FESTIVAL SAINT-SAËNS

 

 

 

 

Causerie de M. AUGÉ DE LASSUS

Avec le concours de Mme SEGOND-WEBER, de la Comédie-Française,
de Mme HENRI CAIN-GUIRAUDON,
et de Mmes JANE MORLET, GEORGETTE HILBERT, M. LAPELLETRIE, du Trianon-Lyrique,
de l’Orchestre du Trianon-Lyrique et des Musiciens de l'Opéra et des Concerts du Conservatoire, sous la direction de M. PIERRE DESTOMBES

 

8 mai 1909

 

 

 

PROGRAMME

 

Wadding Cake (Caprice-Valse), op. 76, pour piano et quintette à cordes :

Mme DESTOMBES-CARRUETTE

MM. GIBIER, GILBERT, SEITZ, DELHAYE et Ad. SOYER

sous la direction de M. PIERRE DESTOMBES

 

A) Chant Saphique, op. 91 ; B) le Cygne, pour violoncelle :
M. PIERRE DESTOMBES

 

Grand Air d'Aphrodite, scène de « Phryné »

livret de M. AUGÉ DE LASSUS

jouée en costumes, accompagnée par l'Orchestre du Trianon-Lyrique

Chef d'orchestre : M. VICTOR LE BAILLY

Phryné : Mme JANE MORLET

Nicias : M. LAPELLETRIE

Lampito : Mme GEORGETTE HILBERT
du Trianon-Lyrique

 

La Libellule, l'Arbre, le Pays Merveilleux,
poésies de SAINT-SAËNS

dites par Mme SEGOND-WEBER.

 

A) Air de Proserpine ; B) les Peupliers, chantés par
Mme HENRI CAIN.

 

SEPTUOR, op. 65
pour piano, trompette et quintette à cordes
I. Préambule. — II. Menuet. — III. Intermède (Andante). — IV. Gavotte et Finale.

Piano : Mme P. DESTOMBES-CARRUETTE ;
Violons : MM GIBIER et GILBERT ;
Alto : M. SEITZ ; Violoncelle : M. DELHAYE ; Contrebasse : M. AD. SOYER
de l'Opéra et de la Société de Concerts du Conservatoire
sous la direction de M. PIERRE DESTOMBES

 

 

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,

Je ne vous dirai pas que je serai bref ; cela nous prendrait du temps. C'est mieux qu'un frivole amusement, une curiosité indiscrète, c'est aussi un enseignement précieux, remonter aux heures premières d'une existence féconde en beaux labeurs, récompensée d'une juste renommée. On recherche la source d'un fleuve où s'abreuvent maintes nations, pourquoi ne rechercherait-on pas l'origine d'un homme dont le génie ou le talent enrichissent le patrimoine le plus précieux de l'humanité, celui qui élève et réjouit nos âmes ? Que Saint-Saëns, comme tous les bons ouvriers de l'art, particulièrement de cet art ailé et chantant, la musique, ait manifesté, dès son plus jeune âge, des dispositions heureuses, avant-coureurs de ses bruyantes destinées, il n'y a rien là qui soit, tout d'abord, d'exception ni d'un privilège inusité. Toutefois, ces attirances vers un monde sonore, ces premières palpitations d'une pensée qui déjà se fait vibrante, dès lors s'affirment avec une violence, une constance, qui dépassent les rêves complaisants où tant d'autres ont pu s'attarder et pressentir la tâche du lendemain. Permettez-moi de rapprocher ici deux hommes, l'un et l'autre de brillantes initiatives et d'heureuses victoires dans le domaine de la musique : Lulli et Saint-Saëns. Tout enfants, l'un et l'autre aiment écouter, car aux oreilles de celui-là comme aux oreilles, au cœur de celui-ci, tout bruit n'est pas que du bruit ; les résonances profondes en sont déjà l'éveil d'un monde inexploré, mais promis à leur radieuse conquête. Lulli, nous dit-on, au gouffre noir des grandes cheminées d'autrefois, s'assoit, s'oublie, écoutant l'appel monotone du cri-cri. Saint-Saëns, lui, écoute, extasié, le bouillonnement d'une bouilloire. Observez, dès lors, entre ces deux enfants, également attentifs et curieux, le rapprochement et la différence. La voix du cri-cri n'est que d'un cri, et je veux bien que, dans ce bruit unique, un musicien de race trouve le départ premier d'un chant ; mais cela ne peut conseiller rien de plus. La bouilloire est plus éloquente, plus complexe surtout. Sa voix monte, baisse, se plaint, défaille, menace ou gronde ; ne va-t-elle pas, tout à l'heure, éclater ? Aussi, c'est tout un orchestre que, là, devine, pressent, s'efforce de suivre et de comprendre le petit Saint-Saëns. Le cri-cri pouvait donc inspirer un air, à la condition assez rare d'être écouté d'un Lulli ; la bouilloire pouvait être conseillère d'une symphonie. Et, dès lors, vous reconnaissez, en y mettant beaucoup de complaisance, les linéaments encore incertains, mais curieux, où s'affirment et se différencient leurs renommées musicales, toutes les deux retentissantes, mais dissemblables. Ajoutons que si l'invention, souvent admirable, de la ligne de chant, de la phrase expressive et bien dessinée, constitue à peu près tout le génie de Lulli, Saint-Saëns devait sans fin multiplier les formes diverses et de toutes parts débordantes de son art. Aussi, me permettra-t-il de croire qu'en même temps que la bouilloire familiale, il a écouté le pauvre cri-cri et bien d'autres voix encore, car je ne saurais dire quelle voix de l'espace et de la pensée n'a pas trouvé d'écho en cette nature longuement résonnante.

 

 

 

Saint-Saëns enfant (sept ans, 1845)

 

 

Alentour de Saint-Saëns, les influences premières sont de femmes, comme alentour de Gounod, de Goethe, de Lamartine. A peine la mort lui a-t-elle permis d'entrevoir son père. Une grand'tante, une mère excellente, dévouée, mais impérieuse, sont là, couvant cette intelligence qui bat de l'aile, et qui prendra un magnifique essor. Enfin, le premier collaborateur est une collaboratrice.

 

En vain l'aurore

Qui se colore

Annonce un jour

Fait pour l'amour.

 

Ce quatrain de mirliton est aussi de Mlle Desbordes-Valmore ; et, à l'âge de cinq ans, Saint-Saëns lui fait le grand honneur de le mettre en musique.

 

***

 

Cette heure où vous êtes conviés sera toute de Saint-Saëns, et je serais bien malavisé d'usurper au delà de quelques minutes. Des œuvres très diverses, des fragments nombreux, vont solliciter, obtenir vos applaudissements ; vous connaîtrez, ou, plutôt, vous retrouverez le musicien, vous découvrirez, si vous l'ignorez encore, le poète, car Mme Segond-Weber, autant dire Melpomène en personne, qui, naguère, créait, dans l'immensité du théâtre de Béziers, Déjanire, œuvre expressive, éloquente, où la musique de scène suit et relève magnifiquement le drame, Mme Segond-Weber déclamera, tout à l'heure, quelques pièces de vers où les mots cadencés sont déjà d'une admirable musique. (Applaudissements.)

Parmi les étapes nombreuses qui nous attendent, je n'en retiendrai que trois, où conviennent tout particulièrement, me semble-t-il, quelques lignes d'avant-propos. Je vous parlerai rapidement du Cygne, du septuor dit de la Trompette, enfin de Phryné.

 

 

 

fac-similé autographe de Camille Saint-Saëns (collection René Thorel)

 

 

Le Cygne n'est qu'une page empruntée à tout un album, dit le Carnaval des Animaux. En ce cortège carnavalesque, j'oserai dire en ce pandémonium que nul éditeur ne pourrait nous livrer tout entier, se rencontrent un peu de tout, des diables de grimace railleuse, aussi de délicieux enchanteurs et des fées qui égrènent, dans leur sourire, des perles ravissantes. Les animaux évoqués sont quelquefois malfaisants ; et, parmi les pires, le maître dénonce et bafoue le pianiste. Avouez, mesdames, que jamais vous n'avez vu, ici du moins, le pianiste sous cette apparence terrible ; mais, ailleurs, il n'en va pas toujours de même. Le kangourou est évoqué, la tortue lambine, l'éléphant se prélasse, énorme, écrasant. Ce sont là des caricatures, mais enlevées d'une main merveilleusement alerte. Saint-Saëns peut être bouffon comme personne. La volière, le coucou gémissant dans les bois, le cygne, au contraire, sont des élégies. Le cygne va naviguer, tout à l'heure, sous l'archet prestigieux de M. Destombes ; et vous croirez voir glisser, aux profondeurs d'un parc de rêve et de magique enchantement, le bel oiseau tout blanc, noble et sereine apparition qui laisse à peine, sur le miroir tranquille des eaux, une ride légère et la trace de son passage discret et silencieux.

 

 

 

le maître C. Saint-Saëns dirigeant son "septuor"

au piano : Mme P. Destombes-Carruette - violoncelle : M. Pierre Destombes

 

 

Vous connaissez la légende du chant du cygne. A l'instant de mourir, le cygne, volontiers muet, tout à coup exhalerait un chant de beauté suprême, et quitterait la terre en révélant une âme sonore jusqu'alors insoupçonnée. Un Condé, châtelain de Chantilly, eut, dit-on, la fantaisie, pour le moins cruelle, de vérifier cette fable lointaine. Un cygne fut livré au couteau sacrificateur du maître queux ; et, du reste, le pauvre cygne expira sur des cris à épouvanter toutes les oies du voisinage. Mais vous entendrez, tout à l'heure, le seul véritable chant du cygne, et, dès lors, vous saurez que tout n'est pas illusion et mensonge en ce qui nous est raconté. Le cygne peut chanter en toute perfection. Il ne s'agit pour lui que d'appeler à l'aide Saint-Saëns et M. Destombes. (Vifs applaudissements.)

Maintenant, j'ai surpris un appel de trompette ; et de la Trompette nous allons parler. Il y aura, l'an prochain, cinquante ans, parmi les élèves de l'Ecole Polytechnique, quelques-uns témoignaient d'une véritable passion pour la musique. A l'heure des récréations, au lieu de se délasser l'esprit et de se dégourdir les jambes dans les préaux et sous leurs maigres ombrages, ces rares servants de la Muse et d'Apollon se retiraient dans une salle d'étude ; et là, duo, quatuor, quintette, faisaient rage ; car c'était surtout de musique instrumentale que l'on était curieux. Et les camarades, étonnés, moqueurs, s'arrêtant sur le seuil, disaient : « Allons ! Les voilà encore à leur trompette ! », bien que la trompette fût ignorée de ces virtuoses de vingt ans, et que la trompette même du Jugement dernier ne les eût pas détournés de leurs extases délicieuses. L'un des exécutants avait nom Lemoine ; et c'est sur le violon qu'il s'escrimait inlassablement. Le nom, dès lors, était trouvé, l'institution était fondée. La trompette existait ; elle existe encore ; et Lemoine, premier initiateur, père de cette fille tapageuse, seul, je crois, demeure encore de ce monde, parmi les fervents de l'heure première.

 

 

 

Sibyl Sanderson dans Phryné (photo Reutlinger)

 

 

En cet entourage de l'Ecole Polytechnique et de la Trompette, volontiers des idées hardies, voire révolutionnaires, cheminaient en grand crédit. On n'aimait guère l'Empire, et Napoléon III était poursuivi de quolibets, de malédictions, même de vagues complots. D'aucuns, parmi ces jeunes Brutus, tombèrent ainsi aux griffes d'une police au reste assez débonnaire. Dès lors, la Bastille avait nom et adresse la prison de Sainte-Pélagie, une prison assez gaie, comme celle dont nous amusait, naguère, le Réveillon, au Palais-Royal. On recevait aisément ses amis. Pendant les heures de promenade dans les cours (j'allais dire de récréation), on faisait de la musique. Les guichetiers étaient régalés de charmants concerts, toujours de musique noblement digne de ce nom. On aurait pu se croire au Conservatoire. Ainsi, la Trompette sonna quelques séances derrière la grille du cachot noir, comme gémit une romance lointaine ; et jamais, du reste, entre le scherzo et le finale, on n'oubliait de maudire le tyran : Qui nobis hœc otia fecit. Excusez cette citation latine qui réjouirait mon ami Lemoine, bon latiniste, et que, du reste, je vous traduis : « Le tyran auquel on était redevable de ces loisirs. »

Depuis lors, l'inlassable Trompette, vieille, ou plutôt jeune, et plus que jamais, de son demi-siècle accompli, chaque hiver appelle à des séances très curieuses, infiniment variées, l'élite des plus habiles exécutants et l'élite d'un public passionné de bonne musique. Au reste, naguère encore, lorsque n'était pas, tout d'abord, bien compris tel ou tel morceau de nouveauté un peu téméraire, Lemoine bondissait sur l'estrade, et poliment, ou à peu près, il traitait les auditeurs, ou plutôt ses invités, — car, à la Trompette, on est des invités, — d'ignorants, d'imbéciles, et la conclusion était que le morceau serait rejoué à la séance suivante, ainsi jusqu'à résipiscence et légitimes applaudissements. On ne saurait dire de combien d'oreilles rebelles et d'âmes closes Lemoine s'est fait le bon éducateur. (Rires. Applaudissements.)

Presque autant que sa Trompette, qu'il appelle sa chère fille, Lemoine aime Saint-Saëns qui, du reste, l'aime beaucoup aussi. Mais on n'est pas l'ami de Saint-Saëns, si désintéressé que l'on soit, sans lui adresser quelque jour une requête. A qui donc tendrait-on la main et le cœur, sinon aux riches ? Lemoine voulait obtenir de Saint-Saëns un morceau inédit, et qui ne fût jalousement que de sa Trompette. Lemoine priait, suppliait ; Saint-Saëns se dérobait, résistait, grondait.

— Je te ferai quelque jour un concerto, disait-il, pour vingt-quatre guitares. Et il faudra réquisitionner tous les gratteurs de cordes d'Andalousie.

Saint-Saëns est têtu ; mais Lemoine est tenace. Rien ne le lasse, il lui faut son morceau. A se montrer si importun, on se fait jeter par la fenêtre, ou l'on obtient ce que l'on veut. Lemoine ne fut pas jeté par la fenêtre, et le septuor fut écrit ; et la trompette, toute de métal retentissant, associée, avec une habileté merveilleuse, à six autres instruments, attestera longtemps la gloire de l'autre Trompette, de celle qui avait espéré cette suprême consécration. (Vifs applaudissements.)

J'aperçois, maintenant, notre troisième étape, Phryné. C'est un opéra-comique, et vous me permettrez de croire qu'il est charmant, car j'en suis. (Applaudissements.) La scène capitale est d'une évocation où Phryné rappelle qu'un soir, attardée au rivage de la mer, elle fut prise, par ceux-là qui de loin l'avaient aperçue, pour Aphrodite elle-même, une fois encore renaissante du flot amer et de l'azur immense. Confiante jusque dans cette erreur sacrilège qui, du droit de sa souveraine beauté, devait confondre la femme et la déesse, Phryné ose évoquer la reine des amours et s'abandonner à sa protection souriante. C'est donc, tout à la fois, un récit, une prière, une floraison d'orgueil magnifique, un appel angoissé sous une disgrâce menaçante ; car, dès lors, Phryné est en délicatesse avec l'aréopage et la justice d'Athènes. De cette page, Saint-Saëns a fait un poème admirable. C'est joli, c'est pittoresque et c'est très grand. L'historiette de Phryné, que vous me dispenserez de vous raconter, dès lors s'élève. Ce n'est plus du badinage. Les dieux descendent sur la terre, et, dans un hymne à la beauté, il semble que fraternisent le créateur divin et la divine créature. Vous allez entendre l'orchestre rythmer les flots, qui, doucement, déferlent, caresse tout à la fois souriante et profonde, effrayante même quelque peu ; et vous verrez surgir, sur l'écume blanche et scintillante, mieux que Phryné, le merveilleux fantôme de l'antique Hellade. C'est de la musique et c'est une vision de l'âge d'or. (Applaudissements.)

D'aucuns me demanderont peut-être, car la curiosité a toutes les indiscrétions :

— Quel âge a donc Saint-Saëns ?

Et, moi, je les renverrai à Larousse, protestant, toutefois, et disant :

— Saint-Saëns n'a pas l'âge des années accomplies, ni même de tant d'œuvres accumulées derrière lui.

 

 

 

Mme Segond-Weber dans Iole, de Déjanire (photo Bois-Guillot)

 

 

Aujourd'hui, à tout propos et même hors de propos, on nous vante beaucoup le progrès et les découvertes, les bienfaits de la science. Pourrons-nous, désormais, nous promettre plus de bonheur qu'autrefois ? C'est douteux ; mais, bien certainement, nous pourrons nous promettre des jours plus nombreux. La moyenne de la vie humaine s'est étendue. Cela se vérifie jusque dans l'existence laborieuse des maîtres de la pensée et des bons serviteurs de l'art. Ne parlons que des contemporains immédiats, de ceux-là qui ont disparu hier, de ceux-ci dont l'admirable enfantement chaque jour se poursuit. A quatre-vingts ans, Gérôme, naguère, modelait de frémissantes statues. Presque nonagénaire, Hébert gardait, en son pinceau, les morbidesses attendries qui furent sa gloire. Frémiet cisèle encore le bronze ; et les monstres de l'animalité obéissent à son appel. Harpignies, son aîné, dur, résistant comme les chênes invaincus qu'il nous raconte si bien, plie, lui aussi, et ne rompt pas. Allez au Salon, et saluez ce maître qui reste un maître. Nous fêterons son centenaire, et sa main ne sera pas encore défaillante. Vous citerai-je encore Wallon, père de la République, et qui siégeait, parlait, présidait, il y a un an ou deux à peine ? Vous me direz peut-être qu'il est plus facile de rédiger une Constitution que d'écrire un opéra ; et je ne viendrai pas vous contredire. Admettons, cependant, cette vérité consolante : la prolongation de la vie et des labeurs qui la consolent, la remplissent, la glorifient. Saint-Saëns est donc très jeune. Ainsi je le voyais, je le sentais, lorsque la Côte d'Azur, en son théâtre de rêve, à Monte-Carlo, révélait — et c'est d'hier — ce drame : la Foi, et la musique expressive, colorée, vivante, dont la pièce chemine environnée. Quel encadrement, ou, plutôt, quel cortège !

Nous autres humains, nous croyons volontiers que nous sommes seuls, en ce monde, à juger les choses de l'art, les ouvrages sortis de notre pensée et de nos mains. Il ne me semble pas que notre privilège soit absolument exclusif. Les pierres, elles aussi, confusément sans doute, ont leurs préférences. A leur manière quelque peu mystérieuse, elles indiquent un jugement, j'oserai presque dire qu'elles formulent des oracles. En voici un exemple. Naguère, je voyais représenter, en la sereine et grandiose immensité du théâtre d'Orange, le Moïse de Rossini.

L'œuvre est admirable en quelques-unes de ses parties ; mais, de-ci de-là, il faut bien le reconnaître, des rides se sont creusées, des grâces s'effritent, qui ne nous sont plus acceptables, ni plaisantes. Eh bien ! les vieilles pierres semblaient en juger comme nous, mais d'une inclémence plus âpre. Les vraies beautés demeuraient de la beauté ; le reste s'effondrait, lamentable. (Applaudissements.)

 

***

 

Dans le drame de la Foi, un décor, où s'est délicieusement exercé le très habile artiste Visconti, reproduit, ou plutôt évoque, le rivage du Nil. C'est d'une exactitude scrupuleuse, c'est d'une beauté suprême. Dès lors, la scène est vide. L'orchestre seul prend sa multiple parole. Et le Nil, fleuve auguste et sacré, le ciel qui se mire en ses eaux fécondantes, tout, enfin, en cette splendeur où toutes choses s'associent, semble écouter, approuver cette musique délicieusement envahissante. Le vieux Nil a reconnu son maître.

 

 

 

la Foi, pièce en cinq actes de E. Brieux, musique de scène de Camille Saint-Saëns, représentée, pour la première fois, à Monte-Carlo, en 1909

(Dans un palais égyptien, la foule abat les statues de ses dieux ; seule, l'aveugle Mieris protège une statuette d'Isis en qui elle a foi.)

 

 

Un autre tableau de ce même drame, la Foi, découvre les profondeurs d'un temple égyptien ; et, là encore, le peintre a transporté parmi nous plus que les merveilles d'une formidable architecture, un peu de l'âme mystérieuse d'un peuple orgueilleux de compter, par devers lui, les siècles, comme nous comptons les printemps. Là encore, la musique surgit, profonde, presque terrifiante ; et ce sont les pierres elles-mêmes qui semblent exhaler cette traînante symphonie. Croyez bien que le mérite est singulier et rare de se pouvoir égaler par-dessous à la grandeur menaçante, surhumaine, d'un vieux temple égyptien.

Vous disant ce que Saint-Saëns a fait hier, n'ai-je pas dit, et ne direz-vous pas avec moi, ce qu'il peut, ce qu'il doit faire demain ?

Ah ! mesdames, ah ! mesdemoiselles, quels bienfaiteurs sont les grands artistes. De ceux-là seulement la gloire est absolument innocente. Les conquérants coûtent cher ; il faut les payer avec de l'or, aussi avec du sang.

Seul, le bel artiste passe, ne faisant que le bien, ajoutant des bonheurs, des richesses, aux indigences de l'humanité. Viendrait-il à disparaître, il survit en ce qu'il a de meilleur et de plus grand.

Les contemporains, parfois, jugent assez mal de la valeur relative des personnalités supérieures qui se révèlent parmi eux. On voit les différences : on ne voit pas les abîmes. Mais reculez-vous un peu, mettez-vous à distance et dans l'espace et dans le temps. Une vision plus équitable va graduer toutes choses.

Observez combien, en ces temps derniers, s'est haussée la renommée de Saint-Saëns, et cela de par une force secrète, désormais irrésistible, et non pas de par un caprice de la mode.

Mais, si le maître est cela, encore une fois n'a-t-il pas contracté avec nous comme une dette qu'il convient de rappeler ? Adressons-lui donc cette prière, presque cette sommation : qu'il nous donne encore quelques chefs-d'œuvre.

Un beau chant, une mélodie heureuse, un cri de passion, cela traverse les temps, aussi les cœurs ; et le nom même du premier évocateur serait-il perdu, qu'il y aurait peut-être encore des lèvres pour murmurer sa pensée et frémir de son âme lointaine. (Applaudissements.)

Mais, sans nous égarer en cet avenir vertigineux, Saint-Saëns, heureusement, demeure auprès de nous. C'est une compagnie dont je vous ai trop longtemps privés. Je cède volontiers la parole au maître et à ses confidents : l'exquise Mme Henri Cain, Mme et M. Destombes, la grande diseuse Mme Segond-Weber et les excellents artistes du septuor ; enfin, l'orchestre et les bons chanteurs du Trianon-Lyrique. Place au théâtre ! Je quitte la scène. Je ne serai plus qu'un auditeur. Vous ne serez pas à plaindre, et, moi, je vais me réjouir autant que vous. (Longs applaudissements.)

 

L. AUGÉ DE LASSUS.

(Conférence sténographiée)

 

***

 

LA LIBELLULE

 

Près de l'étang, sur la prèle,
Vole, agaçant le désir,

La Libellule au corps frêle
Qu'on voudrait en vain saisir.

 

Est-ce une chimère, un rêve
Que traverse un rayon d'or ?
Tout à coup, elle fait trêve
A son lumineux essor.

 

Elle part, elle se pose,
Apparaît dans un éclair,
Et fuit, dédaignant la rose
Pour le lotus froid et clair.

 

A la fois puissante et libre,
Sœur du vent, fille du ciel,
Son aile frissonne et vibre
Comme le luth d'Ariel.

 

Fugitive, transparente,
Faite d'azur et de nuit,

Elle semble une âme errante
Sur l'eau qui dans l'ombre luit.

 

Radieuse elle se joue

Sur les lotus entr'ouverts,
Comme un baiser sur la joue
De la Naïade aux yeux verts.

 

Que cherche-t-elle ? Une proie.

Sa devise est : cruauté.
Le carnage met en joie
Son implacable beauté.

 

 

L'ARBRE

 

L'arbre, dont on fera les planches.
Est vivant ; il lève ses branches
Comme de grands bras vers les cieux ;
Avec un murmure joyeux

Il agite son beau feuillage

Où l'oiseau plus léger que sage
En chantant viendra se poser ;
Il donne à la terre un baiser

De fraîcheur, dans la forêt sombre ;
On n'oserait compter le nombre
De ses feuilles et de ses fleurs ;
C'est une fête de couleurs

Quand sa verdure monotone
S'enrichit aux feux de l'automne

De pourpre et d'or ; dans ses ramures,
La nuit, comme en des chevelures
On voit briller les diamants

Aux yeux éblouis des amants,
Les constellations scintillent ;

Des peuples d’insectes fourmillent
Sur lui, vivent de son sang clair,
Pur et limpide comme l'air

Qui baigne sa cime orgueilleuse ;
L'enfant, la fillette rieuse,

Malgré son âge et son aspect
Auguste, viennent sans respect
Cueillir, avec des cris de joie,

Ses fruits savoureux, douce proie !

Il est la force et la beauté ;
Il est la vie et la gaîté ;
A l'hamadryade pareille

Dans ses flancs se cache l'abeille...

 

La longue racine, sans bruit,
Trace son chemin dans la nuit.
Elle est l'obscure nourricière ;
Tandis qu'inondé de lumière
L'arbre balance dans l'azur

Son front verdoyant, d'un pas sûr
Elle s'enfonce dans la fange ;
L'arbre chante et rit, elle mange ;
La feuille respire, au soleil
La fleur ouvre son sein vermeil ;
Mais la racine vit sans joie :

Pour que l'arbre à nos yeux déploie

Tant de charmes et de splendeurs,
Il faut qu'au monde des laideurs,
De la pourriture fétide,

Elle plonge, dans l'ombre humide,
La froide limace, le ver.
Toute une faune de l'enfer
Rampe sur son écorce grise ;
Elle s'insinue, elle brise

La pierre sous son lent effort ;
Dans l'œil de la tête de mort
Elle enfonce ses radicelles
Sans hésiter ; elle est de celles
Qui ne s'arrêtent devant rien :
Pour elle, il n'est ni mal ni bien.

 

Oh ! Dans les rayons, les étoiles
Et l'azur, à travers les voiles

Des légers brouillards du matin,
Admirez l'arbre, le satin

Des feuilles, le velours des mousses,
Le vert tendre des jeunes pousses ;
D'un œil charmé, voyez encor
L'éclat des fleurs et des fruits d'or ;
Mais ne cherchez pas le mystère
De la racine sous la terre !

 

CAMILLE SAINT-SAËNS

(Ces vers, dits avec une merveilleuse flamme par Mme Segond-Weber, ont été acclamés. Mme Henri Cain, accompagnée par l'auteur, a obtenu le succès qu'on devine. Le Septuor et les artistes de Trianon firent merveille.)

 

(Journal de l’Université des « Annales », 10 novembre 1909)

 

 

 

Saint-Saëns, par William Ablett (collection de M. René Thorel)

 

 

 

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