho avant même qu'elle fût achevée. Aussi quelle soirée ! Le public s'enflammait à l'audition de cette musique dont le charme le captivait malgré lui, dans les entr'actes, il se reprenait. Le finale du premier acte électrisa la salle, fut bissé avec transport ; l’enthousiasme calmé, les amateurs disaient d'un air entendu : « Ce n'est pas un finale, il n'y a pas de strette ! » Ils oubliaient que le superbe finale du troisième acte de Guillaume Tell n'en a pas non plus ; je me trompe, il en avait primitivement une : elle fut supprimée aux répétitions comme aurait disparu celle du premier acte de Sapho si l'auteur eût inutilement ajouté quelque chose à la période qui en forme la foudroyante conclusion.

La presse fut houleuse. Il n'entre pas dans ses habitudes d'admettre d'emblée ce qui sort des routes battues ; néanmoins, des critiques de premier ordre, tels que Berlioz, Adolphe Adam, avaient traité l'œuvre selon ses mérites. Peut-être le demi-succès du premier jour serait-il devenu un succès complet, si l'ouvrage avait pu continuer sa carrière ; mais Mme Viardot, parvenue au terme de son engagement, ne put jouer plus de quatre fois le rôle de Sapho ; une autre, de belle voix et non sans talent, reprit le rôle avec la triste figure que fait le talent à côté du génie ; encore deux représentations, et cet ouvrage, qui marque une date dans l'histoire de l'opéra français, fut abandonné.

 

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Mme Pauline Viardot

 

 

Ma grande intimité avec Gounod date des chœurs d'Ulysse. Ainsi qu'Augier, Ponsard était un familier du salon de Mme Viardot, où les littérateurs les moins férus de musique étaient attirés par son mari, littérateur distingué lui-même, mis en vue par une traduction de Don Quichotte fort estimée et par des travaux sur la peinture, diversement appréciés, mais très remarqués. Ponsard, ayant songé à tirer de l'Odyssée les éléments d'une tragédie mêlée de chœurs à la manière antique, choisit Gounod pour collaborateur.

Le musicien jouait du piano fort agréablement, mais la virtuosité lui manquait et il avait quelque peine à exécuter ses partitions. Sur sa demande, j'allais, presque chaque jour, passer avec lui de courts instants, et, sur les pages toutes fraîches, nous interprétions à nous deux, tant bien que mal — plutôt bien que mal — des fragments de l’œuvre éclose. Plein de son sujet, Gounod m'expliquait ses intentions, me communiquait ses idées, ses désirs. Sa grande préoccupation était de trouver sur la palette orchestrale une belle couleur ; et loin de prendre chez les maîtres des procédés tout faits, il cherchait directement, dans l'étude des timbres, dans des combinaisons neuves, les tons nécessaires à ses pinceaux. « La sonorité, me disait-il, est encore inexplorée. » Il disait vrai : depuis ce temps, quelle floraison magique est sortie de l’orchestre moderne ! Il rêvait, pour ses chœurs de nymphes, des effets aquatiques, et il avait recours à l'harmonica fait de lamelles de verre, au triangle avec sourdine, celle-ci obtenue en garnissant de peau le battant de l'instrument. Les gens du métier savent qu'au fond, c'est surtout à la musique elle-même, à l'habile emploi de l'harmonie qu'est dû le caractère de la sonorité ; aussi est-ce particulièrement une double pédale de tierce et de quinte, changée plus tard en triple pédale par l'adjonction de la tonique, véritable trouvaille de génie, qui prête au premier chœur d'Ulysse tant de charme et de fraîcheur. Il est malheureusement impossible, avec des mots, d'en donner une idée ; je demande pardon au lecteur de ces termes techniques, compréhensibles seulement pour les musiciens.

On comptait beaucoup, au Théâtre-Français, sur la pièce nouvelle. Un orchestre complet, choisi, des chœurs excellents, de magnifiques décors, rien ne fut épargné. Le beau rideau, reproduisant le Parnasse de Raphaël, qu'on vit longtemps à la Comédie, avait été peint à cette occasion. Désirant passionnément pour la musique de mon grand ami le succès qu'elle méritait, je voulais que la tragédie fût un chef-d'œuvre et je n'admettais pas qu'elle pût ne pas réussir. Hélas ! la première représentation, à laquelle j'avais convié un étudiant en médecine, fervent amateur de musique, cette première fut lamentable. Un public en majeure partie purement littéraire et peu soucieux d'art musical accueillit froidement les chœurs ; la pièce parut ennuyeuse, et certains vers, d'un réalisme brutal, choquèrent l'auditoire : on chuchotait, on riait. Au dernier acte, un hémistiche — Servons-nous de la table, — provoqua des hurlements ; j'eus la douleur de voir mon ami l'étudiant, que j'étais parvenu à contenir jusque-là, rire à gorge déployée. Cette tragédie bizarre, curieuse après tout, aurait mérité peut-être des spectateurs plus patients. L'exécution était des plus brillantes. Delaunay, l'artiste impeccable, habitué à l'emploi des amoureux, semblait mal à l'aise dans le rôle insipide de Télémaque ; en revanche, Geffroy avait trouvé dans celui d'Ulysse ample matière à déployer ses précieuses qualités. Mme Nathalie était fort belle en Minerve, descendant de son nuage au prologue, et Mme Judith avait toute la grâce pudique, toute la noblesse désirables dans le rôle de Pénélope.

Après les deux insuccès de Sapho, et d'Ulysse, l'avenir de Gounod pouvait sembler douteux pour le vulgaire, non pour l'élite qui classe les artistes à leur rang : il était marqué du signe des élus.

Je me souviens qu'un jour, frappé de la nouveauté des idées et des procédés qui distinguent ces deux ouvrages, je lui dis étourdiment (il me passait tout) qu'il ne saurait jamais mieux faire. « Peut-être », me répondit-il sur un ton étrange, et ses yeux semblaient viser un inconnu lointain et profond. Il y avait déjà Faust dans ces yeux-là...

Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant ici pour payer mon tribut de reconnaissance au maître, qui, déjà en pleine possession de son talent, ne dédaignait pas de me faire, tout écolier que j'étais encore, le confident de ses intimes pensées artistiques et de verser sa science dans non ignorance. Il dissertait avec moi comme avec un égal ; c'est ainsi que je devins, sinon son élève, du moins son disciple, et que j'achevai de me former à son ombre, ou plutôt à sa clarté.

 

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échelle de la voix de Mme Pauline Viardot

 

 

Ceci étant une vue d'ensemble et non une analyse détaillée des œuvres de Gounod, nous glisserons, si vous le permettez, sur Faust et Roméo, nous bornant à constater que le triomphe de la première heure, qui avait manqué à Faust, ne fit pas défaut à Roméo ; ce fut dès l'abord un entraînement, un délire. Si Faust est plus complet, il faut convenir que nulle part le charme particulier à l'auteur n'est aussi pénétrant que dans Roméo. L'époque de son apparition marque l'apogée de l'influence de Gounod ; toutes les femmes chantaient ses mélodies, tous les jeunes compositeurs imitaient son style.

Quelque temps avant, il avait passé à côté du grand succès avec Mireille, ouvrage mal accueilli d'abord, qui s'est relevé depuis, mais défiguré par des modifications, des mutilations de toute sorte. Je n'ai jamais pu y songer sans tristesse, ayant connu dans son intégrité la partition primitive dont l'auteur m'avait fait entendre successivement tous les morceaux, et qu'il fit connaître en entier, dès qu'elle fut achevée, à quelques intimes, avec le précieux concours de Mme la vicomtesse de Grandval ; Georges Bizet et moi, sur un piano et un harmonium, remplacions l'orchestre absent. L'effet de cette audition fut profond et le succès ne fit doute pour personne ; mais le ver était dans le fruit superbe. Mme Carvalho, pour qui le rôle de Mireille fut écrit, était parvenue à élargir sa voix en quittant Fanchonnette pour Marguerite, mais elle ne pouvait en changer la nature au point de devenir une « Valentine ». La première fois que Gounod, qui aimait à me donner la primeur de ses œuvres, me chanta la scène de la Crau, je fus effrayé des moyens vocaux qu'elle nécessitait.

— Jamais, lui dis-je, Mme Carvalho ne chantera cela.

— Il faudra bien qu'elle le chante ! me répondit-il en ouvrant démesurément des yeux terribles.

Comme je l'avait prévu, la cantatrice recula devant la tâche qui lui était imposée. L'auteur s'obstinant, elle rendit le rôle, on échangea du papier timbré ; un exploit accusait l'auteur d'exiger de son interprète des « vociférations ». Puis la tempête s'apaisa : l'auteur diminua de moitié la grande scène, écrivit le délicieux rondeau Heureux petit berger ! Le rôle s'amoindrissait. D'un autre côté, le ténor se montrait insuffisant, et son rôle, de répétition en répétition, se racornissait comme la « Peau de Chagrin » de Balzac. L'œuvre arriva devant le public affaiblie, dénaturée ; et quand survint la scène de la Crau, redoutable encore, quoique mutilée, la cantatrice, prise de peur, y échoua complètement. Avant cela, la belle scène des Revenants avait déjà manqué son effet. Le Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet n'était pas assez vaste pour se prêter à de telles illusions : en glissant sur l'eau du fleuve, les trépassés faisaient entendre des bruits fâcheux, des couics ridicules. L'issue de la soirée ne fut pas douteuse : c'était un désastre. L'œuvre méconnue n'a jamais, depuis, retrouvé son aplomb ; on a coupé, de-ci de-là, on a changé le dénouement, tantôt supprimé, tantôt rétabli la scène fantastique, fondu le petit rôle de Vincenette dans celui de Taven la sorcière ; jamais je n'ai retrouvé cette impression d'une œuvre achevée, complète, qui m'avait tant séduit chez l'auteur.

Habent sua fata... les pièces de théâtre comme les livres !

 

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le cabinet de travail de Gounod, avec l'orgue inauguré par le maître Saint-Saëns

 

 

« Quel homme élégant que Berlioz ! » me disait un jour Gounod. Le mot est profond. L'élégance de Berlioz n'apparaît pas de prime abord dans son écriture gauche et maladroite ; elle est cachée dans la trame, on pourrait dire dans la chair même de son œuvre ; elle existe, à l'état latent, dans sa nature prodigieuse qui ne saurait nuire à aucune autre par comparaison, nulle autre ne pouvant lui être comparée. Chez Gounod, ce serait plutôt le contraire ; son écriture, d'une élégance impeccable, couvre parfois un certain fonds de vulgarité ; il est peuple par moments, et, pour cela même, s'adressant facilement au peuple, est devenu populaire bien avant Berlioz, dont la Damnation de Faust n'est arrivée à la popularité qu'après la mort de son auteur. Cette vulgarité — si vulgarité il y a — pourrait se comparer à celle d'Ingres (qu'il admirait profondément) ; c'est comme un fond de sang plébéien, mettant des muscles en contrepoids à l'élément nerveux dont la prédominance pourrait devenir un danger ; c'est l'antidote de la mièvrerie, c'est Antée retrempant ses forces en touchant le sol ; cela n'a rien à voir avec la trivialité dont ses prédécesseurs les plus illustres dans l'opéra et l'opéra-comique français n'ont pas toujours su se garder. Il visait haut, mais le souci constant de l'expression devait fatalement, comme tout ce qui tient au réalisme, le ramener de temps en temps sur la terre. Ce réalisme lui-même ouvrait une voie féconde et absolument nouvelle en musique. Pour la première fois, à la peinture de l'union des cœurs et des âmes s'est ajoutée celle de la communion des épidermes, du parfum des cheveux dénoués, de l'enivrement des haleines sous les effluves du printemps. J'ai vu des natures chastes et hautement compréhensives s'effaroucher de ces innovations, accuser Gounod d'avoir rabaissé, matérialisé l'amour au théâtre. Que d'autres seraient heureux de mériter un tel reproche !

Bien d'autres nouveautés lui sont dues. Tout d'abord, il restaura des procédés abandonnés depuis longtemps sans aucun profit, et ce fut une stupeur, parmi les élèves du Conservatoire, de voir remettre en honneur des moyens surannés et discrédités, comme les « marches d'harmonie », dont le prélude de la scène religieuse de Faust offre un si remarquable exemple. Désireux de laisser à la voix tout son éclat, toute son importance, il supprima les bruits inutiles, dont personne, alors ne croyait pouvoir se passer. — Un jour, avec l'imprudence de la jeunesse, je demandais à un savant professeur la raison de cet abus de trombones, de grosses caisses et de cymbales qui sévissait dans les œuvres les plus légères :

— C'est pourtant facile à comprendre, me répondit-il : vous avez des ressources dans l'orchestre ; il faut bien les employer...

Gounod, qui avait pratiqué la peinture, savait qu'il n'est pas obligatoire de mettre toute sa palette sur la toile, et il ramena dans l'orchestre du théâtre la sobriété, mère des justes collaborations et des nuances délicates. Il supprima les redites insupportables, les longueurs fatigantes qui déparent tant de beaux ouvrages, s'attirant par là ces critiques, incompréhensibles aujourd'hui, dans lesquelles on l'accusait d'écourter ses phrases et ses morceaux ; on attendait toujours la « reprise du motif », et cette attente trompée donnait l'illusion que le motif n'est qu'ébauché, les redites ne l'ayant pas enfoncé comme un clou dans la mémoire. Aux formes convenues sur lesquelles vivait depuis longtemps le récitatif, il en substitua d'autres, serrant de plus près la Nature, qui sont entrées dans la pratique courante. Enfin, il cherchait à diminuer autant que possible le nombre des modulations, jugeant qu'un moyen d'expression aussi puissant ne doit pas être gaspillé, croyant de plus à une action spéciale des tonalités persistantes.

— Quand, depuis un quart d'heure, disait-il, l'orchestre joue en ut, les murs de la salle sont en ut, les chaises sont en ut, la sonorité est doublée.

Des effets d'une étonnante invention dans leur simplicité sortaient naturellement de sa plume : telle cette gamme lente des harpes, rideau de nuages qui se lève au milieu de l'introduction de Faust pour découvrir la phrase lumineuse de la fin. Cela paraît presque naïf, et cependant personne auparavant n'avait songé à quelque chose d'analogue. Obtenir le plus grand résultat avec le moindre effort apparent possible, réduire la peinture des effets matériels à de simples indications et concentrer l'intérêt sur l'expression des sentiments, voilà les principes sur lesquels il semble s'être appuyé ; ils étaient, ils sont encore en contradiction avec les habitudes générales des compositeurs, et cependant il suffit de les énoncer pour en constater la justesse. Au système de l'indépendance mélodique, de la mélodie cherchée pour elle-même et sur laquelle les paroles s'adaptent ensuite, comme elles peuvent, il préféra, comme Gluck, celui de la mélodie naissant de la déclamation, se moulant sur les mots et les mettant en relief sans rien perdre de sa propre importance, de façon que les deux forces se multiplient l'une par l'autre ; au lieu de se combattre, cette réforme si précieuse ne fut pas acceptée sans lutte, et, pendant des années, il lui fut reproché de sacrifier la mélodie à la mélopée ; ce mot disait tout, c'était la «  tarte à la crème » de la musique ; sans autre explication, cela vouait un homme aux dieux infernaux, le traînait aux gémonies. Comme, de plus, l'orchestre discret et coloré de Gounod lui valait le titre de symphoniste, autre mot qui dans le monde des théâtres était une sanglante injure on voit d'ici à travers quelles épineuses broussailles l'auteur de Faust dut frayer son chemin.

Adolphe Adam, dans un article très fin sur Sapho, a montré clairement de quelle façon Gounod se rattachait aux maîtres anciens.

— Nous regardons aujourd'hui, disait-il, comme une qualité ce que les maîtres regardaient autrefois comme un défaut. La musique pour eux existait dans les chœurs, les airs, dans tout ce qui préparait une situation. Mais dès que la situation arrivait, la musique cessait pour faire place au chant déclamé. Aujourd'hui, nous faisons le contraire. Quand la situation commence, nous entamons le morceau de musique. C'est à peu près le premier de ces systèmes qu'a suivi M. Gounod.

Bien que toute œuvre d'art repose sur une convention, qui ne voit d'un coup d'œil quel service immense a rendu Gounod en battant en brèche ce système qui voulait, au moment où une situation dramatique était posée, que les acteurs cessassent de jouer pour se mettre à chanter comme au concert ? et c'était lui qu'on accusait de n'être pas « scénique », autre accusation terrible. Pas mélodique, pas scénique, symphoniste par-dessus le marché, que lui restait-il ? le public, conquis peu à peu par le charme et le naturel de ses œuvres et qui les a adoptées en dépit de tous les sophismes dont on lui rebattait les oreilles.

L'auteur, disait-on, entremêle récitatifs, ariettes, cavatines, duos et morceaux d'ensemble, sans qu'il soit possible d'en saisir les points d'intersection. On lui faisait un reproche de ce qui est maintenant recherché par-dessus tout, et même par delà le sens commun, car si la liberté absolue dont nous jouissions aujourd'hui est un bienfait pour les forts, elle est un danger terrible pour les faibles qui s'y noient et n'arrivent qu'à l'informe, à l'incohérent. En ce temps-là, les aristarques prêchaient avant tout la « netteté » : la trivialité, la platitude, tous les défauts les plus vils passaient sous le couvert de ce vocable. Ne trouvant chez Gounod ni la bassesse de style qui leur était chère, ni les morceaux invariablement coupés sur le patron officiel, ils l'accusaient de manquer de netteté. Que les temps sont changés ! il n'est plus permis d'être net, ni mélodique, ni vocal même ; le drame doit se dérouler exclusivement dans l'orchestre, et l’on peut prévoir le temps où l'on n'écrira plus que des pantomimes ; la symphonie de plus en plus développée, après avoir étouffé les voix, ne permettant plus de saisir les mots, le plus sage sera de les supprimer. L'auteur de cette étude lisait un jour dans un article sur son propre compte — article fort élogieux d'ailleurs — qu'il avait, au théâtre, appliqué ses idées de subordination complète de l'élément mélodique à la symphonie. Il demande la permission d'ouvrir ici une parenthèse pour protester contre de pareilles assertions. Pour lui, mélodie, déclamation, symphonie, sont des ressources que l'artiste a le droit d'employer comme il l'entend et qu'il a tout avantage à maintenir dans le plus parfait équilibre possible. Cet équilibre paraît avoir hautement préoccupé Gounod ; il l'a réalisé à sa façon ; d'autres pourront le réaliser d'une autre manière, mais le principe restera le même ; c'est la Trimourti sacrée, le dieu en trois personnes créateur du Drame lyrique. Et si l'un des éléments devait l'emporter sur les autres, il n'y aurait pas à hésiter : l'élément vocal devrait prédominer. Ce n'est pas dans l'orchestre, ce n'est pas dans la Parole qu'est le Verbe du Drame lyrique, c'est dans le Chant.

Les privilégiés qui ont eu le divin plaisir d'entendre Gounod lui-même ont tous été du même avis : sa musique perdait la moitié de son charme, quand elle passait en d'autres mains. Pourquoi ? parce que ces mille nuances de sentiment qu'il savait mettre dans une exécution d'apparence très simple faisaient partie de l'idée, et que l'idée, sans elles, n'apparaissait plus que lointaine et comme à demi effacée.

Sans être ni un grand chanteur ni un grand pianiste, il savait donner à certains détails en apparence insignifiants une portée inattendue, et l’on ne s'étonnait plus de la sobriété des moyens en présence du résultat acquis.

Ce n'est pas assez de dire que, chez lui, le chant ressort de la déclamation, ce qui serait également vrai chez plusieurs autres et même dans toute l'ancienne Ecole française ; il y a plus, la parole est comme un noyau sur lequel la musique se cristallise ; la forme, si belle qu'elle puisse être, lui est subordonnée, et l'expression reste le but principal. Si l'on méconnaît ce point de vue, ses œuvres sont envisagées sous un faux jour et prennent une signification toute différente de celle que l'auteur a voulu leur donner. La jeunesse actuelle, éprise de formes compliquées jusqu'à l'inextricable, à cent lieues de la recherche de la vérité dans l'expression vocale et de la simple beauté, privée de l'audition directe de la musique du maître par lui-même, ne saurait la comprendre ni l'aimer. Les exécutants en ont déjà perdu la clé ; la manie des mouvements accélérés, qui sévit d'un bout à l'autre du monde musical, est mortelle aux œuvres de Gounod, qui goûtait par-dessus tout une majestueuse lenteur et ne comprenait pas qu'un sentiment profond pût être exprimé dans un mouvement rapide.

Je ne voudrais rien dire de désagréable à personne, et pourtant la vérité me force à constater qu'à Paris même, où les traditions auraient dû être maintenues, les œuvres de Gounod sont défigurées.

Gounod, d'ailleurs, se plaignait souvent de la difficulté qu'il éprouvait à communiquer ses intentions. Il me fit voir, un jour, de quelle façon il eût désiré qu'on exécutât l'ouverture de Mireille ; cela ne ressemblait en rien à ce que l’on connaît.

— C'est une calomnie, me disait-il, on me fait dire ce que je n'ai jamais pensé !

A qui la faute ? Non, certes, à des artistes qui ne manquent ni de talent ni de bonne volonté. Il faut remonter plus haut, jusqu'à cette loi de nature : un organisme est d'autant plus délicat qu'il est plus élevé.

Il est certain que pour une musique où les moindres nuances d'expression et de sentiment sont indispensables, un nouveau clavier d'indications eût été nécessaire.

Quoi qu'il en soit, faute d'indications suffisantes, la vraie nature de l'œuvre dramatique de Gounod ne pourra être dévoilée dans l'avenir qu'à des voyants doués de l'intuition grâce à laquelle il faisait lui-même revivre Mozart.

J'aurais voulu parler de l'homme, de son charme pénétrant, donner une idée de son esprit, de ses propos, de sa façon de rattacher la musique à l'ensemble de l'art dont elle n'était à ses yeux qu'une partie, de cette conversation éblouissante qui ressemblait par moments à certaines pages des romans de Victor Hugo. Le musicien a tout absorbé. Je borne là cette esquisse, n'ayant eu d'autre but que de réveiller des souvenirs précieux par leur objet et de dévoiler peut-être quelques aspects peu connus de l'artiste que j'ai tant admiré et tant aimé, en regrettant amèrement d'être un si médiocre peintre pour un tel tableau.

 

CAMILLE SAINT-SAËNS, de l'Institut.

 

 

 

portrait-charge de Mistral, par Hadol (la Vie parisienne, 1864)

 

 

 

L'HISTOIRE DE « MIREILLE »

RACONTÉE PAR LES LETTRES DE GOUNOD ET DE MISTRAL

(Documents inédits)

 

Quand nous apprîmes, au mois de juillet dernier, que, sur l’initiative du fin lettré Charles Formentin et de M. Blain, de Saint-Remy, des fêtes allaient être célébrées dans cette petite ville, en l'honneur du grand musicien Gounod et du cinquantenaire de sa Mireille, nous nous rendîmes à Maillane. Le plaisir de revoir Frédéric Mistral nous y attirait et aussi un sentiment de curiosité. Nous voulions interroger le poète, éveiller des souvenirs, lui arracher quelques confidences sur son célèbre collaborateur. Nous le trouvâmes, comme toujours, dispos et d'humeur allègre. Sa mémoire imperturbable évoqua le charme de ces jours lointains. Il fit mieux. Il alla quérir dans sa bibliothèque, si riche en autographes illustres, les lettres que lui avait écrites Charles Gounod. Il nous lut ces pages familières dont la tendresse et la grâce nous ravirent. Nous les lui demandâmes pour nos lecteurs. Il consentit volontiers à les leur offrir... Quelques-unes ont déjà été publiées par les soins de MM. Charles Roux, Camille Bellaigue, Prodhomme et Dandelot. Leur ensemble constitue le plus délicieux, le plus vivant des récits.

A. B.

 

En 1863, Mistral reçut une lettre de Charles Gounod, lui demandant l'autorisation de tirer du poème de Mireille un opéra en quatre actes, sur un libretto fait par Michel Carré.

Mistral répondit sans retard :

 

Maillane (Bouches-du-Rhône), 15 février 1863.

Cher monsieur,

Je suis ravi que ma fillette vous ait plu et encore, vous ne l'avez vue que dans mes vers, mais venez à Arles, à Avignon, à Saint-Remy, venez la voir le dimanche quand elle sort de vêpres, et devant cette beauté, cette lumière et cette grâce, vous comprendrez combien il est facile et charmant de cueillir par ici des pages poétiques. Cela veut dire, maître, que la Provence et moi vous attendons au mois d'avril prochain.

Votre poète,

F. MISTRAL.

 

Mistral n'eut pas besoin de réitérer l'invitation, et, dès les premiers jours de mars, Gounod fuyait, pour travailler, « ce Paris qui, selon son expression, nous entoure jusqu'à me suffoquer, plus que je ne peux m'y faire quand j'ai besoin de recueillement ».

 

Ma vie de nomade de courses musicales n'est pas encore terminée, écrivait-il, le 16 février, à Mme Augé de Lassus. Un retour à Berlin est dans les futures contingences plus ou moins rapprochées. Mais une course certaine et assez prochaine, c'est une visite que je vais faire à Lyon. En voici l'objet. Georges Hainl, un mien ami, chef d'orchestre du Grand-Théâtre, donne, depuis nombre d'années, un concert annuel. Il a choisi, cette année, pour principal élément de son concert, huit fragments de La Reine de Saba, et me de mande d'en venir diriger la dernière répétition et l'exécution, qui a eu lieu le samedi 7 mars. J'accepte et serai à Lyon le jeudi matin, 5 mars. De là, il est bien possible, quoique douteux encore, que faire un petit pèlerinage à cette ravissante église des Saintes-Maries, de ma chère Mireille que je vous remercie d'avoir lue à mon intention avec tant d'intérêt, ce qui, du reste, ne me surprend pas. N'est-ce pas que c'est un livre admirable, rempli de grâce, de vérité, de coloris, de vraie et saine simplicité, de sensibilité ? Mireille est une figure vouée à la célébrité comme Mignon. Elle a besoin d'être illustrée : elle le sera ; la gloire s'en emparera comme de toutes les partitions d'un poétique amour. Je parle de cette gloire qui récompense ceux qui ne la cherchent pas. Celle de Mireille est assurée. Je voudrais aller où l'auteur l'a placée, pour me placer moi-même en elle. J'aurais aimé vous voir et vous serrer la main, à l'occasion de ce petit voyage à Lyon. Je crains de ne le pouvoir...

 

Le lendemain, il envoyait à Mistral la lettre suivante :

 

Paris, mardi 17 février 1863.

Monsieur,

J'ai tout d'abord à vous remercier de l'adhésion que vous donnez à mon projet

de tirer de votre adorable livre Mirèio une œuvre lyrique. Maintes fois la lecture de votre poème m'avait fait naître le désir d'entrer en communication avec vous et de vous dire tout le bonheur que cette lecture m'avait fait éprouver. Je me réjouis de l'occasion qui s'en offre aujourd'hui et j'ai hâte de vous instruire du parti que nous en avons tiré.

Le plus respectueux scrupule et la plus consciencieuse fidélité ont présidé à notre travail. Il n'y a dans notre opéra que du Mistral ; et si nous avons le regret de ne point étaler sous les yeux du public la grappe entière dans toute sa splendeur, du moins pas un grain étranger ne vient-il se mêler à ceux que nous avons cueillis, et nous avons tâché que ce fussent les plus dorés. Je le répète, cher monsieur, je vous remercie de l'œuvre que vous avez si profondément sentie et des émotions que cette œuvre a provoquées en moi. Puissé-je vous en rendre une partie dans une interprétation qui, à défaut d'autre mérite, aura du moins celui d'une conviction sincère et d'une ardente sympathie.

Vous m'offrez de mettre à ma disposition des renseignements sur les sources auxquelles je pourrais puiser les types mélodiques qui donneraient à ma partition une teinte plus conforme au sujet et à la localité ; j'accepte votre offre avec grand plaisir. Je vous dirai toutefois que, quant à la chanson de Magali, elle est déjà composée et que j'en ai fait une sorte de petit roman symbolique d'amour, sous le voile duquel Mireille et Vincent se déclarent l'un à l'autre leurs sentiments.

Je suis heureux de vivre au temps d'un poète qui a si délicieusement dit de si délicieuses choses et qui veut bien me permettre d'essayer de les chanter.

Recevez, monsieur, l'assurance de mon plus sympathique attachement et de mes sentiments tout dévoués.

CH. GOUNOD,

17, rue de La Rochefoucauld, Paris. — Mon collaborateur est Michel Carré.

 

 

 

fac-similé de la fin d'une lettre adressée à Mistral, le 17 février 1863

 

 

Voilà donc Gounod parti. Il s'arrête à Lyon. De là, il compte gagner l’Italie :

 

J'y vais faire mes couches de Mireille, écrivait-il à la même correspondante. Paris me tue. Je ne peux pas y trouver le recueillement dont j'ai besoin pour faire de Mireille ce que j'en veux, peux et dois faire. Je vais m'installer, sans doute, dans un vrai paradis, à Némi, site enchanteur, aux environs de Rome. C'est là que vous retrouveriez la santé et la vie. C'est là que, loin de tout bruit, loin de tout visage et de tout discours importun, je vais être tout entier à cette adorable fille, que vous connaissez, maintenant, comme moi.

Je vais préalablement passer deux ou trois jours dans le Midi, près de Mistral, aux environs de Marseille, à Aix, où Mistral se trouve en ce moment. Ecrivez-moi de suite un mot à Marseille, poste restante, afin que je ne quitte pas la France sans savoir comment vous êtes. Je vous écrirai d'Italie.

 

Un ou deux jours plus tard, il était à Marseille ; le projet d'aller en Italie avait dû être abandonné, bien que les journaux l'eussent annoncé, et faire place à celui d'un séjour prolongé auprès de Mistral, à Marseille :

 

J'irai le trouver ; là, je travaillerai avec lui et je le prierai de m'aider de ses conseils et de son expérience dans le choix d'un petit séjour tranquille où nous puissions passer quelque temps...

 

 

 

l'Hôtel Ville-Verte, à Saint-Remy-de-Provence (l'appartement occupé par Gounod est désigné par une croix)

 

 

Dans les premiers jours de mars, il était chez le poète :

 

Je le tiens enfin, ce beau et bon Mistral tant rêvé, tant cherché et tant désiré, Maillane ! Un jour, Maillane voudra dire Mistral, comme les Charmettes ou Vevey veulent dire Jean-Jacques. J'arrive donc à Maillane. Je salue cette humble petite maison, le berceau de Mirèio. Nous causons pendant qu'on prépare le déjeuner ; nous déjeunons : Mireille, comme tu le devines, fait les frais de la conversation. Je trouve dans Mistral tout ce que j'y attendais, le poète dans le berger antique, dans l'homme de la nature, dans l'homme de la campagne et du ciel. Mistral me propose un plan que j'accepte, à savoir : une excursion, après déjeuner, à Saint-Remy, avec projet d'y coucher, pour aller, demain matin, dans la montagne visiter le village de Baux, l'un des points principaux de Mireille, et d'où l'on domine toute la Crau jusqu'à la mer. Nous partons, après déjeuner, à pied..., nous traversons des montagnes, superbes par un temps splendide. Chemin faisant, je lis à Mistral tout mon libretto : il en est ému, il pleure comme un enfant, il est ravi... A quatre heures et demie, nous arrivons à Saint-Remy... A un quart de lieue de là, des antiquités romaines, des carrières de pierre, d'un aspect tellement fantastique, qu'on en ferait un magnifique décor... Nous revenons, toujours devisant, et nous entendant déjà comme de vieux amis... Le pays que nous venons de parcourir et où nous venions de coucher est une merveille de sauvagerie : les rochers n'y font qu'un avec les ruines du moyen âge et de la féodalité... J'ai traversé hier le Vat d'Enfer et j'ai vu une issue du Trou des Fées, où Mistral parle du séjour de Taven... Du haut des rochers des Baux, on découvre l'immense plaine de la Crau et la Camargue ; c'est un panorama encore plus vaste que celui de la campagne de Rome, et d'une austérité terrible. (Lettre à Mme Gounod.)

 

 

 

la chambre à coucher de Gounod à l'hôtel Ville-Verte

 

 

Gounod avait d'abord pensé s'installer chez Mistral, en pension, afin que sa collaboration avec le poète soit plus féconde, et que « leur fille » n'en soit que mieux portante. « Nous serions là dans un petit paradis d'amitié et de recueillement, et personne ne viendrait me chercher dans ce trou de Maillane, perdu au milieu des champs et des plaines de Provence. » Mais, « ceci n'a pas pu s'arranger de la manière que j'espérais. Sa mère est d'un certain âge, et Mistral craint que la préoccupation de me recevoir ne soit pour elle une fatigue. « Je la connais, me disait-il, elle se mettra en quatre, se trouvera toujours en dessous de ce qu'elle voudrait faire pour vous, et elle est capable d'en faire une maladie. »

Ce fut alors que Gounod loua, à Saint-Remy, un appartement au second étage de l'hôtel Ville-Verte, que lui avait choisi l'organiste de l'endroit, Iltis, en même temps directeur de l'orphéon l'Echo des Alpilles. Courant la campagne, un carnet de notes à la main, Gounod qui (Formentin vous le raconte plus loin) se faisait appeler, non pas « M. Charles », mais « M. Pépin », — Pépin le Bref, parce qu'il parlait peu, — fut longtemps pris pour un peintre. Mais l'incognito ne put durer : on sut bientôt qui était M. Charles ou M. Pépin, qui toucha l'orgue l'église paroissiale de Saint-Remy, les dimanches de Lætare et de Pâques.

Il annonce à Mistral son installation :

 

Saint-Remy-de-Provence, 12 mars 1863.

Mon cher poète,

Me voici votre voisin. Je suis arrivé aujourd'hui à Saint-Remy, à deux heures et demie. J'ai arrêté ma chambre, n° 6, à l'hôtel Ville-Verte.

Je vais demain avec M. Iltis (organiste de la paroisse) à Nîmes pour me commander un piano. Vous ne me trouverez donc pas demain. Mais, à partir de mercredi, je ne bouge plus.

Ma femme, qui vous aime beaucoup, et qui, comme moi, vous aimerait encore plus si elle vous connaissait, me charge de vous dire qu'elle vous en veut de ne m'avoir pas pris pour frère sous votre toit. Je n'en suis pas moins votre frère dévoué.

CH. GOUNOD.

J'ai Les Farandoles.

 

Quelques jours plus tard, le 25 mars, il décrit à Mme Gounod sa vie nouvelle. Il est plein d’enthousiasme. Il est ravi :

 

Le temps a été superbe ; le soleil a coloré de ses plus belles teintes la campagne et des montagnes qui en bornent l'horizon : c'était pur comme Mireille... Et, le même jour, s'adressant à un ami : « Me voilà installé ! mon piano va m'arriver de Nîmes aujourd'hui. Je suis tout à Mireille ; je suis très bien ici pour ma pensée... Ma vue est splendide : il n'y a personne dans la maison ; c'est la tranquillité même, et je passerais là ma vie si j'y avais ceux que j'aime. Oh ! que je comprends Mistral de rester dans ce paradis de la vie champêtre et ne point changer les richesses de la paix pour la pauvreté et le misère de l'agitation ! Ma fenêtre est ouverte ; le ciel est d'azur ; je n'entends qu'un roucoulement de pigeons dans la cour : au reste, le silence du cloître. Six semaines de ce recueillement-là et Mireille sera dans le sac. Ce lieu est beau et pur comme l'Italie : c'est l'Italie de la France, et j'ai bien fait de m'y fixer.

 

 

 

vue générale de Saint-Remy-de-Provence

 

 

Rappelant, trente ans plus tard, ce séjour au pays de Mireille, Gounod s'attendrissait au souvenir des deux mois qu'il y avait vécus :

 

Ah ! Mireille, quel radieux souvenir de mon existence ! J'ai composé Mireille dans le cadre même où Mistral l'a immortalisée. Je revois encore, devant moi, les dentelures bleuâtres des Alpilles, puis Saint-Remy et Maillane. Maillane, surtout, patrie de Mistral et pays des blondes Mireilles ! C'est là-bas que la partition de Mireille a vu le jour. Mistral était venu m'attendre à la gare de Saint-Remy, d'où nous partîmes tous deux en voiture pour Maillane. Ah ! le joli endroit, le délicieux coin de paysage que ce petit pays que les touristes n'ont point encore contaminé de leur présence. J'ai vécu là-bas près de deux mois, juste le temps qu'il m'a fallu pour écrire Mireille.

Levé avant l'aube, je me promenais dans les sentiers ombreux, écoutant les chansons des oiseaux du Bon Dieu, heureux, ravi de me trouver dans cet éden parfumé, et parfois rencontrant sur mon chemin quelque fée provençale, aux yeux langoureux, qui me jetait en souriant un « bonjour, monsieur ». J'étais littéralement grisé de joie ; les motifs me venaient à l'esprit comme des vols de papillon, je n'avais qu'à étendre le bras pour les rattraper.

 

En effet, huit jours à peine après son installation à Saint-Remy, Gounod avait déjà fait entendre à son poète le duo : « Oh ! c' Vincent ! » et trouvé l'ariette du quatrième acte : « Heureux, petit berger ! » ; puis la scène des Moissonneurs (qui a disparu, depuis, de la partition), et tout le finale du second acte. Une visite aux Saintes-Maries-de-la-Mer réveille ses sentiments religieux :

 

... Je n'approchai pas sans une vive émotion de ce lieu célèbre par tant de pèlerinages, curieux par une si ancienne légende et chanté avec tant de poésie par notre Mistral, écrit-il aussitôt après. Nous avons été ravis de notre excursion. L'église, le site, l'isolement, les curieux documents que le curé de l'endroit a mis à notre disposition et dans lesquels j'ai pu recueillir quelques traits de naïve poésie et d'expressions primitives, tout cela nous a vivement intéressés et touchés. Ajoute à cela que j'ai eu le bonheur d'entendre la messe et de communier… et tu auras le résumé de mes impressions de là-bas. Nous sommes faits de telle sorte que la simplicité extérieure du lieu où nous sommes colore même les choses surnaturelles, à moins que ce ne soit plutôt ces dernières qui colorent les choses humaines, ce que je crois plus volontiers. Toujours est-il qu'en ce moment j'ai senti ma foi comme revêtue de celle de ces pauvres habitants des Saintes-Maries, et que j'ai goûté là, pendant cette messe si simple et si tranquille, une paix profonde comme la mer qui est à cent pas.

 

 

 

Mme Charles Gounod, par Ingres (1859)

 

 

Un autre jour, chez Mistral, Gounod faisait la connaissance du secrétaire de la Faculté de Médecine de Montpellier, Laurens, « l'homme le plus fort qu'il y ait sur l'histoire et les traditions de la Provence », remarquable musicien, qui connaît « tous les airs traditionnels..., dessinateur éminent », qui « connaît comme personne les variétés les plus infinies de costumes du pays », et qui possède une collection de « 15,000, oui, quinze mille dessins faits de sa main ». Ce serait un très utile collaborateur pour Carvalho, que cet érudit de Montpellier, dont la bibliothèque de Carpentras possède un portrait au crayon de Gounod, au-dessus de quelques mesures de Faust : « Laisse-moi contempler ton visage », daté de « Maillane, 5 avril 1863 ». Le 7, il écrit à Bizet, qui vient de commencer ses Pêcheurs de Perles :

 

Carré, dans une de ses lettres, me fait espérer ta visite avec la sienne ! Voilà qui serait gentil ! Ah ! comme tu abattrais de la besogne ici, en huit jours, et sans te presser, je dirais sans t'en douter ! Dans cette tranquillité, cette sécurité, les heures ont une étendue morale énorme. L'heure que l'on sait d'avance à l'abri de l'importunité acquiert une fécondité incalculable. Ce qui rend, dans notre milieu habituel, l'enfantement lent, c'est qu'il est arrêté, interrompu à chaque minute : c'est un convoi qui ne marche pas, parce qu'il s'arrête à toutes les stations. La continuité, voilà la vraie vitesse : c'est toujours la fortune.

Ecris-moi, cela me rend heureux. Dis-moi si et quand tu viendras. Je t'enfermerai à côté de ma chambre, tu verras comme on travaille ! — Et puis, on vit pour rien : bonne affaire !

 

Il ne cesse d'adresser à Mistral, son voisin, des billets tendres :

 

Saint-Remy-de-Provence, 2 mai 1863.

Mon bon et cher ami,

Vous voyez un homme heureux, qui tient sa femme et son enfant, mais qui veut encore compléter son bonheur en leur faisant partager celui de vous connaître et de vous aimer.

Vous m'avez promis de venir un de ces matins, le plus tôt possible, dîner avec nous à Ville-Verte. Quand voulez-vous que ce soit ? Prenez le jour qui vous conviendra le mieux : pour qu'il nous convienne à nous, il ne faut qu'une seule condition, c'est que vous ne nous le fassiez pas attendre ! J'ai gardé comme cabinet de travail la chambre que j'occupais quand j'étais seul : une autre pièce voisine sert de chambre à coucher pour ma femme et moi, une autre pour Jean et sa bonne : je suis donc très tranquille pour continuer notre œuvre. Je n'ai qu'un désappointement, ç'a été de ne pouvoir pas encore offrir à mes chers hôtes le « Bèu Soulèu de la Prouvènço » et son Bèu ciel bleu tels que je les connais ; mais cela viendra, j'espère : j'y compte même bien. A bientôt donc, n'est-ce pas, et répondez-moi bien vite. Mille affectueux souvenirs à la maman, et toujours tout à vous du meilleur de mon cœur.

CH. GOUNOD.

 

La paix, le calme, la tranquillité, ces mots reviennent à chaque instant dans les lettres de Provence que Gounod adresse à sa famille et à ses amis. Aussi, dans cette atmosphère, presque antique, — dans ce pays , « beau comme l'Italie » qu’il aimait tant, dont il eut, comme son père, la nostalgie, — la partition de Mireille avance rapidement.

 

Dans quinze jours, si cela continue à marcher ainsi, je pourrai, sans aucun préjudice pour mon œuvre, recevoir ici ma femme et mon fils : une fois que mes idées sont trouvées, je ne crains pas d'être distrait par la présence des êtres que j'aime ; au contraire, cela me fait du bien de les avoir auprès de moi.

 

A la fin du mois, Mme Gounod et son fils arrivaient à Saint-Remy ; dans le même temps, Mme Carvalho partait pour Marseille recueillir les bravos de ses compatriotes enthousiastes. A son passage à Tarascon (le 19 avril), Gounod allait lui présenter ses compliments.

 

Elle m'a réitéré, écrit Gounod, sa triple recommandation de brillant, brillant, brillant, pour Mireille, et de la part de son mari qui a ajouté : « Et dis-lui que ce n'est pas encore assez ! » J'ai répondu que cela serait aussi brillant que moi. En effet, je ne peux pas être, quelque chose que ce soit, plus que je ne le suis : on fait selon ce qu'on est, et aussi selon ce qu'on A A FAIRE, car c'est encore là une question qui a bien son importance : je ne pense pas, par exemple, que les chagrins de Mireille, et elle en a quelques-uns, aient besoin d'être si brillants que cela, et c'est ici le lieu de dire : tout ce qui reluit n'est pas or. Le ciel est orange, lilas et bleu !

 

Vers le milieu de mai, le troisième acte est fait, sauf la fin de la scène du Passeur. Gounod retarde son départ jusqu'à la fête des Saintes-Maries, à laquelle il tient à assister, et c'est sous l'émotion profonde qu'il en a ressentie, qu'il se prépare à rentrer à Paris. Le 26, un banquet lui était offert par les Saint-Remigeois. Mistral porta, en provençal, un « brinde » en vers à son collaborateur.

Voici ce charmant morceau :

 

Messiès, vai dounc parti lou mèstre musicaire

Qu'emé nautre un matin se venguè souleia !

Lou Valoun de Sant-Clergue es tout triste : pecaire !

Bouscarlo emai grihet lou counsoularan gaire

Ais acord flame-nou qu'entendié carcaia.

 

En l'ounour de Gounod, ami, potitten un brinde,

Pèr que Diéu longo-mai lou mantèngue au missau !

Armouniousamen que chasque vèire dinde

En l'ounour de Gounod, lou musicaire linde

Que tant liuen fai dinda li murmur prouvençau.

 

Il va donc partir, messieurs, le maître musicien — Qui vint prendre avec nous le soleil un matin ! — Le Vallon de Saint-Clerc (*) est tout triste : hélas ! — Fauvettes et grillons le consoleront peu — des accords tout nouveaux qu'il entendait bruire.

 

En l'honneur de Gounod, amis, portons un toast, — Pour que Dieu, longuement, le maintienne au missel ! — Harmonieusement, que chaque verre tinte — en l'honneur de Gounod, le musicien limpide — qui si loin fait tinter les murmures de Provence !

 

(*) Le vallon de Saint-Clerc, gorge des Alpilles, près de Saint-Remy, dans laquelle Gounod allait chercher ses inspirations.

« Si le beau vallon de Sant-Clergue était quelqu'un, dites-lui que je lui écrirais. » (Ch. Gounod à Mistral, 26 octobre 1863.)

 

 

 

le vallon de Saint-Clerc (Sant-Clergue)

 

 

Ensuite, Gounod, au siège de l'Echo des Alpilles, donnait, au moyen d'un vieil harmonium, la primeur de son œuvre aux compatriotes du poète.

Le vendredi suivant, 29 mai, il débarquait à Paris, où l'attendaient son éditeur Choudens, son directeur Carvalho, et la perspective d'un prochain voyage à Londres, où se préparait l'exécution de Faust, avec Tamberlick et Mme Carvalho.

La correspondance entre le poète et le musicien se ralentit. De temps à autre, Gounod rompt le silence :

 

Paris, juin 1863.

Mon cher illustre poète et ami,

Bien que nous nous comportions vis-à-vis l'un de l'autre à peu près comme deux morts, j'espère, cependant, que notre chère Provence, qui nous a si souvent réunis dans de si douces émotions, aura laissé de moi dans votre souvenir un peu de ce qu'elle a laissé de vous dans le mien et que si je frappais un jour à la porte de Maillane, j'y retrouverais le Mistral d'autrefois, qui est ici toujours le même ! mais hélas ! mon boulet de galérien me retient à Paris, et ce mot de souvenir vous sera remis par un excellent et charmant jeune homme, M. Henri de Vilmorin, appelé dans le Midi par ses travaux d'horticulture. Vous serez bon de lui procurer d'abord l'honneur de vous voir et le bonheur de vous connaître ; puis ensuite, de le mettre en rapport avec les personnes qui pourraient là-bas favoriser le but de son voyage.

J'ai toute confiance que vous voudrez bien me faire ce plaisir.

Je vous charge de mes tendres souvenirs pour votre chère excellente mère, ainsi que pour les braves hôtes du Mas du Juge et pour le bon Iltis.

Votre toujours bien affectionné,

CH. GOUNOD.

 

Saint-Cloud, 39, route Impériale.

8 juillet 1863.

Mon bon et cher Frédéric,

Faut-il que j'aie été l'esclave de ces mille circonstances qui sont les bourreaux de la vie, pour ne pas vous avoir écrit plus souvent depuis le bienheureux temps que j'ai passé dans votre chère intimité !

Que n'y suis-je 'encore, dans ce paradis de la Provence qui a été un véritable ciel pour moi ! Ciel dont vous, mon bien-aimé grand poète, avez été la plus belle et la plus brillante étoile. C'est avec votre plume divine qu'il me faudrait vous écrire pour vous écrire comme je le voudrais ! C'est un langage d'amant que je devrais mêler à un langage d'ami ! En donnant à tout le monde Mireille, vous m'avez donné, à moi, l'un des êtres que j'aurai le plus tendrement et le plus profondément et le plus passionnément aimés !

Ah ! que cela va vite et loin, le cœur, quand cela ne rencontre pas d'obstacles en route ! J’aime à croire que vous avez senti le mien entrer bien loin dans le vôtre, et je souhaite que cette union vous ait donné autant de bonheur qu'à moi-même. Je ne sais si, comme vous me l'avez dit dans votre adorable Brinde (*), le Vallon de Sant-Clergue me regrette un peu, et si dans cette âme de la nature que je cherche et que vous possédez, il y a quelque chose qui se souvienne de moi ; mais je sais que j'y envoie de gros soupirs et que j'y ai laissé quelques-unes des plus douces heures et des plus délicieuses émotions de ma vie. Mireille m'y conduisait et m'y parlait de cette voix qu'on n'oublie pas quand on vous a lu, et de ce regard qu'on sait quand on vous a vu : elle continue à être ma conversation de tous les jours et je tâche qu'elle soit le plus possible l'auteur de cette musique qui doit porter mon nom uni au sien. Oh ! mon Frédéric ! Gardez votre Provence pour qu'elle vous garde votre génie avec votre âme ! L'âme des villes ne vaut pas leur intelligence : c'est l'histoire de Lucifer. Quelque chose de douloureusement beau rayonne d'une clarté sinistre sur le front des grandes capitales ! Quelque chose de divinement tranquille et pur éclaire votre paisible solitude sous votre ciel enchanteur ! Gardez tout cela ! nous n'avons rien à vous donner en échange.

Il faut bien que je vous dise que ceux qui connaissent déjà ma Mireille en sont contents : quant aux Carvalho, ils en sont très contents : Dieu veuille que le charme dure.

Ma chère femme se joint à moi pour vous envoyer nos plus tendres souvenirs. Ecrivez-moi bientôt, et dites-nous que vous nous aimez, quoique nous y comptions bien un peu et même beaucoup. Embrassez la bonne mère et votre cher frère, ainsi que sa femme et Théophile.

Pour toujours à vous,

CH. GOUNOD.

 

(*) Allusion au toast que Mistral porta à Gounod dans le banquet qui fut offert au compositeur à son départ de Saint-Remy et que nous reproduisons ci-dessus.

 

Saint-Cloud, 39, route Impériale,

5 septembre 1863.

Mon bien-aimé ami,

Quelle honte à mon amitié de ne vous avoir point encore adressé nos félicitations sur le ruban, que vous portez enfin ! Je crois que si je suis à ce point en retard sur tous ceux qui vous aiment, c'est que, dans ma pensée, vous le portiez depuis fort longtemps ce tardif témoignage d'une supériorité pourtant si précoce et si incontestable ! Que de fois votre simple habit m'a donné envie de retirer le mien et de le mettre sur vos épaules ! Je n'y aurais vu qu'un obstacle, c'est que la rosette y eût manqué, et que l'échange ne vous eût pas encore suffisamment distingué de moi. Mais comme tout mûrit plus vite chez vous que chez nous, j'espère que votre cher beau soleil va darder sur votre boutonnière, et que, sous sa brûlante influence, cette première fleur ne tardera pas à faire place au fruit qu'elle promet.

Mireille avance ; je suis en train de faire l'instrumentation du quatrième acte. Nous passerons après Les Troyens de Berlioz, c'est-à-dire, je suppose, vers le milieu de janvier : bonne époque ; excellente saison pour le théâtre.

Je crois que vous verrez d'ici à peu mon bon et charmant ami Hébert, le peintre dont je vous ai parlé souvent. Quand il frappera à votre porte, recevez-le comme porteur de ce que j'ai de plus chaud, de plus tendre, et de plus robuste amitié. Connaissez-le, et vous comprendrez que je l'aime ainsi.

 

Dimanche 6, 5 heures.

Cette lettre qui aurait voulu partir hier ne partira que demain : j'ai été continuellement dérangé.

J'ai reçu, hier, une lettre de Laurens concernant votre Mireille dont il s'occupe, dit-il, plus ardemment que jamais. Je vais, par mon éditeur Choudens, communiquer cette lettre à Carvalho et lui demander ce qu'il faut répondre.

Donnez-nous de vos nouvelles, mon adorable, si vous en avez le temps, — vous savez que l'on vous aime ici avec des tressaillements de cœur tout particuliers ! Rappelez-nous tous deux au bon et aimable souvenir des habitants du mas du Juge. Embrassez pour moi votre excellente mère : et, si vos rêveries vous mènent du côté du vieux père Rafèu, ce pieux solitaire qui s'est fait une thébaïde de son cimetière futur, dites-lui que je ne l'oublie pas, et que je m'incline encore sous ses deux mains pour qu'il me bénisse.

Et tu, à Dieu et à toujours.

CH. GOUNOD.

 

 

le musicien (Charles Gounod, à gauche) et le poète de Mireille (Frédéric Mistral) en 1863

 

 

Ici, s'arrête la correspondance relative à Mireille. Gounod conserva pour Mistral des sentiments affectueux qu'il continua, de loin en loin, à lui exprimer, ainsi qu'en témoignent les lettres suivantes :

 

26 décembre 1866.

Mon bien cher et illustre ami,

J'ai le projet d'écrire une œuvre musicale importante sur l'admirable légende que vous nous avez lue, La Communion des Saints :

« Davalavo en beissant lis iue. »

Il y a là, selon moi, un admirable sujet d'œuvre mystique.

M'autorisez-vous à traduire pour mon usage cette pièce, en vers français, et à la faire exécuter, la traduction sous ma musique ?

Mon désir serait d'en faire une sorte de légende — symphonie pour orchestre, soli, morceaux d'ensemble, chœurs, etc..., et de faire exécuter cela en concerts, au Conservatoire ou ailleurs.

Vous serez aimable de me répondre un mot à ce sujet.

Mille fois et toujours à vous,

CH. GOUNOD.

Mes affectueux respects à votre digne mère et amitiés à votre famille et au brave Iltis, si vous le voyez à Tarascon.

 

 

 

buste de Gounod, par Antonin Mercié, inauguré par M. Bérard, le 6 septembre 1913, à Saint-Remy-de-Provence

 

Mon cher grand poète,

Je viens d'achever la lecture de Calendal. C'est bien toujours votre même beau langage, puissant, coloré, plein des rayons de votre beau soleil, et brûlant comme lui, En le lisant, j'étais là-bas, avec vous, gravissant ces Alpilles où nous avons eu ensemble et si chaud et si frais, où les lavandes sont si parfumées et les violettes si belles et si enivrantes. Enfin, et pour tout dire, Calendal me reporte en plein à nos premières amours : la sève circule partout dans votre expression, soit imagée, soit pathétique : à chaque pas, je trouve un mot, un accent, une impression qui n'est qu'à vous. Et quelles descriptions ! quels tableaux ! La Pêche ! La Joute ! Et cette espèce de Décaméron farouche du comte Sévéran, avec ses truands et ses odalisques ! Quel paysage ! Et la dernière bataille !

Ce sont des Ajax, des Diomèdes, des Achilles ! cette dernière lutte est gigantesque !

Et l'auteur ! l'auteur !!! Je ne le verrai donc pas ? Il ne déjeunera donc pas chez moi ? J'espère encore, pourtant.

Et merci un million de fois de ce beau livre ! Allons, Mireille (la chatouno) a pour frère un héros digne d'elle.

A vous de cœur,

CH. GOUNOD.

 

Paris, 17, rue de La Rochefoucauld.

5 décembre 1876.

Cher Mistral,

j'ai reçu hier soir votre cher et délicieux volume de poésies Lis Isclo d'Or et vous devinez avec quelle joie du cœur et de l'esprit.

L'état d'impotence douloureuse où je suis depuis cinquante-quatre jours par suite de la fracture de mon épaule gauche ne me permet que l'usage de mon bras droit, et j'ai grande peine à tenir de la même main ma plume et mon papier : mais je veux vous envoyer de suite tous mes souvenirs les plus affectueux et les plus fidèles avec tous mes remerciements. J'ai relu La Communion des Saints avec un véritable RAVISSEMENT !!! Vous savez que je ne mourrai pas sans écrire une fantaisie d'orchestre là-dessus.

Je vous embrasse comme je vous aime et vous admire.

CH. GOUNOD.

 

 

 

 

les "Antiques" à Saint-Remy-de-Provence

 

 

L'ESPRIT DE GOUNOD

 

J'ai conservé, comme une de mes meilleures et de mes plus hautes émotions artistiques, le souvenir d'une soirée qui nous fut offerte, à Spa, par Léon Berardi, le directeur de l'Indépendance Belge, et le plus libéral, et le plus accueillant des rédacteurs en chef. C'est là que je vis, pour la première fois, Gounod, dont, tant de fois, j'avais applaudi le nom, écouté les œuvres. Il nous chanta des fragments de Polyeucte. Il nous conta, avec une grâce inexprimable, des épisodes de son enfance et de sa carrière.

Tout jeune, Charles Gounod s'était senti attiré, emporté vers l'art de la musique. Ses parents s'inquiétaient de cette vocation artistique, et s'en plaignirent au proviseur du collège où se trouvait l'enfant. Ce proviseur était M. Poirson, qui les rassura :

— Lui, musicien ? jamais ! dit-il. Il sera professeur ; il a la bosse du latin et du grec.

Et M. Poirson, fit appeler, le lendemain, le petit Charles dans son cabinet :

— On t'a encore surpris à griffonner sur du papier des notes de musique ?

— Oui ; je veux être musicien.

— Toi ! allons donc ! ce n'est pas un état. D'ailleurs, voyons, que sais-tu faire ?... Tiens, voilà du papier, une plume. Compose-moi un air nouveau sur les paroles de Joseph : « A peine au sortir de l'enfance. » Nous allons bien voir, dit M. Poirson, triomphant.

C'était l'heure de la récréation. Avant que la cloche de l'étude eût sonné, Gounod revenait avec sa page toute noire.

— Déjà ? fit le proviseur ; eh bien, chante !

Gounod chanta. Il se mit au piano. Il fit pleurer le pauvre M. Poirson, qui se leva, l'embrassa et s'écria :

— Ah ! ma foi ! ils diront ce qu'ils voudront, fais de la musique.

 

 

 

Saint-Remy. - Entrée de la maison où la partition de Mireille fut exécutée pour la première fois

 

 

Quand Gounod, premier grand prix de Rome, fit exécuter sa première œuvre à Saint-Eustache, au retour, il trouva ce billet écrit de la main du vieux proviseur :

« Bravo ! cher homme que j'ai connu enfant ! »

M. Poirson était allé, sans rien dire, écouter, à l'ombre d'un pilier, la musique de celui qu'il avait appelé le petit Charles.

L'homme qui écrivit tant de pages immortelles était, en même temps, un esprit très curieux, très brillant, et dont nous avons retenu plus d'un mot digne d'être conservé. A propos des airs de Faust tant de fois joués (et souvent défigurés) par les orgues de Barbarie, ne nous disait-il pas, fort joliment :

— Nous autres, musiciens, nous n'arrivons jamais à la popularité que par la calomnie.

C'est charmant.

Il nous disait encore, définissant l'idéal de ce qu'on eût appelé l'honnête homme au dix-septième siècle :

— L'idéal de la vie serait à la fois d'être Alceste et Philinte !

En art, il aimait le simple, le vrai, Ingres et sa fermeté de lignes. Il se laissait prendre volontiers aux mélancolies des soirs. A Rome, on l'entendit s'écrier, devant un coucher de soleil :

— On dirait, au loin, de la poussière de béatitude !

Le mot est un peu plus quintessencié que ses propos ordinaires.

Gounod détestait la parodie. Il détestait l'opérette. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'un maître, épris d'idéal, comme lui, n'entendît rien à ces bouffonneries, parfois divertissantes, plus souvent immondes, vers lesquelles court depuis trop longtemps le public, comme, pour étancher sa soif, un homme se précipiterait vers un ruisseau ?

L'opérette a tout parodié : l'antiquité avec Orphée, le moyen âge avec Barbe-Bleue, la chevalerie avec Geneviève de Brabant, l'histoire avec Alice de Nevers, la gloire avec la Grande-Duchesse, la poésie avec le Petit Faust.

— Je souffre, disait parfois Gounod, oui, je souffre, en songeant que Marguerite, ma Marguerite rêvée, pensive, à la fois chaste et passionnée, la Gretchen de Goethe, l'image que j'ai entrevue, pâle et charmante, est, chaque soir, devant un public qui se tord de rire, traînée et avilie sur la scène, comme sur une claie, par cette Blanche d'Antigny, qui précipite la poésie jusqu'à la fange de la parade. Je n'ai jamais voulu voir le Petit Faust, et je ne le verrai jamais.

On a souvent comparé Gounod, comme talent, au peintre Hébert et au romancier Octave Feuillet, le législateur et le peintre des dames. Il eut autrement de style que celui-ci et autrement de puissance que celui-là. Ce fut le musicien de l'amour, dont l'immense soupir s'en va se perdre dans l'infini.

 

JULES CLARETIE,

de l'Académie française.

 

 

 

Maillane. - L'ancienne maison de Mistral, habitée par le poète jusqu'en 1876 et où il acheva de composer Mireille

 

 

LES RELIQUES DE GOUNOD A SAINT-REMY

 

C'était vers la fin de l'hiver 1863. Depuis plus de trois ans, Frédéric Mistral était célèbre ; une page de Lamartine, retentissante comme une claironnée, l'avait lancé dans la gloire. Toute la France connaissait Mireille et la Provence était fière de son poète. Dans la modeste maison de Maillane que les bruits de la renommée avaient un peu troublée, le calme était revenu.

Dès son retour de Paris, Mistral, très simplement, avait repris ses habitudes. Comme si rien ne s'était passé, on le rencontrait encore flânant le long des routes, serrant les mains calleuses de ses amis les paysans. Et le soir, assis à sa table de travail, il écrivait Calendal. De temps en temps, une lettre lui arrivait de la grande ville, où son nom était désormais populaire ; le plus souvent, c'était un musicien déjà fameux qui lui donnait de ses nouvelles : Charles Gounod avait, en effet, entrepris de chanter les amours de Vincent et de Mireille et demandait des conseils, des, renseignements au poète dont l'œuvre l'enthousiasmait. Après la blonde et rêveuse Marguerite de Faust, la brune, ardente et jolie fille provençale l'avait séduit. Mais pour mettre toute son âme dans sa musique, pour que sa partition fût digne du poème, il lui manquait ce que Paris ne pouvait lui donner : cette chaude atmosphère de Provence où s'épanouissent si bien les rêves d'artistes et les fleurs. Dans une lettre datée du 17 février 1863, Gounod écrivait à Mistral :

« Je voudrais demander aux airs de votre pays le conseil de leur coloris... »

Et le poète, dans une cordiale lettre que vous avez lue plus haut, le conviait à le rejoindre au pays de Mireille.

Comment résister à une telle invitation ? Charles Gounod n'hésita pas. Quelques semaines plus tard, il se mettait en route, abandonnant sans regret la boue et le brouillard parisiens. Déjà, en Provence, les amandiers étaient en fleurs et dans son jardin de Maillane, le poète cueillait les premiers lilas. Quand le musicien arriva à Saint-Remy, — car il n'avait pu trouver à se loger ailleurs, — le printemps était en fête et le vent qui venait des Alpilles charriait des parfums. Tout était joie et lumière et Gounod, encore tout frileux de Paris, se réchauffait au bon soleil. Sur les indications de Mistral, il était descendu dans une auberge installée au coin de la grand'-place : l'auberge Ville-Verte. Le confortable y faisait peut-être défaut ; mais la maison était propre et puis les fenêtres s'ouvraient sur des fleurs et de la verdure et un air pur pénétrait partout. Gounod avait fait choix d'une vaste chambre au second étage et avait eu soin de cacher son nom. Si l'aubergiste avait su, en effet, que son client était l'auteur de Faust, tout Saint-Remy l'aurait appris le jour même et la population aurait envahi l'auberge. Pour fêter l'illustre musicien, tous les orphéons du pays et de la région auraient considéré comme un devoir de venir lui jouer des aubades, les tambourinaires se seraient mis de la partie et la vie n'eût pas tardé à devenir insupportable ; or, Gounod était venu pour travailler.

Sur le registre de l'auberge, il garda donc l'incognito et signa modestement du nom de Pépin ! — Pourquoi, Pépin ? Ce nom mérovingien dut paraître plutôt modeste ; d'ailleurs, le voyageur l'était aussi. D'allure tranquille et discrète, le sourire sur les lèvres, parlant peu et d'un ton toujours réservé, il ne tarda pas à devenir sympathique à tous les habitants. Ils saluaient volontiers M. Pépin quand ils le rencontraient dans les rues. Il passait, à leurs yeux, pour un Parisien dont la santé avait besoin de soleil et qui avait choisi Saint-Remy parce que c'est l'un des plus jolis coins de Provence. Personne ne se doutait que cet étranger était un grand musicien et que, dans sa chambre d'auberge, un chef-d'œuvre était en train de naître d'un autre chef-d'œuvre.

 

 

    

 

les deux promoteurs des fêtes de "Mireille" : M. A. Blain (à gauche) et M. Charles Formentin

 

 

Dans le plus grand mystère, Gounod continuait d'achever la partition de Mireille. Quelquefois, on le voyait suivre à pied le chemin de Maillane, à une lieue de là. On vantait la solidité de ses jarrets et son amour des longues marches. Et le soir, la tête pleine de tout ce qu'il avait vu dans la journée, avec le souvenir des jolies filles rencontrées, des rires et des chansons cueillis sur la route, il travaillait fort avant dans la nuit. Des mélodies chantaient en lui, fraîches comme les sources du vallon de Saint-Clerc, sa promenade favorite, et il les enveloppait du coloris rêvé que le ciel de Provence lui offrait tous les jours.

Au bout de quelques semaines, Gounod avait fini par se créer des relations agréables ; l'organiste de l'église entre autres, M. Iltis, avait pour lui des attentions ; il l'autorisait à venir, de temps en temps — en dehors des heures de l'office — jouer sur l'harmonium pour se distraire. Mais avec cette distraction, hélas ! disparut peu à peu l'incognito que le musicien avait cherché. On se demanda bientôt ce que pouvait être ce M. Pépin, qui improvisait sur le clavier religieux de si jolies choses.

 

 

 

l'harmonium de Gounod dans l'église de Saint-Remy

 

 

C'était un artiste assurément et non un Parisien quelconque. Et, dans le petit pays, les hypothèses allaient bon train et les mieux renseignés racontaient d'invraisemblables histoires. Le patron de l'auberge, de son côté, apportait des détails significatifs ; il disait que son client veillait chaque nuit et faisait une consommation de bougies considérable. A coup sûr, ce n'était pas un voyageur ordinaire. D'où venait M. Pépin ? Que faisait M. Pépin à Paris ?

Gounod comprit qu'il était inutile de s'envelopper plus longtemps de mystère. D'ailleurs, son œuvre s'avançait rapidement ; encore quelques mesures et la partition de Mireille était finie. A sa dernière visite faite à Maillane, le musicien avait chanté lui-même les mélodies composées à Saint-Remy, — les plus belles — et le poète, ému d'avoir inspiré de si harmonieuses pages, l'avait embrassé de tout son cœur. Dès lors, à quoi bon se cacher ? Un matin, en descendant de sa chambre, Gounod se fit connaître à son ami Iltis et lui dit toute la vérité. Le curé, mis au courant le même jour, fut très flatté d'apprendre que l'harmonium de son église avait eu l'honneur d'être touché par les doigts d'un tel compositeur et alla lui présenter ses hommages. Le maire, les autorités, les notables vinrent déposer leur carte à l'auberge Ville-Verte. Et bientôt, de la Durance aux Alpilles, la nouvelle se répandit que l'auteur de Faust était venu composer un autre chef-d’œuvre à Saint-Remy.

Un tel événement appelait une manifestation de reconnaissance et de sympathie. Malgré toute sa simplicité et ses habitudes modestes, Gounod ne put s'y dérober. La Société musicale de Saint-Remy demanda au musicien de vouloir bien donner chez elle une première audition de son œuvre. Son siège se trouvait en une étroite rue du pays, dans une maison qui existe encore. C'est là qu'un soir de la fin de l'été, devant des amis qui étaient devenus une foule, dans une salle à peine meublée, fut donnée l'avant-première de Mireille. Gounod se mit au piano qu'on avait loué pour la circonstance, et chanta tout seul, toute la partition, Comme la nuit était bleue, criblée d'étoiles, que « la brise était douce et parfumée », les fenêtres s'ouvraient toutes grandes, et en bas, dans la rue, sur le seuil de leurs portes, les voisins écoutaient, ravis, la voix qui leur apportait des airs si mélodieux.

Voilà toute l'histoire du séjour de Gounod à Saint-Remy. L'auberge d'il y a cinquante ans, toute badigeonnée de frais, est devenue, sous le même nom, un hôtel honorable. Au coin de la maison, où fut donnée la fameuse soirée, une inscription commémorative rappelle une date et un événement désormais historiques. L'harmonium sur lequel M. Pépin promena ses doigts vit encore, silencieux dans un coin de la sacristie ; son clavier dort sous la poussière et ses soufflets sont asthmatiques. M. le curé de Saint-Remy conserve cette relique avec une pieuse sollicitude.

Et les habitants de la jolie ville, que l'on croyait oublieux, ont voulu faire revivre ce joli passé vieux d'un demi-siècle. Sur leur plus grande place, ils ont dressé la statue de Mireille ; leur glorieux voisin, Frédéric Mistral, a été invité à ce cinquantenaire dont il est l'âme, et, pendant deux jours, là-bas, dans ce joli nid de verdure où de frais minois, coiffés à l'Arlésienne, sourient comme des fleurs, toute la Provence va se griser de musique et de poésie.

 

Charles Formentin.

 

 

 

Mireille : décor du 1er acte. La cueillette dans l'enclos des Mûriers : les Magnanarelles (d'après une lithographie de Caillot)

 

 

Mme Jeanne de Flandreysy nous envoie ces notes, copiées sur le carnet de voyage de Gounod. Elles complètent, d'une façon intéressante, les lettre ci-dessus reproduites :

 

LE CARNET DE VOYAGE DE GOUNOD

 

Sur ces promenades familières, sur ces courses pendant lesquelles il cueillait les inspirations comme des fleurs, Gounod a laissé des notes, prises au jour le jour, des notes très simples, mais charmantes. Toute son âme d'homme naturel et bon y transparaît. On lit :

 

« Samedi 28. — Dîner chez Mistral. A trois heures, je rentre et je travaille jusqu'au souper. Promenade sur la place. Je reviens écrire jusqu'à dix heures. »

 

Comme ces simples mots « promenade sur la place » sont évocateurs ! Vous la voyez, vous la reconnaissez cette place. Elle vous est familière. La nuit est tombée. Il y a plus de deux heures déjà que les oiseaux se sont tus... Les poules sont rentrées au poulailler. Au seuil de leur maison, dont l'intérieur s'éclaire vaguement d'une vieille lampe suspendue, les habitants sont assis et goûtent la fraîcheur du soir ; le vent, qui semble venir de très loin, sent bon la mer. O douce promenade pour Gounod, pendant laquelle il peut fixer son inspiration !...

Lisez plus loin :

 

« Dimanche 29. — Anniversaire de notre départ pour l'Italie. Je vais à la messe de neuf heures. Je rentre déjeuner. Promenades au jardin. Je reçois le chœur des Moissonneurs. J'ai idée que je le trouverai bientôt. Je travaille à mon air « Heureux petit berger ! ». — Six heures et demie, dîner. — Soir, lettres. — Coucher à dix heures et demie. Lundi 30, le temps est superbe. Je trouve mon chœur ! »

 

Le temps est superbe ! Je trouve mon chœur ! La voilà bien, la vertu dans le soleil... Elle rayonne dans ces deux phrases.

Et lisez encore ceci :

 

« A midi, je pars pour le vallon de Saint-Clerc. Silence adorable ; l'ombre des pins. Les milliers de violettes... Je reste là près de trois heures à rêver, à écouter te bruit des insectes, à travailler... Je rentre chez moi à quatre heures, chargé de violettes pour mon Anna. Je trouve sa lettre. Je lui écris... »

 

Quelle poétique simplicité ! Quels éloquents aveux ! A lire ces lignes, tracées au crayon sur un petit carnet de voyage, on éprouve l'émotion qui vous étreint lorsqu'on voit se dérouler, éclore devant vos yeux, une chose très belle... Ces notes : on y respire le souffle d'une grande âme, le parfum de la campagne, l'atmosphère mélodieuse de Mireille... Elles expliquent lumineusement le travail naturel, le labeur magnifique du génial musicien.

On y sent se créer la mélodie : elle monte, elle afflue au cœur de Gounod. On saisit toute la beauté de cette métamorphose :  le soleil mis en musique, et on rêve de ce tableau : Gounod traçant la partition de Mireille lorsque la campagne est calme et que les cyprès dressent leurs cimes bleues dans le ciel mordoré.

 

Jeanne de Flandreysy.

 

 

Mireille : décor pour "le Rhône", scène supprimée après la première représentation

 

 

***

 

Un contemporain de Gounod, qui assista à la première représentation de Mireille, veut bien nous adresser cette jolie page de souvenirs :

 

LA PREMIÈRE DE « MIREILLE » AU THÉATRE-LYRIQUE EN 1864

(Impressions d'un spectateur)

 

J'assistais à la première représentation de cet ouvrage, le 19 mars 1864, au Théâtre-Lyrique, et j'en ai gardé un souvenir très précis. Qui croirait aujourd'hui que cette œuvre si mélodieuse, si pleine de fraîcheur et de grâce, d'une poésie si pénétrante, fut plus que froidement accueillie à sa première apparition ?

Carvalho était cependant parvenu à acclimater Faust sur la scène dont il venait de reprendre la direction, et le moment semblait favorable, grâce à la réaction de l'opinion publique qui était en train de s'opérer en faveur de Gounod.

Le sujet du nouvel opéra, emprunté par Michel Carré à la poétique histoire contée par Frédéric Mistral, n'était-il pas tout à fait propice à la nature du talent du musicien ? Quelle magnifique

distribution, d'ailleurs, que celle de la création ! Le principal rôle était confié à Mme Carvalho, alors dans tout l'éclat de sa gloire, qui venait enfin d'imposer Faust à l'admiration de la foule. Les autres rôles avaient pour interprètes : Michot (Vincent) [erreur : c’est Morini et non Michot qui a créé le rôle de Vincent ; Michot l’a repris ensuite], Ismaël (Ourrias), Petit (Ramon), Wartel (Ambroise), Mme Ugalde (Taven) [erreur : c’est C. Faure-Lefebvre et non D. Ugalde qui a créé le rôle de Taven ; D.  Ugalde l’a repris ensuite], et Mme Faure-Lefebvre (Andreloun).

 

 

 

inscription commémorative apposée à l'angle de la maison où Gounod fit entendre pour la première fois la partition de Mireille

 

 

On parlait d'avance d'une mise en scène d'un effet saisissant pour le tableau dans lequel Ourrias, après le meurtre de Vincent, croit voir sortir du Rhône les fantômes menaçants des jeunes filles, mortes par amour.

— Gounod va avoir sa revanche de la Reine de Saba, disaient les amis du maître, jamais il n'a été mieux inspiré.

Et, de fait, la soirée commença de façon à leur donner raison. Lorsque le rideau se fut levé sur le frais décor du clos des oliviers, où les jeunes Arlésiennes font la cueillette en chantant le chœur devenu populaire des Magnanarelles, ce fut un ravissement par toute la salle, suivi d'un « bis » formidable, du meilleur augure pour le sort de la nouvelle partition.

Le charme ne fit que grandir avec la phrase de Mireille : « Et moi si, par hasard... »

Cette phrase, chantée de façon exquise, avec cet élan chaste et naïf dont Mme Carvalho eut le secret, remua tout l’auditoire, et l'orchestre dut s'interrompre pour laisser passer le tonnerre des applaudissements qui en salua la conclusion sur les mots : « Et je serai sa femme. »

Jamais la grande artiste n'avait eu une voix plus pure, une émotion plus touchante, un accent plus sincère, un sentiment à la fois plus pudique et plus passionné.

Comme je lui rappelais ces souvenirs, un soir de l'été de l'année 1895, la pauvre femme, alors bien malade, me jeta un regard où brillait une flamme intérieure ; un sourire tempéré de tristesse illumina son visage, et, d'une voix séraphique, comme lointaine, elle me chanta la phrase touchante : « Et moi, si, par hasard, quelque jeune garçon ». Je n'oublierai jamais l'impression douloureuse que me produisit cette voix évocatrice d'un passé évanoui. Mme Carvalho partait le lendemain pour Puys, où elle mourait presque à son arrivée. J'avais entendu s'exhaler les dernières notes de cette voix adorable qui, bien qu'affaiblie par le mal qui allait remporter, avait gardé tout le charme expressif de ses jeunes années.

 

 

 

Mme Carvalho, créatrice du rôle de Mireille, en 1864

 

 

Pour revenir à la première représentation de Mireille, je dirai que la valse chantée du premier acte valut un grand succès à la virtuose ; mais je dois avouer qu’elle parut alors comme aujourd'hui, une sorte de hors-d'œuvre exclusivement destiné à faire briller la souplesse d'organe de la cantatrice, et d'un style peu en harmonie avec le caractère du personnage.

Ce morceau fut, d'ailleurs, ajouté par Gounod, au cours des répétitions, à la prière de Carvalho, qui avait un faible pour les valses chantées. Gounod avait d'abord refusé de satisfaire aux exigences du directeur, mais, suivant la commune loi, il avait fini par céder.

La péroraison de la valse, hérissée de traits et de trilles exécutés en perfection, souleva de bruyants bravos à l'adresse de l'impeccable virtuose.

— N'avais-je pas raison ? dit Carvalho à Gounod, tandis que le bruit des applaudissements venaient jusqu'à eux, dans la coulisse.

— Vous avez toujours raison, mon cher Carvalho, répondit Gounod, oubliant, devant l'effet produit, les arguments qu'il avait vainement opposés d'abord aux sollicitations du directeur, pendant les études de Mireille.

Le duo d'amour, d'une grâce si pénétrante, avec la reprise dans la coulisse du chœur des Magnanarelles, tandis que Vincent pose la corbeille sur la tête de Mireille, termina ce premier acte de la façon la plus heureuse.

A la chute du rideau, la foule se précipita dans les couloirs, non pour décrier le nouvel ouvrage, comme cela se passe d'ordinaire, mais, au contraire, pour en exalter les mérites.

— Ce coup-ci, ça y est ! criait Bizet enthousiasmé. Je viens d'apercevoir Azevédo : il avait la mine déconfite et ne soufflait mot. C'est décidément un succès !

— Attendons la fin, dit Scudo qui, en passant, avait entendu le propos.

— Voici ma carte, monsieur, fit en se redressant Bizet qui, à cette époque, voulait à tout prix avoir un duel.

Scudo fit semblant de ne pas entendre et se perdit dans les groupes.

Hélas ! oui, il fallait attendre la fin. Le second acte fut beaucoup moins bien accueilli que le premier. La chanson de Magali, celle de Taven, si spirituellement détaillée par Mme Ugalde [erreur : c’est C. Faure-Lefebvre et non D. Ugalde qui a créé le rôle de Taven ; D. Ugalde l’a repris ensuite], ainsi que le grand finale dramatique passèrent à peu près inaperçus. Mais la vraie débâcle eut lieu au tableau du Rhône. Les apparitions funèbres, qui devaient produire un effet terrifiant, furent le prétexte, d'ailleurs très plausible, d'une gaieté générale. Des dessous du théâtre on vit s'élever péniblement un immense châssis recouvert d'une toile peinte, représentant les cadavres des jeunes mortes de la légende. Les poulies mal graissées du truc firent entendre des grincements ridicules qui dominaient la sonorité des instruments. On eût dit les grognements d'un troupeau de pourceaux.

— A la Villette ! cria un farceur. — Les bonnes de Dumolard ! clama un autre.

Pour l'intelligence de cette dernière plaisanterie, je dirai aux lecteurs qui ont le bonheur de ne pas être de ma génération que Dumolard était un assassin célèbre qui venait d'être guillotiné pour avoir tué un nombre considérable de jeunes campagnardes, attirées par lui dans son repaire sous prétexte de leur trouver des places comme domestiques.

 

 

 

Mme Simonnet, dans le rôle de Mireille (1890)

 

 

Le dernier acte, où Mireille meurt d'insolation devant le porche de l'église des Saintes, qui lui apparaît dans un effet de mirage bien difficile à réaliser au théâtre, ne put faire revenir le public de sa fâcheuse impression.

Réduite en trois actes par la suppression du tableau du Rhône, dès la seconde représentation, Mireille disparut bientôt de l'affiche.

Pas plus que le public, la critique, à de rares exceptions près, ne se montra bienveillante. J'ai sous les yeux l'article que Blaze de Bury consacra à Mireille. Il est instructif dans son imperturbable outrecuidance.

« Le public, dit-il, entend qu'on l'intéresse, qu'on l'émeuve ; il lui faut trouver dans un opéra des situations musicales musicalement développées, des duos qui soient des duos, des finales qui soient des finales, et lorsque, au lieu de cela, vous lui donnez une interminable mélopée, agrémentée de loin en loin de quelques jolis incidents, cet ouvrage l'ennuie, il est jugé. L'ennui, dans cet opéra de Mireille, est partout. »

Longtemps avant la disparition du Théâtre-Lyrique, Camille du Locle eut l'idée de reprendre Mireille à l'Opéra-Comique, avec Mme Carvallo. L'œuvre ne fut guère mieux appréciée.

Ce n'est qu'en 1890, sous la direction éphémère, mais non sans intérêt artistique, de M. Paravey, que vint enfin à cette partition exquise le succès si longtemps attendu. Il n'y avait cependant plus Mme Carvalho pour interpréter le rôle de Mireille, échu à Mlle Simonnet, qui d'ailleurs, s'y montra charmante. L'acte du Rhône avait définitivement disparu, et le dénouement, jugé trop triste, avait été modifié : Mireille épousait Vincent.

Je me refuse à croire que c'est à cette concession faite aux âmes sensibles qu'il faut attribuer le succès de cette reprise. J'incline plutôt à penser que ce retour du public vers une œuvre digne d'être sauvée de l'oubli eut pour cause une plus juste appréciation de sa valeur, grâce à un réel avancement de l'éducation musicale des habitués de l'Opéra-Comique.

 

Un vieil Abonné.

 

 

Mireille et Andreloun, composition d'après A. Régnier

 

 

***

 

L'ORIGINE DU NOM DE « MIREILLE »

 

Veut-on connaître l'origine du « doux nom de Mireille », qui résonne à nos oreilles avec autant d'harmonie que la musique de Gounod ?

Mistral avait, paraît-il, une bonne femme de grand'mère appelée Manon. C'était une vieille Provençale au large ruban noir enserrant ses cheveux gris, au teint de brique, à la bouche édentée mais toujours souriante et qui, en brave femme qu'elle était, ne se montrait pas jalouse des jeunes et jolies filles, au nombre desquelles, jadis, elle avait compté.

Et lorsqu'elle apercevait une chatouno au gentil minois, la bonne vieille s'écriait : « Oh ! la Mirèio ! »

Mistral avait retenu cette gracieuse expression. Il en baptisa l'héroïne de son poème dont quelques années plus tard, sur un libretto en français de Michel Carré, le génial Gounod, venu tout exprès à Saint-Remy-de-Provence, tirait sur place le délicieux opéra-comique aimé de tous et si magistralement représenté en avril 1899 dans l'incomparable décor des Arènes d'Arles.

Quant à la populaire chanson de Magali, ou au duo, pour mieux dire, entre celle-ci et Vincent dans l'œuvre maîtresse de Mistral —  adroitement dénaturée soit dans le livret de Michel Carré, soit comme musique, dans la partition de Gounod, — elle serait, comme air, de provenance parement avignonnaise, sur un poème moyenâgeux, et dans les circonstances que voici :

Il y a plus de cinquante ans de cela, un beau jour de juin, Frédéric Mistral, qui concevait déjà le plan de Mireille, arpentait la terre paternelle appelée le « Mas du juge », où il avait reçu le jour. Tout en surveillant le labour et les laboureurs, le poète rêvait à son œuvre dont il voyait en imagination la touchante héroïne ; il cherchait ses rimes en provençal.

Le maître, en effet, ne pouvait écrire son poème que dans cette belle langue, pleine d'une harmonie si pure, d'une grâce si souriante, qui, dans l'azur de notre ciel, semble conserver la fraîcheur joyeuse de l'aurore ou la gloire du Midi triomphant. Sa pensée lui faisait entrevoir sa Mireille, sous le costume et la petite coiffe d'Arles, sortant de Saint-Trophime dans la foule des fidèles et passant au milieu des statues des saints Evêques que, sur le portail, au milieu des sculptures, les siècles ont endormis dans le marbre.

Et, autour de lui, le sol chauffé à blanc flamboyait d'une suffocante réverbération, la campagne était délicieuse ; sur les arbres saupoudrés d'une poussière argentée retentissait seule la voix aigrelette, stridente, des cigales chantant gaiement par un soleil de plomb.

Soudain, une douce et lente mélopée passait dans l'air comme une caresse ; c'était un chant simple, mélodieux, qui s'envolait à travers le ciel bleu. A la fois surpris et charmé, Mistral s'approchait et derrière les cyprès d'un vert sombre, apercevait un de ses paysans, un gardien de l'aire qui, tout en labourant, chantait à demi voix le rythme dont l'harmonie avait attiré l'attention du maître.

Ce paysan se nommait Jean Roussier. Il était originaire de Villeneuve-lez-Avignon, derrière la tour Philippe-le-Bel, près des ruines de l'ancienne « Monnaie » du roi de France.

— Que chantes-tu là, Roussier ? demandait Mistral du ton familier qui lui était habituel avec les gens de la maison paternelle.

— C'est une vieille cantilène provençale, Mestre Frederi, répondait le gardien de l'aire — une légende du temps des papes d'Avignon.

Le sujet, ajoutait-il, était les amours de Sibylle, demoiselle d'honneur de la reine Jeanne de Naples, avec le jeune Rostaing, d'une ancienne famille avignonnaise dont, en qualité de cadet, les parents exigeaient l'entrée au couvent des Cordeliers, — établis en 1227 dans la cité papale par l'évêque Nicolas (1227-1232). Rostaing, brave, beau, habile à monter un dextrier, à manier l'épée, la lance et l'arbalète, aimait mieux la guerre et l'amour que le cloître et la prière. Chaque soir, dans un frêle esquif, il bravait les flots du Rhône et venait au pied de la tour Philippe-le-Bel rejoindre Sibylle. Ils échangeaient de doux propos pendant qu'autour d'eux la brise remuait les feuilles des saules et des oseraies, et que son souffle leur apportait le mot « amour » dans un lent et doux bruissement.

Puis, Sibylle, prenant courage, allait se jeter aux pieds de la reine Jeanne et lui confier ses peines. La bonne reine qui, depuis qu'elle avait vendu Avignon au pape Clément. VI, habitait, à Villeneuve, l'hôtel du cardinal Orsini, la prenait en pitié, obtenait du Souverain Pontife que Rostaing n'entrât point en religion et envoyait ce dernier guerroyer pour elle en son royaume de Naples. Le jeune homme, revenant victorieux, était fait chevalier et épousait Sibylle après que la reine Jeanne, elle-même, lui eut chaussé les éperons d'or.

Tel était le poème dont Roussier chantait l'air, tout en labourant. Mistral ravi priait le travailleur de lui répéter la mélopée afin de la graver à jamais dans sa mémoire. Puis, une fois sûr de lui, le Maître s'en vint en Avignon pour la faire transcrire par un musicien, un des meilleurs amis de son collègue au félibrige Roumanille (le bon Rouma, comme on l'appelait entre camarades dans la boutico de la rue Saint-Agricol).

De retour à Maillane, Mistral, l'œil fixé sur le précieux papier à musique, écrivit alors sur cet air les paroles de la chanson partout si populaire :

 

O Magali, ma tant amado,

Mete la testo ou fenestroun,

 

Et voilà comment, avignonnais de naissance, le superbe, l'attachant duo de Magali du poème de Mistral, intercalé dans l'opéra-comique, sur la version de Michel Carré, mise en musique adéquate par le célèbre maestro Gounod, est dû, comme inspiration, à un simple gardien de l'aire du Mas du Juge, qu'on était allé embaucher à Villeneuve-lès-Avignon, pour les travaux agricoles du père Mistral.

C'est le couplet de la Magali du poème provençal qu'en 1899, Mlle Marignan, de l'Opéra-Comique, Nîmoise de naissance, vint bisser en provençal, vêtue du véritable costume d'Arlésienne, au bord du théâtre des Arènes, devant l'empereur du Soleil et Mme Mistral, au milieu d'applaudissements à faire crouler le vieux cirque romain.

Et, maintenant que chacun s'apprête à fêter le jubilé de Mireille et de Magali, puisse la cérémonie de Saint-Remy être une sorte de réédition des Cours d'Amour, où brillaient les troubadours provençaux, maîtres en gay saber, qui, devant la figure grimaçante du bon roi René, luttaient sous les beaux yeux des nobles dames, dont les castels s'élevaient de la Durance aux Alpilles et à la Crau. Puissent Phanette de Ganthelme, Briande d'Agoult, Mabille de Villeneuve, Rixende de Puyvert, femme du sire de Trans, Huguette de Forcalquier, Blanchefleur de Flassans et autres dames de haut lignage se réveiller un instant de leur sommeil et, dans les splendeurs de l'infini, prendre leur part d'une fête semblable à celles où elles brillaient autrefois !

 

Amédée Gros,

Rédacteur en chef de la Semaine d'Avignon.

 

 

 

le "Mas du Juge". - La fenêtre grillée, au premier étage, est celle de la chambre où Mistral commença d'écrire Mireille

 

 

***

 

LA NAISSANCE DE « MIRÈIO »

Umble escoulan dou grand Ouméro.

F. Mistral.

 

C'est un livre aussi beau que les trois mois d'été ;

Un figuier merveilleux sur ses pages incline

Ses fruits lourds de soleil, d'amour et de beauté.

 

C'est un livre aussi bleu que, ce soir, la colline ;

C'est un livre où le Rhône et le vent de la mer

Mêlent leur grand murmure et leur odeur saline...

 

Simples vers ingénus, candides, ils n'ont l'air

Que de vouloir aller vers les pauvres demeures,

Et voici que le monde écoute leur chant clair.

 

Beaux vers, nous vous devons nos larmes les meilleures...
Ah ! quand vous êtes nés, c'était par un matin
Où des cloches d'argent sonnaient les douces heures.

 

Premiers jours frémissants d'un glorieux destin...

Comme le ciel est haut par-dessus les Alpilles !

Comme ces cyprès noirs dessinent le lointain !

 

Dans les hautes moissons les cris des belles filles

Percent le manteau bleu dont se drape l'Eté

Du métal lumineux de leurs chaudes aiguilles.

 

Les villages épars flottent dans la clarté ;

Le jour coule comme un beau fleuve diaphane ;

La nuit n'est qu'une extase et qu'une majesté...

 

Dès le petit matin la cloche de Maillane

Appelle pour prier celle de Saint-Remy ;

Déjà chaque cigale occupe son platane.

 

Le poète, quand tout semble encore endormi,

Est debout, et, poussant ses contrevents rustiques,

Voit le jeune soleil entrer comme un ami,

 

Le cours égal reprend des travaux domestiques ;

On entend des mulets qui vont à l'abreuvoir ;

Grandeur, simplicité, calme des mœurs antiques...

 

Le poète a reçu des lettres hier au soir ;

Aubanel dit : « Mon cher, sommes-nous en Carême ?

Et Roumanille dit : « Je languis de te voir. »

 

Le poète sourit, songeant à ceux qu'il aime ;
Mais l'œuvre ardente est là, qui l'appelle et l’attend :
Tout ce ciel, il faut bien qu'il devienne un poème.

 

Dans le silence chaud de la chambre, on entend

Une guêpe parfois vibrer, et, guêpe sombre,

Laissant sur le papier un sillage éclatant,

 

La plume fait avec la lumière, avec l'ombre,

Avec les simples noms des pays familiers,

Avec les longs troupeaux dont la route s'encombre,

 

Avec les clairs grelots qui tintent aux colliers

Des chevaux, qui s'en vont aux fêtes des villages,

Avec le bruit des eaux sous les micocouliers,

 

Avec les feux de la Saint-Jean, les attelages
Portant leurs gerbes d'or où pleut l'or des couchants,
Avec la mer au loin qui se meurt sur les plages,

 

Avec le rire en rieur d'une enfant de quinze ans,

La plume ardente fait, — et le soleil la dore, —

Un livre qui fera pleurer les jeunes gens...

 

Cependant, le grand mas est devenu sonore,

Ce fut midi, ce fut le soir, mais, plein de Dieu,

Le poète, — voici la nuit, — travaille encore.

 

Maintenant, la première étoile dans l'air bleu
Met le point d'or qui clôt le jour comme une phrase ;
Les moissonneurs pensifs reviennent peu à peu.

 

Déjà pour le repas l'âtre profond s'embrase ;

Et le poète, las d'avoir si bien peiné,

Descend, grave et joyeux, le cœur noyé d'extase.

 

Il cause, simple et doux, ainsi qu'un frère aîné
Avec ces simples gens qui travaillent la terre :
« Aujourd'hui, comme vous, dit-il, j'ai moissonné. »

 

Ils restent interdits, soupçonnant un mystère ;

Puis, le rire et les chants reprennent leur élan ;

Fraîche gaîté du soir après le jour austère...

 

La petite fermière a posé le pain blanc

Sur la table de pierre où fume un plat de fèves ;

Les astres peu à peu montrent leur feu tremblant.

 

Et comme le jour fuit vers les lointaines grèves,

Et qu'invités déjà par les premiers grillons,

Tous songent au sommeil sans remords et sans rêves.

 

Le poète, ébloui d'invisibles rayons,

Voit soudain, sans bâton, sans guide, sans escorte,

Aveugle, mais couvert d'étincelants haillons,

 

Un grand vieillard debout sur le seuil de la porte...

 

Émile Ripert.

 

***

 

 

 

Lamartine en 1859

 

PAGES OUBLIÉES

 

Souvent, on nous a demandé de reproduire les pages fameuses de Lamartine qui révélèrent au inonde la grâce de Mireille et le nom de Mistral. Les voici :

 

APPARITION D'UN POÈME ÉPIQUE EN PROVENCE : « MIREILLE »

(Extrait du Quarantième Entretien du « Cours Familier de Littérature »)

 

Je vais vous raconter aujourd'hui une bonne nouvelle ! Un grand poète épique est né. La nature occidentale n'en fait plus, mais la nature méridionale en fait toujours : il y a une vertu dans le soleil.

Ah ! nous avons lu, depuis que nos cheveux blanchissent sur des pages, bien des poètes de toutes les langues et de tous les siècles. bien des génies littéraires morts ou vivants ont évoqué dans leurs œuvres leur âme ou leur imagination devant nos yeux pendant des nuits de pensive insomnie sur leurs livres ; nous avons ressenti, en les lisant, des voluptés inénarrables, bien des fêtes solitaires de l'imagination. Parmi grands esprits, morts (ou vivants, il y en a dont le génie est aussi élevé que la voûte du ciel, aussi profond que l'abîme du cœur humain, aussi étendue que la pensée humaine ; mais, nous l'avouons hautement, à l'exception d'Homère, nous n'en avons lu aucun qui ait eu pour nous un charme plus inattendu, plus naïf, plus émané de la pure nature, que le poète villageois de Maillane.

Or, pourquoi aucune des œuvres achevées cependant de nos poètes européens actuels (y compris, bien entendu, mes faibles essais), pourquoi ces œuvres du travail et de la méditation n'ont-elles pas pour moi autant de charme que cette œuvre spontanée d'un jeune laboureur de Provence ? Pourquoi chez nous (et je comprends dans ce mot nous, les plus grands poètes métaphysiques français, anglais ou allemands du siècle, Byron, Goethe, Klopstock, Schiller, et leurs émules), pourquoi, dans les œuvres de ces grands écrivains consommés, la sève est-elle moins limpide, le style moins naïf, les images moins primitives, les couleurs moins printanières, les clartés moins sereines, les impressions enfin qu'on reçoit à la lecture de leurs œuvres méditées moins inattendues, moins fraîches, moins originales, moins personnelles, que les impressions qui jaillissent des pages incultes de ces poètes des veillées de la Provence ? Ah ! c'est que nous sommes l'art et qu'ils sont la nature ; c'est que nous sommes métaphysiciens et qu'ils sont sensitifs ; c'est que notre poésie est retournée en dedans et que la leur est déployée en dehors ; c'est que nous nous contemplons nous-mêmes et qu'ils ne contemplent que Dieu dans son œuvre ; c'est que nous pensons entre des murs et qu'ils pensent dans la campagne ; c'est que nous procédons de la lampe et qu'ils procèdent du soleil. Oui, il faut finir cet Entretien par le mot qui l'a commencé : Il y a une vertu dans le Soleil ! Sur chaque page de ce livre de lumière il y a une goutte de rosée de l’aube qui se lève, il y a une haleine du matin qui souffle, il y a une jeunesse de l'année qui respire, il y a un rayon qui jaillit, qui échauffe, qui égaye jusque dans la tristesse de quelques parties du récit. Ces poètes du soleil ne pleurent même pas comme nous ; leurs larmes brillent comme des ondées pleines de lumière, pleines d'espérance, parce qu'elles sont pleines de religion. Voyez Reboul, dans son Enfant mort au berceau ! Voyez Jasmin, dans son Fils de maçon tué à l'ouvrage ou dans son Aveugle ! Voyez Mistral, dans sa Mort des deux amants !

« Et, pendant qu'aux lieux où Mireille vivait ils se frapperont leurs fronts sur la terre de regrets et de remords, elle et moi, enveloppés d'un serein azur sous les eaux tremblotantes ; oui, moi et toi, ma toute belle, dans une étreinte enivrée, à jamais et sans fin nous confondions, dans un éternel embrassement, nos deux pauvres âmes !

Et le cantique de la mort résonnait là-bas dans la vieille église, etc., etc. »

Voilà la littérature villageoise trouvée, grâce et gloire à la Provence ! Voilà des livres tels qu'il en faudrait au peuple de nos campagnes pour lire à la veillée après les sueurs du jour, au bruit du rouet qui dévide la soie du Midi ou du peigne à dents de fer qui démêle le chanvre ou la laine du Nord ! Voilà de ces livres qui bénissent et qui édifient l'humble foyer où ils entrent ! Voilà de ces épopées sur lesquelles les grossières imaginations du peuple inculte se façonnent, se modèlent, se polissent, et font passer avec des récits enchanteurs, de l'aïeul à l'enfant, de la mère à la fille, du fiancé à l'amante, toutes les bontés de l'âme, toutes les beautés de la pensée, toutes les saintetés de tous les amours qui font un sanctuaire du foyer du pauvre !

Quant à nous, si nous étions riche, si nous étions ministre de l'instruction publique, ou si nous étions seulement membre influent d'une de ces associations qui se donnent charitablement la mission de répandre ce qu'on appelle les bons livres dans les mansardes et dans les chaumières, nous ferions imprimer à six millions d'exemplaires le petit poème épique dont nous venons de donner, dans cet Entretien, une si brève et si imparfaite analyse, et nous l'enverrions gratuitement, par une nuée de facteurs ruraux, à toutes les portes où il y a une mère de famille, un fils, un vieillard, un enfant capable d'épeler ce catéchisme de sentiment, de poésie et de vertu, que le paysan de Maillane vient de donner à la Provence, à la France et bientôt à l'Europe. Les Hébreux recevaient la manne d'en haut, cette manne nous vient d'en bas ; c'est le peuple qui doit sauver le peuple.

Quant à toi, ô poète de Maillane, inconnu il y a quelques jours aux autres et peut-être inconnu à toi-même, rentre humble et oublié dans la maison de ta mère ; attelle tes quatre taureaux blancs ou tes six mules luisantes à la charrue comme tu faisais hier ; bêche avec ta houe le pied de tes oliviers ; rapporte pour tes vers à soie, à leur réveil, les brassées de feuilles de tes mûriers ; lave tes moutons au printemps dans la Durance ou dans la Sorgue ; jette là la plume et ne la reprends que l'hiver, à de rares intervalles de loisir, pendant que la Mireille que le ciel te destine sans doute étendra la nappe blondie et coupera les tranches du pain blond sur la table où tu as choqué ton verre avec Adolphe Dumas, ton voisin et ton précurseur. On ne fait pas deux chefs-d'œuvre dans une vie ; tu en as fait un : rends grâce au ciel et ne reste pas parmi nous : tu manquerais le chef-d’œuvre de ta vie, le bonheur dans la simplicité. Vivre de peu ! Est-ce donc peu que le nécessaire, la paix, la poésie et l'amour ?

Oui, ton poème épique est un chef-d'œuvre ; je dirai plus, il n'est pas de l'Occident, il est de l'Orient ; on dirait que, pendant la nuit, une île de l'Archipel, une flottante Délos s'est détachée de son groupe d'îles grecques, ou ioniennes, et qu'elle est venue sans bruit s'annexer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille des Mélésigènes. Sois le bienvenu parmi les chantres de nos climats ! Tu es d'un autre ciel et d'une autre langue, mais tu as apporté avec toi ton climat, ta langue et ton ciel ! Nous ne te demandons pas d'où tu viens ni qui tu es : Tu Marcellus eris !

O poète de Maillane, tu es l'aloès de la Provence ! Tu as grandi de trois coudées en un jour, tu as fleuri à vingt-cinq ans ; ton âme poétique parfume Avignon, Arles, Marseille, Toulon, Hyères et bientôt toute la France ; mais, plus heureux que l'arbre d'Hyères, le parfum de ton livre ne s'évaporera pas en mille ans.

 

Lamartine.

 

 

 

bustes de Gounod, par Carpeaux, et de Lamartine, par Salomon, dans le vestibule de la maison de Mistral

 

 

***

 

Fanny Mendelssohn, la sœur aînée de Felix Mendelssohn, fit, pendant l'hiver 1839-1840, un assez long séjour à Rome. Fanny Mendelssohn, qui avait épousé le peintre Hensel, était une femme du plus haut esprit. Ses lettres et notes ont été recueillies par M. Sébastien Hensel, son fils. Elles contiennent plusieurs très curieux passages concernant Gounod, à cette époque pensionnaire de la Villa Médicis, dont Ingres était le directeur. Nous pensons intéresser nos lecteurs en les reproduisant ici :

 

GOUNOD À ROME EN 1840

 

23 avril 1840. — Gounod est avec Bousquet un de nos hôtes habituels : il est passionné pour la musique ; un auditeur tel que lui est une bonne fortune : mon petit Air vénitien l'enchante ; il a également une prédilection pour la romance en si mineur faite ici à Rome par moi, pour le duo de Felix, son capriccio en la mineur et surtout pour le concerto de Bach qu'il m'a fait jouer et rejouer plus de dix fois.

Samedi soir. — J'ai fait de la musique à mes hôtes et leur joué entre autres le concerto de Bach ; ils ont beau le savoir par cœur, leur enthousiasme va crescendo.

Ils m'ont serré et baisé les mains, particulièrement Gounod qui est d'une expansion extraordinaire ; il se trouve toujours à court d'expression quand il veut me faire comprendre quelle influence j'exerce sur lui et combien ma présence le rend heureux. Nos deux Français forment un contraste parfait : Bousquet est une nature calme et correcte, Gounod passionné et romantique à l'excès. Notre musique allemande produit sur lui l'effet d'une bombe qui éclaterait dans une maison. Jugez du désarroi !

… La musique allemande trouble Gounod et le rend à moitié fou. En général, Gounod me paraît peu mûr encore, je ne connais de lui qu'un scherzo de peu de valeur, qu'il m'a demandé la permission de m'offrir.

… Dans la soirée, visite de nos Français dont Guillaume a commencé les portraits.

Comme compensation à l'ennui de la pose, j'autorise, à tour de rôle, celui qui se trouve sur la sellette à m'indiquer ses morceaux favoris et je joue ainsi tout Fidelio et bien d'autres choses encore ; pour la clôture, j'exécute la sonate en ut majeur de Beethoven. Gounod en était fou d'enthousiasme et finit par crier, dans sa folie : « Beethoven est un polisson. » Sur quoi ses amis, jugeant qu'il était temps de le mettre au lit, l'emmenèrent.

Rome, 20 mai. — Nous avons passé à la villa Wolkonsky une journée délicieuse. Gounod, malheureusement, n'a pu se joindre à nous : je l'ai regretté, car peu de personnes savent plus sincèrement et plus follement s'amuser que lui.

 

Fanny Mendelssohn et son mari quittèrent Rome le 2 juin 1840. Ses amis vinrent une dernière fois prendre congé d'elle à la diligence et Bousquet les accompagna jusqu'aux monts Albani.

 

Chemin faisant, écrit Fanny, Bousquet nous a confié ses craintes au sujet de l'exaltation religieuse de Gounod, depuis qu'il subit l'ascendant du Père Lacordaire.

Ce dernier, son noviciat terminé à Viterbe, s'est fait ordonner prêtre et séjourne depuis quelque temps à Rome, où il travaille à la fondation d'un nouvel ordre religieux en France. Déjà son éloquence avait groupé l'hiver dernier, autour de lui, une partie de la jeunesse. Gounod, nature impression nable, fut gagné dès l'abord par la parole vibrante de Lacordaire ; il vient de s'enrôler dans l'association dite de Jean l'Évangéliste, exclusivement composée de jeunes artistes qui poursuivent la régénération de l'humanité par le moyen de l'art. L'association s'est accrue d'un grand nombre de jeunes gens des premières familles romaines ; plusieurs d'entre eux ont renoncé à leur carrière pour entrer dans les ordres. Bousquet a l'impression que Gounod, lui aussi, est sur le point d'échanger la musique contre le froc.

 

Fanny Mendelssohn.

 

Cette dernière citation est caractéristique, en ce qu'elle confirme, par un témoignage contemporain, ce qui a été dit au sujet des aspirations religieuses de Gounod.

 

 

 

Gounod à Rome, en 1841, d'après un dessin d'Ingres

 

 

***

 

Au mois de novembre 1860 (l'année de Philémon et Baucis), Gounod fut invité par l'empereur et l'impératrice à Compiègne. Ses lettres à Mme Gounod, que M. Camille Bellaigue a reproduites dans son beau livre, nous donnent un journal intime, très vivant et très piquant de son séjour au château :

 

GOUNOD A LA COUR

 

A propos de la mort du roi de Portugal, il écrit :

 

Envoie-moi un pantalon noir pour le matin, pour remplacer mon pantalon gris et me mettre en tenue de deuil. Le gilet montant va faire merveille comme austérité d'aspect. C'est tout ce qu'il y a de plus sépulcral ; je serai au complet comme catafalque.

 

Mais le deuil officiel ne faisait pas trop oublier la musique.

 

J'ai passé plus d'une grande heure à côté de l'impératrice, en compagnie de quatre ou cinq autres personnes. Je te donne à deviner en cent, en mille, ce qu'elle m'a proposé. — Sa collaboration pour un ballet qu'elle veut que nous fassions ensemble. Tu juges si j'ai été interdit, si je suis tombé des nues ! J'ai regardé Sa Majesté sans proférer une parole ; ce que voyant, Elle m'a dit, en me fixant dans le fond des yeux :

« — Mais non, sans plaisanterie.

« — Oh! alors, madame, ai-je dit, dès que ce n'est pas une plaisanterie, cela devient la chose la plus plaisante du monde. Parole de souveraine vaut tous les traités imaginables. Je ne me doute pas au monde de ce que sera le ballet de Votre Majesté, mais voilà mon prochain ouvrage assuré. »

Et mettant sa main dans la mienne :

« C'est entendu », m'a dit Sa Majesté.

.   .   .   .   .   .   .

Ce matin, à déjeuner, entre le prince de Metternich et le comte Walewski, l'impératrice m'a relancé encore sur notre ballet, et le ministre a consacré cette auguste chimère, qui peut très bien devenir une sérieuse réalité, mais qui, tout au moins, est un renoncement à l'indifférence à mon égard, de la part de Sa Majesté.

Enfin, aujourd'hui à deux heures, l'impératrice m'a prié de me mettre au piano et s'est tenue tout le temps à côté de moi. Imagine-toi que Sa Majesté a littéralement fondu en larmes. J'ai fait de la musique pendant près de trois quarts d'heure et on disait : « Encore, encore. » J'ai cru devoir ne pas combler l'appétit de mes auditeurs. Il faut en garder pour plus tard.

Après cela, l'impératrice a fait atteler le char à bancs et nous avons fait en compagnie de l'empereur, qui était à cheval, une admirable promenade dans la forêt. Lorsque nous sommes descendus pour nous promener un peu à pied, l'impératrice s'est approchée de moi et s'est excusée de l'enfantillage de ses larmes. Tu juges comment ses excuses ont été prises et ça été encore là (ici un mot illisible) d'une conversation entre Sa Majesté et moi, qui a bien duré un quart d'heure dans la forêt.

.   .   .   .   .   .   .

J'ai été requis hier soir très gracieusement par l'empereur de faire un peu de musique. Sa Majesté a paru contente et me l'a témoigné avec une bienveillance extrême. J’ai dit : Assez dormir, ma belle et Mon vieil habit (1). Je me suis fort excusé, tu le comprends, sur mon peu de voix, qui ne me permet guère de jeter de la poudre aux... oreilles, et qui, habituée à ne recevoir qu'en robe de chambre, est toujours un peu effarouchée quand il s'agit de faire de la toilette. Sa Majesté a cependant trouvé moyen de me dire que j'avais une voix charmante, et comme je la trouvais (ma voix) très au-dessous du compliment qui lui était adressé, Sa Majesté a ajouté :

« — Et puis, vous chantez avec une si belle expression ! »

Tu sais que c'est ma seule préoccupation en musique et tu comprends que j'aie ressenti un vif plaisir de voir l'empereur appuyer sur ce point, qui est pour moi l'essentiel, presque l'unique, et qui est en tout cas le seul auquel je puisse prétendre.

.   .   .   .   .   .   .

Pendant que j'étais en train de jouer au petit billard, l'impératrice m'a fait demander dans le grand salon. Le prince impérial se trouvait là. Je lui ai accompagné Au Clair de la Lune et Marlborough. Puis, Sa Majesté m'a prié de chanter. J'ai dit d'abord le chœur des Bacchantes (2) deux fois ; puis, deux fois aussi, le chœur des Sabéennes (3), qui a eu un succès général. Puis, enfin, on m'a demandé le duo de Faust : Laisse-moi contempler ton visage, qui a provoqué à son tour les augustes larmes de ta souveraine.

A l'occasion de la fête de l'impératrice (15 novembre), on parle de composer une chanson.

Naturellement, on me demande d'en faire la musique. Je vais tâcher de trouver quelque chose d'assez facile pour que nous puissions, à plusieurs, en apprendre le refrain en quelques minutes, et je dirai le couplet solo.

 

(1) C'est le titre de deux mélodies de Gounod.

(2) De Philémon et Baucis.

(3) De la Reine de Saba.

 

Nouvelle promenade en char à bancs, dans la forêt ; l'impératrice a placé Gounod à côté d'elle.

 

Sa Majesté a été on ne peut plus aimable et gracieuse. Elle a reparlé de notre projet et j'ai lieu de penser désormais que ce n'est plus un château en Espagne.

 

Charles Gounod.

 

 

 

l'Impératrice Eugénie, d'après Gavarni

 

 

***

 

Nous reproduisons, pour finir, deux lettres inédites, qui honorent grandement leurs signataires. Lorsque Gounod mourut, Alexandre Dumas fils adressa ces lignes pleines de cœur à M. Raymond Poincaré, ministre de l'instruction publique et des beaux-arts :

 

Monsieur le ministre,

Ne serait-il pas juste et même opportun que la France fasse à Gounod les obsèques nationales qu'elle a faites à Victor Hugo et à Renan ? Victor Hugo était un des plus grands poètes, Renan un des plus grands esprits et des plus purs écrivains que notre pays ait eus ; Gounod est le plus grand musicien français qui ait existé. L'équivalent de Faust, nous ne le possédons pas encore chez nous. Quand on veut le trouver, il faut le faire venir d'un pays voisin, et quelquefois avec un parti pris que l'avenir ne ratifiera peut-être pas. En tout cas, à cette heure, notre musicien national, c'est Gounod. La nation lui doit donc, à mon avis, et au vôtre, j'en suis convaincu, de proclamer hautement et publiquement ce fait, afin que l'étranger ne doute pas de notre admiration pour notre compatriote et qu'il sache bien que la justice que nous avons toujours rendue aux Ecoles italienne et allemande ne contient pas un désaveu de notre Ecole française que, le premier, Gounod a mise en état de lutter avec elles.

Telles sont, monsieur le ministre, les idées que je me permets de vous soumettre, d'autant plus que je suis certain qu'elles sont les vôtres, que je n'ai communiquées à personne, pas même à la famille du mort, et qui resteront entre nous si, pour des raisons que je ne saurais prévoir, le gouvernement repousse la proposition que vous lui ferez.

Veuillez, etc...

A. Dumas fils.

 

Le ministre se hâta de répondre :

 

Paris, le 20 octobre 1893.

Mon cher maître,

J'ai bien regretté d'avoir manqué, hier, votre visite. Je partage les sentiments que vous m'exprimez à l'endroit des obsèques de Gounod et je trouve qu'un gouvernement s'honore en rendant publiquement hommage à ceux qui, dans les lettres, les sciences ou les arts, ont augmenté le patrimoine des gloires nationales. A moins que Gounod n'ait manifesté par testament une volonté contraire, mes collègues et moi nous serons très heureux de répondre au désir que vous nous avez témoigné.

Veuillez agréer, mon cher maître, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

Raymond Poincaré.

 

***

 

Nous tenons ces précieux documents de la famille du musicien. Nous remercions son fils et son petit-fils, MM. Jean et Pierre Gounod, de l'extrême bonne grâce avec laquelle ils les ont mis à notre disposition, ainsi que la plupart des portraits reproduits dans ce numéro.

 

(les Annales politiques et littéraires, 07 septembre 1913)

 

 

 

 

 

 

LA "MIREILLE" D'ANTONIN MERCIÉ

 

De tous les grands sculpteurs actuels Antonin Mercié est, sans contredit, celui que le sentiment national a le plus fréquemment, le plus fièrement inspiré. Son œuvre en est tout entière l'expression, du Gloria Victis et du Quand même aux deux Jeanne d'Arc, et de celles-ci au Waterloo, à la Gallia, à Mireille.

Le Gloria Victis fut conçu dans les larmes et l'angoisse, pendant le siège de Paris, dans Rome assiégée, dans la Villa Médicis cernée elle-même. Henri Regnault venait de périr à Buzenval, et, tout en travaillant à un groupe de Samson et Dalila, Mercié songeait que ce n'était pas cela qu'il fallait envoyer là-bas, dans la patrie mutilée, à ce Paris encore tout meurtri, mais quelque chose d'émouvant qui fit écho à la douleur du pays, une œuvre qui le consolât, lui rendit l'espérance et la fierté. Il pensait au camarade trop aimé des dieux, tombé sous une balle « stupide ». Et, brusquement, l'idée du groupe superbe, du groupe inoubliable et qu'aujourd'hui encore nous ne regardons pas sans émotion, jaillit dans son cerveau : la main n'avait plus qu'à lui donner corps.

L'admirable Quand même est né aussi d'une visite à Strasbourg, d'une visite à Strasbourg encore pantelant et tragique. « Ce jour-là, raconte Mercié, un vent furieux passait sur la ville, secouait les passants, tordait les vêtements, remplissait les yeux de larmes. Les rubans des bonnets battaient comme des drapeaux. » Et de cette vision est sortie l'Alsacienne épique à la coiffe battant, elle aussi, comme un drapeau au vent de l'espérance.

Dans la littérature même où il puise souvent et toujours avec tant de bonheur (rappellerai-je la délicieuse et dolente Manon et la Nuit de Mai), l'illustre statuaire va de préférence, va d'instinct à ce qui est national, à ce qui, comme la tendre, l'infortunée Mireille est une personnification, une création idéale du génie français.

La touchante figure que l’héroïne provençale lui a inspirée n'est rien moins qu'un chef-d'œuvre, un chef-d'œuvre de grâce et d'expression. Dès son apparition au dernier Salon des Artistes Français, on salua en elle un des plus beaux ouvrages de la statuaire contemporaine.

 

 

 

le maître Antonin Mercié dans son atelier, travaillant à sa Mireille

 

 

Le maître-sculpteur nous la devait à la fois comme Méridional (le Languedoc est frère de la Provence) familier des félibres et comme admirateur de Mistral et de Gounod.

Il nous la devait ; et ce sera sa gloire de l'avoir su faire si expressive et si près de Mistral. Car toute la chaude poésie de l'Homère provençal, tout le savoureux et mélodieux poème que Lamartine comparait à quelque île grecque, à quelque flottante Délos, venue s'annexer sans bruit au continent de la Provence embaumée, revivent en elle.

La gravure en a déjà popularisé le beau geste d'affolement et de douleur, la grâce palpitante. Antonin Mercié la représente a l'heure douloureuse et pathétique où elle agonise, où toute à Vincent, le beau vannier, dans sa course éperdue vers la blonde église des Grandes-Saintes, l'implacable soleil de la Crau la jette mourante sur le sable brûlant de Vaccarès.

 

    O Crau, ta fleur est tombée !...

    O jeunes hommes, pleurez-la !...

 

Et c'est bien cela ; la désolation du poète a tout entière passé dans l'œuvre du sculpteur.

J'ajouterai même que celle-ci est trop belle, trop émouvante et vraie pour ne pas être venue du premier jet, dans un moment d'admiration pour l'harmonieuse épopée ; alors aussi que la musique de Gounod chantait dans son souvenir, et dans une minute d'inspiration.

 

 

                   

 

 

Mercié est, d'ailleurs, coutumier d'un pareil tour de force. Il est, au faite de sa glorieuse carrière, resté, comme à ses débuts, l'homme du premier mouvement. Au rebours de ce que lui reprochait son maître Jouffroy, c'est le cerveau qui aujourd'hui commande à la main et qui commande vite.

Quand par hasard, il n'est pas complètement satisfait, car l'admirable sculpteur du Triomphe d'Apollon est l'un des plus tourmentés par le désir du mieux, il revient toujours à sa première pensée. Et, ce fut peut-être, ce fut sans doute le cas de la Mireille.

On devine cependant combien il doit être malaisé pour le sculpteur de camper une œuvre, groupe ou simple statue, qui, de quelque côté qu'on la regarde, apparaît séduisante. Le peintre n'a qu’un côté à trouver, tandis que le statuaire les a tous. On tourne autour de son œuvre, et il faut que rien ne cloche ni de dos ni de profil, comme il arrive trop souvent.

Dans la Mireille, l'œil est partout charmé ; partout, le beau geste douloureux se continue superbe, ample et vrai ; la belle tête renversée demeure partout gracieuse et touchante ; partout

enfin, sous le vêtement, la forme reste impeccable, harmonieuse et souple, comme elle l'est chez la splendide Vénus d'Arles.

Ce n'est pas seulement la poésie de Mistral qui revit en elle, mais la Provence elle-même ; et il faut que Mercié se soit longuement mêlé aux belles filles de là-bas : vendangeuses, faneuses, « oliveuses », comme dit si joliment Mistral, il faut qu'il les ait patiemment étudiées dans leurs peines et leurs joies, pour faire celle-là si vivante, si juste d'allure, de costume. Elle semble s'avancer dans la lumière même qui baigne la Crau et les Alpilles.

Et, sans doute, était-ce bien servir le poète, était-ce bien servir Antonin Mercié et avec lui la cause même de l'art français, que de multiplier cette belle œuvre, de la reproduire a des milliers d'exemplaires, comme le font Les Annales, de la faire essaimer et admirer partout où le noble langage des arts est compris.

L'œuvre sculptée ne souffre en rien d'être réduite. Au contraire de celle du peintre, qui perd toujours à la copie, elle garde tout son charme, toute son expression, toute la perfection de métier de l'original. Le praticien la réduit mathématiquement. D'ailleurs, Mercié, avec sa conscience habituelle, s'était réservé, comme déjà pour la Jeanne d'Arc, de contrôler les opérations si délicates du ciselage, de veiller au travail du réducteur. Et le grand artiste est difficile : le maître ouvrier qu'il est sait le prix d'une technique impeccable.

 

 

 

M. Antonin Mercié surveillant les opérations de la fonte

 

 

Il sait le secret des belles patines. Car, au marbre, il préfère le métal qui répond mieux à son tempérament, qui écrit mieux les formes, qui est, comme il le dit, « plus pictural ».

Ce grand sculpteur est, en effet, un grand peintre aussi, comme Falguière, son compatriote et son premier conseiller.

Il voulait être peintre, puis le hasard, qui joue un rôle si grand et si curieux quelquefois, dans nos destinées, en décida autrement. Malgré sa famille, il étudia la peinture en même temps que la sculpture. A Rome, il courait la campagne aux côtés de son cher camarade Luc-Olivier Merson, et posait son chevalet là où Aligny et Corot l'avaient fait avant lui.

C'était, je le répète, bien servir sa cause et celle de l'Art lui-même, que de multiplier sa Mireille, et j'imagine que ce sera à Nîmes, à Arles, en Avignon, à Toulouse et partout, une joie profonde, que de pouvoir admirer, autrement que dans l'œuvre du graveur ou du photographe, ce que Mistral appelle sa « fillette ». Quelle fête n'apportera-t-elle pas à Maillane ?

Et déjà, l'illustre poète, avec sa bonne grâce habituelle, désirait mettre une dédicace sur chaque exemplaire de son glorieux poème, que nous offrirons gracieusement aux souscripteurs de la Mireille, et qui portera leur nom.

Nous le remercions bien vivement, mais Les Annales ne veulent pas abuser de lui à ce point, et elles réservent cette faveur inappréciable aux seules souscriptions qui ne dépasseront pas le milieu d'octobre.

Heureux ceux qui vont pouvoir, entre le grand poème agreste et la partition de Gounod, faire place à la statue de Mercié ; qui pourront, aux deux chefs-d’œuvre issus du génie provençal, ajouter le troisième !

 

(Léon Plée, supplément aux Annales Politiques et Littéraires du 7 septembre 1913)

 

 

 

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