Hugues IMBERT

 

Nouveaux Profils de Musiciens

1892

 

CAMILLE SAINT- SAËNS

 

 

 

I

PRÉFACE

 

 

« Il écrirait, à volonté, une œuvre à la Rossini, à la Verdi, à la Schumann, à la Wagner. »

Ainsi s'est exprimé, en un français contestable, Charles Gounod dans son article dithyrambique sur Saint-Saëns, à propos d'Henri VIII (*). Ainsi s'était exprimé autrefois un musicien d'un grand talent, mort malheureusement trop jeune, l'organiste Chauvet, à l'égard de Massenet. Le premier a voulu faire un éloge, le second une critique.

 

(*) Nouvelle Revue (N° du 1er avril 1883). Cet article a été publié en brochure.

 

Je serai de l'avis de Chauvet. Je ne crois pas qu'un reproche plus grave puisse être adressé à un artiste de talent que de dire qu'il est incapable d'être lui-même.

Charles Gounod ajoute bien à la suite de sa phrase malencontreuse que « le plus sûr moyen de n'imiter aucun compositeur, c'est de les connaître tous à fond. » D'accord ; mais entre les connaître et écrire des œuvres dans leur style, dans leur manière, il existe une forte nuance. Si un compositeur ne possédait que la faculté d'assimilation, ce serait un signe caractéristique de sa faiblesse, de sa nullité. Un maître, un Beethoven aurait-il pu écrire à volonté une œuvre dans le style d'un autre maître ?... Un Rembrandt aurait-il pu créer un chef-d'œuvre dans la manière de Raphaël ? J'en doute ; je fais plus que d'en douter. J'affirme que non.

Heureusement que, si se découvrent dans les compositions de Saint-Saëns des réminiscences de maîtres bien connus et même des faiblesses autres que celle dévoilée par Ch. Gounod, il s'y révèle des qualités incontestables qui ont placé ce compositeur, après Berlioz et Reyer, à la tête du mouvement qui s'est opéré vers 1860 dans l'Ecole musicale française, et où se fait sentir l'élément germanique.

On nous a bien dit que depuis..... Camille Saint-Saëns avait renié un de ses dieux d'autrefois, qu'il n'était plus l'apôtre des théories wagnériennes. Il s'en est expliqué dans son livre : Harmonie et mélodie ; et, s'il ne dissipe pas les doutes qui planent sur son apostasie, il repousse du moins la légende qui veut qu'il ait renié entièrement Wagner : « Non seulement, je ne le renie pas, mais je me fais gloire de l'avoir étudié et d'en avoir profité, comme c'était mon droit et mon devoir. J'en ai fait autant avec Sébastien Bach, avec Haydn, Beethoven, Mozart et tous les maîtres de toutes les écoles. Je ne me crois pas obligé pour cela de dire de chacun d'eux que lui seul est dieu, et que je suis son prophète. »

Puis, il développe cette thèse que tout n'est pas également bon dans l'œuvre de Richard Wagner, et surtout que son théâtre apparaît plein de défauts ou plein de qualités qui ne sauraient s'assimiler à la nature française (*). Il ne s'aperçoit pas lui-même que sa critique devient tellement acrimonieuse, qu'elle produit le résultat opposé à celui qu'il en attendait, et qu'elle pourrait être signée d'un musicien absolument hostile au drame musical et même à la musique de Wagner, dont il a été le profond admirateur.

 

(*) Il est bien entendu que cette appréciation, dans ce qu'elle a de relatif, n'a rien qui nous choque. Nais il ne faut pas, selon nous (et c'est en cela que consiste l'erreur commise avec préméditation peut-être par Saint-Saëns), que la critique qu'elle contient possède une valeur absolue.

 

Je relèverai surtout sa conclusion : « Jeunes musiciens, si vous voulez être quelque chose, restez français (*) ! Soyez vous-mêmes, de votre temps et de votre pays. Ce qu'on vous montre comme l'avenir, c'est déjà le passé. L'avenir est avec vous. Malheureusement, comme je le disais tout à l'heure, il n'y a pas d'art sans public et le public vous échappe. On lui a tant chanté depuis un demi-siècle les louanges de l'art italien et de l'art allemand qu'il ne croit pas à l'art français. Qu'on annonce l'apparition d'un opéra étranger, il y courra comme au feu, quitte à revenir l'oreille basse, comme après la première représentation, de certain opéra italien ; mais viennent des ouvrages comme Faust, comme Carmen, il attendra pour y courir que l'univers les ait acclamés. Paris, qui faisait autrefois les gloires, se contente maintenant de les consacrer. Il reçoit la lumière au lieu de la donner ; ce soleil se résigne au rôle modeste de lune. Eh bien ! ce n'est pas encore assez. Quand le monde entier nous proclame les maîtres du théâtre, on veut nous mettre à l'école du théâtre allemand. »

 

(*) Ce recours à l'apostrophe rentre dans les moyens ordinaires d'un autre grand maître, d'un autre membre de l'Institut, d'un autre ennemi juré de Wagner, lorsqu'il lui plaît de passer critique d'art. Est-ce que Saint-Saëns se risquerait parfois à écrire À LA GOUNOD ?

 

Ainsi, Saint-Saëns, après avoir affirmé hautement qu'il se faisait gloire d'avoir étudié Wagner et d'en avoir profité, conseille aux jeunes musiciens de fuir l'école allemande ! Quelle contradiction ! C'est l’auteur du Rouet d'Omphale, de la Marche héroïque, de Phaéton, de la Danse macabre, du Déluge, de Samson et Dalila, d'Henry VIII, surtout des symphonies, concertos, quintette, quatuor, trio, etc..., de toutes ces œuvres où le compositeur s'est inspiré du grand art symphonique de la muse allemande, c'est un des promoteurs de la renaissance musicale en France, qui abandonnerait maintenant la voie suivie jusqu'à ce jour et qui a fait sa gloire pour retourner... à la muse de Boieldieu, d'Auber, d'Adam, etc., à cette vieille momie qui est en train d'aller rejoindre celles du musée égyptien au Louvre, et cela, quoi que disent, quoi que fassent les Burgraves, les admirateurs forcenés de la musique qui berce ? Nous nous refusons à le croire.

 

Quelle a été la principale cause de la régénération musicale en France, depuis un certain nombre d'années, de cette transformation incroyable du goût, du travail aussi bien des artistes que des amateurs ? A qui Saint-Saëns lui-même doit-il d'être un contrapontiste remarquable, un symphoniste hors ligne ? La réponse est facile. Les principaux critiques d'art en France, des juges compétents nous la fourniront.

« La musique française qui s'était corrompue, il y a cinquante ans, sous l'influence néfaste du dilettantisme italien, eût-elle pu se régénérer sans s'être retrempée aux sources limpides du grand art symphonique dans un embrassement furieux avec la muse allemande, de Haydn à Wagner ? (*) »

 

(*) Henry VIII et l'opéra français, par E. Hippeau (page 9), 1883.

 

Dans sa remarquable étude sur Richard Wagner (*), A. de Gasperini disait : « Qu'il me soit permis de le dire, l'art privilégié, l'art de l'Académie, de la caste, a fait son temps ; son idéal a changé. Au lieu de s'amoindrir en des mains frivoles qui l'asservissaient au profit de quelques-uns, il tend à se tourner du côté des masses, à s'inspirer des foules pour les inonder à son tour de ses clartés purifiantes ; enfin, loin d'être seulement un délassement, une distraction, une mode, quelque chose de mobile et de fuyant qui nous prend surtout par les sens, il a agrandi son domaine, il s'est fait l'interprète de nos aspirations les plus hautes, les plus généreuses, il s'est mesuré avec l'infini ; il nous a appelés à lui, enfin, comme à la seule source intarissable où puisse s'abreuver l'âme humaine en quête de la vérité et de ses splendeurs.

 

(*) La Nouvelle Allemagne musicale, Richard Wagner, par A. de Gasperini, 1866 (page 9).

 

» Malheur à ceux qui ne comprennent pas cette évolution profonde de l'art moderne devant une société ébranlée elle-même et remaniée jusqu'en ses profondeurs ! Le vrai sens du travail qui s'accomplit dans l'ordre esthétique leur échappe absolument; ils sont condamnés à l'adoration stérile du passé, au jeu misérable de formules creuses et impuissantes ».

C'était la même thèse que celle qui a été soutenue, dans des termes presque identiques, par Eusèbe Lucas, dans son poétique travail sur les maîtres (*).

 

(*) Les Concerts classiques en France, par E. Lucas (1876), page 53.
 

« Nous ne sommes point un peuple de musiciens, mais nous pouvons le devenir. S'il est vrai de dire que les aptitudes varient suivant les individus et que chaque peuple élève l'art ou l'abaisse au niveau de son intelligence, il n'est pas vrai d'affirmer que le goût de chacun est voué d'avance à telle forme de l'art, et qu'il est impossible de le modifier ou de l'épurer. L'éducation musicale et les bons exemples mis à la portée de tout le monde doivent infailliblement développer les instincts, ouvrir à l'intelligence des horizons plus vastes et habituer les masses au contact des grandes œuvres de toutes les écoles et de tous les temps (*). »

 

(*) Notes de musique, par Ernest Reyer (1875), page 32.

 

L'institution des concerts populaires en France a eu un double résultat : celui d'initier le public et les artistes aux beautés de l'art symphonique allemand et d'ouvrir un débouché aux jeunes compositeurs français qui se voyaient refuser l'accès des théâtres de musique. Saint-Saëns a été l'un des premiers à en bénéficier. Il ne devrait pas l'oublier. C'est à l'école allemande qu'il doit les qualités de son orchestration ; c'est à Bach, à Beethoven, à Wagner qu'il est redevable des succès qu'il a obtenus.

S'est-il souvenu de tout ce passé en écrivant les lignes que j'ai signalées dans son ouvrage : Harmonie et Mélodie ? S'est-il même rendu un compte bien exact de sa situation, de son attitude à l'égard de Richard Wagner ? Il a eu des amis imprudents, trop zélés, qui, sous un faux prétexte de patriotisme, ont voulu l'ériger en maître en face du Maître allemand. Ils ont tellement été à rebours du sentiment de la grande majorité des musiciens vis-à-vis d'un génie aujourd'hui indiscutable, ils ont si bien prôné les œuvres du compositeur français pour bafouer celles du créateur du drame musical qu'ils lui ont porté le plus grand préjudice.

D'autre part, Saint-Saëns possède un caractère très irritable (*) ; il ne peut souffrir, dit-il, qu'on lui impose des admirations. Il suffira qu'on loue devant lui avec ardeur le Quintette de Schumann, une des plus belles pages de la musique instrumentale au dix-neuvième siècle, pour qu'il en fasse immédiatement la critique la plus acerbe. Il eut pour cette œuvre, pendant plusieurs années, un enthousiasme débordant, furieux... C'est lui-même qui l'avoue. Aujourd'hui, l'audition lui en est pénible, et il faut que tout le monde soit de son avis !

 

(*) En dehors de cette irritabilité, il faut reconnaître que Saint-Saëns est dévoué, affectueux pour ses amis, plein d'égards et exempt de jalousie à l’égard de ses rivaux (rara avis), et toujours prêt à rendre service aux jeunes artistes qui réclament ou ses conseils ou son concours.

 

Il a été de même en ce qui concerne les œuvres de R. Wagner ; il en fut le partisan le plus acharné, alors que plusieurs de ses amis commençaient seulement à en saisir les beautés. Le culte de ceux-ci n'a fait que s'accroître (ce qui est généralement la règle, lorsque c'est l'art le plus élevé qui en est cause) ; celui de Saint-Saëns a diminué. Inde iræ. L'admiration peut-être un peu exclusive de personnes de son entourage pour l'œuvre grandiose de l'auteur de tant de créations destinées à résister, envers et contre tous, à toutes les vicissitudes du goût, parce qu'elles ont été puisées aux sources mêmes de l'art, n'a pas été une des moindres causes de l'attitude de Saint-Saëns.

Mais, quoi qu'il dise et tout en restant français, il procède bien de l'école allemande, il en est le fervent disciple. Ecartant toute intention d'irrévérence envers l'illustre académicien, on pourrait assez justement l'appeler : le Wagnérien sans le savoir.

Écoutez ce qu'un maître d'aujourd'hui, Ernest Reyer, dont Saint-Saëns lui-même ne contestera, je l'espère, ni la haute valeur, ni la grande autorité, a affirmé en rendant compte de Proserpine :

« Pourquoi ces phrases typiques si fréquemment et si habilement ramenées ; pourquoi cette importance symphonique donnée à l'orchestre ; pourquoi cet enchaînement de scènes à la place de morceaux étiquetés ; pourquoi cette forme dialoguée qui, à de très rares exceptions, persiste d'un bout à l'autre de l'ouvrage ; pourquoi ce parti pris de rompre avec les vieux usages et les vieilles formules, s'il est vrai que l'auteur de Proserpine ait renié ses croyances et déserté le culte de celui que ses fervents disciples appellent le vrai Dieu ?

» Atteints de wagnérisme, nous le sommes à peu près tous, à des degrés différents peut-être ; mais nous avons bu, nous buvons et nous boirons à la même source, et la seule précaution à prendre est de n'y pas noyer notre personnalité. »

La personnalité de Saint-Saëns, comme celle de Reyer du reste, est assez grande pour qu'elle ne coure pas le danger signalé par l'auteur de Sigurd. Seulement, à l'exemple de ce dernier, Saint-Saëns devrait avoir la franchise de déclarer que l'école musicale française, depuis un certain nombre d'années, a su prendre dans l'école allemande ce qu'elle avait de bon, — que de l'union des deux écoles est née cette évolution qui a transformé l'art symphonique en France et d'où sortira la régénération de l'opéra français (Henry VIII le laisse pressentir), — que, loin de tuer l'art français, cette union n'a fait que lui donner une impulsion nouvelle, saine, vigoureuse, — que la musique, enfin, est une science aussi bien qu'un art et que l'on doit, par conséquent, avoir foi dans le progrès continu d'une science qui ne fait que de naître ! (*).

 

(*) « La musique n'est pas seulement un art, c'est une science. On est un musicien charmant ou puissant quand la nature l'a voulu ; on est un musicien savant quand on a le courage d'étudier la musique comme une science abstraite. J'honore infiniment cette science-là comme toutes les autres. J'ose dire qu'elle mérite surtout notre admiration et notre reconnaissance, parce qu'elle donne à l'art plus d'éclat et de solidité. »

JULES SIMON. — Discours prononcé à l'occasion de l'érection de la statue de Victor Massé à Lorient, et d'une plaque commémorative sur sa maison natale. (Septembre 1887.)

— D'autre part, Maurice Kufferath, dans son intéressant travail sur la Walkyrie de R. Wagner (Bruxelles 1887), repousse également la théorie émise par Saint-Saëns, qui consiste à affirmer que la musique, n'étant pas une science, n'est pas susceptible de perfectionnement. Il lui démontre, par des arguments indiscutables et autres que ceux invoqués ci-dessus, combien il a mal interprété la thèse développée par V. Hugo dans sa merveilleuse étude sur W. Shakespeare et sur laquelle Saint-Saëns s'appuie pour s'en faire une arme contre R. Wagner.

— Enfin, E. Reyer, dans ses Notes de musique, dit textuellement : « Souvenez-vous surtout que la science est peu de chose sans l'inspiration, et que l'inspiration n'est rien sans la science. »

 

Ceci dit pour réfuter une partie des assertions erronées émises par l'auteur d'Henry VIII dans son ouvrage : Harmonie et Mélodie, nous étudierons la vie et les œuvres de Camille Saint-Saëns, en tant que musicien et critique d'art, avec l'impartialité imposée à tout biographe qui veut peindre un caractère, discuter un talent sans parti pris et avec le désir de mettre en lumière aussi bien les défauts que les qualités du modèle qu'il a sous les yeux.

 

***

 

 

II

LA BIOGRAPHIE

 

 

On peut dire de Saint-Saëns qu'il a été un petit prodige. Mais il n'est pas devenu ce que deviennent le plus souvent les petits prodiges, qui, élevés en serre chaude, périclitent aussitôt qu'ils sont transplantés en pleine terre qu'ils arrivent à l'âge d'hommes. Adieu les culottes courtes, les longs cheveux tombant sur les épaules, les jaquettes serrées à la taille, que les parents tiennent à conserver pour prolonger l'émerveillement des masses ! Aussitôt l'attirail du petit prodige disparu, le talent s'évanouit également. Celui de Saint-Saëns a résisté aux mièvreries, aux faiblesses qui accompagnent ordinairement l'éclosion d'un talent apparaissant à l'aurore de la vie ; il avait en lui la force nécessaire pour vaincre l'atrophie, qui est la conséquence du chauffage à outrance d'une nature précoce.

Né le 9 octobre 1835, à Paris, rue du Jardinet, n° 3, en plein quartier latin, il porte bien la marque de son origine. D'un esprit vif et caustique, il a de la blague du gamin de Paris, et nous aurons à narrer, dans le cours de cette étude, quelques épisodes de haute fantaisie qui feront connaître un des côtés bien particuliers de son caractère.

Ayant perdu de fort bonne heure son père, qui était attaché à une administration, il fut élevé par sa mère, artiste peintre, et sa grand'tante. Sa santé était fort délicate, et ses deux tutrices s'ingéniaient à lui prodiguer les soins les plus intelligents ; elles l'emmenaient souvent passer la journée dans les bois de Clamart et de Meudon. Ce fut sa grand'tante, excellente musicienne, qui lui révéla les principes de la musique. Il l'appelait sa bonne maman, et c'est à elle qu'il attribue le développement de ses qualités naturelles. Son influence sur lui fut la même que celle exercée sur Vincent d'Indy par sa grand'mère.

Ici se placent les anecdotes qui témoignent de la précocité du jeune Camille (*). Bien que, dans certains cas, il y ait lieu de se défier de ces petits faits historiques, fabriqués malheureusement trop souvent pour les besoins de la cause, ceux qui concernent l'enfance de Saint-Saëns sont puisés à des sources trop certaines pour que nous fassions difficulté pour les admettre.

 

(*) La plupart des anecdotes concernant l'enfance de Saint-Saëns ont été rapportées par Fourcaud (Revue du Monde musical et dramatique, 7 décembre 1878) et par Albert Dayrolles (Figaro du 4 mars 1883).

 

Sa mère racontait que « voyant son fils en quête des moindres sons, curieux de débrouiller et de retenir la tonalité de tous les bruits, elle s'ingéniait à régler les pendules de la maison, de telle sorte qu'elles sonnaient sans interruption, l'une après l'autre, les douze coups de midi. Le jeune Camille prêtait l'oreille à ces sonneries diverses, les comparait, les reproduisait avec la voix, cherchant les différences de vibration et de timbre. »

Et ces expériences étaient renouvelées fort souvent. Il jouait, un jour, dans une chambre avec sa mère, lorsqu'on introduisit un visiteur dans la pièce voisine. Saint-Saëns s'était mis immédiatement à l'écouter marcher, et, au bout de quelques secondes, il dit avec le plus grand sérieux : « Ce monsieur fait en marchant une noire et une croche. » Et il est de fait que le visiteur marchait d'un pas inégal.

Il a raconté lui-même, dans un de ses écrits (*), que sa famille prenait plaisir à développer ses dispositions précoces : « Dans mon enfance, j'avais l'oreille très délicate, et l'on s'amusait à me faire désigner la note produite par tel ou tel objet sonore ; j'indiquais la note sans hésitation. »

 

(*) Harmonie et Mélodie, page 241.

 

N'étaient-ce point là des dispositions déjà bien marquées pour la musique descriptive, qu'il affectionna tout particulièrement plus tard et qui a été pour lui une des causes principales et les plus justifiées de ses succès ? Aujourd'hui encore, Saint-Saëns a conservé la passion de prêter l'oreille aux mille voix de la Nature : la rumeur des éléments, le fracas du tonnerre, le bruissement des feuilles sèches secouées par le vent, le mugissement de la tempête, la mélodie de la forêt, tout est pour lui un sujet d'observations. Aussi n'est-il point étonnant que, suivant l'exemple d'illustres devanciers, tels que Beethoven et R. Wagner, pour ne citer que les plus marquants, il ait introduit dans ses poèmes symphoniques des scènes descriptives qui n'étaient que le résultat d'observations personnelles et d'impressions prises au sein même de la nature.

Nous ne remonterons pas à Louis XVI pour rechercher les influences héréditaires au point de vue musical, bien que nous ayons lu quelque part qu'un de ses grands-parents, du côté maternel, au dix-huitième siècle, aurait inventé pour son usage un orgue à soufflet qu'il mettait en jeu avec des pédales. Nous préférons simplement constater que sa grand'tante possédait les connaissances musicales voulues pour influencer un enfant aussi bien doué.

Dès l'âge de trois ans, le jeune Camille prenait sa première leçon sur un vieux piano que la bonne maman avait fait remettre en état, et, quelques années après, il était à même de déchiffrer une partition de Grétry. Ses premiers professeurs furent Stamaty pour le piano et Maleden pour la composition ; il avait sept ans lorsqu'il fut confié à leurs soins. Stamaty, bien qu'ayant commencé ses études musicales fort tardivement, avait acquis de Kalkbrenner la connaissance la plus parfaite des règles fondamentales de l'art ; divers voyages en Allemagne, où il connut Mendelssohn et Schumann, avaient, en outre, accru son goût pour les œuvres classiques. Aussi, tous les élèves sortis de ses mains, Gottschalk, Saint-Saëns, Mme de la Frégeollière et bien d'autres devinrent des exécutants fort remarquables, grâce aux excellents principes qu'il leur inculqua, surtout au point de vue du mécanisme, de la correction et de la pureté du style. Quant à Maleden, qui, après un séjour en Allemagne, à Darmstadt, près de Gottfried Weber, avait fondé une École de musique à Limoges, sa ville natale, puis l'avait transportée à Paris, en 1841, on peut dire que sa plus grande gloire est d'avoir compté parmi ses élèves l'auteur d'Henry VIII.

Les progrès de Saint-Saëns furent très rapides : grâce à cette mémoire prodigieuse, qui a toujours fait l'étonnement de ses contemporains, il put apprendre et retenir avec une facilité incroyable les partitions les plus compliquées, les traités les plus ardus. Son inclination très marquée pour les sciences exactes lui fut également d'un grand secours pour l'étude de la partie aride de l'art musical. Bientôt, il entrait au Conservatoire dans la classe d'Halévy, où il eut pour condisciples Cohen, Jacoby, Lecocq... puis il fréquentait en même temps le cours d'orgue de Benoît ; il y obtint en 1849 le second prix, et en 1851 le premier. Déjà pianiste hors ligne, il allait devenir un organiste remarquable ; entre temps, il ne négligeait pas ses travaux de composition.

A cette époque, les élèves des classes de composition étaient exclus des répétitions générales de la Société des concerts. Ils étaient, dit Saint-Saëns lui-même (*), « privés du meilleur moyen qu'ils pussent trouver d'apprendre quelque chose, quand ce moyen était à leur portée. La tentation pour moi était irrésistible ; je me faufilais dans les couloirs, je me blottissais dans les loges ; j'arrivais toujours à attraper quelques bribes de musique, et je rapportais dans les classes une odeur de Beethoven et de Mozart, qui sentait le fagot. » Le jeune musicien français chantait alors les louanges de l'art allemand, et pensait probablement que la muse française avait tout à gagner, à fraterniser avec la muse allemande !

 

(*) Harmonie et mélodie (page 194).

 

En 1852 (il avait dix-sept ans), il se présentait, mais sans succès, au concours annuel de l'Institut pour le prix de Rome. Rapprochement bien curieux ! Ce fut dans cette même année, le 18 décembre, que sa première symphonie en mi bémol, envoyée sous le voile de l'anonyme (*), à la Société de Sainte-Cécile, que dirigeait Seghers (**) et reçue avec enthousiasme, fut exécutée avec le plus grand succès. Il faut lire dans les Mémoires de Berlioz ses amusantes révélations sur la manière dont étaient alors jugées à l'Institut les diverses cantates soumises à l'examen d'un jury, composé de peintres, statuaires, architectes, graveurs en médaille, graveurs en taille douce, au milieu desquels on voulait bien tolérer quelques musiciens ! Saint-Saëns passa sous les fourches caudines de cet aréopage si expert ; on lui préféra probablement un musicien, amateur de la musique comme tout le monde doit en faire, selon l'adorable expression de Cherubini (***). Il est à remarquer également que sa première symphonie, si bien accueillie à la Société de Sainte‑Cécile, lorsqu'elle fut présentée sans nom d'auteur, ne souleva plus un enthousiasme aussi grand, lorsque le public apprit qu'elle était l'œuvre d'un jeune homme de 17 ans ! C'est bien un peu ce qui arriva à Berlioz, quand il eut l'heureuse idée de faire exécuter l'Enfance du Christ sous le nom de Ducré. Acclamée au début, elle fut vivement discutée aussitôt que le véritable nom de l'auteur fut connu. Bon public, véritable troupeau de moutons, voilà bien de tes coups !

 

(*) Le manuscrit était accompagné d'une note à peu près ainsi conçue :

« Comme cette symphonie n'est pas facile à exécuter et qu'elle nécessitera quelques répétitions supplémentaires, ci-joint un billet de : cinq cents. »

Ces deux derniers mots étaient accompagnés d'un parafe. En signant ainsi, Saint-Saëns avait voulu faire un calembour ; c'est bien là un des côtés de son caractère.

(**) Seghers a été le précurseur de Pasdeloup. En fondant la Société de Sainte-Cécile, il avait jeté les bases de l'institution des grands concerts symphoniques en France.

(***) La cantate donnée au concours était : le Retour de Virginie, paroles de M. Rollet. Le premier grand prix fut décerné à M. Cohen et le second à M. Poise.

 

Saint-Saëns était nommé organiste à l'église Saint-Merry en 1852 ou 1853 et ne quittait ces fonctions qu'en 1858 pour prendre le grand orgue de la Madeleine, qu'abandonnait Lefébure-Wély. En 1861, il était chargé d'une classe de piano à l'institut Niedermeyer où l'avait précédé sa réputation de pianiste et de compositeur. Il est de fait qu'il avait déjà entrepris à l'étranger ces voyages artistiques qu'il devait étendre encore par la suite et qui avaient contribué à le mettre en vue non seulement comme un exécutant de première force, mais comme un compositeur de grand avenir. La critique commençait à le placer sur la même ligne que Rubinstein, Liszt, Ritter, Planté, Diémer, Delaborde... Aussi fut-il très apprécié et très recherché à l'institut Niedermeyer ; il y apportait des idées nouvelles et propageait les œuvres de Schumann, de Chopin, de Wagner. Un de ses élèves préférés était Gabriel Fauré.

 

Ses tournées en Europe, ses nombreux concerts, ses œuvres si variées par les genres adoptés (musique symphonique, de chambre, religieuse, descriptive, etc.) avaient tellement attiré l'attention sur lui qu'en 1859 Hans de Bulow, le gendre de Liszt, le grand admirateur de Wagner, le pianiste bien connu, écrivait : « Il n'est pas de monument artistique de quelque pays, école ou époque que ce soit, que Saint-Saëns n'ait étudié à fond. Quand nous vînmes à causer des symphonies de R. Schumann, je fus on ne peut plus surpris de les lui voir réduire au piano avec une facilité et une exactitude telles que je restai confondu, en comparant cette prodigieuse mémoire à la mienne, dont on fait pourtant tant de bruit... En causant avec lui, je voyais, que rien, ne lui était étranger et, ce qui le grandissait à mes yeux, c'était la sincérité de son enthousiasme et sa grande modestie. »

A la Madeleine, il obtint un vif succès comme organiste. Sa passion pour l'orgue ne fit que s'y développer et il retira de l'étude approfondie de cet instrument cette grande correction, cette largeur de style que l'on retrouve dans nombre de ses créations. Néanmoins, il n'est pas inutile de faire remarquer qu'il s'est un peu trop souvenu de l’orgue dans telles pages de ses œuvres symphoniques ou de musique de chambre, en y introduisant des traits et des effets qui sont absolument particuliers à cet instrument. Nous les indiquerons, lorsque nous analyserons ses diverses compositions.

Nous avons vu qu'en 1852, Saint-Saëns avait concouru pour la première fois à l'Institut pour le prix de Rome. Il se représenta en 1864, c'est à-dire douze ans après ; il avait alors 29 ans et était dans la pleine maturité de son talent. On pouvait donc supposer qu'il obtiendrait le prix d'emblée. Point ! il fut admis en loge ; mais, après la composition faite, le jury, cet aréopage panaché de peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et musiciens (*), jugeant un peu tard que le jeune compositeur se trouvait dans des conditions de talent trop supérieures à celles de ses concurrents, le plaça pour ainsi dire hors concours. C'est du moins le motif qui a toujours été donné de l'échec ou plutôt de l'exclusion de Saint-Saëns. Le prix de Rome fut décerné à Victor Sieg.

 

(*) D'importantes modifications ont été apportées en 1865 à la composition du jury.

 

Trois ans plus tard, en 1867, un concours était ouvert pour la composition d'une cantate qui devait être exécutée à l'inauguration de l'Exposition universelle de Paris. Saint-Saëns arriva bon premier avec les Noces de Prométhée ; l'œuvre fut acclamée. Voici ce qu'écrivait au sujet de cette cantate, Berlioz à son meilleur ami Humbert Ferrand, le 11 juin 1867 : (*) « Je vous écrivais ces quelques lignes au Conservatoire, où devait se réunir le jury dont je fais partie pour le concours de composition musicale de l'Exposition. On m'a interrompu pour entrer en séance et donner le prix. On avait entendu, les jours précédents, cent quatre cantates et j'ai eu le plaisir de voir couronner (à l'unanimité) celle de mon jeune ami Camille Saint-Saëns, l'un des plus grands musiciens de notre époque. . . . . . . . . . Je suis tout ému de notre séance du jury ! Comme Saint-Saëns va être heureux ! j'ai couru chez lui lui annoncer la chose. Il était sorti avec sa mère. C'est un maître pianiste foudroyant. Enfin ! voilà donc une chose de bon sens faite dans notre monde musical. Cela m'a donné de la force ; je ne vous aurais pas écrit si longuement sans cette joie » (**). Nous n'ajouterons aucun commentaire à cette lettre, écrite en toute intimité, qui n'était pas destinée à voir le jour et qui met pour ainsi dire à nu le cœur profondément affectueux de Berlioz pour ceux qu'il chérissait. Mais, que pensez-vous d'un jury qui, en 1864, ne reçoit pas sous un fallacieux pré­texte un compositeur du talent de Saint-Saëns, alors qu'il n'avait pour concurrents que quelques jeunes gens de son âge, tandis que, trois ans plus tard, un autre jury proclamait à l'unanimité la supériorité du même Saint-Saëns sur cent quatre musiciens de tout âge, qui avaient concouru pour la composition de cette cantate de l'Exposition universelle de 1867 ?

 

(*) Lettres intimes de Berlioz (page 304).

(**) Le Moniteur du 12 juin 1867 contenait la note suivante : « Le comité de la composition musicale a décerné aujourd'hui, à l'unanimité et au premier tour de scrutin, le prix unique à la cantate présentée au concours international de musique par M. Camille Saint-Saëns. Ce prix lui a été disputé par cent deux concurrents. » (Berlioz, dans sa lettre du 11 juin 1867, donne le chiffre de cent quatre.)

 

Pendant le siège de Paris par l'armée allemande en 1870, Saint-Saëns fut incorporé dans le bataillon de marche de l'Elysée et alla souvent aux avant-postes dans le sud de Paris, à Montrouge, Arcueil-Cachan... Lorsque son service le lui permettait, il jouait assez fréquemment dans les concerts organisés au bénéfice des blessés, concerts dans lesquels les artistes, soldats d'occasion, paraissaient la plupart du temps en uniforme. Il parle encore avec beaucoup de bonne humeur de ce temps déjà lointain et des camaraderies du bataillon.

Il passa la période de la Commune à Londres.

 

***

 

Si Sainte-Beuve et de Pontmartin ont eu leurs causeries littéraires du lundi et du samedi, Saint-Saëns eut ses réunions musicales du lundi. Lorsqu'il demeurait rue du Faubourg-Saint-Honoré, il recevait déjà quelques intimes, Jadin, Bussine, Regnault, Clairin, etc... et les initiait non pas seulement à sa musique mais à celle des Maîtres d'autrefois. Peu à peu, le cercle s'agrandit ; nombre d'amateurs, de musiciens français et étrangers étaient très désireux d'assister à ces soirées artistiques et même de s'y faire entendre. Quand il vint s'établir avec sa mère rue Monsieur-le-Prince, n° 14 (en 1876, nous avons lieu de le croire), les fameux lundis étaient fort suivis.

La quantité d'artistes de talent de toutes les nations qui ont traversé ce salon hospitalier est considérable. Nous citerons au hasard : Rubinstein, Madame Viardot, Gounod, Massenet, la princesse de Metternich, le comte Zichy, Bizet, Lalo et Madame Lalo, G. Fauré, Madame Trélat, Vincent d'Indy, Chabrier, Duparc, Messager, Marsick, Pagans, Sarasate, Lasserre, Lebouc, etc..... Rien de plus patriarcal, de plus simple que ces réunions cosmopolites ; aucun programme arrêté à l'avance. La conversation amenait-elle à parler de l'œuvre d'un compositeur, quel qu'il fût, on l'exécutait immédiatement.

La musique commencée à neuf heures finissait généralement à onze. Saint-Saëns se prodiguait beaucoup et donnait à tous des preuves de sa prodigieuse mémoire, de sa dextérité en exécutant à première vue les partitions les plus compliquées, arrivées tout récemment d'Allemagne, notamment celles de Wagner qui intéressaient alors vivement les véritables artistes. On les lisait et les étudiait avec passion et le maître de la maison était un des premiers à les analyser et en signalait les beautés grandioses. Il faisait là, on peut le dire, une sorte d'apostolat et enseignait à tous la parole... wagnérienne !

Son excellente mère apparaissait au milieu de tout ce monde comme un charmant portrait de femme des premières années de ce siècle avec son costume à la mode de 1820 à 1830, ses cheveux frisés autour des tempes, sa physionomie pleine de droiture et en même temps d'affabilité.

Certains lundis d'humeur joyeuse, la scène se transformait. La Muse lyrique cédait la place à une muse plus légère : on secouait un peu les grelots de la folie en jouant la Belle Hélène du maestro Offenbach (*). Les costumes étaient de rigueur : Regnault ou Bizet remplissait le rôle de la Belle Hélène, Jadin celui du beau Pâris, Saint-Saëns celui de Calchas. C'était une véritable succursale des Bouffes ou des Variétés ! Le maître du logis trouvait là une occasion de donner cours à sa verve parisienne, à sa nervosité, à sa vivacité d'esprit d'atelier. Il avait composé lui-même le texte et la musique d'une charge à fond de train contre l'Opéra sérieux italien, Gabriella di Vergy (**). La donnée de cette bouffonnerie en un acte reposait sur la légende du Croisé qui, au retour de la Palestine, surprend sa femme en galante aventure et imagine, comme vengeance, de faire manger à l'épouse infidèle le cœur de son amant. Il y avait là certaine chanson à boire d'une verve et d'une virtuosité ébouriffantes ! Saint-Saëns ne craignait pas de dévoiler ce côté fantaisiste de sa nature chez ses amis, Bizet, Chabrier, Madame Viardot... C'est ainsi qu'un jour, dans le salon de cette dernière, il interpréta en costume, au milieu d'une charade, le rôle de Marguerite du Faust de Gounod (scène des bijoux).

 

(*) Il est à remarquer que le créateur de l'opérette, cette scorie de l'art musical. qui a pris de si fortes racines dans le beau pays de France, n'est pas un Français, mais un Prussien.

(**) Cette Pochade mi-caremo carnavalesque, en parodie d'un opéra italien, composée (paroles et musique) par un ancien organiste (œuvre de jeunesse), — tel est le titre de la pièce, — a été jouée en 1885 à la Trompette. Mme Pauline Viardot tenait le piano, J. Franck la harpe ; Marsick faisait le ténor, Lepers le baryton et Mme Conneau la prima donna.

 

Et cependant, il était loin d'être un partisan de l'opérette, de l'opéra bouffe ! Voici ce qu'il disait de ce genre bâtard dans un article sur Offenbach (*) : « Quand on voit quelle importance l'opérette a prise dans le monde, dans le monde entier, on croit assister à un vaste accès de folie du genre humain, à une ronde désordonnée que mène un Méphistophélès blagueur, artisan de la décadence. L'opérette a pris à tâche de tout rapetisser, de tout avilir, et elle a réussi. Elle a fait plus encore : elle a donné à l'univers civilisé, le goût, le désir, presque la passion de tout ce qui est vil et petit…..

» Assurément, l'illustre fondateur de l'opérette n'en avait pas prévu les hautes destinées, et même on ne saurait prétendre avec justice qu'il ait médité froidement et préparé de longue main son œuvre néfaste ».

 

(*) Harmonie et Mélodie, page 218.

 

***

 

Lorsque la Société nationale de musique se constitua le 25 février 4871, sous la présidence de Romain Bussine, Saint-Saëns accepta les fonctions de vice-président, et il fut un des membres les plus actifs de cette société qui avait pour but spécial de propager les œuvres, pour la plupart inédites, des compositeurs français. La première séance eut lieu le 17 novembre 1871 dans les salons de la maison Pleyel et Wolf. Le nombre des adhérents, qui n'était au début que de trente, s'élevait déjà à cent soixante-dix en 1873. Il donna son concours à bien d'autres réunions musicales, notamment à la Trompette, pour laquelle il composa son fameux Septuor (op. 65) pour trompette, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse et piano.

Ce fut en 1871 qu'il perdit sa grand’tante, cette bonne maman qui avait si bien dirigé, dès le principe, son éducation musicale ; elle était âgée de quatre-vingt-neuf ans.

Il est impossible de suivre Saint-Saëns dans ses pérégrinations artistiques en France et à l'étranger, tant le nombre en est considérable. En cela, il prit pour modèles Brahms, Rubinstein, Liszt, notamment les deux derniers et il sut, tout en cueillant de nombreux lauriers, ne pas encourir le reproche qui a été fait à quelques compositeurs de jouer le rôle ou de faire le métier de commis-voyageurs en musique. Ces voyages à travers l'Europe prirent même une telle extension qu'en 1877 il fut forcé de renoncer à ses fonctions d'organiste à la Madeleine ; il eut pour successeur Théodore Dubois. Une seule fois, nous devons le dire, Saint-Saëns fut assez mal accueilli à l'étranger. Dans un concert donné à Berlin le 22 janvier 1886 par la Société philharmonique et où il se faisait entendre comme pianiste, de nombreuses et bruyantes protestations éclatèrent à son apparition. Elles étaient motivées par le bruit qui avait transpiré de son opposition sourde aux représentations projetées de Lohengrin à Paris. Dans la tournée qu'il entreprit en 1887 en Russie avec MM. Taffanel, Turban et Gillet, il fut admirablement reçu et applaudi comme pianiste et compositeur à Saint-Pétersbourg et à Moscou.

Nous ajouterons que, parmi les grands musiciens français et étrangers qui lui furent très sympathiques, on peut nommer en première ligne : Berlioz, Reyer, Gounod ; — Wagner, Rubinstein, Liszt, Tchaïkovski et Hans de Bulow. C'est à Lelio que Saint-Saëns dut de faire la connaissance de l'auteur de la Damnation de Faust.

Saint-Saëns a été fait chevalier de la Légion d'honneur après l'exécution de sa cantate, les Noces de Prométhée, et promu au grade d'officier après Henry VIII.

Grand admirateur de Mozart, il adressait le 12 octobre 1887 la lettre suivante au directeur du Paris illustré qui, à propos du centenaire de Don Juan à l'Opéra (26 octobre), avait eu l'idée de demander aux maîtres de l'école française leur appréciation sur Mozart :

 

« Cher Monsieur,

» J'avais cinq ans lorsqu'un ami de ma famille me fit présent de la partition d'orchestre de Don Juan. J'ai été nourri de ce chef-d'œuvre ; de là sans doute le culte que j'ai conservé pour Mozart en dépit des tempêtes qui ont bouleversé le monde musical.

» Agréez l'expression de ma considération la plus distinguée.

» C. SAINT-SAENS. »

 

A l'exposition des Souvenirs de Mozart, organisée à l'Opéra à l'occasion de ce centenaire, Saint-Saëns a envoyé un médaillon de Mozart par Ingres, que lui avait donné le peintre de la Source, et un manuscrit du maître de Salzbourg (marche pour deux violons, alto, violoncelle et deux cors).

 

***

 

Une grande franchise de nature, un appétit des choses de l'art, de la science même (peinture, littérature, mathématiques, astronomie), en un mot de tout ce qui est intelligent, une gaieté pleine de la blague du gavroche éclatant à l'improviste, un grand cœur et une vive sensibilité sous des apparences froides et sèches, qui lui ont attiré de nombreuses sympathies ; — à côté de ces qualités, une mobilité d'esprit, un certain amour du paradoxe, une versatilité dans ses jugements, dans ses admirations et un ton cassant dans la controverse, qui lui ont valu bien des inimitiés, tel est au moral le portrait de Camille Saint-Saëns.

Physiquement, il est de moyenne taille, maigre, nerveux, d'aspect malingre. Il a le front largement découvert, les yeux vifs et intelligents, le nez très accentué en bec d'aigle ; les cheveux, un peu rares sur le devant de la tête, sont bruns, grisonnants ainsi que la barbe qu'il porte entière et courte ; la bouche dessine un sourire pincé, — un rictus moqueur qui s'étend à toute la physionomie.

 

***

 

 

III
LE MUSICIEN

 

 

En lisant les pages que Saint-Saëns a consacrées à Liszt (*), il est facile de découvrir l'influence que le créateur des Poèmes symphoniques a exercée sur l'auteur du Rouet d'Omphale, de Phaéton, de la Danse macabre, de la Jeunesse d'Hercule. Et nous citons avec intention ces œuvres, parce que Saint-Saëns leur a donné le nom de Poèmes symphoniques, et qu'elles font partie de ce cycle de compositions descriptives et à programme qu'il a été un des premiers en France, après Berlioz, à adopter. Ce procédé nouveau, qui a ouvert un plus vaste champ à l'art musical, en y introduisant une grande variété de formes et en donnant au musicien plus de latitude pour exprimer sa pensée, a été combattu par quelques critiques.

 

(*) Harmonie et mélodie. — Pages 955 et suivantes.

 

Nous nous demandons pourquoi ! Beethoven, dont l'autorité semble incontestable, n’a-t-il pas dans ses œuvres, notamment dans la Symphonie pastorale, fait pressentir les ressources que le musicien pourrait dans l'avenir tirer de l'imitation des éléments, des bruits de la nature ? N'a-t-il pas donné un titre bien défini à chacune des parties de cette symphonie ? Mais, nous dira un contempteur de la musique descriptive, cette œuvre dans son ensemble ne charme-t-elle pas, sans qu'il soit besoin d'en connaître le programme ? D'accord ; et cependant l'émotion est doublée, quand on suit nettement la conception du grand Maître dans un riant paysage, au bord du ruisseau, en pleine kermesse joyeuse, troublée subitement par l'orage, enfin au milieu des actions de grâce des paysans, après le retour du beau temps.

Berlioz, qui a fait une étude critique si remarquable des symphonies de Beethoven, écrivait, à propos de cette œuvre pastorale (*) : « A présent, si l'on reproche au musicien d'avoir fait entendre exactement le chant des oiseaux dans une scène où toutes les voix calmes du ciel, de la terre et des eaux doivent naturellement trouver place, je répondrai que la même objection peut lui être adressée, quand, dans un orage, il imite aussi exactement les vents, les éclats de la foudre, le mugissement des troupeaux. Et Dieu sait cependant s'il est jamais entré dans la tête d'un critique de blâmer l'orage de la symphonie pastorale ! »

 

(*) A travers chants (page 36).

 

Le mal n'est pas de faire de la musique descriptive ; mais le difficile est d'en faire de la bonne. La musique a pour mission de peindre non seulement les passions humaines, les émotions diverses de l'âme, même les plus profondes, mais encore les phénomènes de la nature, non pas en les reproduisant platement, servilement, mais en les idéalisant. C'est ce qu'ont su si bien faire Beethoven dans sa Symphonie pastorale, Weber dans le Freischütz, Mendelssohn dans le Songe d'une nuit d'été, Berlioz dans la Damnation de Faust et Harold, Wagner dans l'ouverture du Vaisseau fantôme, etc., etc... Aussi, lorsque Saint-Saëns écrivait les lignes suivantes, avait-il cent fois raison :

« Richard Wagner a mêlé la description au drame lyrique, en lui donnant un développement nouveau et prodigieux. Avec la tempête du Vaisseau fantôme qui dure tout un acte, avec le pèlerinage de Tannhäuser, avec les torrents d'eau du Rheingold, les torrents de feu de la Walkyrie, les bruits de la forge et les murmures de la forêt dans Siegfried, c'est, dans toute son œuvre, un véritable envahissement de musique descriptive. » (*).

 

(*) La France, n° du 23 bars 1885.

 

Le littérateur, lui, n'a-t-il pas la faculté d'introduire dans ses œuvres des descriptions de paysages et ne les compose-t-il pas de telle sorte que sa prose ou ses vers nous donnent la reproduction poétique ou plutôt l'équivalent aussi exact que possible des mille voix de la nature ? Qui ne se souvient des beaux vers imitatifs de Virgile ! Mais, sans remonter aussi loin dans l'histoire des lettres, écoutez dans quelle langue musicale et merveilleusement descriptive un jeune maître en littérature, enlevé à la fleur de l'âge, Maurice de Guérin (*), dépeignait les gémissements, les murmures de la terre, des mers et des airs : (**).

 

(*) « Maurice de Guérin me fait penser à un homme qui réciterait le Credo à l'oreille du Grand Pan, dans un bois, le soir. »
(Journal des Goncourt, tome II, page 106.)

(**) Journal de Maurice de Guérin (page 65), 21 décembre 1833.

 

« Tous les bruits de la nature : les vents, ces haleines formidables d'une bouche inconnue, qui mettent en jeu les innombrables instruments disposés dans les plaines, sur les montagnes, dans le creux des vallées ou réunis en masse dans les forêts ; les eaux qui possèdent une échelle de voix d'une étendue démesurée, à partir du bruissement d'une fontaine dans la mousse jusqu'aux immenses harmonies de l'Océan ; le tonnerre, voix de cette mer qui flotte sur nos têtes ; le frôlement des feuilles sèches s'il vient à passer un homme ou un vent follet ; enfin, car il faut bien s'arrêter dans cette énumération qui serait infinie, cette émission continuelle de bruits, cette rumeur des éléments toujours flottante, dilatent ma pensée en d'étranges rêveries et me jettent en des étonnements dont je ne puis revenir. La voix de la nature a pris un tel empire sur moi que je parviens rarement à me dégager de la préoccupation habituelle qu'elle m'impose et que j'essaye en vain de faire le sourd. »

Cette page de l'auteur du Centaure ne fait-elle pas présager la description de la mélodie, telle que l'a si bien conçue Richard Wagner, la Mélodie de la Forêt ? (*)

 

(*) Lettre à Frédéric Villot du 15 septembre 1860, servant de préface aux Quatre poèmes d’opéras.

 

Ainsi, ce que l'on admire chez le littérateur, on le blâmerait chez le musicien, dont la langue est sinon plus précise, mais bien plus riche. Et, qu'on ne vienne pas nous dire que la musique, devant être avant tout expressive, ne doit pas être descriptive !

Elle est tellement universelle, elle se prête si admirablement à l'imagination et à la fantaisie de la pensée humaine qu'elle est à même de peindre aussi bien l'expression des sentiments qui nous animent que celle des faits matériels qui nous entourent. Le tout est de réussir musicalement et non d'imiter brutalement, grossièrement certains effets de pluie, de grêle, d'orage, de canon, comme dans telles bouffonneries qui n'ont rien à voir avec l'art, qu'elles s'appellent le Fremersberg ou la Bataille de Prague. Les grands maîtres, qui ont adopté la musique descriptive quand la situation l'exigeait, ont fourni la démonstration la plus éclatante des services qu'elle peut rendre à l'art musical, lorsqu'elle est employée avec le plus fin discernement, génialement, disons le mot. L'émotion ressentie par toute âme assoiffée d'idéal au sein même de la nature, dans l'entendement de toutes ces voix qui lui chantent la plus étonnante mélodie qui se puisse rêver, n'est-elle pas celle qui fait vibrer le plus profondément les fibres de son être intérieur ? Si cette âme est musicale, pourquoi ne traduirait-elle pas dans la langue des sons la merveilleuse résonnance des échos renvoyés par les vastes horizons, les bois mystérieux, les fleuves et les rivières coulant leurs eaux à la mer, les immensités baignées dans la lumière du soleil !

Nous ne nous sommes étendus un peu longuement sur ce sujet, que parce que Saint-Saëns a été un des plus chauds défenseurs de la musique descriptive, et qu'à la théorie, il a joint la démonstration en composant des poèmes symphoniques, dans lesquels le style imitatif joue le principal rôle et qui, s'ils ne sont pas la partie la plus réussie de son œuvre, ont du moins contribué pour une large part à sa gloire.

Toutes les compositions de Saint-Saëns, à quelques exceptions près, appartiennent à l'art élevé, au genre classique ; elles réalisent, surtout au point de vue symphonique, l'alliance de la Muse allemande et de la Muse française. De tous les maîtres allemands qui ont le plus développé ses dispositions pour le contrepoint, pour la fugue, c'est Bach qu'il faut placer en première ligne : il a appris de lui l'art magistral de l'organiste, art dont il a su approfondir les immenses ressources, — puis celui de la fugue, dont il a usé avec un rare bonheur dans des œuvres telles que le Déluge, Samson et Dalila, les Noces de Prométhée... Beethoven l'a initié au maniement de la pâte orchestrale, il a fait de lui un symphoniste de grand talent et l'on pourrait peut-être avancer sans trop de témérité que, dans ses symphonies, dans ses concertos, se distingue une certaine affinité, quant à la sonorité et à la manière de venir en dehors, entre son orchestre et celui de Beethoven. Parmi les symphonistes de l'Ecole moderne française, Saint-Saëns a été un de ceux qui n'a pas craint d'aborder la symphonie, proprement dite, et d'abandonner un peu la forme indécise de la suite d'orchestre, dont les diverses parties n'ont pas, la plupart du temps, cette homogénéité qui doit être le caractère distinctif de toute œuvre symphonique longuement développée.

Quant à Wagner, « non seulement je ne le renie pas, mais je me fais gloire de l'avoir étudié et d'en avoir profité ». C'est lui-même qui le déclare hautement, nous l'avons déjà vu, et, ne l'avouerait-il pas que nous n'en resterions pas moins convaincus que nombre de ses œuvres dramatiques, Henry VIII et Proserpine surtout, laissent échapper un parfum Wagnérien, bien léger peut-être, mais indéniable.

Quel rapport de talent, quelle communauté d'idées musicales existent donc entre l'auteur d'Henry VIII, entre les symphonistes de la nouvelle école française — et les spirituels musiciens de l'école antérieure, depuis Boieldieu, l'auteur de l'éternelle Dame blanche, que M. C. Bellaigue a eu l'heureuse idée de nous révéler dans un Siècle de musique française, jusqu'à Auber, « ce chérubin de quatre-vingts ans, qui veut toujours chanter sa romance à Madame », comme l'a malignement dépeint Barbey d'Aurevilly ? (*). Nous nous le demandons et nous le demandons bien humblement à Saint-Saëns qui exhorte les jeunes musiciens à rester français. Français comme Boieldieu et Auber, ou français comme Saint-Saëns, formé à l'école de l'Allemagne ? Il faudrait s'entendre une fois pour toutes.

 

(*) Le Musée des antiques (page 77).

 

***

 

L'œuvre de Saint-Saëns est déjà très importante, puisqu'elle n'embrasse pas moins de soixante-dix-huit numéros, sans compter les compositions non cataloguées ou inédites. Cette production n'a rien qui étonne, si l'on se rappelle qu'il faisait exécuter sa première symphonie à 17 ans (en 1852) et sa première cantate, les Noces de Prométhée à 32 ans (en 1867) !

Dans toute cette œuvre si variée, le compositeur laisse entrevoir une volonté très marquée de sortir de l'ornière du passé, sans toutefois afficher des idées trop révolutionnaires, — des aspirations vers un but élevé, — une étude à fond des maîtres symphonistes allemands, — une érudition et une mémoire prodigieuses. Son travail est plein d'ingéniosité, rempli de ressources étonnantes au point de vue orchestral. Voilà la face de la médaille ! Le revers, c'est une préférence très marquée pour la phrase courte, sans accent, qu'il aime à transformer en combinaisons indéfinies. Aussi, ses thèmes sont-ils trop souvent dépourvus d'expression. L'inspiration manque d'envergure, elle est empreinte de sécheresse et, cette sécheresse, nous la retrouvons dans son jeu comme pianiste et même dans son caractère. Sa grande mémoire lui a peut-être joué plus d'un mauvais tour, en l'incitant à introduire dans quelques-unes de ses compositions des motifs que l'on dirait empruntés à des maîtres bien connus ou des effets qui rappellent trop ceux de l'instrument qu'il a le plus travaillé et pour lequel il a toujours eu une préférence marquée, l'orgue. En écrivant ses poèmes symphoniques, il n'a pas toujours été heureux dans l'emploi de l'harmonie imitative. Toutes ses compositions symphoniques ne possèdent pas l'ampleur magistrale, la cohésion qui se rencontrent dans celles des grands maîtres. Pour tout dire, en un mot, la musique pour laquelle il semble afficher sa prédilection, son amour, est la musique maigre.

Chez Saint-Saëns, la conception est rapide ; il écrit d'un seul jet. Une fois l'idée bien arrêtée, bien précisée, il en réalise immédiatement le développement. Il instrumente avec la plus grande aisance tout en causant et presque sans ratures. A peine se sert-il du piano comme fil conducteur de sa pensée : son opéra de Proserpine a été composé à Chaville, sans le secours d'aucun instrument. Il écrit une partition, une symphonie comme il rédigerait une lettre, un article ou comme il résoudrait un problème. On cite de lui nombre de traits qui dénotent la prodigieuse facilité avec laquelle il crée ; nous ne rappellerons que celui-ci : il avait promis, il y a quelques années, au Cercle de la rue Volney dont il fait partie, d'écrire une opérette-revue. Quelques jours avant la représentation, rien n'était encore arrivé. On s'inquiète et on apprend de Saint-Saëns, lui-même, qu'il avait totalement oublié sa promesse : « Mais, dit-il, le mal est réparable. » Et le voilà qui, en l'espace de deux heures, accouche de vingt et une pages de partition !

En tant que pianiste, c'est un virtuose de premier ordre. Son jeu n'a ni l'ampleur, la force et l'originalité de celui de Rubinstein, ni la grâce de celui de Planté, ni le brio éclatant de celui du regretté Ritter ; mais il est remarquable par la netteté, la précision, la pureté du style. Si un défaut pouvait être signalé, ce serait, on ne saurait trop le répéter, la sécheresse ; elle est rare chez lui la note émue, vibrante, si remarquable chez Liszt et Rubinstein. Il exécute presque tout de mémoire. Son talent de pianiste, qu'il a fait souvent apprécier en France et à l'étranger, n'a pas été un des moindres éléments de la mise en valeur de ses œuvres et de leur succès.

L'analyse de toutes les compositions de Saint-Saëns serait trop considérable pour entrer dans le cadre de cette étude biographique ; nous nous contenterons de signaler celles qui ont été unanimement remarquées et appréciées. Le choix sera peut-être embarrassant entre telles ou telles pages de cette création si variée, qui ne comprend pas moins de soixante-dix-huit numéros, parmi lesquels on peut citer :

3 Symphonies (op. 2-55-78) — 1 suite d'orchestre (op. 49) — 4 concertos pour piano (op. 17-22-29-44) — 3 concertos pour violon (op. 20-58-61) — 1 concerto pour violoncelle (op. 33) —1 quintette pour piano, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse (op. 14) — 1 trio pour piano et violoncelle (op. 18) — 1 sonate pour piano et violoncelle (op. 32) — 1 suite pour piano et violoncelle (op. 16) — 1 allegro appassionato pour ces deux instruments (op. 43) — 1 quatuor pour piano, violon, alto et violoncelle (op. 41) — 1 septuor pour trompette, deux violons, alto et violoncelle, contrebasse et piano (op. 65) — 1 sonate pour piano et violon (op. 75) — 1 introduction et rondo pour violon (op. 28) — 1 morceau de concert pour violon (op. 62).

Cinq Opéras : la Princesse jaune (1872), opéra-comique en un acte, sur un livret de L. Gallet (op. 30) ; le Timbre d'Argent (1877), drame lyrique ou opéra fantastique en quatre actes et huit tableaux, livret de Jules Barbier et Michel Carré ; Etienne Marcel (1879), opéra en quatre actes, poème de L. Gallet ; Samson et Dalila (1879), opéra biblique en trois actes, d'après un poème de Ferdinand Lemaire (op. 47) ; Henry VIII (1883), opéra en quatre actes, poème de Léonce Détroyat et Armand Silvestre ; Proserpine (1887), drame lyrique en quatre actes, paroles de L. Gallet, d'après Auguste Vacquerie.

Quatre poèmes symphoniques : le Rouet d'Omphale (op. 21), — Phaéton (op. 39), — Danse macabre (op. 40), — la Jeunesse d'Hercule (op. 50).

Des cantates, odes, chœurs, poème biblique, suites, etc., etc. : les Noces de Prométhée (op. 19), cantate couronnée en 1867 ; Occident et Orient (op. 25), marche pour musique, militaire et orchestre symphonique ; Marche héroïque (op. 34), pour orchestre, à la mémoire de Henri Regnault ; le Déluge (op. 45), poème biblique en trois parties ; les Soldats de Gédéon, double chœur à quatre voix d'hommes sans accompagnement (op. 46) ; la Lyre et la Harpe, ode en deux parties de V. Hugo, soli, chœur et orchestre (op. 57) ; Suite algérienne pour orchestre (op. 60) (prélude en vue d'Alger, — rapsodie mauresque, — rêverie du soir à Blidah, — marche militaire française) ; Une Nuit à Lisbonne (op. 63), barcarolle pour orchestre ; la Jota aragonese, transcription pour orchestre ; Hymne à Victor Hugo (op. 69).

Plusieurs compositions religieuses : Méditation, pièce et barcarolle pour harmonium (op. 1) ; Messe à quatre voix (op. 4) ; Tantun ergo, chœur (op. 5) ; Trois rapsodies sur des cantiques bretons (op. 7), dédiées à G. Fauré ; Bénédiction nuptiale pour grand orgue (op. 9) ; Oratorio de Noël, soli, chœur et orchestre (op. 12) ; Elévation ou Communion pour grand orgue (op. 13) ; Psaume XVIII (cœli enarrant), soli, chœur et orchestre (op. 42) ; Messe de requiem (op. 54), soli, chœur et orchestre.

Un Recueil de Lieder (c'est la partie la moins importante de son œuvre) portant le titre de Mélodies persanes (op. 26), sur des paroles d'Armand Renaud.

Enfin, nombre de morceaux pour piano seul ou pour piano avec divers instruments, tels que gavottes, mazurka, romances, sérénades, berceuses, etc.

Parmi les œuvres non encore éditées, on peut signaler : un Caprice sur des airs russes et danois pour piano et instruments à vent ; Souvenirs d'Italie, fantaisie pour piano ; 2e Trio pour piano, violon et violoncelle.

Saint-Saëns prépare pour la saison d'hiver 1888-1889 un grand drame lyrique en cinq actes, sur un livret de L. Gallet, d'après P. Meurice, qui devait d'abord porter le titre de Benvenuto Cellini et auquel l'auteur a renoncé, paraît-il (il est aisé d'en deviner le motif) pour lui donner le nom d'Ascanio.

 

***

 

Dans ses mémoires, Grétry avance non sans raison « qu'il faut plus de génie pour produire une symphonie qu'il n'est nécessaire d'en avoir pour composer la musique d'un opéra tout entier. » Nous pourrions ajouter qu'il ne faut pas moins de génie pour écrire un quintette, un quatuor, un trio. Dans la musique symphonique pure, le compositeur est en effet seul en présence des situations à peindre, des effets à produire ; il n'a pas de collaborateur. Mais, si la faculté de créer qui lui appartient en propre présente de grandes difficultés, il faut reconnaître qu'il en résulte une cohésion plus parfaite dans toute son œuvre. Dans l'opéra, au contraire, le musicien, à de rares exceptions près, est doublé du poète-librettiste ; c'est ce dernier qui doit imaginer les situations, les divers caractères. Le premier n'est que l'humble serviteur du second. Mais quels tristes résultats produit le plus souvent cette collaboration !

En France, il y a quelques années seulement, la musique de chambre était peu cultivée ; elle l'est même encore aujourd'hui très modérément. Ce genre, dans lequel le rêve et l'idéal jouent le plus grand rôle, convient peu au tempérament français. Ce n'est que sous l'impulsion des grands exemples venus d'Allemagne que nos jeunes compositeurs ont commencé à aborder cette partie de l'art musical, partie d'autant plus ingrate et difficile qu'elle n'est pas destinée à conquérir l'admiration des foules. Elle s'adresse aux délicats, à ces âmes pleines de poésie qui aiment à se retremper aux sources pures de la Beauté !

« Dans un petit appartement où il n'entre ni trop de lumière, ni bruits du dehors, deux ou trois amis se réunissent et tous trois font chanter leur âme. Ils se racontent, ils se confient le drame si tendre de leurs fugitives espérances, de leurs pressentiments, de leurs vagues tristesses. Ce ne sont souvent que lueurs, mais qu'y a-t-il de plus dans la vie que des lueurs ?..... C'est un grand symptôme que les Français soient si propres à interpréter cette musique. C'est que la flamme cachée dans ces œuvres ne peut se rallumer qu'à l'étincelle française.

» Voilà une grande espérance pour l'avenir.

» J'y sens combien l'âme française est vibrante à toutes les pensées du monde. Quelle aisance, quelle décision, quel libre respect ! O peuple si intelligent, n'auras-tu pas plus que jamais l'invention, car tes artistes souffrent de n'être que des interprètes ; les uns mélancoliques, les autres passionnés, hors de la vie, hors du temps ; tous brisés, dévorés avant l'âge ! (*).

 

(*) La Foi nouvelle cherchée dans l'Art, De Rembrandt à Beethoven, par Dumesnil, gendre de Michelet (Paris, 1850).

 

Ce vœu si chaudement, si poétiquement exprimé, semble avoir été en partie exaucé, et il faut savoir gré à Saint-Saëns d'avoir été un des premiers à préconiser, à répandre par la parole, par les écrits, cette musique symphonique et cette musique de chambre que nous plaçons bien haut dans l'échelle de l'art, qui révèlent avec une admirable intensité l'âme de celui qui crée, la mettent pour ainsi dire à nu et permettent de pénétrer souvent une individualité profondément ensevelie ! (*)

 

(*) « Depuis Berlioz, écrivait Hanslick, le célèbre critique d'outre Rhin, dans la Nouvelle Presse libre de Vienne (avril 1876), Camille Saint-Saëns est le premier musicien qui, n'étant pas Allemand, ait écrit de la musique instrumentale pure et créé dans ce genre des œuvres de valeur et originales dont la valeur ait passé les frontières de la France. »

 

Des trois symphonies de Saint-Saëns, la troisième, en ut mineur (op 78), dédiée à la mémoire de F. Liszt, est celle qui a eu le plus de retentissement. Composée spécialement pour la Société philharmonique de Londres, elle y fut jouée avec succès en juin 1885. Mais ce sont les exécutions qui en furent données à Paris par la Société des Concerts, les 9 et 16 janvier 1887, qui la mirent surtout en lumière. Le compositeur a cru devoir s'écarter de la coupe classique de la symphonie, afin d'éviter les reprises, les répétitions et introduire ainsi des modifications auxquelles il avait déjà songé dans plusieurs de ses œuvres. La symphonie est divisée en deux parties principales, renfermant en principe les quatre mouvements traditionnels : le premier, l'allegro, arrêté dans ses développements, sert d'introduction à l'adagio, et le scherzo est lié par le même procédé au finale. Aux instruments habituels de l'orchestre ont été adjoints l'orgue et le piano. Le timbre des différents jeux de l'orgue s'allie admirablement bien à ceux des instruments ; mais il n'en est pas de même du piano, dont la sonorité est sèche et maigre lorsqu'elle apparaît dans une salle un peu vaste et au milieu de la puissance orchestrale. Cette infériorité du piano se fait sentir surtout dans les concertos, lorsque l'orchestre, malgré tous les ménagements qu'il y met, reprend en tutti les motifs déjà exposés par le piano. Nous faisons donc toutes réserves quant à l'emploi dans l'orchestre d'un instrument qui devrait être employé exclusivement pour la musique de chambre ; il n'y joue qu'un rôle pour ainsi dire nul, et, dans les parties arpégées, qui seules peuvent produire certains effets, il serait avantageusement remplacé par la harpe.

Nous suivrons l'analyse succincte qui avait été mise entre les mains du public à Londres, lors de la première exécution de cette symphonie à la Société philharmonique et dont une traduction fut donnée aux abonnés du Conservatoire, aux concerts des 9 et 16 janvier 1887 :

Après une introduction lente, le quatuor expose le thème initial d'un sentiment sombre et agité. Une première transformation de ce thème mène à un deuxième motif qui se distingue par un sentiment de tranquillité plus grande et qui, après un court développement présentant les deux thèmes simultanément, apparaît dans une forme caractéristique de courte durée. Suit une deuxième transformation du thème initial qui laisse entendre par intervalles les notes plaintives de l'introduction. Des épisodes variés amènent avec eux un calme progressif et préparent ainsi l'Adagio en ré bémol dont le thème extrêmement calme et contemplatif est exposé par les violons, altos et violoncelles soutenus par les accords de l'orgue. Ce motif est ensuite repris par une clarinette, un cor et un trombone, accompagnés par les instruments à cordes divisés en plusieurs parties. — Après une variation en arabesques exécutée par les violons, la deuxième transformation du thème initial de l'Allegro apparaît de nouveau, ramenant un vague sentiment d'agitation qu'augmentent quelques harmonies dissonantes, lesquelles font bientôt place au thème de l'Adagio exécuté cette fois par la moitié des violons, des altos et des violoncelles avec accompagnement des accords de l'orgue et du rythme persistant en triolets présenté par l'épisode précédent. — Le premier mouvement se termine par une coda d'un caractère mystique faisant entendre alternativement les accords de ré bémol majeur et de mi mineur. — Le second mouvement débute par une phrase énergique, Allegro moderato, attaquée par les violons et suivie immédiatement d'une troisième transformation du thème initial du premier mouvement, plus agitée que ses devancières et à travers laquelle perce un sentiment fantastique qui se déclare franchement dans le presto. C'est dans ce presto qu'apparaissent çà et là les arpèges et gammes du piano, accompagnés par un rythme syncopé de l'orchestre et revenant chaque fois dans un ton différent (fa, mi, mi bémol, sol). Ces badinages sont interrompus par une phrase expressive. A la reprise de l'Allegro moderato succède un second presto qui semble vouloir être une répétition du premier ; mais à peine a-t-il commencé qu'apparaît un nouveau motif grave, austère et dont le caractère est tout l'opposé du fantastique. La nouvelle phrase s'élève aux sommets de l'orchestre et après une vague réminiscence du thème initial du premier mouvement, un maestoso en ut majeur survient ; le thème initial complètement transformé est ensuite exposé par les instruments à cordes (divisés) et le piano à quatre mains, puis repris par l'orgue avec toutes les forces de l'orchestre. Après un développement construit dans le rythme de trois mesures et un épisode d'un sentiment tranquille et pastoral, une brillante coda, dans laquelle le thème initial, par une dernière transformation, prend la forme d'un trait de violon, termine l'œuvre.

Le point culminant de cette symphonie est l'Adagio lié au premier morceau ; la phrase large, d'un beau caractère, présentée par les instruments à cordes, est une inspiration heureuse que l'on doit s'empresser de noter. Mais nous pourrions relever nombre de souvenirs flagrants d'œuvres bien connues, tels que le chœur des Filles du Rhin de R. Wagner à la 102e mesure du premier morceau (lettre F) et, quelques mesures plus loin (lettre H), des notes piquées rappelant absolument un passage du Scherzo de la deuxième symphonie de J. Brahms. Dans la seconde partie (Allegro moderato) nous signalerons, dès le début, la ressemblance du rythme avec celui de la Danse Macabre, puis à la lettre G une persistance du trait dans la manière de Tchaïkovski. Le finale, comme dans la plupart des compositions de Saint-Saëns, est la partie la moins réussie. Le travail est ingénieux, amusant à suivre dans ses développements ; le métier est merveilleux, l'entente des sonorités admirable ; mais on ne saurait y découvrir cette étincelle de l'inspiration venue du cœur qui distingue les œuvres géniales ! Et dire qu'au moment même où la Société des Concerts donnait à deux reprises différentes cette symphonie, intéressante sans nul doute, mais loin de mériter l'enthousiasme un peu irréfléchi qu'elle a suscité, cette même Société se refusait à exécuter, malgré les instances réitérées de son savant chef d'orchestre, la Messe solennelle en de Beethoven, contemporaine de la Symphonie avec chœurs, sous le prétexte qu'elle était longue, ennuyeuse, bonne peut-être pour l'Église, mais nullement pour le Conservatoire (*).

 

(*) « J'ai souvent constaté que, parmi les gens de métier, on rencontrait le plus d'intelligences bornées, même parmi ceux auxquels une certaine habileté ne fait pas défaut.

ROBERT SCHUMANN ».

 

***

 

Parmi les Poèmes symphoniques, celui qui, selon nous, est le mieux venu et qui, du reste, a été le plus apprécié du public est la Danse macabre (op. 40). C'est une page nerveuse, colorée, rendant d'une manière fort mordante les vers d'H. Cazalis :

 

Zig et zig et zag, la Mort en cadence
Frappant une tombe avec son talon

La Mort à minuit, joue un air de danse
Zig et zig et zag, sur son violon.

            . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Zig et zig et zag, chacun se trémousse,
On entend claquer les os des danseurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais psit ! tout à coup on quitte la ronde,
On se pousse, on fuit, le coq a chanté !

 

Rien ne manque à cette ronde infernale, menée par la Mort elle-même, se servant d'un squelette pour violon et d'un ossement pour archet : la mélodie plaintive du violon, le claquement des os des danseurs, le mugissement du vent et le chant du coq ! Elle fait songer à la célèbre Danse macabre de Bâle, attribuée au peintre Holbein ! Voilà de la musique descriptive bien comprise et admirablement appropriée au tempérament sec et nerveux de Saint-Saëns (*) !

 

(*) A noter, dès le début, un heureux effet de vibration, résultant de la note pincée par la harpe et soutenue par le cor.

 

Le Rouet d'Omphale (op. 31), dont la première audition eut lieu aux Concerts populaires le 14 avril 1872, — Phaéton (op. 39), qui fut exécuté pour la première fois l'année suivante, le 7 décembre 1873, au concert national du Châtelet, — la Jeunesse d'Hercule (op. 50) font partie de cette série de sujets empruntés à la fable, que Saint-Saëns avait inaugurée en 1867 par les Noces de Prométhée. L'auteur a été moins bien inspiré que dans la Danse macabre ; il y aurait à signaler quelques imperfections dans l'imitation des effets, une absence de distinction dans la mélodie et de cohésion dans les divers épisodes.

La Suite Algérienne (Prélude — Rapsodie mauresque — Rêverie du soir à Blidah — Marche militaire française), bien que portant le n° 60 dans le catalogue des œuvres, n'accuse pas un progrès. Le fonds en est fort restreint ; on y rencontre bien les piquants effets, les détails particuliers à la manière du compositeur. Mais son imagination n'a pas pris d'envergure en face de cette nature si colorée de l'Algérie ; le soleil africain n'a pas réchauffé sa muse. Seule, la Rêverie du soir à Blidah est pleine de charme et de poésie. Le Bois Sacré, avec ses oliviers séculaires et son marabout si pittoresque couvert par la végétation, ne doit pas être étranger à l'heureuse inspiration de l'auteur.

Si Massenet, dans le drame sacré, se montre un commentateur gracieux de l'histoire sainte, Saint-Saëns préfère en être le traducteur rigide. Le premier, avec sa nature féminine toujours en quête de recherches ingénieuses et un peu mièvres, a choisi les sujets qui convenaient le mieux à son tempérament. Dans Marie-Magdeleine, qui restera peut-être la meilleure page de son œuvre, il a voulu, se faisant l'écho des effets littéraires d'E. Renan, nous rendre avec ses accents pleins d'amour et de mysticisme qui sont bien la caractéristique de son talent les rives du lac de Tibériade, les chaudes soirées de Bethléem, l'ombre des palmiers frémissants, Meryem la Magdaléenne, la plus tendre des pécheresses captivée, relevée et rachetée par le plus beau d'entre les fils des hommes. Tout en conservant la poésie de la légende, il n'a pas craint de moderniser les sujets qu'il traitait en y introduisant cette note sensuelle, cette allure pleine de langueur qui ont fait la fortune de ses compositions religieuses.

Tout autre a été Saint-Saëns dans les compositions qui lui ont été inspirées par la Genèse. Il laisse au sujet son âpreté, sa rudesse ; il n'ajoute rien au texte et fait ses efforts pour rendre la majesté des écritures saintes sans avoir recours à aucun sentiment étranger ou moderne. On pourrait lui reprocher d'être souvent plus austère que ne le comporte le sujet ; il existe chez lui une exagération de cette austérité qui fait absolument défaut dans les drames sacrés de Massenet. Les deux compositeurs, en collaboration, auraient peut-être trouvé la note juste ? La grâce du premier aurait heureusement corrigé la sécheresse du second.

Il faut toutefois reconnaître que, dans le Déluge (*), Saint-Saëns a su peindre avec une rare vérité certains épisodes de ce poème, auquel le librettiste a conservé toute la saveur biblique. Dans la première partie (Composition de l'homme — Colère de Dieu — Alliance de Noé), signalons d'abord le beau prélude attaqué par les altos. Nous aimons moins la mélodie un peu longue qui le suit et qui est confiée au violon solo ; mais on doit louer : Les anges enviaient la beauté de leurs filles, — la fière allure du thème fugué : J'exterminerai cette race, — puis l'air du baryton solo — et enfin la traduction de ces paroles : Toute justice est méprisée. Le tableau du Déluge forme la deuxième partie : c'est le clou de l'ouvrage, pour employer une expression bien moderne. L'auteur a déployé toutes les ressources de son habileté à manier l'orchestre pour écrire une page de musique descriptive qui, malgré des exagérations évidentes, est des plus saisissantes. Au travers d'une épouvantable averse, au milieu du déchaînement des éléments, aboutissant à un véritable cataclysme musical, réapparaît le thème fugué de la première partie, la malédiction de Dieu, présentée par les cuivres les plus puissants. Dans la troisième partie (la Colombe — Sortie de l'Arche — Bénédiction de Dieu), qui est la moins réussie, on regrette de n'y point rencontrer cette note émue, ce sentiment humain qu'offraient au compositeur les vers du librettiste :

 

Et Noé, regardant alors, vit que la Terre
Renaissante montait dans les flots de lumière :

Il sortit donc de l'arche et bâtit un autel ;

Des victimes sans nombre y furent immolées,
Un arc resplendissant parut dans les nuées.

 

Quel hymne de reconnaissance, quel chant d'allégresse devaient éclater ! Le contraste était d'autant plus nécessaire et aurait été d'autant plus frappant que le tableau précédent avait été plus lugubre !

 

(*) Le Déluge, poème biblique, en trois parties, paroles de Louis Gallet, a été exécuté pour la première fois aux concerts du Châtelet, le 5 mars 1876.

 

Le brillant début qu'avait fait Saint-Saëns en 1867 dans la carrière dramatique avec sa cantate des Noces de Prométhée (*) pouvait être pour lui le présage d'un avenir à brève échéance dans cette branche de l'art musical. Mais, des Noces de Prométhée à Henry VIII, il faut passer par la Princesse jaune, le Timbre d'argent, Étienne Marcel, Samson et Dalila, avant d'assister au développement complet des facultés théâtrales d'un artiste qui s'était révélé, dès le principe, comme symphoniste. Rien ne pouvait faire prévoir, dans ses premiers essais, l'envergure qu'il a déployée en écrivant Henry VIII, ni la forme nouvelle qu'il a donnée au tissu instrumental dans son rôle vis-à-vis du chant et de l'action dramatique. Et, cependant, c'est dans cette période de 1867 à 1883 qu'il a composé la partition de Samson et Dalila qui est peut-être, avec cette série si heureuse d'alternances musicales sans contrastes heurtés et sans disparates qui porte le nom de la Lyre et la Harpe, le plus beau joyau de sa couronne. Ce drame biblique d'une magistrale architecture, où se révèle la richesse des harmonies unie à l'entente parfaite des caractères, a été représenté sous les auspices de Liszt à Weimar, le 2 décembre 1879, puis plus tard à Hambourg. Il eut le plus grand succès et Hans de Bulow écrivait à ce sujet : « L'œuvre dramatique capitale de Saint-Saëns est, à mon avis, Samson et Dalila, que je mets bien au-dessus de son Etienne Marcel ».

 

(*) La cantate des Noces de Prométhée, dont la première audition eut lieu en 1867, au Cirque des Champs-Elysées, fut exécutée pour la seconde fois dans la grande salle du palais du Trocadéro, lors de l'Exposition universelle de 1878.

 

De la Princesse jaune, opéra-comique en un acte joué à l'Opéra-Comique en juin 1872, du Timbre d'argent (*), drame lyrique ou plutôt opéra fantastique en quatre actes et huit tableaux, dont Bizet disait : « C'est de l'Auber de la Comète », nous parlerons peu. Ce sont des œuvres de tâtonnement, dans lesquelles l'auteur ne craignit pas de faire des concessions aux goûts suspects du public et qui n'ont pas cette homogénéité de style qui caractérise les compositions géniales. Le Timbre d'argent a clôturé la direction éphémère de ce Théâtre-Lyrique que Vizentini avait essayé de reconstituer tel qu'il avait été autrefois sous la direction de Carvalho, et qui devait être le véritable sanctuaire de l'art dramatique musical à Paris. Quand renaîtra-t-il de ses cendres ? Entre les flonflons de l'opérette et la routine de la somptueuse Académie nationale de musique, n'y a-t-il pas place pour un théâtre qui nous donnerait les Troyens, Benvenuto Cellini, Béatrix de Berlioz, Euryanthe, Obéron de Weber, Salammbô de Reyer, Lohengrin, les Maîtres chanteurs, Parsifal, etc. de R. Wagner, les opéras de Gluck, Fidelio de Beethoven, Geneviève de R. Schumann, la Jolie fille de Perth et les Pêcheurs de Perles de Bizet, Gwendoline de Chabrier et tant d'autres œuvres de mérite que les musiciens réellement épris de l'art ne peuvent connaître que par la lecture des partitions ?

 

(*) L'histoire des pérégrinations du Timbre d'argent dans les divers théâtres parisiens a été une véritable odyssée. Reçu en 1867 par Carvalho, il ne fut joué qu'en 1877, sous la direction Vizentini, au Théâtre-Lyrique. On était arrivé à s'intéresser à cet opéra comme à un invalide et des plaisants l'avaient baptisé : Le Timbre au nez d'argent. — L'héroïne, comme dans la Muette de Portici, est une danseuse muette : La Fiametta. Le soir de la première représentation, on disait : une danseuse à laquelle il manque un des cinq sens (Saint-Saëns).

 

Etienne Marcel, opéra en quatre actes, d'après un livret de L. Gallet, représenté pour la première fois au Grand-Théâtre de Lyon en février 1879 et joué à Paris, le 22 octobre 1884, sur la scène du Théâtre-Lyrique populaire (théâtre du Château-d'Eau), marque un progrès incontestable. Mais ce sont encore les pages descriptives qui sont la partie la plus réussie de l'œuvre : la Marche des Echevins qui rappelle le style et la facture large de la Marche héroïque, dédiée à Henri Regnault, le ballet des ribaudes, escholiers, bohémiens, plein de verve et d'entrain accompagné par le chœur : Allons les enfants de Paris ! Les pages pathétiques laissent beaucoup à désirer ; il y manque cette note émue, chaleureuse, dont nous avons déjà eu à signaler l'absence dans la plupart des compositions dramatiques de Saint-Saëns. On dirait qu'il se défie de lui-même et qu'il n'ose aborder franchement la réforme qu'il a toujours rêvée dans l'opéra, en substituant aux vieilles formules conventionnelles les idées que Gluck, Weber, Berlioz et surtout R. Wagner ont préconisées et mises à exécution.

Cette réforme, nous la trouvons plus apparente dans Henry VIII. L'importance donnée à l'orchestre, l'adoption des leitmotive, la recherche constante de la vérité dans l'exposition des divers éléments du drame, la suppression des coupes banales des morceaux ou, pour mieux dire, l'enchaînement des scènes à la place de fragments étiquetés, la forme du dialogue persistant dans la plus grande partie de l'ouvrage, toutes ces innovations apparaissent dans Henry VIII d'une manière bien plus significative que dans les œuvres précédentes. Certes, la critique peut avoir à s'exercer ; mais quels sont les chefs-d'œuvre d'une beauté absolue ? Ils sont rares. C'est la voie ouverte aux compositeurs français qui, s'inspirant des meilleurs exemples, ont le désir bien légitime de créer une école nationale de musique dramatique et de s'affranchir des vieilles rengaines d'un passé déjà loin de nous !

L'opéra de Henry VIII a été bien accueilli par la presse. Si tous n'ont point été d'accord sur les détails de la partition, il y a eu néanmoins unanimité dans l'appréciation élogieuse de l'ensemble. En donnant les jugements succincts de la critique, nous ferons mieux connaître l’œuvre et nous ne pourrons ainsi être accusés de partialité.

Dans une étude très approfondie sur Henry VIII (*), Edmond Hippeau a eu surtout pour objectif d'examiner quelques-unes des questions relatives au développement et aux progrès de la musique dramatique en France. Il démontre qu'Henry VIII établit d'une manière catégorique le grand débat entre l'opéra traditionnel et le drame lyrique moderne ; nous citerons sa conclusion :

 

Je me suis attaché à définir les qualités spéciales qui distinguent, entre toutes les autres, la partition d'un des compositeurs les plus estimés de la jeune école et j'ai cru qu'il était bon de dire nettement où se place la démarcation entre l'opéra traditionnel et le drame lyrique moderne. L'essentiel est d'avoir pu constater que Saint-Saëns avait cherché à introduire des procédés nouveaux dans l'ancien style de l'opéra, sans rompre avec la coupe conventionnelle, il est vrai, mais en se débarrassant des entraves, toutes les fois qu'elles gênaient son inspiration ou qu'elles compromettaient le mouvement dramatique et la vérité de l'expression.

Si discrète que soit l'innovation, elle existe, et cela me suffit pour voir ici un pas en avant et applaudir au succès éclatant de cette première tentative, de quelque part que soient venus les applaudissements. Les grandes batailles artistiques sont rares et j'ignore si nos compositeurs auraient l'audace d'en affronter, telles que celles engagées autour de Gluck, de Berlioz et de Wagner. J'ai pensé que Saint-Saëns avait été des plus audacieux et je me suis hâté de lui crier : « Courage et confiance ! » Si je me suis trompé, s'il n'était pas de ceux-là, si ce n'est pas lui qui apportera l'œuvre d'art attendue, consolons-nous : elle viendra et les temps sont proches.

 

(*) Henry VIII et l'Opéra français, par E. Hippeau. (Extrait de la Renaissance musicale), 26 mars 1883.

 

E. Reyer, l'éminent académicien, constate que la partition de Henry VIII, tout en ne modifiant presque rien à la vieille coupe, accuse de nouvelles tendances au point de vue orchestral :

 

Ces phrases typiques qui reparaissent chaque fois que la situation ou l'entrée d'un ou de plusieurs personnages motive leur rappel dans l'orchestre, ce rôle donné à l'orchestre dans le drame lyrique de Camille Saint-Saëns, n'est-ce pas un procédé dont Richard Wagner peut revendiquer, sinon la priorité absolue, du moins l'application systématique et très développée ? Et ces récits, auxquels d'élégantes broderies instrumentales se mêlent si ingénieusement, n'appartiennent-ils pas un peu à l'école de la mélodie continue ? Mais rassurez-vous, là se bornent les affinités, les rapprochements qu'il est possible d'établir entre la manière de Richard Wagner et, celle de l’auteur de Henry VIII. Ces récits d'ailleurs, si ornés qu'ils soient de broderies et d'arabesques, ne font aucun tort aux morceaux qui vont suivre et dont la forme est très saisissable, très voulue : ce sont romances et cavatines, duos, trios, quatuors et morceaux d'ensemble tout comme ailleurs et, sans recourir à l'index qui ne les nomme pas, vous les reconnaîtrez.

 

Fourcaud, après avoir reproché à Saint-Saëns le mélange perpétuel de formes anciennes et nouvelles qui, malgré tout, engendre la monotonie et un compromis dangereux en ne repoussant la forme traditionnelle que dans le rajeunissement de certains procédés, ne ménage pas les éloges qui lui sont dus :

 

L'orchestre est surprenant de souplesse ; il enveloppe le chant ; il est d'une magnifique diversité et repose sur le quatuor, on ne peut plus solidement. Observez la tactique des instruments ; elle est à ravir. Les duplicités amoureuses du Roi, sont traduites par les sonorités profondes du contrebasson, par le nasillement du hautbois, par toute sorte de dessins cauteleux des cordes. Son serment d'amour au second acte s'envole poétiquement sur les arpèges de la harpe. Il en est ainsi de toute la symphonie accompagnante. Quant à la symphonie que j'appellerai mimique, elle est au-dessus de tout éloge. Le prélude du second acte plein d'enivrantes douceurs, la marche du synode d'une mystérieuse solennité et tout le ballet sont des pages de la plus haute valeur.

En somme, je ne me lasse pas de revenir sur ce fait : Henry VIII est la partition d'un musicien de premier ordre, et c'est malheureusement un drame lyrique hybride et sans consistance. Sur un poème de plus de logique et de psychologie réelle, permettant à l'homme de théâtre de ne penser qu'au théâtre, forçant le musicien à serrer de près l'action humaine, sans diversion inutile et sans conception, M. Saint Saëns écrira certainement un chef-d'œuvre.

 

Le poème ! Il y a unanimité sur sa pauvreté et les rengaines qu'il renferme. Et quel style ! Que d'injures prodiguées à la langue française, quand ce n'est pas à la grammaire ! A. Vitu a été singulièrement indulgent pour les deux collaborateurs de ce triste scénario, lorsqu'il dit que le poème de MM. Léonce Détroyat et Armand Silvestre représente plusieurs situations largement traitées et qu'il est écrit dans une langue suffisamment claire et correcte, sauf quelques taches qu'il serait aisé d'effacer :

 

Mais c'est du tribunal que la foule s'empresse

 

est un logogriphe que je signale à l'animadversion de ceux même qui l'ont commis. »

Il y en aurait bien d'autres à signaler !

L'appréciation de Victor Wilder a de grandes analogies avec celle de Fourcaud :

 

Ce que je ne crains pas de dire, dès à présent, c'est que le système dans lequel son ouvrage est écrit manque de franchise et de décision, ce n'est pas le style de la symphonie dramatique, dont Wagner a donné les règles et le modèle, ce n'est pas non plus le système des œuvres anciennes ou, comme on dit familièrement le vieux jeu. A vrai dire, c'est un mélange de tout cela, un compromis sans caractère, d'où ne se dégage aucune note personnelle. D'une part, la mélodie vocale n'a pas dans sa musique le relief et la franchise que réclament les partisans de l'école italo-française, de l'autre, l'orchestre n'ose pas prendre les fonctions qu'on lui assigne dans l'Allemagne moderne.

 

Donnons maintenant quelques passages des articles écrits par des critiques d'une école différente, de l'école sensualiste, tenant encore pour la musique qui berce, tout en admettant, mais à regret, que le vieux moule doit être réformé dans une certaine mesure.

 

Sans dédaigner la mélodie, dit de Thémines, il lui a donné une forme nouvelle, jeune élégante, appropriée aux sentiments exprimés par la poésie, rappelant celle des maîtres de l'art des grands novateurs d'autrefois et la soutenant, la revêtant, la parant de toutes les beautés de l'harmonie. On sent qu'il y a un corps, un être vivant sous les draperies lamées d'or, les flots de dentelles, les joyaux et les fleurs. Ce n'est pas l'école allemande proprement dite et encore moins l'école italienne, c'est une fusion heureuse de l'agréable et du lyrique : c'est l'école française nouvelle.

 

Dans le Figaro du 6 mars 1883, A. Vitu, le savant érudit en littérature, qui s'excuse à juste titre de parler musique, donne bien la note de l'opinion de son entourage et du public mondain :

 

Ceux qui, jugeant Saint-Saëns d'après certaines compositions purement descriptives ou pittoresques, seraient tentés de classer M. Camille Saint-Saëns parmi les adeptes, de ce qu'on appelle burlesquement « la musique de l'avenir » tomberaient dans l'erreur. L'auteur de Samson et Dalila, du Déluge et de la Danse macabre appartient, il s'en fait gloire, à la pure tradition classique : Mozart est son Dieu ; on s'en aperçoit à suivre d'une oreille charmée les fines et douces harmonies de son orchestration très travaillée et cependant plus discrète que bruyante.

Il est vrai que M. Saint-Saëns prétend traiter l'opéra en drame lyrique pur, c'est-à-dire en tragédie chantée ; mais il l'entend à la manière de Gluck, bien loin de celle de Wagner qu'il admire sous toutes réserves, qu'il n'imite pas.

 

Voici sa conclusion :

 

La soirée se résume ainsi : Un premier acte vraiment beau, noble et grand, un duo d'amour ravissant au second acte, quelques beaux passages dans la scène du synode au troisième acte, et enfin, au dernier acte, le Quatuor, dont la fortune est assurée. Le quatuor de Henry VIII va faire dorénavant concurrence au quatuor de Rigoletto. Ce qui est prouvé, c'est que M. Camille Saint-Saëns est mélodiste lorsqu'il le veut, et tout fait espérer qu'il voudra souvent après son triomphe de ce soir.

 

Quant à Edouard Thierry, il estime que, dès l'instant où le succès de Henry VIII est dû à certains morceaux de facture italienne, Saint-Saëns doit suivre cette voie et renoncer à toute innovation dangereuse. C'est du moins ce qu'il nous est permis de lire à travers les lignes suivantes :

 

Saint-Saëns a reçu dans la soirée du 5 mars la meilleure leçon que donne à un auteur son œuvre représentée, la leçon du succès­. L'amour-propre se révolte et se raidit contre la chute, il ne se révolte pas contre les joies de la victoire. Il passe aisément du côté des applaudissements et des rappels. L'auteur de Henry VIII a été le premier, j'en suis sûr, à applaudir dans son cœur l'air de Henry : « Qui donc commande... » et Lassalle qui l'interprète à ravir, le duo de Henry et de Catherine, où les deux belles voix de Lassalle et de Mlle Krauss s'unissent dans une si parfaite harmonie ; le superbe trio avec chœur : « La mort est due à qui trahit son roi », et tout le duo de Henry avec Anne de Boleyn, chef-d'œuvre de grâce et de tendresse, dont l'admirable talent de Mlle Richard, uni à celui de Lassalle, a fait un double chef-d'œuvre. Le moyen que l'auteur oublie, ce puissant effet du final du premier acte, et toute la salle soulevée par le quatuor et la représentation interrompue par la persistance obstinée de l'acclamation unanime ?

C'est à Saint-Saëns de choisir, et le choix est doux à faire. Heureux ceux qui n'ont qu'à mettre leur talent en liberté pour mettre leur succès hors de doute.

 

Proserpine, drame lyrique en quatre actes, paroles de Louis Gallet, d'après A. Vacquerie, jouée le 16 mars 1887 à l'Opéra-Comique, méritait mieux que l'échec relatif qu'elle a subi. Un acte gracieux, vraiment français dans le meilleur sens du mot, un dénouement rappelant par l'émotion franche et de bon aloi, que le compositeur a su y introduire, les meilleures pages de Henry VIII, compensaient bien les tendances indécises qui diminuent le mérite de l'œuvre.

 

***

 

A côté de Samson et Dalila, le chef-d'œuvre de Saint-Saëns, il n'est que juste de placer la Lyre et la Harpe (op. 57) (*), merveilleuse traduction musicale de l'ode de Victor Hugo, une des plus belles pages symphoniques du maître français. Commandée pour le festival de Birmingham en 1879, elle fut exécutée pour la première fois à Paris au concert populaire du 11 janvier 1880, sous la direction de Pasdeloup ; le public lui fit un chaleureux accueil. Le contraste entre le Passé, et l'Avenir, entre le Paganisme et le Christianisme, entre Jupiter Olympien, Dieu de courroux et Jésus de Nazareth, Dieu de clémence, a été rendu avec une habileté et un bonheur incroyables. Que de pages exquises à citer ! Le prélude d'un sentiment si grave et pénétrant ; — le chœur langoureux : « Dors, ô fils d'Apollon » ; — l'air de contralto solo : « Eveille-toi, jeune homme », accompagné par la voix majestueuse de l'orgue, paraphrase du prélude, d'un sentiment bien chrétien ; — la belle strophe : « Homme, une femme fut ta mère » , absolument dans le style Schumannien, rappelant certaine page du Paradis et la Peri ; — le n° 8, pour soprano, contralto et chœur de femmes : « Aime Eros... », dont le motif orchestral, (le dessin persistant de quatre doubles croches et une croche liées), évoque le souvenir lointain de la majestueuse phrase initiale du largo du trio pour piano, violon et violoncelle de Beethoven (n° 1, op. 70). De cette ravissante inspiration, transportée dans une tonalité moins raffinée, un écho doux et atténué passe légèrement à travers le prélude du deuxième acte de Proserpine ; — la strophe n° 9, si caressante, dans la manière de Gounod... mais il faudrait citer toute la partition !

 

(*) La Lyre et la Harpe est dédiée à Henri Reber, de l'Institut.

 

Il est à remarquer que les compositions purement religieuses de Saint-Saëns sont peut-être celles dans lesquelles se révèlent la chaleur communicative et le charme qui font trop souvent défaut dans ses autres œuvres. Des pièces comme l'Oratorio de Noël (op. 12), exécuté à la Madeleine ; le Psaume XVIII, Cœli enarrant (op. 42), dont la première audition eut lieu, en avril 1873, au premier concert spirituel donné dans la salle de l'Odéon, et la Messe de requiem (op. 54), exécutée à Saint-Sulpice, sont d'une merveilleuse venue. Bien qu'elles n'aient pas obtenu le succès qu'elles méritaient, nous les plaçons bien au-dessus des poèmes symphoniques ! Le Psaume XVIII, divisé en dix parties, renferme des pages inspirées ; il suffit de citer la phrase large et pleine d'élévation du ténor (n° 3), le sextuor (n° 8) : Delicta quis intelligit, et surtout le quintette avec chœur qui compose le n° 7. C'est le morceau capital dans lequel se distinguent des qualités éminentes de forme, de style, de couleur et de sonorité ; voilà une page digne d'un maître.

L'Oratorio de Noël (op. 12), dédié à Mme la vicomtesse de Grandval, sur des paroles latines, est une des premières œuvres de Saint-Saëns. Elle est empreinte d'une grâce et d'une tendresse que l'on est heureux de signaler ; mais elle donne, dès le début, à résoudre la question suivante : Saint-Saëns s'est-il inspiré de Gounod, ou Gounod a-t-il imité Saint-Saëns ? Le prélude Allegretto pastorale est établi presque notes pour notes sur le motif bien connu de l'ouverture de Mireille et ce motif nous le retrouvons encore dans la suite de l'Oratorio (quintette avec chœur n° 9). Il resterait à déterminer exactement les dates respectives de production de Mireille et de l'Oratorio de Noël ; les deux intéressés pourraient seuls éclairer notre religion. Quoi qu'il en soit, cette petite partition, qui ne contient que neuf morceaux, mériterait d'être plus connue. Elle tient dans l'œuvre de Saint-Saëns une place analogue à celle trop modeste aussi qu'occupe dans l’œuvre de Gounod le charmant oratorio de Tobie. Le « Nolite timere », dit par le soprano solo dans le n° 2 (récit et chœur), est une page inspirée de Mozart ; le chœur qui le suit immédiatement rappelle la manière large de Haendel. Signalons le sentiment profondément religieux et la simplicité exquise de l'air de mezzo-soprano Expectans, la fière allure du chœur n° 6, Quare fremerunt gentes, dont l'accompagnement est d'une vigueur peu commune. Mais la perle de la partition est, avec le quintette n° 9, dont nous avons déjà parlé, le trio andante con moto n° 7. Accompagnée par la harpe, la phrase mélodique, d'un charme exquis, reprise tour à tour par les voix de soprano, ténor et baryton, s'enchaîne admirablement. Sur les mots in splendoribus sanctorum, le trait pianissimo et vertigineux de l'accompagnement semble s'élever jusqu'aux nues et s'y perdre.

 

***

 

Si nous entrions dans l'étude de la musique de chambre, des concertos, des morceaux détachés, nous aurions surtout à signaler, hormis le quintette (op. 14) pour piano et instruments à cordes, que nous considérons comme un travail d'organiste, le quatuor en si bémol (op. 41) également pour piano et instruments à cordes ; le septuor (op. 65) pour trompette, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse et piano ; surtout le trio en fa (op. 18) pour piano, violon et violoncelle. Cette composition nerveuse, déliée, un peu maigre parfois, si l'on veut, mais d'une si élégante maigreur, est l'une des premières et des meilleures inspirations du maître. Elle montre que Saint-Saëns a su trouver de bonne heure, en tant que musique de chambre, une forme et un genre bien à lui, quoique dérivant de l'école allemande. Il ne s'élèvera jamais plus haut par la suite. Le motif initial syncopé de l'allégro vivace à 3/4, dit d'abord par le violoncelle et repris par le violon, est très bien développé et se maintient avec un intérêt soutenu dans toute cette première partie. L'andante à quatre temps est à louer en entier ; c'est une page du plus bel effet dramatique, dont le premier motif en forme de marche que l'organiste pourrait revendiquer est fort heureusement coupé, au poco piu mosso, par une phrase délicieuse, d'un mouvement haletant, confiée au violon, qui se termine par un point d'orgue du piano, ramenant au motif initial. Quant au scherzo, avec ses notes à contre-temps lancées dans un mouvement fort rapide, il se détache avec la vivacité la plus piquante ; c'est grêle et c'est fin à ravir. L'allegro à 2/4, qui débute par deux notes pleines de tendresse que se renvoient tour à tour le violon et le violoncelle, clôt dignement cette composition, qui, nous le répétons, est, à notre avis, le chef-d'œuvre de Saint-Saëns pour la musique de chambre.

Ses Concertos de piano (op. 17 en , op. 22 en sol mineur, op. 29 en mi bémol, op. 44 en ut mineur) ont eu dès leur apparition, à l'exception toutefois du troisième en mi bémol, un vif succès que l'auteur n'a pas peu contribué à assurer en se rendant leur interprète, interprète hors ligne en France et à l'étranger. Ils n'offrent pas, autant qu'on s'est plu à le proclamer, une originalité bien marquée ou, si l'on veut, une caractéristique très notable, comme style ou comme forme, si on les compare aux concertos des maîtres de l'école romantique. On y rencontre, il est vrai, une grande ingéniosité dans les développements, une certaine nouveauté dans les traits confiés à l'instrument soliste. Mais il serait facile de signaler dans ces compositions nombre de réminiscences de motifs trop connus. Ainsi, pourquoi dans le concerto en ut mineur (op. 43) (*), l'auteur s'est-il complu à retracer d'une manière persistante, dans le premier morceau, le motif initial de l'ouverture de Struensée, dont il s'est servi également en le paraphrasant dans le finale du même concerto ?

 

(*) Exécuté pour la première fois par Saint-Saëns aux concerts du Châtelet le 31 octobre 1875.

 

Le deuxième en sol mineur (op. 22) est devenu classique. Joué pour la première fois par Saint-Saëns aux Concerts-Populaires le 13 décembre 1868, il a été donné depuis comme morceau de concours aux élèves du Conservatoire.

Le troisième en mi bémol (op. 29), composé dans les Pyrénées et dédié à Delaborde, ne fut pas goûté de prime abord par le public, si nous en jugeons par les lignes suivantes que l'auteur lui a consacrées : « Ce concerto a eu des commencements difficiles, à Leipzig d'abord, où un accord assez bizarre qui se trouve au début de l'adagio a failli amener une véritable bataille dans les couloirs de la salle du Gewandhaus ; au Conservatoire de Paris ensuite, où le public du lieu lui a fait un accueil plus que glacial, auquel tout le monde est exposé dans ce redoutable sanctuaire et auquel ni Mozart ni Beethoven n'ont échappé, ce qui est fait pour consoler les pauvres petits compositeurs de mon espèce ! »

Dans le genre instrumental, nous aurions à décrire encore bien des œuvres de valeur : la belle Romance en si bémol (op. 37) pour piano et flûte ou violon, d'un si large sentiment ; plusieurs de ses concertos pour violon ou violoncelle, notamment le concerto en la majeur (op. 20) pour violon dédié à Sarasate et exécuté par ce merveilleux virtuose aux concerts du Châtelet ; Wedding­-Cake (op. 76), caprice-valse pour piano et instruments à cordes, composé à l'occasion du mariage de Mme Remaury, la célèbre pianiste, avec M. de Serre, etc., etc.

 

***

 

Parvenus au terme de cette étude de critique musicale sur un des maîtres les plus en vue de la nouvelle école française, nous pensons avoir donné un aperçu impartial de la valeur de ses œuvres, marquant les qualités incontestables sans cacher les défauts de la cuirasse, et souvent même, en appelant à des critiques autorisés pour confirmer notre jugement sur telle ou telle de ses compositions. La suite de la carrière de ce compositeur nous apprendra si ses admirateurs auront été bons prophètes, lorsqu'au lendemain des auditions d'Étienne Marcel et de Henry VIII, ils lui ont dit : « Tu Marcellus eris ! »

Considéré d'après l'ensemble de son œuvre musicale, Saint-Saëns apparaît comme un musicien d'un grand talent, comme un artiste admirablement doué dès l'enfance, mais non comme un créateur de génie. Il a sa place parmi les esprits intelligents et indépendants qui, au début de leur carrière, n'ont pas craint d'affronter les idées nouvelles, sans cependant avoir eu l'audace de tenter des réformes capitales. Ceux-là n'auront été qu'à demi engagés dans le mouvement de transition ; aussi leur réputation ne dépassera peut-être pas le siècle dans lequel il ont vécu.

Très pénétré, dès le principe, de l'opportunité d'une étroite alliance de la Muse française et de la Muse allemande, Saint-Saëns aura été un des éducateurs de la génération qui vient. Par une des étrangetés de sa nature versatile, il a renié le lendemain la théorie que, la veille, il avait mise en pratique pour son propre compte et recommandée à ses disciples : comme conséquence, la gloire d'avoir été un des promoteurs en France du mouvement musical dans le domaine instrumental sera atténuée, pour ne pas dire ternie, par son apostasie des derniers jours.

En tant que créateur, son influence n'aura pas été celle d'un Berlioz. Plus complètement musicien que ce dernier, qui était avant tout un grand poète se servant des éléments musicaux pour rendre ses merveilleuses impressions lyriques, il ne laissera pas après lui une traînée lumineuse (*), comme l'auteur de la Damnation de Faust, qui, malgré des faiblesses évidentes, a eu de ces grands coups d'aile réservés aux artistes vraiment inspirés et voués par leur impérieuse originalité aux bonnes fortunes les plus éclatantes comme à plus d'un hasard malencontreux !

 

(*) « C'est un météore qui brille et laisse après lui une odeur de soufre.

Robert Schumann. »

(Article sur l'ouverture de Waverley paru dans la Neue Zeitschrift für Musik.)

 

***

 

 

IV
L'ECRIVAIN

 

 

Parmi les modernes, je ne connais qu'un seul homme qui ait possédé à un degré éminent les deux qualités de l'artiste et de l'écrivain : c'est Fromentin. Et encore, devons-nous reconnaître qu'il a été beaucoup plus en possession de sa plume que de son pinceau. Dès qu'il a abordé la littérature, il s'est révélé maître en l’art d'écrire : nul tâtonnement, nulle hésitation. Ce que ses yeux avaient admiré, ce que son pinceau avait si souvent cherché à traduire, il a su le rendre du premier coup dans ce style poétique et pittoresque, d'une séduction troublante, qui le plaça, dès le premier jour, à la tête de ces initiateurs qui ont été l'écho de nos sensations les plus intimes, souvent même si profondément enfouies dans notre cœur qu'elles étaient ignorées de nous. Quatre volumes ont suffi pour établir la réputation de Fromentin comme écrivain. Mais ces volumes sont : un Été dans le Sahara,— une Année dans le Sahel, —
Dominique, — les Maîtres d'autrefois !

« Il a deux muses, a dit Sainte-Beuve, il est peintre en deux langues, il n'est pas amateur dans l'une ou dans l'autre, il est artiste consciencieux, sévère et fin dans toutes deux. »

Que si l'on était tenté de rechercher les motifs de cette génialité dans deux arts différents, on arriverait à cette conclusion que Fromentin, ne s'étant pas spécialisé dans la critique d'art, a abordé, dès le principe, les sphères les plus élevées de la littérature. A l'exception des Maîtres d'autrefois, dans lesquels il a entrepris, après bien des hésitations, l'étude critique, mais en même temps psychologique des grands peintres, ses trois autres œuvres sont des travaux essentiellement littéraires qui laissent bien entrevoir le talent de l'artiste peintre si coloriste, mais qui nous révèlent un tempérament d'homme de lettres vraiment génial. Il voulut avoir en main deux instruments distincts, parce qu'il estimait « qu'il y a des formes pour l'esprit, comme il y a des formes pour les yeux. La langue qui parle aux yeux n'est pas celle qui parle à l'esprit. Et le livre est là, non pour répéter l'œuvre du peintre, mais pour exprimer ce qu'elle ne dit pas » (*).

 

(*) Un Été dans le Sahara. — Préface XV.

 

Un autre artiste, un musicien celui-là, a manié également la plume avec une dextérité surprenante, avec une crânerie et une nervosité vraiment remarquables : c'est Berlioz. Mais, si l'on excepte ses admirables livrets dramatiques dans lesquels respire un souffle shakespearien,
la plume de l'auteur de la Damnation de Faust est celle d'un critique et d'un polémiste ardent, plutôt que celle d'un littérateur proprement dit. Non pas qu'il n'ait déployé dans ses merveilleux Mémoires et dans ses autres ouvrages littéraires un talent de styliste vraiment hors pair ; mais il faut cependant reconnaître que des livres comme : A travers chants, les Grotesques de la musique, les Soirées de l'orchestre, des articles comme ceux parus au Journal des Débats confinent presque exclusivement au métier du musicien. Berlioz remplissait là une tâche d'autant plus ingrate, d'autant plus difficile pour l'artiste qu'on exige de lui généralement plutôt des preuves que des paroles, et qu'en admettant que sa façon de comprendre l'art dans ses propres créations ne l'empêche pas de juger sainement, il s'expose, par sa franchise, à s'aliéner presque tout le monde et à susciter d'implacables inimitiés : ajoutons que, chez Berlioz, l'artiste a un tel génie que l'écrivain, malgré toute sa valeur, ne vient qu'au second plan.

Il nous serait facile, du reste, si nous voulions étendre le cadre de cette étude, de prouver combien les artistes, à de rares exceptions près, celle de Reyer par exemple, et à quelque branche de l'art qu'ils se rattachent, ont été souvent mal inspirés lorsqu'ils ont pris la plume du critique pour juger les œuvres de leurs rivaux. Leur manière exclusive de sentir et de comprendre l'art, la contemplation constante de leur œuvre les ont mis dans l'impossibilité de posséder l'impartialité, cette qualité nécessaire, avant tout, pour l'écrivain qui touche à la critique d'art.

 

***

 

Saint-Saëns nous fournira un des exemples les plus frappants de cette incompatibilité entre les facultés de l'artiste-créateur et celles de l'écrivain-critique d'art. Il semblerait même qu'il ait reconnu cette vérité, lorsqu'il a écrit les lignes suivantes en tête de l'introduction de son livre, Harmonie et Mélodie : « Des personnes très sensées, auxquelles je suis loin de donner tort, estiment qu'un artiste doit s'occuper uniquement de son art et emploie plus utilement son temps en produisant des œuvres qu'en donnant son avis sur celles des autres. » S'il s'était tenu dans cette sage réserve, il n'aurait pas encouru le reproche qui lui a été adressé si souvent d'avoir montré une versatilité inexplicable, d'avoir porté des jugements un peu à tort et à travers, en un mot d'avoir suivi une ligne de conduite qui n'a fait et ne fera que le diminuer devant l'opinion publique, pour le présent comme pour l'avenir. Prévoyant les objections qui lui seraient faites au sujet de cette versatilité, il a exposé qu'en principe il admirait, sans les comprendre, les personnes qui, en matière d'art, pouvaient se faire une opinion qu'ils ne réformaient plus jamais.

Nous répondrons tout d'abord à Saint-Saëns que le meilleur moyen pour ne pas avoir à réformer et à regretter les jugements portés sur tel ou tel maître, c'est d'éviter ce défaut si commun à nos compatriotes, qui consiste à vouloir émettre, dès le début, une opinion quelconque sur un auteur avant d'avoir soumis ses œuvres à une étude approfondie. Que de décisions n'avons-nous pas vu prononcées à la légère contre les plus grands génies, qui non seulement n'ont point été ratifiées par la suite, mais dont leurs auteurs ont eu eux-mêmes à rougir de leur vivant ! En France, nous nous fions à cette grande vivacité d'esprit, à cette facilité d'entendement rapide mais superficielle pour énoncer les opinions les plus fantaisistes sur les hommes ou les choses que nous connaissons à peine. Ainsi s'établissent des légendes que la postérité se charge de rectifier. Citons pour mémoire celle qui a consisté pendant longtemps à laisser entendre que les compositions de Berlioz ou de Wagner manquaient de mélodie !

Nous estimons, en outre, qu'il y a des génies sur la valeur desquels il est impossible de varier. Ils se sont tellement imposés par la grandeur et l'élévation de leur œuvre à l'admiration de leurs semblables, ils ont été à un si haut degré les bienfaiteurs de l'humanité que les renier ou les critiquer, après les avoir adulés, nous semble une pure hérésie. Quels que soient les vicissitudes du goût et les caprices de la mode à travers les siècles, les œuvres de tels géants resteront impérissables et immuables sur le roc qu'assaillent les tempêtes. Non, il n'est pas plus permis de varier, n'en déplaise à Saint-Saëns, sur Beethoven, sur Mozart que sur Wagner ou sur Schumann. Certaines de leurs compositions, appartenant aux premières périodes de création, peuvent ne pas réunir toutes les conditions de perfection qui ont assuré à jamais le succès des œuvres de l'époque de maturité. Mais il n'en est pas moins vrai qu'elles sont les premières étapes de génies s'acheminant vers l'immortalité et que, considérées à ce point de vue, elles doivent être admirées et respectées comme le sont ou l'ont toujours été les premières esquisses, les premières ébauches des grands maîtres de la peinture et de la sculpture.

Et, puisque nous faisons une incursion dans le domaine de ces deux arts, qu'il nous soit permis d'évoquer le grand nom de Rembrandt pour servir à notre argumentation !

Admettons un instant que Saint-Saëns soit possesseur d'un tableau de ce maître (ce que nous souhaitons) : il aura pour lui, pendant plusieurs années, un enthousiasme débordant, furieux. Puis cette belle fureur se calmera, il commencera à y découvrir ce qu'il appellera de graves défauts, comme si les ombres d'un maître tel que Rembrandt ne disparaissaient pas dans la grandeur de l'œuvre, n'étaient même pas nécessaires à cette grandeur ! Comme si, puissant maître de son art, il n'avait pas le droit de se jouer de toutes les imperfections, de toutes les laideurs physiques, en les relevant par leur originalité morale !... La vue finira par lui en être pénible. Il souhaiterait à sa place un Raphaël ! Cette disposition d'esprit, amenée par une contemplation journalière d'un chef-d'œuvre, cette versatilité qui en est la conséquence prouvent-elles que l'œuvre de Rembrandt ne soit une œuvre hors ligne, que Rembrandt n'est pas et ne sera pas toujours un des peintres les plus admirables, les plus profondément humains ?

C'est cependant ce qui est arrivé à Saint-Saëns pour les œuvres de Schumann, de Brahms et de Wagner.

Après avoir exécuté ou entendu un nombre incalculable de fois le Quintette de Schumann, qui fut et est encore un des morceaux de résistance de toute séance de musique de chambre, il déclare que cette composition pour laquelle il ressentit pendant plusieurs années un enthousiasme débordant, furieux, est pleine de GRAVES DÉFAUTS qui lui en rendent l'audition presque pénible... En s'exprimant ainsi, il me rappelle l'histoire comique de cet ancien Prix de Rome, de ce raté qui, après avoir joué malgré lui, ce fameux Quintette de Schumann, se leva furieux en déclarant à haute et intelligible voix que cette composition était pleine de fautes contre la grammaire... « Connaissez-vous l'aventure de Beethoven et de Ferdinand Ries son élève, lui demanda un des auditeurs qui n'avait point goûté cette sortie intempestive ? Non ! — Alors je vais vous la narrer pour votre édification : Ferdinand Ries, se promenant un jour avec Beethoven, lui parlait de deux quintes qui se trouvent dans son premier quatuor en ut mineur : — Eh bien ! qui est-ce qui les a défendues ? s'écria Beethoven. Son élève lui répondit plein d'étonnement : mais tous les théoriciens, Marpurg, Kirnberger, Fuchs, etc... Ce sont là du reste les premières règles fondamentales. — Et moi, je les permets ! répliqua le Maître ».

Les rieurs furent du côté du narrateur.

 

***

 

Saint-Saëns a été encore moins impartial et plus dénué de clairvoyance dans ses écrits sur Brahms, le plus grand symphoniste de l'Allemagne moderne, que sur Schumann ou Wagner. Son jugement, à l'égard de ce grand maître, se borne à déclarer que « ses compositions sont assurément bien écrites, mais qu'elles sont lourdes, antipathiques, reflétant d'une façon désolante l'esprit étroit et pédant de certaines petites villes de Germanie » — Il dit ailleurs : « Pour ce qui est de l'école classique, Brahms en tête, c'est bien pis encore, c'est un art guindé dans lequel on s'ennuie comme dans un salon dévot d'une petite ville de province ; on étouffe, c'est à mourir. » Il suffira de comparer les merveilleuses symphonies, la musique de chambre et les lieder de Brahms aux œuvres de même nature de tous les compositeurs allemands, russes, ou français, ayant acquis quelque notoriété depuis la mort de Schumann (y compris celles de Saint-Saëns), pour établir la haute supériorité du maître de Hambourg. — On jugera de quel côté sont le pédantisme et l'étroitesse !

Dans une lettre rendue publique, adressée le 5 mars 1881, à M. Hippeau, directeur de la Renaissance musicale, Saint-Saëns, expliquant les motifs futiles qui le déterminaient à renoncer à toute collaboration à cette revue (le nom de Gounod avait été omis par erreur), terminait ainsi : « Je serai tant qu'on voudra pour Wagner contre Brahms, pour Wagner contre Verdi... »

Que signifie cet enfantillage ? on s'expliquerait à la rigueur qu'on fût pour Wagner contre Verdi, pour l'école allemande contre l'école italienne, bien que Verdi, depuis Don Carlos, Aïda, le Requiem, et Otello ait donné des gages sérieux à l'école allemande. Mais qu'on admire Wagner, pour dénigrer Brahms, deux compositeurs de la même face, tous deux pénétrés, chacun dans leur sphère, de l'amour du grand art, cela se comprend difficilement.

Si l'on se place à un autre point de vue, ajoutons qu'aucune assimilation n'est possible entre le génie de Brahms et celui de R. Wagner. Il n'y a pas plus à dire que l'on est pour Wagner contre Brahms, que pour Wagner contre Beethoven. Brahms a été, en effet, un des continuateurs de Beethoven ; ne cherchant pas à suivre le mouvement musical, qui se dessinait de plus en plus vers le drame lyrique ; il a écrit de belles œuvres symphoniques, des compositions dites de musique de chambre qui, inspirées par celles de son illustre devancier, ont pris, en passant à travers l'école romantique des Mendelssohn et des Schumann, une chaude couleur et une saveur toute particulière. Elles sont déjà jugées comme telles par les critiques d'art, les plus sérieux en France et en Allemagne et la postérité ratifiera ce jugement.

« Là où Mendelssohn, a dit Saint-Saëns, peignait des aquarelles, Schumann a gravé des camées » (*). Nous ajouterons : Brahms, lui, a taillé des diamants.

 

(*) Harmonie et mélodie, page 197. A cette époque, le Quintette de Schumann n'avait probablement pas cessé de plaire à Saint-Saëns.

 

***

 

En ce qui concerne R. Wagner, Saint-Saëns a entassé Pélion sur Ossa, pour chercher à démontrer que ce n'était pas lui Saint-Saëns qui avait changé, mais bien la situation.

Il n'a prouvé qu'une chose, c'est qu'une mauvaise cause est peu défendable.

Oui certes ! la situation a changé ; mais elle ne s'est pas modifiée autrement à l'égard de Wagner que vis-à-vis de Berlioz, de Schumann, etc... Et cette modification est logique. La foule ne va pas aux innovateurs ; elle se défie et n'accepte que les talents consacrés par de longs succès. Il n'appartient qu'à de rares initiés de prévoir la grandeur de l’œuvre d'un génie qui, en raison même de son tempérament de créateur, ne peut suivre le sentier battu par ses devanciers et évoque les mystères de l'individualité. Il lui faut passer par bien des épreuves, par un stage fort long avant de persuader d'abord, d'enthousiasmer ensuite ce public, si enraciné dans la routine. Souvent même, la mort l'atteindra, avant que le jour de gloire soit arrivé. Berlioz en est un des exemples les plus frappants.

La réaction en faveur de Wagner devait être d'autant plus violente, que son œuvre si audacieuse, si nouvelle au point de vue du drame lyrique moderne avait suscité, dès le début, d'orageux débats et déchaîné de véritables tempêtes. Ce merveilleux évocateur des vieilles légendes, des mythes, qui avaient été pendant de longs siècles la nourriture spirituelle du peuple, devait à la longue réveiller et agiter puissamment la fibre de l'humanité par la géniale adaptation de ces récits merveilleux et poétiques au drame musical.

N'est-il donc pas naturel que, nouveau messie, il ait fanatisé une foule de disciples au point de les rendre tellement pénétrés de son œuvre, que toute autre création devait les laisser indifférents ?

Mais que nous importe, qu'importe à Saint-Saëns cet exclusivisme, cette Wagnéromanie, pour parler comme lui !

Pour tous ceux qui pratiquent l'indépendance en matière d'art et qui s'éloignent de toute coterie, il suffit d'admirer sans parti pris et d'estimer à leur juste valeur les grands maîtres qui ont su donner à l'art une impulsion nouvelle — et cela, sans se préoccuper des dénigrements violents ou des admirations intempestives.

Les critiques de Saint-Saëns à l'égard de Wagner se produisant à une époque où les compositions de ce maître commencent à être appréciées en France (du moins dans les concerts) nous donneraient à penser que son admiration d'autrefois pour ces mêmes œuvres n'a cessé ou n'a diminué que du jour où elles ont pu lui porter ombrage, du jour surtout où la concurrence sur nos théâtres pouvait devenir redoutable pour tout autre musicien, Saint-Saëns le premier.

Citons à l'appui de notre thèse l'opinion très sensée émise par Edmond Hippeau sur la doctrine de Saint-Saëns à l'égard des compositions de Wagner. (*)

 

(*) Henry VIII et l'Opéra français par E. Hippeau, page 11.

 

« Nous ne trouvons rien d'intéressant ni de neuf dans les objections opposées par Saint-Saëns au système wagnérien : il n'a vu juste ni pour le fond, car il évite absolument de se placer au point de vue du compositeur et juge Tristan, Parsifal et les personnages de la Tétralogie, comme si c'étaient là des êtres ayant nos idées, nos mœurs, notre langage et devant se mouvoir selon la convention théâtrale ; — ni pour la forme, car il reproche au musicien d'avoir détourné les moyens de leur but propre et étalé des complications inutiles, qualifiant sa polyphonie de virtuosité pure. Il n'y avait qu'un maître auquel pût s'adresser le dernier de ses reproches : c'est Meyerbeer et non Wagner. Mais il est assez piquant que la critique ait été reprise et retournée précisément contre l'auteur de Henry VIII, ce qui prouve combien il est inutile au compositeur de se mêler d'autre chose que de son métier. Musiciens, faites de belle et grande musique, mais n'écrivez jamais et observez sagement le précepte : ne critiquez pas chez autrui ce que vous ne voulez pas que l'on critique chez vous. »

Cette sage maxime devrait être inscrite en lettres d'or sur les sanctuaires réservés à l'art musical !

 

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Depuis sa rupture avec l'école allemande, Saint-Saëns n'a pas laissé échapper l'occasion d'attaquer par la plume, par la parole ceux qui défendent et admirent les œuvres des grands maîtres d'outre-Rhin.

Dans un article intitulé : Victor Massé, écrit à l'occasion de la cérémonie d'inauguration de la statue de ce compositeur à Lorient (*), il a éprouvé le besoin d'être plus agressif que jamais à l'égard des esprits distingués qui, se tenant en dehors de toute coterie, pensent que l'école française a tout à gagner à fraterniser avec l'école allemande. Reprenant sa thèse favorite : L'art doit avoir une patrie, pour répondre à celle que nous défendons unguibus et rostro : L'art n'a pas de frontières, il s'écrie dans un mouvement d'indignation : « Les Français qui, chaque jour, déversent le mépris sur l'école française, croient probablement bien faire et agir dans l'intérêt de leur pays. »

 

(*) Journal La France, 6 septembre 1887.

 

Sans vouloir rappeler, les polémiques soulevées à l'occasion des voyages que fit Saint-Saëns en Allemagne au lendemain de la guerre de 1870-1871, nous lui dirons : croyez-vous que ceux qui engagent les jeunes musiciens français à admirer et à étudier les œuvres des grands maîtres, à quelque pays qu'ils appartiennent, en leur signalant les faiblesses de l'école française, ne font pas acte de patriotisme à un meilleur titre que ceux qui, après avoir renié leur doctrine d'autrefois, engagent ces jeunes musiciens à rester dans l'ornière et à fuir une école qui ne peut qu'élever le niveau de leurs intelligences ? Croyez-vous que la grandeur de la patrie, dont nous sommes aussi soucieux que vous, ne gagnera pas à posséder une école nationale qui, s'inspirant des belles traditions de l'art symphonique et dramatique, arrivera à produire des œuvres capables d'être mises en parallèle avec celles des écoles étrangères ?

Les arts sont comme les peuples : à certaines époques psychologiques, l'infusion d'un élément étranger, comme celle d'un sang nouveau devient une nécessité.

Les autres nations, l'Allemagne en tête, n'ont-elles pas compris cette obligation, lorsqu'elles ont envoyé leurs enfants étudier dans nos écoles après de nos maîtres éminents deux arts, la peinture et la sculpture, qui ont pris un prodigieux développement, en France au dix-neuvième siècle ?

La belle Renaissance italienne n'a-t-elle pas été un champ d'études pour les artistes de toutes les nations ? N'a-t-elle pas poussé des racines profondes sur le sol français, comme sur le sol allemand, etc. ?

Les exemples à citer, seraient nombreux.

Nous renvoyons à Saint-Saëns, les paroles de Royer‑Collard s'adressant à Victor Hugo, par lesquelles il termine son article sur Victor Massé :

« Je ne blâme pas ceux qui ont agi autrement que moi. Chacun a sa conscience et dans les choses politiques il y a beaucoup de manières d'être honnête. On a l'honnêteté qui résulte de la lumière qu'on a. »

Dans les choses artistiques, c'est tout pareil, ajoute Saint-Saëns.

Nous laissons à la postérité le soin de juger si, dans les écrits, dans la propagande artistique qui se rapportent à la dernière moitié de sa vie, la lumière projetée par le maître français aura répandu un éclat bien vif et bien franc !

 

***

 

Comme nous l'avons déjà dit, Saint-Saëns, avec son esprit toujours éveillé aux choses de l'art et de la science, a touché, superficiellement il est vrai, à des questions bien diverses.

Sans parler de son goût particulier pour l'astronomie, qui l'avait amené à dresser un télescope dans son cabinet à l'époque où il habitait le faubourg Saint-Honoré, nous rappellerons qu'il publia en 1886 chez L. Baschet une élégante brochure, illustrée de dessins au trait, portant le titre suivant : Note sur les décors de théâtre dans l'antiquité romaine.

C'est le travail ingénieux d'un chercheur, dont l'esprit accueille rapidement, trop rapidement peut être, une idée qui a passé par son cerveau, au moment où il regardait les motifs des peintures décoratives retrouvées à Pompéi. Jusqu'à ce jour, les archéologues n'avaient vu dans ces arabesques délicates, dans ces colonnades superposées que la fantaisie d'artistes qui se prêtaient au goût de l'époque. Saint-Saëns a voulu y trouver la reproduction des décors de théâtre dans l'antiquité romaine. Il nous paraît difficile, à première vue, d'admettre que les décorations architecturales et sculpturales si imposantes, si grandioses de la scène dans les théâtres romains, aient pu s'accommoder à une ornementation d'un autre genre, qui aurait enlevé tout le prestige de ce fond de scène colossal, tel qu'on le voit encore au théâtre d'Orange. Les représentations théâtrales, avec leur caractère presque religieux, ne semblaient pas du reste devoir comporter un autre décor que celui de cette majestueuse architecture : on n'admettait que les périactes, prismes triangulaires recouverts de peintures ou d'inscriptions, destinés à fixer le spectateur sur le lieu où devait se passer la scène et qui, en raison de leur peu d'élévation, n'enlevaient rien à la grandeur de la décoration architecturale.

Il est donc à supposer que les peintures décoratives intérieures des maisons de Pompéi n'étaient dues qu'à l'imagination fertile des peintres de l'époque. Ne pourrait-on même avancer simplement qu'elles étaient destinées à jouer en quelque sorte dans l'habitation romaine le rôle que remplissent les glaces dans l'habitation moderne et qu'elles avaient ainsi pour but, avec leurs dessins en profondeur, de reculer les murs de l'appartement et de l'éclairer par l'effet d'une fausse perspective ?

Au dix-huitième siècle, les Berain et les Toro n'ont-ils pas couvert de leurs arabesques, spirituellement inspirées par la renaissance italienne, les plafonds, les murs des appartements, voire même les belles faïences de Moustiers ?... Qui s'aviserait de dire que, dans leurs brillantes fantaisies, véritables trésors pour l'art industriel, ils aient cherché à reproduire telle ou telle décoration déterminée !

 

***

 

Nous avons vu Saint-Saëns tour à tour musicien, critique d'art (*), astronome, archéologue. Nous le verrons maintenant poète à ses heures.

 

(*) Nous avons passé sous silence le début que fit Saint-Saëns, comme journaliste, sous le pseudonyme de Phemius, dans la Renaissance littéraire et artistique, petite feuille hebdomadaire éclose après la guerre de 1870, et si bien disparue aujourd'hui, qu'il est à peu près impossible d'en retrouver un exemplaire. Cette revue avait mis à l'ordre du jour « l'Insenséisme truculent ! » De temps à autres paraissaient des articles « ruisselants d'inouisme » et si dénués de sens que l'auteur aurait été incapable d'expliquer ce qu'il avait voulu dire. Nous citerons, à titre d'exemple, ces vers d'Armand Silvestre :

Le seul qui monte aux cieux est le bruit des flots

Quand la nuit à leur voix ouvre ses grands silences

Et comme le sang perle à la cime des lances

Egrène dans l'air froid leurs rythmiques sanglots !!

La Renaissance littéraire et artistique a eu, hélas ! de nos jours beaucoup trop d'adeptes et d'imitateurs.

 

L'inspiration qu'il a puisée à la fontaine d'Hippocrène lui a permis de mettre au jour quelques strophes s'appliquant soit à des fantaisies pleines d'humour, soit à des sujets d'un ordre plus élevé.

Nous relevons dans un article de Louis Gallet, paru dans la Nouvelle Revue (numéro du 15 mars 1883) deux petites pièces d'un sentiment tout différent qui donneront bien la caractéristique des aptitudes de Saint-Saëns, en tant que poète.

La première est un sonnet qu'il a composé dans un moment de nervosité à l'occasion de l'exécution d'un petit acte de Georges Bizet à l'Opéra-Comique : Djamileh, qui n'eut que douze représentations et tomba sous le dédain des bons bourgeois qui composent la majorité du public de la salle Favart.

 

Djamileh, fille et fleur de l'Orient sacré,

D'une étrange guzla faisant vibrer la corde

Chante, en s'accompagnant sur l'instrument nacré,

L'amour extravagant dont son âme déborde.

 

Le bourgeois ruminant, dans sa stalle serré,

Ventru, laid, à regret séparé de sa horde,

Entr'ouvre un œil vitreux, mange un bonbon sucré,

Puis se rendort, croyant que l'orchestre s'accorde.

 

Elle, dans les parfums de rose et de santal,

Poursuit son rêve d'or, d'azur et de cristal,

Dédaigneuse à jamais de la foule hébétée.

 

Et l'on voit, au travers des mauresques arceaux,

Ses cheveux dénoués tombant en noirs ruisseaux,

S'éloigner la houri, perle aux pourceaux jetée.

 

On ne saurait nier que le trait est bien lancé et que la flèche arrive droit au but.

C'est une impression de tout autre nature que produit la poésie suivante, inspirée au musicien par son séjour en Algérie en 1873 et dont on retrouverait certainement la trace dans la Suite Algérienne (Rêverie à Blidah).

 

Quand le soir est venu, puis l'ombre et le silence

Et l'étoile du ciel et celle du gazon,

D'un pas lent et discret je sors de la maison

Pour goûter le repos de la nuit qui commence.

 

Je vais dans un jardin muet, sombre et désert.

Une vasque de marbre y répand son eau rare,

Don précieux et pur d'une naïade avare.

Des insectes lointains j'écoute le concert.

 

Nul ne vient en ce lieu ; pas de voix ennemies

Qui troublent le silence et son hymne divin ;
Et je bois à longs traits comme un céleste vin

Le calme qui descend des branches endormies.

 

L'étoile du gazon nous semble un véritable logogryphe, destiné à faire concurrence à ceux que l'on rencontre en abondance dans le livret de Henry VIII, et il faudra mûrement réfléchir avant d'arriver à se douter que cette étoile pourrait bien être le ver luisant !

Terminons par un sonnet que Saint-Saëns adressa à Gounod, à l'occasion de la 500e de Faust :

 

« Son art a la douceur, le ton des vieux pastels.

Toujours il adora vos voluptés bénies,

Cloches saintes, concert des orgues, purs autels ;

De son œil clair, il voit les beautés infinies.

 

Sur sa lyre d'ivoire, avec les Polymnies,

Il dit l'hymne païen, cher aux Dieux immortels.

« Faust », qui met dans sa main le sceptre des Génies

Egale les Juan, les Raouls et les Tells.

 

De Shakespeare et de Goethe il dore l'auréole :

Sa voix a rehaussé l'éclat de leur parole,

Leur œuvre de sa flamme a gardé le reflet.

 

Echos du mont Olympe, échos du Paraclet

Sont redits par sa Muse aux langueurs de créole :

Telle vibre à tous vents une harpe d'Eole. »

 

Ne dirait-on pas que c'est au génie même de la musique qu'a entendu rendre hommage l'auteur des vers qu'on vient de lire ? Lorsqu'il a monté si haut le ton de sa lyre jusqu'à proclamer que Gounod est venu dorer l'auréole de Shakespeare et de Goethe, n'a-t-il pas fait preuve à l'égard de ces deux grands génies du manque de respect le plus étrange ?

Nous plaçant au point de vue de l'école française, nous admirons, certes, à leur juste valeur les belle et tendres inspirations répandues dans les œuvres de l'auteur de Mireille, de Faust, de Roméo et Juliette. Si nous avions à esquisser rapidement la caractéristique de ces compositions, nous aurions à faire ressortir, la place très honorable qu'elles occupent parmi les productions de l'école française, — le sensualisme qui s'en dégage trop souvent peut-être (*), — leur assimilation, lointaine, il est vrai, quant à la couleur avec le faire de Mendelssohn, — le côté précieux, mièvre, de telles ou telles pages qui, tout en étant les moins bonnes, ont su gagner la faveur du public, — l'élévation de certaines scènes lorsque le compositeur s'est le plus rapproché de ses modèles ; nous ferions voir encore que Roméo et Juliette, Mireille sont, entre les trois que nous venons de citer, les partitions les plus heureuses. Si nous voulions tracer la physionomie de l'homme, du musicien, nous n'aurions qu'à le montrer à la Villa Médicis, pendant ses années de séjour à Rome, déjà débordant d'enthousiasme, d'exaltation poussée jusqu'au mysticisme, — se laissant, avec sa nature faible et impressionnable, subjuguer par la parole vibrante du père Lacordaire, au point de faire croire à ses amis qu'il échangerait la musique contre le froc, — s'enrôlant dans l'association dite Jean l’Evangéliste, dont le but était la régénération de l'humanité par le moyen de l'art (**), — se laissant, même sur le tard de sa vie, prendre dans les filets d'une fille d'Albion qui, sous des allures de vierge résignée ou de tendre Egérie, avait su exploiter le maître sans même qu'il s'en doutât, — jouant enfin du chauvinisme musical avec une habileté consommée.

 

(*) Mysticisme et érotisme indistincts, confondus par l'équivoque la plus raffinée, la plus ensorcelante dont Sphynx ou Sirène aient pu s'ingénier à tirer une captieuse énigme ou un moyen de séduction irrésistible, serait-ce là tout le génie de Gounod ? Il faut reconnaître toutefois chez lui certains accents qui tiennent vraiment d'une grâce supérieure, leur attendrissement sans fadeur ou leur énergie franche et sans détours, et aussi, par moments, à titre de distraction et de jeu, un badinage musical très fin et très agréable.

(**) Voir le Journal de Fanny Mendelssohn, à la date du 2 juin 1840, d'après les Mémoires de son fils, publiés à la librairie Fischbacher par E. Sergy (page 277).

 

Au musicien, nous appliquerions le vers du poète :

 

Mon verre m'est pas grand, mais je bois dans mon verre.

 

Nous ajouterions que, lorsqu'il a voulu astreindre sa muse à prendre son vol vers des sphères plus élevées, elle ne lui a plus obéi et que toutes les compositions de la dernière partie de sa vie ne sont que des redites, de pâles reflets, des copies bien effacées des belles pages d'autrefois.

Il ne pourrait, par exemple, nous venir à l'idée de déclarer qu'en écrivant Faust, Gounod ait rehaussé l'éclat de la parole de Goethe. Si un éloge aussi solennel pouvait être adressé à un musicien traducteur du Faust de Goethe, ce serait à Berlioz ou bien mieux encore à Schumann
qu'il appartiendrait de le recevoir. De tous les compositeurs qui ont rêvé de traduire cette œuvre de Titan dans la langue magique des sons, c'est R. Schumann qui nous paraît avoir pénétré le plus profondément dans la pensée du poète.

En élevant aussi haut le Faust de Gounod, en ne perdant pas une occasion de porter aux nues le Maître français, Saint-Saëns (il est piquant de le faire remarquer) encourt le reproche qu'il adresse lui-même aux partisans exclusifs de Wagner. Si ces derniers sont atteints de Wagnéromanie, lui est douloureusement affligé de Gounolâtrie ! N'est-ce pas du reste la maladie régnante ?

 

***

 

L'écrivain, chez Saint-Saëns, a-t-il été l'auxiliaire du musicien ? Ses qualités littéraires sont-elles venues ajouter un surcroît de talent, de force à celles qu'il possède comme compositeur ? Nous le chercherions en vain.

A la différence de Berlioz, il n'a pas été à même d'écrire ces admirables livrets qui auraient remplacé avantageusement ceux que lui ont fournis tels de ses collaborateurs, ne fût-ce que le libretto de Henry VIII.

Il n'a pas su, comme Reyer, juger les œuvres de ses rivaux avec l'impartialité, la finesse, la justesse, la bienveillance courtoise, non exempte d'habiles réticences, qui ont assuré la réputation du critique d'art des Débats.

Sa plume n'a fait, après tout, que courir sans but déterminé, s'arrêtant aujourd'hui à un article de critique musicale ou à un problème, le lendemain à un sonnet ou à une dissertation sur l'architecture, avec une versatilité égale à celle dont il a fait preuve si souvent dans ses œuvres musicales.

Son style est, comme son caractère, souvent sec et cassant.

L'idée, chez lui, est peu de chose, la forme presque tout. Et encore cette forme est-elle imparfaite, n'accusant ni cette netteté et cette verve si remarquables chez Berlioz, ni cette fidélité aux mêmes admirations qui honore cet homme illustre.

Les écrits de Saint-Saëns auront servi surtout à lui attirer des inimitiés ou des réprobations qu'il aurait évitées, s'il s'était contenté d'être un musicien plein de savoir et de talent.

 

 

I. Préface

II. la Biographie

III. le Musicien

IV. l'Ecrivain

 

 

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