les chefs-d'oeuvre de la musique
SAMSON ET DALILA
de C. SAINT-SAËNS
Étude
historique et critique
Analyse Musicale
par
HENRI COLLET
Docteur ès
lettres
Compositeur de Musique
PARIS
LIBRAIRIE DELAPLANE
PAUL MELLOTTÉE, Éditeur
48, Rue Monsieur-le-Prince
1932
AVANT-PROPOS
Dans l'enseignement de la littérature l'explication des auteurs lient une place considérable. Pourquoi un texte musical ne serait-il pas « expliqué » à la façon d'un texte de prose ou de poésie ? Pourquoi Faust ou la Walkyrie ne donneraient-ils pas lieu à des commentaires du même ordre que ceux dont le Cid ou Andromaque furent si souvent l'occasion ?
On comprend la pensée qui inspira l'entreprise de celle collection.
Voici de petits volumes dont chacun est consacré
à l'étude d'un des Chefs-d'œuvre de la Musique.
Ils seront tous conçus sur le même plan.
On y trouvera une biographie de l'auteur, des indications historiques sur la genèse de l'œuvre, une analyse littéraire (s'il y a lieu) et une analyse musicale avec de nombreuses citations à l'appui, enfin un memento bibliographique.
En publiant ces Guides de l'amateur au théâtre et au concert on espère servir à la fois les intérêts du grand public et ceux de la Musique elle-même.
PAUL MELLOTTÉE,
éditeur.
Les citations musicales de cet ouvrage sont empruntées à la partition chant et piano de Samson et Dalila éditée par la maison DURAND et Cie, place de la Madeleine.
TABLE DES MATIÈRES
I. INTRODUCTION
III. HISTORIQUE DE « SAMSON ET DALILA »
IV. LE POEME
V. LA MUSIQUE
VI. BIBLIOGRAPHIE
I
La vogue de Samson et Dalila n'a cessé de croître depuis sa première représentation chez Augusta Holmès qui chantait le rôle de la tentatrice auprès du peintre Henri Regnault incarnant celui de Samson... Et il n'est que juste de compter cet ouvrage parmi les chefs-d'œuvre les plus authentiques de la musique française. Il marque, au dire de M. Messager, « une des étapes les plus considérables du drame musical français au milieu du XIXe siècle ». Il faut, ajoute l'auteur de Véronique, devant Samson et Dalila, « beaucoup respecter, beaucoup admirer, beaucoup aimer. L'œuvre a une importance classique. Une inspiration haute et claire s'y prodigue avec une richesse inépuisable et que dirige le goût le plus sûr, le mieux instruit. On ne vantera jamais trop le goût chez Saint-Saëns. Il est subtil, divers, méthodique même dans ses imprévus, et je ne saurais le mieux qualifier que par ce mot : français. D'autres ont dit avant moi, et très excellemment, la force liturgique du premier acte de Samson et Dalila, qu'eût aimé Haendel, auteur, lui aussi, d'un Samson. Vous savez les sensuelles séductions, la passion si languissamment orientale qui vivifient le second acte... Et qu'ils nous font donc rire ces critiques qui, malgré tant de flamme sonore, si je puis dire ainsi, vont disant que Saint-Saëns est un musicien admirable, mais froid, et que chez lui l'esprit prime l'émotion. Il suffit de parcourir ses opéras, même les plus volontairement historiques, pour y découvrir, chaque fois qu'elle s'y peut épancher, les effusions d'une âme passionnée... J'ai nommé plus haut Haendel. Soyez sûr qu'il eût placé très haut la plainte de Samson tournant la meule, le cynisme de Dalila insultant à celui dont elle a causé la déchéance et le désespoir.
» Le ballet, durant la cérémonie des prêtres exaltant Dagon, est d'une couleur orgiaque, d'un mouvement merveilleux. Tant de beautés composent un des plus durables chefs-d'œuvre de la musique. Cet ouvrage que les directeurs se refusaient à monter sous le prétexte qu'ayant été conçu d'abord sous la forme de l'oratorio, il ne pouvait intéresser le public, faute d'action ; cet ouvrage a résisté, presque seul parmi ceux qui naquirent à la musique en même temps que lui, à l'inéluctable dépression du temps, et l'on peut dire qu'il est un des piliers de l'Opéra ».
Telle est la raison de ce volume. Pilier de l'Opéra, comme Faust, Samson et Dalila mérite, mieux encore peut-être, du point de vue de la musique pure, de faire l'objet d'une monographie, dans la collection réservée aux chefs-d'œuvre de la musique française.
Au demeurant, Saint-Saëns doit être tenu pour l'un de nos plus glorieux artistes. Ecoutez ses pairs le juger. Berlioz écrit de lui qu'il est « un des plus grands musiciens de notre époque ». Wagner ainsi que Verdi le considèrent comme « le plus grand musicien français ». Liszt a dit : « Saint-Saëns ne peut pas mal écrire ! » Bizet et Massenet le vénèrent comme « leur maître ». Gounod déclare : « La plupart des musiciens font ce qu'ils peuvent des notes. Saint-Saëns, seul, fait ce qu'il veut. » Hans de Bülow, enfin, s'exprime ainsi : « Il n'est pas de monuments artistiques, de quelque pays ou époque que ce soit, que Saint-Saëns n'ait étudié à fond. Quand nous vînmes à causer des symphonies de Schumann, je fus on ne peut plus surpris de les lui voir réduire au piano avec une facilité et une exactitude telles que je restai confondu, en comparant cette prodigieuse mémoire à la mienne dont on fait pourtant tant de cas... En causant avec lui, je voyais que rien ne lui était étranger, et ce qui le grandissait à mes yeux c'était la sincérité de son enthousiasme et sa grande modestie. »
Voilà donc ce que les maîtres les plus divers de la musique moderne pensent de l'auteur de Samson et Dalila qui nous occupe aujourd'hui. Ces jugements nous mettent à notre aise pour consacrer notre brochure au grand œuvre dramatique de celui qui sut traverser sans défaillance les crises dont notre art a souffert, et dont la mort met aujourd'hui en deuil cette école française qui le reconnaissait pour son chef, au prestige duquel elle doit de s'être imposée à l'étranger méfiant et enclin, jusqu'ace qu'il parût, à l'admiration exclusive des maîtres allemands.
II
VIE DE SAINT-SAËNS
Charles-Camille Saint-Saëns naquit le 9 octobre 1835, rue du Jardinet, n° 3, à Paris, de Jacques-Joseph-Victor Saint-Saëns et Clémence Collin, nièce d'un libraire du Quartier Latin.
Son père étant décédé dès le 31 décembre 1835 de la phtisie, celui qui devait faire l'admiration du monde par cette robustesse si rare chez les artistes, fut considéré par les médecins comme menacé de la terrible maladie de son père, et condamné à l'exil de la campagne. Exil sans doute bienfaisant puisqu'il semble bien que les stigmates dont l'enfant était marqué disparurent complètement, et puisque d'autre part, à Corbeil d'abord, à Vassy, puis à Chaumont, le jeune Saint-Saëns se développa, jusqu'à sa douzième année, dans le décor harmonieux de la nature, si propice à l'éclosion des dons infus.
Sa mère et sa grand'tante, sa bonne maman, ainsi qu'il l'appelait, furent pour lui les plus tendres guides. Saint-Saëns sera vraiment « le chef-d'œuvre du génie maternel ». Et c'est à sa grand'tante qu'il devra son initiation à la musique.
Il avait en effet trente mois lorsqu'elle lui apprit le nom des notes, et deux ans et demi quand elle eut achevé de lui enseigner la méthode de piano Le Carpentier. « A quatre ans, écrit M. Jean Bonnerot (*), il joua des morceaux de musique écrits, mais le choix de ces morceaux n'allait pas sans difficulté. De ceux écrits spécialement pour les enfants, motifs d'opéra ou thèmes mélodiques, avec une main gauche insignifiante, il ne voulait pas entendre parler : il se refusait même à les regarder, et si l'on insistait il répondait avec mépris : « La basse ne chante pas. » Il n'y avait que la ressource de chercher dans les vieux maîtres, Haydn ou Mozart, des fragments abordables pour ses petites mains. A cinq ans il jouait posément et très correctement de petites sonates ; mais, contrairement à la plupart des enfants prodiges, il ne montrait aucune vanité, aucun désir de succès personnel ; il ne consentait à jouer que si on lui affirmait que dans l'auditoire il y avait un connaisseur très difficile. »
(*) C. Saint-Saëns, p. 13. A. Durand, éd. Paris.
Il gardera ce mépris du succès facile, ainsi qu'il nous l'apprendra dans des vers écrits pour fêter le cinquantenaire de ses débuts à la salle Pleyel en 1846 :
De l'applaudissement
J'entends encore le bruit, qui, chose assez
étrange,
Pour ma pudeur d'enfant était comme une fange
Dont le flot me venait toucher ; je redoutais
Son contact, et parfois, malin, je l'évitais,
Affectant la raideur...
Le jeune Saint-Saëns fut vraiment l'étonnant petit prodige qu'on ne peut comparer qu'avec Mozart. Tout ce que l'on a conté de sa précocité reste encore au-dessous du vrai. Aussi bien fit-il d'effrayants progrès dans l'art de la musique. Il n'avait pas tout à fait quatre ans quand il composa au crayon son premier morceau (22 mars 1839). Il n'en avait pas six lorsqu'il dédia sa première romance à Mlle Granger, sa voisine, fille d'un peintre ami d'Ingres. Il n'en avait pas sept quand il offrit son célèbre petit Adagio à Ingres lui-même et, au violoniste belge Bessems, une Sonate tripartite pour violon et piano.
Le Moniteur Universel du 1er août 1840 apprécie ainsi les débuts du petit Saint-Saëns dans le salon de Mme Violet, on il joua avec Bessems une sonate de Beethoven : « Camille Saint-Saëns, âgé de quatre ans et sept mois, par son surprenant instinct musical et par la rare aptitude qu'à cet âge si tendre il montre sur le piano à saisir ce qu'il y a d'expressif dans la mélodie, la rythme et l'harmonie, fait espérer que grâce à ces dispositions vraiment exquises et à une bonne culture, les grands maîtres pourront un jour trouver en lui un digne émule... »
Dans sa brochure sur Charles Gounod et le « Don Juan » de Mozart (*), Saint-Saëns rappelle l'émotion que lui procura le don, par un ami de sa famille, d'une belle partition du chef-d'œuvre du divin Wolfgang. Ce fut, pour un enfant de cinq ans, un présent exceptionnel, mais bien choisi, car il en fit son occupation favorite. Et le culte averti que le musicien futur gardera au maître qui est toute la musique, a ses origines dans l'amoureuse contemplation enfantine de la partition donnée.
(*) Paris, Ollendorff, édit. 1893.
Ces études musicales entreprises de si bonne heure allaient de pair avec les études littéraires et scientifiques. Saint-Saëns commence, à sept ans, l'étude du latin... Puis il aborde celle du grec... Mais c'est surtout la précision de la science qui le séduit : « Dès ma plus tendre jeunesse, confiera-t-il à l'Echo de Paris (11 juin 1911), je me suis intéressé aux choses de la nature, observant les insectes, les plantes, élevant des chenilles pour voir éclore les papillons, plantant des graines pour les voir germer, croître et fleurir, allant, avec un marteau de géologue, recueillir des coquillages fossiles dans les carrières de Meudon... J’observais avec une jumelle de théâtre les détails des phases de la lune, les constellations... » N'avait-il pas, tout enfant, visité l'Observatoire et vu la lune au télescope ?
Son goût pour les voyages s'expliquera de même par ses lectures préférées d'enfant : livres d'histoire et de géographie, mémoires, traités divers de sciences naturelles. Rien ne lui demeure étranger. Esprit lucide et compréhensif s'il en fut, il s'intéresse à tout et de tout sait faire son profit.
Cependant, il n'abandonne pas son piano. Sa mère et sa bonne maman le remettent aux mains de Stamaty le 13 mars 1813. Et le 18 octobre de la même année, il débute dans les études de composition sous la férule d'un ami de Stamaty, un certain Maleden, dont ce sera la gloire d'avoir formé un tel disciple.
Le 6 mai 1846, Stamaty ne craignit point de produire son élève dans ce concert public à la salle Pleyel auquel nous avons fait allusion. Ce fut pour « l'émule de Mozart un triomphe qui décida son maître à multiplier les exhibitions du prodige. Peut-être eussent-elles été néfastes au développement musical de l'enfant s'il n'avait été doué d'un caractère énergique. Il se refusa bientôt à faire le jeu de Stamaty, sans doute fortifié dans sa résistance par sa fréquentation du milieu conservatorial où il pénétra en 1848, étant admis dans la classe d'orgue de Benoist, en qualité d'auditeur, puis, deux ans après, dans la classe de composition de Halévy.
Sa carrière au Conservatoire ne fut pas telle qu'elle aurait dû être. Des camarades bien inférieurs à lui se virent préférés, pour des raisons sans doute étrangères à la musique, dans certaines épreuves classiques, et il échoua au concours pour le prix de Rome en 1852.
Mais il prit sa revanche, la même année, au concours de la Société Sainte-Cécile, pour une ode qui fut primée entre vingt-deux concurrentes.
Devenu en 1853 organiste de l'église Saint-Merri, il entra dans une période de production féconde, et, par une supercherie qui rappelle celle dont se servit Berlioz pour son Enfance du Christ jouée d'abord sous le pseudonyme de Pierre Ducré, il adressa au Comité de la Société Sainte-Cécile une Symphonie en mi bémol anonyme, mais en laissant entendre, grâce à la complicité du directeur, qu'elle était l'œuvre d'un jeune Allemand inconnu.
La Symphonie exécutée le dimanche 18 décembre 1853 fut une révélation pour le public et valut à Saint-Saëns une lettre flatteuse de Charles Gounod, lequel devait être pour l'auteur de Samson le plus parfait des amis. Dans ses Portraits et Souvenirs, Saint-Saëns nous dit avoir eu la bonne fortune de rencontrer Gounod chez un de ses parents, le docteur homéopathe Hoffmann, dans le salon duquel se tenaient des réunions mondaines où Gounod était attiré par un clan de jolies femmes, clientes du docteur et admiratrices passionnées du musicien ». Saint-Saëns avait alors dix à douze ans, Gounod vingt-cinq peut-être et « par sa grande facilité musicale, par sa naïveté, son enthousiasme », le premier « sut attirer la sympathie » du second. Sympathie qui ne se démentit jamais par la suite, et dont Saint-Saëns a senti tout le prix. « Qu'il me soit permis, écrira-t-il, de m'arrêter un instant ici pour payer mon tribut de reconnaissance au maître qui, déjà en pleine possession de son talent, ne dédaignait pas de me faire, tout écolier que j'étais encore, le confident de ses plus intimes pensées artistiques et de verser sa science dans mon ignorance. Il dissertait avec moi comme avec un égal ; c'est ainsi que je devins, sinon son élève, du moins son disciple, et que j'achevai de me former à son ombre, ou plutôt à sa clarté. »
La Symphonie dont Gounod loua son jeune ami Saint-Saëns eut bientôt un pendant. Après l'année 1855 qui vit éclore, entre autres compositions, le Quintette en la mineur, Saint-Saëns écrit en vue d'un concours institué par la Société Sainte-Cécile de Bordeaux sa deuxième Symphonie en fa qui fut couronnée le 25 janvier 1857.
Puis c'est la composition d'une grande Messe que Liszt comparera aux œuvres de Bach ; ensuite un court voyage en Italie en compagnie du curé de Saint-Merri, et, à son retour, sa nomination d'organiste à la Madeleine, en remplacement de Lefébure-Wély.
Saint-Saëns organiste ! M. Jean Huré, dans le
numéro hors série du Guide du Concert consacré à Saint-Saëns, affirme que
s'il l'eût été exclusivement, on « saluerait en lui le plus grand virtuose qui
ait vécu depuis J.-S. Bach... Sa science d'improvisateur tient du prodige... Il
improvise en contrepoint, à deux, trois, ou quatre voix, allegro, en
suivant un plan merveilleusement ordonné, et avec une pureté, une logique, dans
la marche des parties composantes, telles que le musicien le plus érudit et doué
de l'oreille la plus exercée croit entendre une composition mûrement pensée et
écrite avec soin. Comme difficulté d'exécution, certains de ses impromptus
représenteraient, pour le plus adroit de nos organistes, un an de travail
assidu... Est-il besoin d'ajouter que l'exécution des œuvres de Bach, de
Mendelssohn, de Liszt, n'est que jeu d'enfant pour un tel virtuose, qui égale en
habileté nos plus brillants organistes. Mais il est une face de son talent qui
me semble plus intéressante, peut-être, et plus
purement esthétique : c'est son art de la registration ».
La tribune de l'orgue de la Madeleine fut bientôt le rendez-vous de tous ceux qui méritaient vraiment le nom d'artistes. Mme Pauline Viardot nous conta, à ce propos, que Saint-Saëns, fort spirituel comme on sait, adorait les charades, et qu'elle recevait chez elle, tous les dimanches soirs, un grand nombre de célébrités : George Sand, Flaubert, Renan, Tourgueniev, Jules Simon, Français, Gounod, Ambroise Thomas, César Franck, devant lesquels Saint-Saëns, Bussine, Gabriel Fauré et Paul Joanne jouaient ces petits jeux innocents qu'ils préparaient le matin, à la tribune de l'orgue de la Madeleine... Et elle raconta l'une de ces charades dans Musica (juin 1907) : « On y avait intercalé une fantaisie sur l'acte des nonnes de Robert le Diable. Un mannequin entre deux chaises représentait la statue de sainte Rosalie, qui tenait à la main un plumeau pour figurer le rameau enchanté que doit chercher Robert. Robert, c'était Saint-Saëns. Bussine évoquait les nonnes avec de grands gestes sinistres, puis disparaissait pour reparaître lui-même en nonne, c'est-à-dire dans un drap de lit, et danser un pas de deux avec Paul Joanne. Il tenait une grande casserole, et Joanne une cuiller de bois, et, le rythme de la danse (que je jouais moi-même au piano) était ponctuellement souligné par les danseurs. C'était la tentation par la séduction ; la tentation par l'ivresse consistait en une tasse de coco (alors très à la mode) offerte à Robert par Fauré, je crois. Tout cela en pantomime, sans chant. »
Et M. Paul Viardot d'ajouter, dans le Guide du Concert précité, au sujet de cette gaîté de Saint-Saëns : « Les personnes qui ont la chance et le regret de ne pas avoir connu le maître Saint-Saëns il y a une quarantaine d'années, et qui ne le voient que sous les traits du grand homme, du membre de l'Institut, grand cordon de ceci et de cela, du musicien de génie, adulé, fêté, aimé, critiqué, redouté, encensé, en un mot sous les traits du plus grand compositeur français, ne peuvent se douter, malgré sa fougue toujours juvénile, ses reparties spirituelles, mordantes, souvent, son ardeur au travail et sa santé qui déroute le temps, de ce qu'était alors le maître déjà célèbre, quand, une fois le travail abattu, il laissait librement courir la folle du logis dans un milieu qui lui était sympathique entre tous : l'hôtel de mes parents, situé au coin de la rue de Douai et de la rue de Bruxelles. »
Saint-Saëns aimait, certes, son orgue de la Madeleine, mais il lui préférait encore la musique ainsi que le prouve le fait que, nommé professeur à l'Ecole Niedermeyer, en 1861, en remplacement du fondateur de l'Ecole décédé le 14 juin, « les jours, nous apprend un de ses illustres disciples, Eugène Gigout, où quelque office de la Madeleine coïncidait avec l'heure de la classe, il nous envoyait, Fauré ou moi, le jouer à sa place. Nous étions devenus, pour ainsi dire, ses remplaçants attitrés. Fauré préludait ainsi à ses futures fonctions !... »
Parmi les élèves de Saint-Saëns à l'Ecole Niedermeyer il faut citer Fauré, Messager, Périlhou, Koszul, Gigout, Marlois, Laussel. « Lorsque le maître était tout à fait content de nous, dit encore Gigout, il nous invitait à dîner — généralement Fauré, Périlhou et moi — et, par un temps clair, la nuit venue, on grimpait sur le toit, et, la fameuse lunette, bien connue des amis de la maison, mise en position, on entreprenait l'étude des astres... C'était un régal pour nous. Le maître, lui, était au septième ciel ! »
Saint-Saëns astronome ! On sait que Flammarion affirmait que si tous les rois, empereurs, chefs d'Etat étaient astronomes, il n'y aurait jamais de guerre... Aussi bien l'on n'a pas plus demandé l'avis de Saint-Saëns que de Galilée ou de Herschell, eux aussi musiciens de profession, pour décider des guerres passées et présentes. Et nul n'ignore que Guillaume II était si piètre musicien qu'il préférait Leoncavallo à Wagner...
L'Echo de Paris du 11 juin 1913 traite des qualités d'astronome de Saint-Saëns, lequel, au demeurant, faisait partie depuis longtemps de la Société Astronomique de France. On se rappelle sa conférence du 2 novembre 1904 sur le mirage, un de ses thèmes de prédilection, ou son article de l'Echo de Paris du 13 avril 1913 sur les Odeurs et Parfums. Le Bulletin de la Société Astronomique de France a recueilli de nombreux entrefilets du Maître. L'originalité de ses vues scientifiques a pour corollaire les intéressants voyages qu'il fit au cours de sa longue carrière, et qui lui valurent la réputation fort exagérée d'un nomade. La vérité sur ses pérégrinations a été dite dans le Guide du Concert par M. Jean Bonnerot et nous renvoyons nos lecteurs à l'important article de ce numéro spécial, qui se termine par ces judicieuses réflexions : « Ces beaux voyages au soleil sont indispensables à la santé de Saint-Saëns. C'est à eux qu'il doit son éternelle jeunesse, sa bonne humeur, sa verve amusante et amusée. C'est à eux que la musique est redevable de tant de pages resplendissantes de lumière, de vie et de gaîté. Puisse-t-il longtemps encore aller puiser sous le ciel égyptien et dans l'air embaumé d'Algérie, avec l'oubli de l'âge, de nouvelles inspirations pour de nouveaux chefs-d'œuvre ! »
Mais revenons à l'année 1861, au cours de laquelle Saint-Saëns fréquenta Richard Wagner par l'entremise de Liszt, Hans de Bülow et particulièrement de Villot. Saint-Saëns stupéfia Wagner par la façon dont il déchiffrait Tannhäuser, Lohengrin ou Tristan. Les relations du grand Allemand avec le grand Français devaient devenir de plus en plus étroites jusqu'au jour où Saint-Saëns fut reçu à Bayreuth avec les honneurs que l'on sait. Mais ensuite, elles se détendirent, et la campagne antiwagnérienne que mena le Maître sur le terrain strictement musical, mais qui fut si mal interprétée par la majorité de ses confrères, acheva de faire croire à une rupture. Saint-Saëns ne fut-il même pas ridiculement accusé d'avoir agi par envie et jalousie ? Même un critique aussi sérieux, à l'accoutumée, que M. Adolphe Jullien a pu écrire dans son livre Musique : « Tant que M. Saint-Saëns a trouvé profit à s'abriter sous le pavillon de Richard Wagner pour accentuer sa personnalité musicale assez grise, et sans avoir rien à redouter d'un musicien qui ne paraissait pas devoir être jamais joué sur un théâtre en France, il a été bruyamment pour ; dès qu'il s'est cru lui-même assez célèbre pour n'avoir plus besoin d'un chaperon qui devenait encombrant dans les concerts et qui menaçait d'envahir aussi la scène, il a été contre. La manœuvre est simple comme bonjour. »
Laissons ces pitoyables jugements de l'attitude toujours sincère et opportune qu'observa au contraire Saint-Saëns vis-à-vis de ce qu'il croyait être néfaste à l'avenir de notre art français. Ce n'est pas nous qui blâmerons le chantre de Samson d'avoir réclamé que nos musiciens de France ne soient pas intoxiqués de wagnérisme au point de renier les qualités les plus essentielles de la race et de construire laborieusement d'informes architectures. Au surplus, les musiciens les plus audacieux de l'heure n'ont-ils pas justifié le programme de Saint-Saëns, et l'un des esthéticiens les plus complexes de la jeune école n’a-t-il pas écrit : « Défendre Wagner parce que Saint-Saëns l'attaque est trop simple. Il faut crier « A bas Wagner » avec Saint-Saëns. C'est la véritable bravoure » (*).
(*) Jean Cocteau, le Coq et l'Arlequin. Ed. de la Sirène, Paris.
Entre 1861 et 1864, Saint-Saëns travaille beaucoup. Œuvres religieuses, Symphonie en la mineur, Oratorio de Noël, Scène de Somnambulisme de Macbeth, ouverture de Spartacus, le ballet : Une Nuit de Cléopâtre, prouvent sa fécondité diverse. En 1864 il concourt pour le prix de Rome, mais est évincé par un certain Victor Sieg, qui depuis... Il reprend alors ses concerts, fait une tournée en Allemagne, et, au retour, se remet à composer. Les Noces de Prométhée, cantate pour soli, chœurs et orchestre, fut couronnée au concours de l'Exposition Universelle de 1867, et exécutée, après quelles péripéties ! au Cirque de l'Impératrice.
Saint-Saëns put espérer, en cette même année 1867, voir représenter son Timbre d'Argent au Théâtre-Lyrique, mais la faillite de ce théâtre emporta ses illusions.
Il ne perdit point courage cependant, et entama la composition de Samson et Dalila dans des circonstances sur lesquelles nous reviendrons en temps utile. Mais, ici encore, le Maître se heurta à la mauvaise volonté des directeurs et à l'incompréhension des invités d'une audition privée. Saint-Saëns renonce provisoirement à terminer son œuvre.
C'est en 1868 qu'il se lia avec Anton Rubinstein ainsi qu'il l'a conté dans ses Portraits et Souvenirs, et qu'il écrivit le concerto en sol mineur « qui fit ainsi ses débuts sous un illustre patronage ». Avec son humour habituel, le Maître évoque son amitié avec le grand Russe :
« A ce moment, Rubinstein et moi, nous étions à Paris presque inséparables et beaucoup de gens s'en étonnaient. Lui athlétique, infatigable, colossal de stature comme de talent, moi frêle, pâle et quelque peu poitrinaire, nous formions à nous deux un couple analogue à celui qu'avaient montré naguère Liszt et Chopin. De celui-ci je ne reproduisais que la faiblesse et la santé chancelante, ne pouvant prétendre à la succession de cet être prodigieux, de ce virtuose de salon, n'ayant que le souffle, qui, avec des pièces légères, d'apparence anodine, des études, des valses, des mazurkas, des nocturnes, a révolutionné l'art et ouvert la voie à toute la musique moderne ! Je ne l'ai même pas su égaler comme poitrinaire, car il est mort de sa phtisie alors que j'ai sottement guéri de la mienne. »
Quelque temps après Saint-Saëns eut la douleur de voir s'éteindre un autre grand et illustre ami, Hector Berlioz, avec qui il s'était lié dès 1850, et qui lui avait donné son appui chaleureux pour le couronnement des Noces de Prométhée à l'Exposition Universelle : J'ai couru chez lui lui annoncer la chose, écrit Berlioz à propos du succès de son jeune ami. Saint-Saëns est un maître pianiste foudroyant, et l'un des plus grands musiciens de notre époque. »
Le biographe de Berlioz, M. Adolphe Boschot, nous a dit, dans le numéro déjà cité du Guide du Concert, quelle l'ut la dernière entrevue de Saint-Saëns et de Berlioz : « Un jour de gelée, Saint-Saëns monte voir le vieux maître. Au moment de lui tendre la main, il hésite : ce contact d'une main froide, pour le moribond qui ne pense qu'à la mort... Mais Berlioz tire la main de son lit. Au toucher de l'autre, glaciale, il pousse un cri, et se tourne contre le mur, sans dire un mot... sans dire un mot.
» Quelques semaines plus tard (8 mars 1869), Berlioz s'éteignait. »
Saint-Saëns retourna en Allemagne l'été suivant,
puis en juin 1870. Et il eut l'occasion de s'entretenir longtemps avec Liszt qui
s'engagea à faire représenter Samson et Dalila à Weimar.
Promesse faite de confiance, puisque Saint-Saëns ne lui avait pas joué une note
de son œuvre. Mais Liszt admirait le talent de Saint-Saëns, de même que celui-ci
nourrissait pour le lion du piano une sorte de culte qu'il définit dans ses
Portraits et Souvenirs. Ne va-t-il pas jusqu'à comparer Liszt et Wagner et à
écrire : « Les procédés de Richard Wagner sont souvent cruels ; ils ne tiennent
aucun compte de la fatigue résultant d'efforts surhumains, ils exigent parfois
l'impossible — on s'en tire comme on peut ; — ceux de Liszt n'encourent pas
cette critique. Ils demandent à l'orchestre tout ce qu'il peut donner, mais rien
de plus. »
Au reste, Saint-Saëns se sentait, par tempérament, incliné bien plus vers la musique de Liszt que vers celle de Richard Wagner. Il le confesse lui-même à la fin de son étude sur le compositeur de Mazeppa. On ne s'est pas fait faute de railler ce qu'on a appelé ma faiblesse pour ses œuvres. Lors même que les sentiments d'affection et de reconnaissance qu'il a su m'inspirer viendraient, comme un prisme, s'interposer entre mon regard et son image, je ne verrais rien en cela de profondément regrettable ; mais je ne lui devais rien, je n'avais pas subi sa fascination personnelle, je ne l'avais encore ni vu ni entendu, quand je me suis épris à la lecture de ses premiers Poèmes symphoniques, quand ils m'ont indiqué le chemin où je devais rencontrer plus tard la Danse Macabre, le Rouet d'Omphale et autres œuvres de même nature ; je suis donc sûr que mon jugement n'est altéré par aucune considération étrangère et j'en prends l'entière responsabilité. Le temps, qui met chaque chose en place, jugera en dernier ressort. »
La première de Samson eut lieu à Weimar en 1877, avec un véritable triomphe. Après la représentation, au cours du souper intime qui réunissait auteur, amis et interprètes, Saint-Saëns pouvait justement porter un toast « au maître qu'on ne peut oublier à Weimar, au cher abbé Liszt ».
Mais entre la promesse de Liszt et sa réalisation, sept ans se sont passés durant lesquels il y eut d'abord la terrible guerre franco-allemande, pendant laquelle Saint-Saëns fut mobilisé comme simple soldat au 4me bataillon de la garde nationale de la Seine. La guerre terminée, Saint-Saëns mit au point, avec Romain Bussine, le projet de création d'une Société Nationale de Musique auquel adhérèrent Alexis de Castillon, César Franck, Ernest Guiraud, Massenet, Jules Garcin, Gabriel Fauré, Théodore Dubois, Taffanel, Henri Duparc, Lenepveu. La nouvelle Société, qui devait être si florissante, fut menacée dès sa naissance par la Commune. Saint-Saëns lui-même dut s'enfuir à Londres, où il mena une dure existence, étant parti avec peu d'argent. Heureusement, dès le 28 mai 1871 la Commune prenait fin, et le Maître put rentrer à Paris et se remettre au travail. Il fit alors la connaissance de Louis Gallet. « C'était en 1871, écrit-il en ses Portraits et Souvenirs. M. Du Locle était alors directeur de l'Opéra-Comique. N'ayant pu, en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, faire représenter le Timbre d'argent, il désirait me donner une compensation et me demandait un ouvrage en un acte, facile à monter. « Vous devriez voir Louis Gallet, me dit-il, c'est un poète et un homme charmant ; vous êtes faits pour vous entendre. » Voisins, par hasard, Gallet et moi, habitant l'un et l'autre les hauteurs du faubourg Saint-Honoré, nous fûmes liés bien vite ; nos « atomes crochus » sympathisèrent immédiatement. Le Japon, en ce temps-là, faisait fureur : nous fîmes voile pour le Japon et la Princesse Jaune vint au jour, en attendant le Déluge, Etienne Marcel et tous les autres produits d'une collaboration qui pour moi était un charme, et qui ne se lassait jamais. Sans être aucunement musicien, Gallet, jugeait finement la musique ; en littérature, en art, nous avions les mêmes goûts ; tous deux nous aimions à nous délasser des travaux sérieux par d'innocents enfantillages, et c'était, à propos de tout et de rien, un bombardement réciproque de sonnets fantaisistes, de strophes baroques et de dessins extravagants, joute dans laquelle il avait sur moi le double avantage du poète et du peintre, car il y avait en Gallet un peintre auquel avait manqué seulement un peu de travail pour se développer ; sans y mettre aucune prétention, il peignait des paysages et des marines d'après nature, très justes de ton et de sentiment. Parfois il venait en aide aux décorateurs de théâtre : le beau désert du Roi de Lahore, le délicieux couvent de Proserpine, entre autres, ont été exécutés d'après ses aquarelles... Sa puissance de travail était prodigieuse : toujours on le trouvait la plume à la main, griffonnant des paperasses pour l'Assistance publique, dont il était un des hauts fonctionnaires, rédigeant des rapports, écrivant des romans, des articles pour plusieurs revues, des comédies, des poèmes d'opéra, entretenant une effroyable correspondance ; et il écrivait encore des sonnets pour se reposer. Puis c'étaient des discours en prose et en vers, pour des inaugurations de statues, pour des banquets littéraires ; les conseils, la collaboration même, accordés aux débutants trop faibles encore pour marcher sans aide et sans appui. Continent peut-on suffire à un tel labeur ? On n'y suffit pas, on y succombe. Que de fois je l'engageai à se borner, à laisser de côté des travaux dont l'urgence ne me paraissait pas démontrée ! Mais le travail était pour Gallet une passion, et rien ne pouvait l'en arracher. »
L'époque de cette collaboration marque donc pour Saint-Saëns celle de la productivité. Il écrit, influencé, comme nous l'avons vu, par la musique de Liszt, ses poèmes symphoniques : le Rouet d'Omphale, Phaéton, la Danse Macabre et la Jeunesse d'Hercule, son quatuor en si bémol, le psaume Cæli Enarrant, le 4e concerto en ut mineur pour piano, le Déluge, la Messe de Requiem, la Lyre et la Harpe pour soli, chœur et orchestre, la Suite Algérienne pour orchestre, le 3e concerto en si mineur pour violon dédié à Sarasate, la Jota Aragonese pour orchestre, le fameux Septuor pour trompette, piano, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse.
Parmi ces compositions, le Déluge était jugé comme l'œuvre « d'un très grand musicien, mais d'un musicien dévoyé » par le Ménestrel. Quant au Timbre d'Argent joué au Théâtre National-Lyrique le 23 février 1877, la Chronique de Paris, sous la plume d'Octave Mirbeau, recommandait de le jeter « en pâture à la joie hurlante de la foule », l'auteur étant « notoirement impopulaire et incontestablement dépourvu de talent... incapable de s'élever, rivé à l'éternelle infériorité... nain grotesque qui a voulu que sa médiocrité s'étalât au grand jour ».
Du succès qui accueillit Samson nous traiterons plus loin. Etienne Marcel, en collaboration avec Louis Gallet, joué au Grand Théâtre de Lyon le 8 février 1879, réussit pleinement. Mais il ne parvint pas à décider les directeurs parisiens. Henri VIII, commencé en 1881 sur un livret de Détroyat qu'il avait rencontré à Madrid au cours d'une tournée de concerts, mais modifié par la suite avec l'aide d'Armand Silvestre et sur les conseils de Regnier, de la Comédie-Française, reçut meilleur accueil et fut joué à l'Opéra le 5 mars 1883, avec une fortune qui ne semble pas s'être confirmée depuis.
Mais Saint-Saëns n'abandonne pas la musique pure. Une 1re Sonate en ré mineur pour violon et piano, le Wedding Cake pour piano et cordes, l'illustre 3e Symphonie en ut mineur dédiée à la mémoire de Franz Liszt, la Havanaise pour violon et orchestre, en sont les preuves. En 1887, Saint-Saëns est à Berlin. Il y est pris à partie par les chauvins qui lui reprochent son attitude dans la question de Lohengrin à Paris. Continuant son voyage, il veut se rendre à Cassel, quand son impresario reçoit de l'intendant du Grand Théâtre de la ville cette lettre d'avertissement : « Je considère la présence de M. Saint-Saëns dans l'Institut que je dirige, aussi longtemps du moins que cet artiste persévérera dans son incompréhensible manque de tact vis-à-vis de l'art et de la musique en Allemagne, comme absolument incompatible avec la mission qui m'est confiée de protéger et de développer l'art allemand, et je refuse par suite mon adhésion à un programme sur lequel figurerait le nom de M. Saint-Saëns. »
Indésirable en Allemagne, Saint-Saëns fut dédommagé de cet affront par une triomphale tournée en Autriche, puis par l'accueil réservé par les Londoniens à sa Symphonie en ut mineur, en dépit de quelques critiques d'une presse incompétente. Revenu à Paris, Saint-Saëns fut en butte à l'hostilité d'un nouveau parti musical, celui de César Franck, et dut donner sa démission de la Société Nationale de Musique gagnée aux idées de M. Vincent d'Indy, disciple du chantre des Béatitudes.
Il semble que tant de déboires aient un peu détourné Saint-Saëns de la musique pure, car à l'exception d'un quatuor à cordes (1899), du deuxième concerto en ré mineur pour violoncelle et de la 2e sonate en fa pour le même instrument, le Maître ne produit plus d'œuvres importantes en ce genre. Il est tout acquis au Théâtre : Javotte, ballet de Croze ; Parysatis, drame en 3 actes de Mme Jane Dieulafoy ; Phryné, opéra-comique en 2 actes d'Augé de Lassus ; puis la Princesse Jaune, opéra-comique en un acte, Proserpine, drame lyrique en 4 actes, Ascanio, opéra en 5 actes, Frédégonde, drame lyrique en 5 actes, et Déjanire, tragédie en 4 actes, tous livrets de Louis Gallet ; enfin Antigone, tragédie de Sophocle, les Barbares, tragédie lyrique en 3 actes de Sardou et Gheusi, Andromaque de Racine, Hélène, du Maître lui-même, et l'Ancêtre, drame lyrique en 3 actes d'Augé de Lassus : tous ces ouvrages scéniques, célèbres à des titres divers, occupent l'activité de Saint-Saëns pendant le dernier quart du XIXe siècle.
Vers la fin de 1888 la mère de Saint-Saëns mourut d'une pneumonie. Ce deuil atteignit profondément le musicien et compromit sérieusement sa santé. Le voilà qui doit quitter Paris, et entreprendre ces voyages indispensables à sa sauvegarde. L'Espagne, puis les Canaries vont le refaire. Il reviendra à Paris en mai 1890, juste pour assister à un festival de ses œuvres au Trocadéro. Il passe l'été à Saint-Germain-en-Laye où il termine ses Rimes familières destinées à Calmann-Lévy. Car quels genres le maître n'a-t-il pas abordés ! M. Jean Chantavoine, dans le Guide du Concert où nous avons précédemment puisé, s'exclame : « Saint-Saëns écrivain ! combien ce chapitre ne demanderait-il pas de subdivisions ! Il faudrait étudier, à part, Saint-Saëns poète, Saint-Saëns auteur dramatique, Saint-Saëns philosophe, Saint-Saëns astronome, Saint-Saëns occultiste, Saint-Saëns critique d'art, Saint-Saëns journaliste, Saint-Saëns humoriste. » Il a été en effet tout cela avec une égale perspicacité, et une plume alerte et incisive. Et certes, bien des gens se sont mépris sur les opinions de Saint-Saëns qui, en se plaçant au point de vue objectif qui est le sien, eussent vu plus clair. Qu'on lise les Problèmes et Mystères, les Portraits et Souvenirs, Harmonie et Mélodie ou les Idées de M. Vincent d'Indy, c'est la même analyse, la même autorité, le même art de formuler des jugements précis, d'énoncer clairement ce qui est bien conçu. Ce merveilleux équilibre d'esprit de Saint-Saëns s'impose par ces divers commentaires qui nous font mieux comprendre les tendances et l'œuvre du musicien.
Au début de décembre 1891, Saint-Saëns part pour l'Espagne et l’île de Ceylan, pour regagner Le Caire, dès mars 1892, et se rendre ensuite à Tunis et Alger.
L'Algérie, au demeurant, lui réussit mieux qu'aucun autre climat. Aussi bien il y retourne souvent, pour l'hiver, ce qui ne l'empêche point de voyager en Orient et même en Extrême-Orient.
En juin 1893, Saint-Saëns était nominé docteur honoris causa de l'Université de Cambridge ainsi qu'il nous l'a conté humoristiquement dans ses Portraits et Souvenirs. En 1907 un pareil honneur lui était accordé par l'Université d'Oxford.
Le 2 juin 1896, il fêta le cinquantenaire de son premier concert donné à la salle Pleyel, en une soirée à laquelle concoururent Sarasate et Taffanel, et qui permit à la critique d'évoquer la glorieuse carrière du maître.
En mai 1899, Saint-Saëns fut invité en République Argentine, où sa musique reçut le meilleur accueil. Il y resta 2 mois. Et sans doute y fût-il retourné l'année suivante, si des projets dramatiques séduisants (composition des Barbares pour le Théâtre-Antique d'Orange) ne l'en eussent empêché.
Après l'Amérique du Sud, l'Amérique du Nord voulut recevoir le Maître et en novembre 1906 il débarquait à New York, mais malade d'une fièvre qu'il eut la force de surmonter pour tenir ses engagements. Philadelphie, Chicago et Washington purent ainsi faire fête à l'artiste d'indomptable volonté qui ne se remit vraiment de la crise subie qu'au Caire, où il se rendit en janvier 1907.
En janvier 1913, Saint-Saëns était nommé grand-croix de la Légion d'honneur. Le mois suivant paraissait en librairie le volume intitulé Ecole buissonnière, recueil de ses quinzaines musicales de l'Echo de Paris.
Depuis cette époque, Saint-Saëns sembla se recueillir. En 1914 on reprit le Timbre d'Argent, remanié, à la Monnaie de Bruxelles. Puis la guerre éclata, la guerre la plus significative, du point de vue de l'art, entre la race germanique et la race française. On sait le combat mené par Saint-Saëns, à la faveur de cette terrible lutte, pour la cause de notre musique. Le Maître écrivit en même temps Cyprès et Lauriers, pour orgue et orchestre, noble pièce commémorative dont le titre indique la portée.
Après la guerre, Saint-Saëns revint à la musique pure avec des sonates pour divers instruments, six fugues magistrales pour piano, un quatuor à cordes et des mélodies sur des poèmes de la Pléiade. Cependant l'on reprenait avec succès Ascanio à l'Opéra. Ayant assisté aux premières représentations de cet ouvrage, le maître regagna sa bonne ville d'Alger où la mort le surprit brusquement, le 16 décembre 1921, à l’âge de 86 ans.
III
HISTORIQUE DE « SAMSON ET DALILA »
Le Catalogue général et thématique des œuvres de C. Saint-Saëns, publié par la maison A. Durand, signale ainsi l'opéra qui nous occupe :
SAMSON ET DALILA
Opéra en 3 actes
Poème de Ferdinand Lemaire
à Mme Viardot
Composition en 1868-77. Publication en 1877
1re Représentation à Weimar (2 Décembre 1877).
1re Représentation à Paris, à l'Opéra (Novembre 1892).
Quelle a été la genèse de Samson et Dalila ?
Nous avons reçu à ce sujet une lettre du maître lui-même que nous sommes heureux de communiquer à nos lecteurs :
« L'idée de Samson vient de loin. Il fut un temps où les grands concerts de Paris, comme ceux de Londres et autres grandes villes de l'étranger, étaient avec orchestre et chœurs ; maintenant ou n'a plus de chœurs que pour la Damnation de Faust.
» L'oratorio sacré et profane prend donc son
essor. On exécute Elie, le Désert ; la Ville de Paris fonde un
prix pour l'encouragement de la production nationale de ce genre si intéressant.
On voit naître Marie-Madeleine, le Déluge, etc... Ce fut alors
qu'un vieil amateur de musique appela mon attention sur le sujet de Samson,
me parla du livret de Voltaire, ébaucha même un commencement de scénario à mon
intention.
» Sur ces entrefaites, une jeune fille alliée à ma famille épousait un charmant garçon avec lequel je me liai très intimement. Il faisait des vers en amateur, et je m'aperçus qu'il était doué et même avait déjà un réel talent. Je lui demandai de travailler avec moi pour un oratorio sur le sujet biblique. Un oratorio, me dit-il, non ! faisons un opéra ! et il se mit à « piocher » la Bible pendant que de mon côté je traçais le plan de l'ouvrage et même des scènes de façon à ce qu'il n'ait à s'occuper que de la versification. Je ne sais pourquoi je commençai ma musique par le 2e acte ; et je le fis entendre chez moi devant un auditoire d'élite qui n'y comprit absolument rien.
» J'avais écrit les parties vocales seulement pour les chanteurs ; tout le reste était dans ma tête, il n'y avait d'écrit que des fragments d'esquisse.
» D'un autre côté, quand je parlais de ce projet devant des gens de théâtre, il fallait voir comment il était reçu ! on déclarait un sujet biblique impossible à la scène. Moïse même n'était pas resté au répertoire !...
» Devant cette hostilité générale, peu à peu je renonçais à mon projet : je commençais à oublier ce que j'avais fait !
» Je pus faire jouer, Dieu sait à travers quels obstacles, la Princesse Jaune, le Timbre d'Argent...
» Pianiste, symphoniste, organiste, compositeur d'œuvres religieuses, j'étais considéré comme impossible au théâtre.
» Cet état d'esprit règne encore dans le monde de la rampe, et si Samson est arrivé à la fortune que vous savez, il ne le doit pas à son mérite, mais à ce qu'il a été imposé par les contraltos auxquels il sert de début.
» Pour tout dire, j'avais à peu près renoncé à mon projet. Sur ces entrefaites, je fus invité à des fêtes en Allemagne, présidées par Liszt ; et au dernier moment, quand j'allais quitter le grand artiste, je lui parlai de Samson, je lui demandai de lui en faire entendre quelque fragment ; peut-être pourrait-il le faire jouer à Weimar où il était tout puissant.
« Je n'ai pas besoin d'entendre ce que vous avez fait, me dit-il : finissez votre ouvrage et je le ferai représenter. »
» Sans Liszt, Samson n'existerait pas. J'avais destiné le rôle de Dalila à Mme Viardot, qui avait alors un regain de voix extraordinaire, mais la guerre de 1870 arriva, et quand je pus faire jouer l'ouvrage à Weimar, en décembre 1873, il était trop tard.
» L'ouvrage fut créé — en allemand — par une débutante. Le ténor, le baryton, l'orchestre, furent excellents et la chanteuse suffisante.
» Malgré le très grand succès du début, en France on continuait à n'en pas vouloir, et il a fallu des années pour vaincre la résistance des directeurs.
» Il a fallu les représentations de Rouen, de l'Eden, pour que l'Opéra se décide enfin à monter Samson, et cependant, Renée Richard qui plaisait beaucoup, et qui n'avait pas de rôle, avait fait tout son possible pour l'obtenir. Ce fut Mme Deschamps-Jehin qui étrenna le rôle, où elle fut admirable.
» Rosine Bloch y avait été admirable plus encore à l'Eden ! Mais peu de temps après, elle mourait à Nice, à la suite d'un refroidissement. »
Ces précieux renseignements demandent quelques commentaires. Disons d'abord que notre illustre correspondant ne semble pas s'être souvenu exactement de la date de représentation de son œuvre à Weimar. Ce n'est pas en 1873, mais en 1877 que cette représentation eut lieu. Et sans doute y eut-il confusion dans son esprit. « Au milieu d'octobre 1873, dit en effet M. Jean Bonnerot dans sa biographie du maître, une note paraissait dans quelques journaux de musique, disant que le compositeur venait d'achever son oratorio Dalila, lequel serait exécuté au prochain concert National du Châtelet. La nouvelle de l'achèvement était un peu prématurée. Dalila était le titre primitif porté par le manuscrit ; mais ce n'est qu'en mars 1875 que le Châtelet donnera l'œuvre, et encore un seul fragment : le premier acte. La partition, enfin, était loin d'être finie ; à part la bacchanale qui est antérieure, elle ne fut achevée — la date du manuscrit en fait foi — qu'en janvier 1876. »
Le poète Ferdinand Lemaire, qui avait épousé la cousine de l'un des cousins de Saint-Saëns, était, selon M. Bonnerot, un jeune créole de la Martinique. Il eut le sentiment que le sujet de Samson se prêtait à un opéra encore mieux qu'à un oratorio, et nous ne saurions trop lui être reconnaissant de sa clairvoyance.
Saint-Saëns regrette le temps où, dans nos concerts, on pouvait entendre des œuvres de concert avec chœurs, lesquels sont réservés aujourd'hui, suivant son expression, pour la seule Damnation de Faust, et, ajouterons-nous, pour la Neuvième et pour quelques scènes de Parsifal.
Il est certain que l'on semble avoir perdu la notion de la musique pure et que le théâtre a envahi le concert. Eternels fragments wagnériens, si beaux dans leur cadre, que n'y êtes-vous replacés ? et que n'avons-nous l'heur d'ouïr les Nocturnes de Debussy, par exemple, avec les adorables ensembles vocaux de la partie médiane, Sirènes ? Pourquoi n'entendons-nous pas le génial Orphée, de Roger-Ducasse, que les Russes, plus heureux que nous, ont applaudi pendant la guerre ? Pourquoi, enfin, ne nous redonne-t-on plus les célèbres oratorios classiques et modernes, d'Animuccia à Saint-Saëns ?
« Beethoven n'a pas écrit que ses Neuf Symphonies, fait remarquer le maître lui-même en ses Portraits et Souvenirs. On a de lui des chœurs détachés avec orchestre, et son oratorio, le Christ au Mont des Oliviers, qui n'est pas de sa grande manière mais dont le charme et la fraîcheur ne sauraient être trop vantés.
» Inutile de parler de l'œuvre de Mendelssohn, il est assez connu ; cependant Elie, œuvre gigantesque, complet à tous les points de vue, chef-d'œuvre et type de l'oratorio moderne, a été bien rarement exécuté à Paris. Pour ce qui est de l'oratorio ancien, qui constitue à lui seul toute une bibliothèque, on a prétendu que notre public ne se l'assimilerait pas. C'est un préjugé et rien de plus ; les tentatives de M. Lamoureux dans ce genre avaient attiré non seulement le public, mais la foule. Si nous avions une vaste salle munie d'un orgue, une société chorale et orchestrale, formée en vue de ce genre, faisant, entendre l'œuvre immense (et beaucoup plus varié qu'on ne le suppose) de Haendel, ce qu'il est possible d'exécuter dans celle de Bach, et tant d'œuvres modernes, depuis Mendelssohn et Schumann, jusqu'à Gounod et Massenet, en passant par Berlioz et Liszt, croit-on que le public lui ferait défaut ? Jules Simon, lorsqu'il était ministre, a caressé ce beau rêve artistique ; malheureusement, les ministres passent et les idées restent... sur le carreau. Pourtant nous avons eu, en outre des brillantes tentatives de M. Lamoureux, les exécutions, plus modestes, dues à l'initiative de M. Bourgault-Ducoudray, celles de la Société Concordia. Tous ces essais ont prouvé la vitalité du genre et la faveur dont il jouirait près de notre public, si celui-ci était admis à le mieux connaître. »
Saint-Saëns eut la joie d'assister en sa jeunesse à de belles exécutions d'oratorios. Et il nous dit que l'idée vint alors à un vieil amateur de musique, habitué de ses lundis musicaux, d'appeler son attention sur le sujet de Samson et, en particulier, sur le livret de Voltaire que Rameau avait mis en musique pour l'Opéra, mais sans réussir à l'y faire représenter. Au demeurant, comme nous le verrons plus loin, tout le sujet de Sanson était déjà traité au chapitre XVI du livre des Juges dans la Bible. Il n'était plus besoin que de musique.
Saint-Saëns nous dit avoir commencé son œuvre par le second acte, sans savoir pourquoi. Et Mme Pauline Viardot raconte que « c'est à Bougival, non pas chez nous, mais sur un petit théâtre qu'avait fait construire un amateur de nos voisins, que Saint-Saëns a eu la primeur du second acte de son œuvre, qu'il n'avait encore jamais entendu. Il était au piano, naturellement (car l'exécution ne comportait pas d'orchestre) ; je faisais Dalila, Auguez, le prêtre de Dagon, et le charmant Nicot, Samson.
» Nous n'avons joué ainsi que le second acte. Mais la surprise que nous avions ménagée à Saint-Saëns, c'était de le jouer dans un décor et en costumes. Quand la toile s'est levée et qu'il m'a vue dans toutes mes parures orientales, il s'est arrêté pour s'écrier, avec cette prononciation que ses familiers connaissent bien : « Ah ! que c'est beau ! »
Mme Viardot ignore, dans ces souvenirs donnés à Musica, que Saint-Saëns avait eu la primeur de Samson auparavant, chez Augusta Holmès qui chantait Dalila en compagnie d'Henri Regnault, le célèbre peintre, incarnant Samson. M. Bonnerot affirme que cette exécution eut lieu dans le salon de Saint-Saëns et que, « parmi les auditeurs, se trouvait Halanzier, directeur de l'Opéra. Comme on lui demandait s'il était décidé à représenter l'œuvre sur son théâtre, il se déroba. Cet oratorio biblique, aux lignes simples, irait contre les traditions qui régentaient la grande maison ; d'ailleurs n'était-il pas notoire que l'auteur était un « algébriste », un wagnérien impénitent, un de ces partisans de la « musique de l'avenir » qui accommodent « le civet sans lièvre » ; tandis qu'il tenait un succès certain avec la Jeanne d'Arc de Mermet dont le Roland à Roncevaux avait déjà fait en province des tournées triomphales. Jeanne d'Arc, en effet, jouée en 1876, fut retirée de l'affiche après 15 représentations. De la réponse d'Halanzier il faut rapprocher, malgré l'écart des dates, celle que fit M. de Beauplan, directeur des théâtres au Ministère de l'Instruction publique. Comme le compositeur avait insisté pour que l'on jouât Samson à l'Opéra, il reçut une longue lettre lui démontrant que sa pièce n'était qu'un oratorio injouable sur une grande scène, et qu'au surplus elle avait un défaut capital : le rôle de Dalila au 1er acte n'était nullement préparé. L'avenir devait démentir victorieusement ces affirmations ».
M. Bonnerot conteste le passage de la lettre de Mme Viardot relatif au lieu d'exécution du 2e acte de Samson en costumes. Ce ne serait pas à Bougival, mais plus près, à Croissy, chez un de ses voisins ayant installé une petite scène dans son parc, que l'événement se serait produit. Au demeurant, le succès de cette exécution fut plus vif que celui de la fameuse soirée du lundi au cours de laquelle Saint-Saëns avait fait entendre son œuvre à des invités : « Il avait écrit les trois parties vocales séparément pour les donner aux chanteurs, écrit à ce propos M. Bonnerot. La partie instrumentale tout entière n'existait que dans sa tête, à l'exception du prélude dont il possédait une esquisse. Il accompagna lui-même au piano de mémoire. A. Rubinstein était parmi les assistants, le succès fut médiocre et l'impression pour ainsi dire nulle, sauf chez ses admirateurs fidèles. Saint-Saëns, découragé, renonça à achever l'opéra de Samson, qui ne rencontrait que silence, étonnement ou murmures désapprobateurs. »
Mais nous savons comment Saint-Saëns reprit courage. Grâce à Liszt, « sans qui Samson n'existerait pas ». Liszt lui dit, à la fin de l'entrevue de Weimar : « Finissez votre pièce, je la ferai représenter ici. » Et Saint-Saëns se remettra à l'ouvrage, à travers mille vicissitudes, dans la confiance que lui inspire la parole bienfaisante de son ami.
C'est en octobre-novembre 1873 que le maître achève auprès d'Alger, où il est allé se refaire, l'esquisse du troisième acte de Samson ou plutôt de Dalila, titre primitif du manuscrit. Et nous avons dit que l'œuvre entière fut terminée en janvier 1876.
Auparavant, Saint-Saëns avait pu entendre le premier acte de son drame aux concerts du Châtelet. « Le premier acte seul, écrit M. Bonnerot, fut exécuté avec orchestre, le vendredi saint, 26 mars 1875 ; Mlle Bruant chanta le rôle de Dalila, Caisso celui de Samson et Manoury celui du Grand-Prêtre. A part quelques applaudissements de ses admirateurs, l'accueil fut peu chaleureux, presque froid. On lit avec un certain étonnement le jugement, bien étrange aujourd'hui, que portait alors le critique de la Chronique musicale, Henri Cohen : « Jamais absence plus complète de mélodie ne s'est fait sentir comme dans ce drame ; c'est au point que, confié à des artistes de talent, personne n'a trouvé une phrase pour se faire valoir et appeler un applaudissement. Joignez à ce manque de motifs une harmonie souvent très risquée et une instrumentation qui nulle part ne s'élève au-dessus du niveau ordinaire. »
C'est en 1877 que Samson et Dalila verra le jour, mais sur une terre étrangère. Franz Liszt tiendra parole et le 2 décembre de cette année mémorable, l'Allemagne révèle aux Français qu'ils ont méconnu un chef-d'œuvre authentique de leur propre musique.
Mais cela n'est point pour nous étonner. Nul n'est prophète en son pays, et Wagner lui-même n'a-t-il pas déclaré que ses Maîtres Chanteurs, son œuvre la plus germanique, plurent surtout aux quelques Français qui assistaient à la première représentation ? Et a-t-on oublié les difficultés inouïes que le géant de la Tétralogie éprouva à faire jouer en Allemagne ses drames lyriques ? La correspondance avec Liszt en fait foi, avec Liszt, âme sublime de dévouement que nous retrouvons prête à batailler pour le droit de cité de l'artiste incompris, avec Liszt qui soutient Berlioz, comme il soutiendra Wagner et Saint-Saëns ; le grand et admirable Liszt auquel nous rendons ici un humble hommage de fervente reconnaissance.
Traduite par Richard Pohl, l'œuvre de Saint‑Saëns fut représentée à Weimar sur le Théâtre Grand-Ducal, le 2 décembre 7877, sous la direction du Capellmeister Edouard Lassen. Mlle Muller chantait Dalila, Ferenczy : Samson et Milde : le Grand-Prêtre. Abimélech était Dengler, le vieillard hébreu Hennig. Le maître de ballet Franke réglait les danses. Les décors avaient été confiés à Hændel et le dessin des costumes à Both. « Saint-Saëns, dit M. Bonnerot, vint surveiller les dernières répétitions. Il était accompagné de Gabriel Fauré, Romain Bussine, qui le premier avait chanté à Croissy chez Mme Viardot le rôle du Grand-Prêtre, Auguste Durand, son éditeur, Armand Gouzien, directeur du Journal de Musique, et Charles Tardieu, correspondant de l'Indépendance Belge. L'intendant de la chapelle, le baron von Loen, faisait son entrée à 6 heures 1/2 dans le théâtre, suivi de la cour, du grand-duc de Weimar, Carl Alexandre, et de toute sa famille. Edouard Lassen, ayant fêté d'avance cette première dans l'après-midi, dirigea le début avec hésitation ; une faute qu'il commit le dégrisa subitement, et la représentation se poursuivit dans un triomphe. Rappels après le deuxième acte ; et l'auteur, entraîné de sa loge, dut saluer la salle enthousiaste ; nouveaux rappels après le troisième ; puis l'orchestre et les dames de Weimar offrirent au vainqueur des couronnes. Le grand-duc vint longuement le féliciter. Après la représentation, un souper intime réunissait intimes et interprètes à l'hôtel « Zum Erbprinzen » où les Français étaient descendus. Saint-Saëns porta un toast « au maître qu'on ne peut oublier à Weimar, au cher abbé Liszt ».
En dépit de ce triomphe dont témoignent les extraits de presse reproduits par M. Bonnerot en son indispensable livre (p. 85), il semble qu'une conjuration de journalistes et de musiciens ait privé Paris de la bonne nouvelle.
Aussi bien l'indifférence des directeurs parisiens s'obstine pendant quinze ans. Il faudra que Samson et Dalila s'impose à eux par l'admiration de l'Europe, pour qu'ils consentent à étudier le très simple problème de sa représentation sur une scène de la capitale.
Samson et Dalila fut en effet accueilli partout avec un enthousiasme évident. A Bruxelles d'abord, sous sa forme primitive d'oratorio, la Société de musique le fit applaudir les 5 mai et 6 mai 1878, en présence des Souverains. Mme Bernardi chantait Dalila, Rodier : Samson, Mauge : le Grand Prêtre et Queyrel : Abimélech. En 1882, le 14 mars, Saint-Saëns dirige Samson à Hambourg, sous sa forme définitive d'opéra, et Hans de Bülow apprécie l’œuvre comme « le drame musical le plus important qui ait vu le jour dans ces vingt dernières années », et l'auteur comme « le seul musicien qui eût tiré un enseignement salutaire des théories wagnériennes sans se laisser égarer par elles ».
Puis Rouen, coutumier d'audaces, donne la première représentation en France de Samson à son Théâtre des Arts, le 3 mars 1890, sous la direction Henry Verdhurt et sous la baguette de Gabriel Marie. Dalila était Mlle Bossy, Samson : Lafarge, le Grand Prêtre : Mondaud, Abimélech : Ferran, un vieillard hébreu : Vérin, le messager et les deux Philistins : Carbonal, Anquetin, Deltombe. Imbert et Henriot s'étaient respectivement chargés des décors et des costumes. Toute la presse de Paris assista à la générale de Rouen et consacra le succès public obtenu.
Mais, se demande ici M. Bonnerot, « qui avait eu l'idée de donner la pièce comme spectacle d'inauguration du Nouveau-Théâtre-Lyrique de Verdhurt ? Saint-Saëns étant absent, ce fut à qui revendiquerait l'honneur de l'avoir proposé. L'hypothèse la plus vraisemblable serait celle-ci : quand il fut question du Nouveau-Théâtre, un comité, présidé par A. Vitu, et composé de G. Fauré, A. Coquard, Chabrier, etc., fut chargé d'arrêter le programme : les réunions avaient lieu chez Albert Soubies : parmi les pièces possibles on prononça le nom de Samson ; celle-ci était connue des musiciens et ignorée du public ; le succès de Weimar et de Hambourg répondait du succès à Rouen ; de plus le nom de Saint-Saëns, de qui l'Opéra devait jouer Ascanio, était à l'ordre du jour : tout militait en sa faveur, et l'on fut d'accord pour inscrire Samson en tête de ce nouveau répertoire de la troisième scène lyrique de France ».
Enfin Samson et Dalila est joué à Paris, non pas à l'Opéra, mais sur le Théâtre-Lyrique de l'Eden, le 31 octobre 1890. Henry Verdhurt eut un succès de directeur qu'il compromit, par la suite, malheureusement, en d'indignes combinaisons d'agences théâtrales. L'affaire, admirablement commencée, finit par la faillite. Du moins Paris avait-il pu se rendre compte de la beauté de l'œuvre. Gabriel Marie dirigeait l'orchestre, comme à Rouen, mais la distribution était changée. Comme nous l'a dit Saint-Saëns lui-même, c'est Mlle Rosine Bloch qui interprétait idéalement Dalila. Talazac était un merveilleux Samson, Bouhy un Grand-Prêtre inégalable. Et Ferran, Dinard, Portejoie, Arsandeaux, Monplet tenaient fort bien les autres rôles. Les décors avaient été renouvelés.
« Le succès fut énorme, dit M. Bonnerot... Les directeurs de l'Opéra, qui avaient dédaigné d'aller à Bruxelles écouter Samson en oratorio et avaient trouvé Rouen trop éloigné, vinrent jusqu'à l'Eden, et dirent à l'auteur, pour s'excuser sans doute : « Ah ! si nous avions su ! »
Cependant Samson continua sa course provinciale et étrangère pendant deux années encore avant qu'une nouvelle direction de l'Opéra, celle de Bertrand et Campo-Casso, se décidât enfin à l'arrêter. Bordeaux, Genève, Toulouse, Nantes, Dijon, Alger, Montpellier, Monte-Carlo, Florence ont admiré Samson avant Paris. Enfin, le 23 novembre 1892, l'Académie Nationale de Musique afficha la première représentation à Paris du chef-d'œuvre de Saint-Saëns. Les interprètes furent les suivants : Mme Deschamps-Jehin (Dalila), MM. Vergnet (Samson), Lassalle (le Grand-Prêtre de Dagon), Fournets (Abimélech), Chambon (Vieillard hébreu), Gallois (Messager Philistin), Laurent et Douaillier (Philistins). Le cher d'orchestre était Edouard Colonne, le chef des chœurs : Léon Delahaye, le chef du chant : Paul Vidal. Le divertissement fut réglé par H. Hansen. Les décors étaient signés par Amable et Carpezat, les costumes furent dessinés par Bianchini. MM. Lapissida et Colleuille étaient régisseurs.
Le triomphe fut éclatant. « Déjà classée comme l'un des chefs-d'œuvre du siècle, écrit M. Bonnerot, la pièce n'avait pas besoin, pour s'affirmer, de l'approbation ou de la désapprobation des critiques. Celles-ci ne vinrent que par surcroît, comme un hommage glorieux ou comme une dette de reconnaissance. Le Journal, nouvellement créé, consacra à la pièce un grand supplément théâtral illustré de quatre pages. D'emblée, Saint-Saëns était enfin salué comme un maître devant qui tous s'inclinaient. En juin 1897, on fêtait la centième ; en novembre 1912, le 25e anniversaire, après 359 représentations de cette pièce toujours jeune et classique par la pureté de la forme et la hauteur de l'inspiration. Les décors, vieux en 1892, n'ont pas rajeuni ; le public, toujours nombreux, applaudit fidèlement Samson, chaque fois qu'on veut bien le lui offrir. »
IV
LE POÈME
Nous avons vu comment le collaborateur de Saint-Saëns, M. Ferdinand Lemaire, avait su imposer au musicien la conception d'un opéra biblique, en dépit de l'apparente audace d'une mise en scène d'un sujet religieux.
Le poète voyait juste. Il n'est guère possible de trouver un thème plus dramatique, encore que chargé de symboles, ni plus scénique que Samson et Dalila. Or, il n'était point besoin d'inventer. Tout se trouvait dans la Bible et le librettiste n'avait qu'à suivre docilement le canevas que lui offrait le Livre Saint.
Toutefois il fut nécessaire de modifier, dans l'intérêt même de la pièce, certains aspects du récit sacré qui, par leur réalisme tout oriental, eussent nui à son acceptation sur une scène européenne.
Comparons donc la relation biblique et le poème qui servit à Saint-Saëns, et tirons de ce parallèle les conclusions utiles. Au chapitre XIII du livre des Juges nous apprenons comment, les enfants d'Israël étant livrés aux mains des Philistins, l'ange du Seigneur apparut à la femme stérile d'un homme de Saraa de la race de Dan nommé Manué et lui annonça qu'elle concevrait un fils. Elle conçut en effet un fils qu'elle appela Samson, ce qui veut dire « Soleil de lui ».
Samson crût, et le Seigneur le bénit, et l'esprit du Seigneur commença d'être avec lui. Puis il épousa une Philistine qui le trahit. Alors il la quitta et se retira chez son père.
On sait qu'ensuite Samson rendit aux Philistins le mal qu'ils lui avaient fait. Il brûla leur blé, tua mille d'entre eux avec une mâchoire d'âne. Et il jugea pendant vingt ans le peuple d'Israël.
Et voici qu'au chapitre XVI du livre des Juges nous lisons l'épisode fatal d'où Saint-Saëns tirera son œuvre dramatique :
1° Après cela, Samson alla à Gaza ; et y ayant vu une courtisane, il alla chez elle.
2° Les Philistins l'ayant appris, et le bruit s'étant répandu parmi eux, que Samson était entré dans la ville, ils l'environnèrent, et mirent des gardes aux portes de la ville, où ils l'attendirent en silence toute la nuit pour le tuer au matin lorsqu'il sortirait.
3° Samson dormit jusque sur le minuit. Et s'étant levé alors, il alla prendre les deux portes de la ville avec leurs poteaux et la serrure, les mit sur ses épaules, et les porta sur le haut de la montagne qui regarde Hébron.
4° Après cela il aima une femme qui demeurait dans la vallée de Sorec et s'appelait Dalila.
5° Et les princes des Philistins étant venus trouver cette femme, ils lui dirent : Trompez Samson, et sachez de lui d'où lui vient une si grande force, et comment nous pourrions le vaincre, et le tourmenter après l'avoir lié. Si vous faites cela, nous vous donnerons chacun onze cents pièces d'argent.
6° Dalila dit donc à Samson : Dites-moi, je vous prie, d'où vous vient cette force si grande ; et avec quoi il faudrait vous lier, pour vous ôter le moyen de vous sauver.
7° Samson lui dit : Si l'on me liait avec sept grosses cordes, qui ne fussent pas sèches, je deviendrais faible comme les autres hommes.
8° Les princes des Philistins lui apportèrent donc sept cordes comme elle avait dit, dont elle le lia ;
9° Et ayant fait cacher dans sa chambre des hommes, qui attendaient l'événement de cette action, elle lui cria : Samson, voilà les Philistins qui fondent sur vous. Et aussitôt il rompit les cordes comme se rompt un fil d'étoupe lorsqu'il sent le feu ; et l'on ne connut point d'où lui venait cette grande force.
10° Dalila lui dit : Vous vous êtes joué de moi, et vous m'avez dit une chose qui n'était point vraie : découvrez-moi donc au moins maintenant avec quoi il faudrait vous lier.
11° Samson lui répondit : Si on me liait avec des cordes toutes neuves dont on ne se serait jamais servi, je deviendrais faible et semblable aux autres hommes.
12° Dalila l'en ayant encore lié, après avoir fait cacher des gens dans sa chambre, elle lui cria : Samson, voilà les Philistins qui fondent sur vous. Et aussitôt il rompit ces cordes comme on romprait un filet.
13° Dalila lui dit encore : Jusqu'à quand me tromperez-vous, et me direz-vous des choses fausses ? Dites-moi donc avec quoi il faudrait vous lier. Samson lui dit : Si vous faites sept tresses des cheveux de ma tête avec le fil des tisserands, et qu'ayant fait passer un clou par dedans, vous l'enfonciez dans la terre, je deviendrai faible.
14° Ce que Dalila ayant fait, elle lui dit : Samson, voilà les Philistins qui fondent sur vous. Et s'éveillant tout d'un coup, il arracha le clou avec les cheveux et le fil qui les tenait.
15° Alors Dalila lui dit : Comment dites-vous que vous m'aimez, puisque vous ne témoignez que de l'éloignement pour moi ? Vous m'avez déjà menti par trois fois, et vous n'avez pas voulu me dire d'où vous vient cette grande force.
16° Et comme elle l'importunait sans cesse, et qu'elle se tint plusieurs jours attachée auprès de lui, sans lui donner aucun temps pour se reposer, enfin la fermeté de son cœur se ralentit, et il tomba dans une lassitude mortelle.
17° Alors, lui découvrant toute la vérité de la chose, il lui dit : Le rasoir n'a jamais passé sur ma tête, parce que je suis nazaréen, c'est-à-dire, consacré à Dieu dès le ventre de ma mère. Si l'on me rase la tête, toute ma force m'abandonnera : et je deviendrai faible comme les autres hommes.
18° Dalila, voyant qu'il lui avait confessé tout ce qu'il avait dans le cœur, envoya vers les princes des Philistins, et leur fit dire : Venez encore pour cette fois, parce qu'il m'a maintenant ouvert son cœur. Ils vinrent donc chez elle, portant avec eux l'argent qu'ils lui avaient promis.
19° Dalila fit dormir Samson sur ses genoux, et lui fit reposer sa tête dans son sein ; et ayant fait venir un barbier, elle lui fit raser les sept touffes de ses cheveux : après quoi elle commença à le chasser et à le repousser d'auprès d'elle, car sa force l'abandonna au même moment.
20° Et elle lui dit : Samson, voilà les Philistins qui viennent fondre sur vous. Samson, s'éveillant, dit en lui-même : J'en sortirai comme j'ai fait auparavant, et je me dégagerai d'eux ; car il ne savait pas que le Seigneur s'était retiré de lui.
21° Les Philistins, l'ayant donc pris, lui arrachèrent aussitôt les yeux, et l'ayant mené à Gaza chargé de chaînes, ils l'enfermèrent dans une prison, où ils lui tirent tourner la meule d'un moulin.
22° Ses cheveux commençaient déjà à revenir.
23° Lorsque les princes des Philistins tirent une grande assemblée pour immoler des hosties solennelles à leur dieu Dagon, et pour faire des festins de réjouissance, en disant : Notre dieu a livré entre nos mains Samson notre ennemi.
24° Ce que le peuple ayant aussi vu, il publiait les louanges de son dieu, en disant comme eux : Notre dieu a livré entre nos mains notre ennemi, qui a ruiné notre pays, et qui en a tué plusieurs.
25° Ils firent donc des festins avec de grandes réjouissances, et après le dîner ils commandèrent que l'on fit, venir Samson, afin qu'il jouât devant eux. Samson ayant été amené de la prison, jouait devant les Philistins, et ils le tirent tenir debout entre deux colonnes.
26° Alors Samson dit au garçon qui le conduisait : Laissez-moi toucher les colonnes qui soutiennent toute la maison, afin que je m'appuie dessus, et que je prenne un peu de repos.
27° Or la maison était pleine d'hommes et de femmes. Tous les princes des Philistins y étaient, et il y avait bien trois mille personnes de l'un et de l'autre sexe, qui du haut de la maison regardaient Samson jouer devant eux.
28° Samson, ayant alors invoqué le Seigneur, lui dit : Seigneur mon Dieu, souvenez-vous de moi, mon Dieu, rendez-moi maintenant ma première force, afin que je me venge de nos ennemis en une seule fois pour la perte de mes deux yeux.
29° Et prenant les deux colonnes du milieu sur lesquelles la maison était appuyée, tenant l'une de la main droite et l'autre de la gauche,
30° Il dit : Que je meure avec les Philistins. Et
ayant fortement ébranlé les colonnes, la maison
tomba sur tous les princes, et sur tout le reste du peuple qui était là ; et il
en tua beaucoup plus en mourant, qu'il n'en avait tué pendant sa vie.
31° Les frères et tous ses parents, étant venus en ce lieu, prirent son corps, et l'ensevelirent entre Saraa et Esthaol, dans le sépulcre de son père Manué, après qu'il eut été juge d'Israël pendant vingt ans.
Le récit biblique est, comme on le voit, d'une barbarie orientale qu'il était nécessaire d'adoucir pour la musique et pour la scène. Ni Samson ni Dalila n'y apparaissent sympathiques, celui-là par sa veulerie et ses mensonges puérils à la femme aimée, celle-ci par sa trahison tout intéressée.
La seule liberté qu'il était indispensable de prendre, le librettiste et le musicien l'ont prise sans hésiter. Ils ont fait abstraction des enfantillages antipathiques de Samson et donné à la félonie de Dalila des causes plus élevées, des motifs d'ordre religieux. Ce faisant, ils ne se sont écartés de la Bible que pour donner à l'épisode antique plus de grandeur et d'intérêt.
Ils ont su passionner le débat et opposer Samson à Dalila comme l'Homme à la Femme, comme l'Amour au Fanatisme de religion.
« Samson, dit judicieusement M. Emile Baumann dans son beau livre : les Grandes Formes de la Musique, étudiées dans l'œuvre de Saint-Saëns, représente bien mieux que l'Hercule grec l'homo duplex, le contraste de la grandeur et de l'extrême faiblesse, la chute et la rédemption pénitente. Héros primitif et déjà moderne de sensibilité, il a le rayonnement de sa force musculaire, l'ascendant du prophète, la beauté du Voyant qui pénètre l'illusion de sa chair esclave et, châtié, justifie Dieu. Le désir voluptueux de Samson est profond, déchirant par le seul fait qu'il le sait impur, et les caresses de Dalila sont tragiques, parce qu'elle ment. Dalila, dans la Bible, livre Samson aux Philistins pour de l'argent ; Saint-Saëns l'a quelque peu idéalisée, lui attribuant une haine désintéressée, une revanche d'orgueil, un fanatisme de race et de religion. Le conflit de Dagon ou Baal, le dieu de Dalila, et du vrai Dieu agrandit les acteurs et le drame, augmente l'âpreté de leurs passions. Ils ne vivent qu'identifiés, les uns aux ténèbres, les autres à la lumière : d'un côté Abimélech, le Grand-Prêtre, le chœur et le ballet des Philistins, Dalila ; de l'autre, le vieillard hébreu, Samson.
» Il n'a pas reproduit, comme l'avait fait Haendel, dans son fastidieux oratorio, les phases diverses des exploits de Samson ; le drame porte sur un moment unique, décisif, dont rien n'amoindrit la surnaturelle ampleur, et provoquant des réactions intérieures, des duels de volontés assez intenses pour que les faits, pris en eux-mêmes, passent au second plan. Poétiquement, l'œuvre est donc constituée de main de maître. Sauf l'Œdipe-Roi de Sophocle, l'histoire du théâtre ne présente guère de donnée plus cruellement significative, plus logiquement réalisée. »
Mais voici un résumé du livret lui-même qui atteste le bien-fondé de ces remarques.
ACTE I
Une place publique dans la ville de Gaza en Palestine ; à gauche, le portique du temple de Dagon. Au lever du rideau une foule d'Hébreux, hommes et femmes, sont réunis sur la place dans l'attitude de la douleur et de la prière. Samson est parmi eux.
Scène I. — Derrière la toile, les Hébreux font entendre leurs implorations au Dieu d'Israël, et leurs appels à sa clémence, à son pardon. Lorsque la toile se lève, le décor ci-dessus indiqué apparaît, et de la foule gémissante se détache, à droite, Samson. Il tente de consoler ses frères, de leur faire entrevoir le pardon divin enfin accordé, et les adjure de relever l'autel du seul Dieu.
Mais les hébreux détournent la tête. Ils n'espèrent plus. Ils n'ont plus que leurs larmes ! Ils ne sont plus, ces temps où le Dieu de leurs pères protégeait leurs enfants !
Samson s'insurge contre ce désespoir. Le doute, pour lui, est un blasphème. Il ne faut pas s'écarter du Très-Haut. Mais que les Hébreux s'aident et il les aidera ! Qu'ils ceignent leurs reins, certains de la victoire. Qu'ils prient le Dieu des combats, le Dieu des armées, qui armera leurs bras d'invincibles épées !
L'accent passionné de Samson, peu à peu, ranime le courage abattu du peuple israélite. La foule se sent gagnée par la foi du héros qui joint à la force impressionnante du corps la force souveraine de l'esprit.
Elle veut chasser de son cœur d'infimes terreurs et marcher avec le héros vers la délivrance. Gloire à Jéhovah !
Scène II. — Le satrape de Gaza, Abimélech, entre par la gauche, suivi de plusieurs guerriers et soldats Philistins. Il a été attiré par les cris des Israélites. Il fouaille de son mépris le vil troupeau d'esclaves, rebelles aux lois. Il leur ordonne de cacher leurs soupirs et leurs pleurs qui lassent sa patience. Il raille leur Dieu, sourd à tant de prières, et leur prêche le culte de Dagon, le plus grand des dieux.
Samson, comme inspiré, répond au satrape. Il invoque le vrai Dieu et prophétise des temps meilleurs, à la colère d'Abimélech qui tente en vain de l'empêcher de parler. Le peuple enthousiasmé clame sa foi dans l'avenir de la patrie divine : « Israël, romps ta chaîne ! O peuple, lève-toi ! Viens assouvir ta haine ! Le Seigneur est en moi ! »
Abimélech, furieux, se précipite sur Samson l'épée à la main pour le frapper. Samson lui arrache l'épée des mains et le frappe à son tour. Abimélech tombe, les Philistins qui accompagnent le satrape veulent le secourir. Mais Samson, brandissant son glaive, les éloigne. Ils occupent la droite de la scène et la plus grande confusion règne parmi eux. Samson et les Hébreux sortent à droite.
Scène III. — Les portes du temple de Dagon s'ouvrent, le Grand-Prêtre suivi de nombreux serviteurs et gardes descend les degrés du portique ; il s'arrête devant le cadavre d'Abimélech ; les Philistins s'écartent devant lui.
La stupeur du Grand-Prêtre est indicible. Son entourage est envahi par la crainte. Un tel réveil d'Israël ne pouvait être prévu. Aussi bien, les Philistins, lâchement, vont-ils quitter cette terre de révolution, sans sécurité pour eux désormais.
Scène IV. — Le Grand-Prêtre maudit le Dieu de Samson, le héros et son peuple ; il flétrit la lâcheté des Philistins. Mais il ne peut rien contre l'inévitable. La révolte gronde. Les Hébreux sont menaçants. Le Grand-Prêtre se décide à suivre ses serviteurs. Au moment où les Philistins, emportant le cadavre d'Abimélech, quittent la scène, les Hébreux, vieillards et femmes, entrent par la droite. Le soleil se lève complètement...
Scène V. — Les Hébreux, conduits par Samson, célèbrent leur victoire par un hymne joyeux au Dieu sauveur.
Scène VI. — Les portes du temple de Dagon s'ouvrent. Dalila entre, suivie des femmes Philistines tenant dans leurs mains des guirlandes de fleurs dont elles ornent le front des guerriers vainqueurs.
Dalila dit à Samson sa fierté et son amour. Elle l'invite à la suivre dans la douce vallée de Sorec. Le vieillard hébreu conjure Samson de ne pas céder à cette fille étrangère et perfide. Mais Dalila redouble ses instances. Elle apparait irrésistible tentatrice, et les faibles protestations de Samson révèlent combien est grande sur son cœur l'emprise des charmes féminins.
Les jeunes filles qui ont accompagné Dalila dansent en agitant des guirlandes de fleurs qu'elles tiennent à la main, et semblent provoquer les guerriers hébreux qui accompagnent Samson. Celui-ci, profondément troublé, cherche en vain à éviter les regards de Dalila ; ses yeux, malgré lui, suivent tous les mouvements de l'enchanteresse qui reste au milieu des jeunes Philistines, prenant part à leurs poses et à leurs gestes voluptueux. Et lorsque Dalila, tournée vers Samson, lui crie son brûlant amour et le presse de la venir trouver en sa retraite profonde, l'attitude de Samson nous prouve que le héros est vaincu et qu'il obéira.
ACTE II
Le théâtre représente la vallée de Sorec en Palestine. A gauche, la demeure de Dalila, précédée d'un léger portique et entourée de plantes asiatiques et de lianes luxuriantes. Au lever du rideau, la nuit commence et se fait plus complète pendant toute la durée de l'acte.
Scène I. — Dalila, plus parée qu'au premier acte, est assise sur une roche, près du portique de sa maison, et semble rêveuse. Le drame se pose. Dalila dit attendre Samson et préparer la vengeance qui doit satisfaire ses dieux.
Ainsi son amour n'est que feint. Dalila fascine le héros afin de le pouvoir enchaîner. Le fort parmi les forts, sous les artifices d'une faible femme, fanatisée par ses dieux, succombera demain.
Scène II. — Au reste, le Grand-Prêtre vient lui-même visiter son alliée. Il lui demande de reconquérir l'amour de Samson, qu'enflamment aujourd'hui les passions belliqueuses. Qu'elle use de sa puissance pour désarmer le héros funeste, et elle pourra compter sur les largesses du Grand-Prêtre.
Mais, digne et calme, Dalila refuse d'être récompensée. Elle agit avec désintéressement, pour la cause de Dagon. Autant que le Grand-Prêtre, elle abhorre Samson. Déjà, par trois fois, elle tenta de surprendre le secret de sa force, mais le héros s'est dérobé, et elle n'a pu le vaincre. Mais aujourd'hui elle le sent à sa merci. Elle sait qu'elle peut compter sur sa venue, qu'il accourra, dès la nuit, à son appel. L'heure de la vengeance est proche.
Scène III. — En effet, le Grand-Prêtre à peine parti, Samson arrive par la droite, dans la nuit rapidement assombrie. Il semble ému, troublé, vacillant. Des éclairs sillonnent la nue. L'orage gronde. Samson hésite. Il maudit son amour. Et pourtant il aime encore. Il voudrait fuir. Mais Dalila s'élance vers lui. Et désormais l'Homme est à la merci de la Femme. Il se défendra faiblement, invoquera vainement son Dieu, l'espérance que fonde sur lui Israël, le choix que fit de lui le Seigneur pour mettre fin aux misères des Hébreux. Dalila a réponse à tout, et, cajoleuse, enlaçante, a tôt fait de triompher des dernières résistances de son amant. Les éclairs luisent plus fréquents. Le tonnerre se rapproche. Dalila court vers sa demeure et Samson s'élance à sa suite, parmi les lueurs de l'ouragan mystérieux.
Par la droite arrivent des soldats Philistins qui s'approchent doucement de la maison de Dalila. Un violent coup de tonnerre précède l'apparition, sur la terrasse, de Dalila qui s'écrie : « A moi ! Philistins ! à moi ! » Samson comprend enfin dans quel piège il est tombé : « Trahison ! profère-t-il... cependant que les soldats se précipitent dans la demeure de Dalila et que le rideau tombe.
ACTE III
Ier Tableau. — La prison de Gaza.
Scène I. — Samson enchaîné, aveugle, les cheveux coupés, tourne la meule. Dans la coulisse on entend le chœur des hébreux captifs.
Ainsi la révolte a été maîtrisée dès que Samson, succombant aux ruses d'une femme, a cessé de la diriger. On voit le héros malheureux, suppliant le Seigneur d'agréer son repentir. Spectacle affreux que celui de ce prédestiné s'accusant de sa faute tandis que les hébreux implacables lui répètent : « Samson, qu'as-tu fait de tes frères ? »
Mais les Philistins entrent dans la prison et l'entraînent. Le décor change.
2e Tableau. — Intérieur du temple de Dagon. Statue du dieu. Table des sacrifices. Au milieu du sanctuaire, deux colonnes de marbre semblent supporter l'édifice.
Le Grand-Prêtre de Dagon entouré des princes Philistins. Dalila suivie des jeunes Philistines, couronnées de fleurs, des coupes à la main.
Une foule de peuple remplit le temple. Le jour se lève.
Scène II. — C'est l'orgie qui commence. Une bacchanale échevelée se déroule. Le dieu Dagon doit être satisfait.
Scène III. — A ce moment Samson paraît, conduit par un enfant. Le Grand-Prêtre le salue ironiquement du titre de « juge d'Israël » et le remercie de venir égayer la fête de Dagon. Il invite Dalila à lui verser l'hydromel. Le peuple boit à la « Souveraine » du héros infirme qui, l'âme triste jusqu'à la mort, ressemble au Jésus du Crucifiement.
Dalila, une coupe à la main, s'approche de son amant. Cruelle, elle l'insulte, lui rappelle leurs amours, lui révèle l'étendue de sa trahison. Samson dédaigne ces atroces injures et dans son âme offre son tourment en holocauste à Dieu.
Le Grand-Prêtre, à son tour, se rit de Samson, de son infortune, de son supplice. Il raille le Dieu d'Israël qu'il défie de pouvoir sauver Samson.
Puis, accompagné de Dalila, il se dirige vers la table des sacrifices, sur laquelle se trouvent les coupes sacrées. Un feu brûle sur l'autel orné de fleurs. Dalila et le Grand-Prêtre, prenant les coupes, font une libation sur le feu sacré qui s'active, puis disparaît pour reparaître au 3e couplet de l'invocation.
Samson est resté au milieu de la scène, ayant près de lui l'enfant qui le conduit ; il est accablé par la douleur et semble prier.
Dalila et le Grand-Prêtre entonnent les louanges du dieu Dagon, le « plus grand entre tous ». Le peuple joint sa voix aux leurs. Samson est invité à sacrifier au dieu païen. Il prie donc l'enfant de guider ses pas vers les piliers de marbre qui soutiennent le temple. Alors il invoque Jéhovah, et au plus fort de l'exaltation des mécréants s'appuie aux deux piliers qu'il ébranle de toute sa puissance revenue. Les piliers cèdent : le temple s'écroule au milieu des cris. Justice est faite... Samson par sa mort sert mieux son Dieu et sa race qu'il ne l'avait pu faire alors qu'il était en vie...
***
Il est certain que destitué de tous ses détails pittoresques qui précèdent la chute même de Samson, l'épisode du Livre des Juges gagne en ampleur et en pathétique, devient la crise passionnelle favorable au développement dramatique. En devenant sympathiques par les motifs qui les font agir, Dalila et Samson peuvent nous imposer l'intérêt de leur lutte amoureuse, tandis que si tous deux nous avaient, d'abord été présentés sous les aspects que dépeint la Bible, il n'eût pas été possible au spectateur d'en supporter la vue.
Saint-Saëns, en déterminant lui-même les grandes lignes de son œuvre, fait, ainsi preuve d'un sens très exact des nécessités théâtrales, et nous ne pouvons qu'admirer sa maîtrise infaillible en un genre que tant de critiques lui refusaient le droit d'aborder.
Les trois actes ne constituent donc pas un simple triptyque à la fresque, mais une action serrée dont le point culminant est atteint au deuxième acte, et le dénouement rapide, au troisième, ne laisse pas se refroidir l'émotion.
Ce ramassé est obtenu par la prédominance, dans toute l'œuvre, du grand duo du second acte. Ce duo, on peut bien le dire, est à lui seul toute la pièce, et il est compréhensible que l'auteur ait tenu à faire connaître d'abord par lui le drame projeté. En lui se retrouvent tous les éléments dispersés au cours du long récit biblique.
Aussi bien, ainsi que le dit Richard Wagner à propos du spectacle et rie l'essence de la poésie dramatique, « afin de pouvoir représenter, dans un ensemble aisément intelligible, un vaste enchaînement d'actions se déterminant entre elles, le poète est obligé de condenser ces actions en elles-mêmes dans de telles proportions que, tout en pouvant être facilement embrassées du regard, elles ne gardent rien de la richesse de leur contenu. Une simple abréviation ou une élimination d'éléments d'action plus faibles n'aurait pour conséquence que de défigurer les éléments qu'on aurait conservés, car ces éléments d'action, plus puissants, ne peuvent être justifiés pour le sentiment que comme résultant du renforcement progressif des éléments plus faibles.
» Les éléments qui ont été éliminés en vue de circonscrire l'espace destiné à la vision artistique, doivent donc être transportés dans les éléments principaux mêmes qui doivent y être contenus d'une manière quelconque reconnaissable pour la sensibilité. Si la sensibilité ne peut s'en passer, c'est parce qu'elle a besoin, pour l'intelligence de l'action principale, de ressentir du même coup les motifs d'où celle-ci est issue et qui se manifestaient dans ces éléments d'ordre inférieur. Le point culminant d'une action est en lui-même un moment d'une durée très courte, et qui, en tant que simple fait, est insignifiant, s'il ne nous apparaît pas comme motivé par des états d'âme qui, par leur nature même, mettent à contribution notre sympathie : l'entassement de motifs de ce genre ravira nécessairement au poète toutes les possibilités de les justifier devant notre sentiment, car c'est précisément cette justification, cet exposé des motifs qui doit remplir l'espace réservé à l'œuvre d'art, et cet espace serait complètement gaspillé s'il était rempli d'une masse d'éléments d’action dont on ne saurait justifier la présence.
» Pour être compris le poète est, par conséquent, obligé de limiter les éléments d'action de façon à pouvoir gagner toute la place nécessaire à l'exposé des motifs de ceux qu'il aura retenus : tous les motifs que recélaient les éléments éliminés seront alors incorporés aux motifs de l'action principale, mais de telle manière qu'ils ne paraissent pas isolés, car ils produiraient leurs éléments d'action particuliers — et notamment ceux qui ont été éliminés. Ils doivent être, au contraire, contenus dans le motif principal, de sorte qu'ils ne tendent pas à le morceler, mais à le renforcer dans son ensemble. Mais en renforçant le motif, on renforce encore, nécessairement, l'élément d'action lui-même, celui-ci n'étant, pris en soi, qu'une manifestation adéquate du motif. Un motif puissant ne peut s'exprimer en un moment d'action faible ; action et motif deviendraient alors incompréhensibles. Donc, pour faire ressortir d'une manière claire le motif principal, renforcé de tous les motifs qui, dans la vie ordinaire, se manifestent dans un grand nombre d'actions différentes, il est nécessaire que l'action déterminée par lui soit également plus forte, plus puissante, et plus étendue dans son unité que celles que produit la vie courante, on la même action se déroule reliée à une multitude d'actions secondaires et échelonnée sur un espace plus vaste et un laps de temps plus long. Le poète qui a resserré des actions secondaires, ainsi que cet espace et cette durée, en vue d'une compréhension plus nette, avait non seulement à réduire cet ensemble par des coupures, mais encore et surtout à condenser ce qu'il contenait d'essentiel. Or, cette forme condensée de la vie véritable ne saurait être comprise par le poète que si — placée en face d'elle-même, — elle lui apparaît agrandie, renforcée, sortant de l'ordinaire. C'est qu'à travers la multiplicité des actions qu'il disperse dans l'espace et le temps, l'homme est incapable de comprendre sa propre vie ; mais l'image dans laquelle cette activité a été condensée en un seul de ses éléments, renforcé au possible, et qui, bien que pris en lui-même, paraît certainement sortir de l'ordinaire et tenir du merveilleux, ne fait pourtant rien apparaître de ces caractères peu communs et merveilleux, au point que le spectateur ne le conçoit pas comme un miracle, mais comme la représentation la plus intelligible de la réalité.
» Au moyen de ce miracle, le poète est à même de représenter, dans un ensemble extrêmement clair, les enchaînements d'actions les plus vastes. A cet effet, il suffit qu'il renforce les traits caractéristiques de ses personnages, en raison directe de la multiplicité et de l'étendue de l'ensemble qu'il voudrait nous faire embrasser. Il condensera également, en des formes tenant du merveilleux, pour les faire paraître adéquats aux mouvements de ses personnages, les durées les plus longues et les espaces les plus vastes ; il réunira de même les particularités d'éléments infiniment dispersés dans l'espace et dans le temps pour en faire le contenu d'une particularité plus marquée, comme il a rassemblé les motifs dispersés en un motif principal, et il accentuera la manifestation de cette particularité, comme il a renforcé l'action résultant de ce motif. Les formes mêmes les plus extraordinaires que le poète est amené à représenter, eu recourant à celte méthode, ne seront, à vrai dire, jamais hors nature, et cela parce que l'essence de la nature n'y est nullement altérée : seules, ses manifestations y sont réduites en une image nette et intelligible que seul l'homme doué d'une nature d'artiste peut comprendre. La hardiesse poétique qui a réuni les manifestations de la nature en une image, peut même être une qualité utilisable avec succès, pour nous seulement qui sommes, par expérience, éclairés sur l'essence de la nature ».
Cette théorie wagnérienne se justifie entièrement par le poème de Samson et Dalila, comme son application absolue dans le domaine de la musique aura son reflet dans la musique de SaintSaëns.
Et le drame imaginé par le musicien est vraiment le miracle réalisé comme le concevait R. Wagner.
Merveilleuse condensation de tous les éléments fournis par le récit biblique et devenus intelligibles au sentiment. Action plus forte, puissante et étendue dans son unité que celle que nous conte l'Historien Sacré. Renforcement des traits caractéristiques des personnages en raison directe de la multiplicité et de l'étendue de l'ensemble que le poète veut nous faire embrasser.
C'est ainsi qu'en Abimélech et le Grand-Prêtre de Dagon sont réunis et renforcés tous les caractères épars que le Livre des Juges reconnaît aux Philistins, et le conflit de ces tyrans avec le héros hébreu prend toute l'ampleur des luttes épiques de races.
C'est ainsi que Samson et Dalila s'opposent comme l'Humanité et l'éternelle Tentation, comme Adam si faible et Eve « sept fois impure de corps et d'âme », à n'en croire qu'Alfred de Vigny.
Enfin l'opéra de Saint-Saëns est, du point de vue
de sa seule construction poétique, infiniment
supérieur à tout ce qui l'avait précédé, et relève de cette esthétique qui nous
paraît seule admissible aujourd'hui encore, après tant de tentatives diverses et
d'un succès plus ou moins durable.
La langue poétique du livret de Samson et Dalila est musicale et musicable. Elle n'a pas celle plasticité qui rend inutile l'adjonction de l’harmonie, mais, par sa concision et sa discrétion, elle appelle au contraire le langage des sons qui seul peut exprimer l'inexprimable. Aussi bien cède-t-elle volontiers la place à la voix de l'orchestre dès que sa mission d'indicatrice ou d'éveilleuse lui parait terminée.
Voyez comme se fond dans la symphonie expressive le chœur du début réduit à la moitié des Sopranos et des Contraltos, sur les mots :
« Un jour de nous, tu détournas ta face, et de ce jour ton peuple fut vaincu ! »
De même, la trahison de Dalila, à la fin du 2e acte, sera commentée par l'orchestre seul, la symphonie des éléments déchaînés se combinant avec la symphonie dramatique.
Lorsque les Philistins entrent dans la prison de Samson et entraînent Samson, on pourra suivre dans la musique toutes les pensées amères du héros muet.
Enfin la place donnée aux divertissements et à la célèbre bacchanale n'est pas inutile. Ce sont là autant d'éléments dramatiques indispensables et où le langage des sons est supérieur au langage articulé.
Quant à la versification elle suit avec souplesse le rythme musical, et affecte toutes les formes de la métrique.
Analysons par exemple, à ce point de vue, le grand duo du 2e acte.
Samson, seul, hésitant, dit en alexandrins :
En ces lieux, malgré moi, m'ont ramené mes pas...
Je voudrais fuir, hélas ! et ne puis pas
Je maudis mon amour... et pourtant j'aime encore....
Fuyons, fuyons ces lieux que ma faiblesse adore !
Et Dalila s'élance vers lui, sur le même rythme :
C'est toi ! mon bien-aimé, j'attendais ta présence !
J'oublie, en te voyant, des heures de souffrance !
Salut ! ô mon doux maître !
Puis, le duo se nouant, le rythme se presse et des alexandrins passe aux octosyllabes :
DALILA
Samson ! ô toi mon bien-aimé,
Pourquoi repousser ma tendresse ?
Pourquoi de mon front parfumé,
Pourquoi détourner tes caresses ?
SAMSON
Tu fus toujours chère à mon cœur,
Et tu n'en peux être bannie !
J'aurais voulu donner ma vie
A l'amour qui fit mon bonheur ! etc...
Le rythme se fait plus pressant au cantabile de
Dalila et alterne les hexasyllabes avec les
alexandrins :
Mon cœur s'ouvre à ta voix comme s'ouvrent les fleurs
Aux baisers de l'aurore !
Mais, ô mon bien-aimé, pour mieux sécher mes pleurs,
Que ta voix parle encore !
Dis-moi qu'à Dalila tu reviens pour jamais ;
Redis à ma tendresse
Les serments d'autrefois, ces serments que j'aimais !
Samson se récrie en octosyllabes :
Quand pour toi j'ose oublier Dieu,
Sa gloire, mon peuple et mon vœu ! etc…
Et la lutte des deux amants, parmi les éclairs et le tonnerre de plus en plus rapprochés, se poursuit sur le même rythme. Haletant, le défi de la Femme est scandé en hexasyllabes :
Oui ! vain est mon pouvoir
Car vaine est ta tendresse !
Quand je veux le savoir,
Ce secret qui me blesse,
Dont je veux la moitié,
Oses-tu, dans ton âme
Sans honte et sans pitié,
M'accuser d'être infâme ! etc...
Et le dernier cri d'Elle, qui assure son triomphe, est contenu dans ces deux hexasyllabes hachés :
Lâche ! cœur sans amour !
Je te méprise ! Adieu !
. . . . . . . . . . .
Ainsi le mouvement poétique commande une judicieuse métrique, et la musique pourra ajouter avec tout son pouvoir d'évocation et sa résonance profonde ce que le vers le plus court, docile et ductile, ne fait que lui indiquer en s'effaçant aussitôt devant elle.
Nous pouvons être certains que Saint-Saëns trouva dans son librettiste le plus obéissant des collaborateurs et que la muse du poète se plia à toutes les exigences du musicien doublé d'un si parfait dramaturge.
Et cela est fort bien ainsi. L'unité d'action de Samson et Dalila, son processus habile et si scénique, le renforcement des caractères des personnages, acquièrent un relief d'autant plus saisissant que toute littérature disparaît devant l'expression musicale, et que le langage parlé n'est plus que le simple fil conducteur du véhément langage sonore. Il serait à désirer que les vues qui présidèrent à l'élaboration de Samson fussent partagées par tous ceux que hante le drame lyrique. Aujourd'hui, il semble bien que le respect du texte poussé jusqu'à l'exagération restreigne le pouvoir de la musique et, en tout cas, bride l'élan mélodique. A ne vouloir que d'un livret ayant sa valeur plastique on condamne la musique à n'être plus qu'un commentaire, une symphonie descriptive sur laquelle la voix humaine ne pose qu'une déclamation notée. A fuir, d'autre part, le rythme du vers, on risque de dédaigner la carrure mélodique qui seule, cependant, passe la rampe. Enfin à s'incliner devant le verbe, le musicien s'expose à rompre l'équilibre souverain du drame, et à n'être capable que d'une musique de scène non viable.
C'est pour avoir, au contraire, cherché ce triple équilibre de l'action, du livret et de la musique que l'œuvre de Saint-Saëns nous paraît aujourd'hui si définitive et parfaite, d'une perfection de chef-d'œuvre.
V
LA MUSIQUE (*)
(*) Les citations musicales qui vont suivre sont empruntées à la partition chant et piano de Samson et Dalila éditée par la maison DURAND et Cie (place de la Madeleine, Paris).
Dans son portrait de Charles Gounod, du livre Portraits et Souvenirs, Camille Saint-Saëns écrit : « L'auteur de cette étude lisait dernièrement dans un article sur son propre compte — article fort élogieux d'ailleurs — qu'il avait, au théâtre, appliqué ses idées de subordination complète de l'élément mélodique à la symphonie. Il demande la permission d'ouvrir ici une parenthèse pour protester contre de pareilles assertions. Pour lui, mélodie, déclamation, symphonie, sont des ressources que l’artiste a le droit d'employer comme il l'entend et qu'il a tout avantage à maintenir dans le plus parfait équilibre possible.
Cette observation n'était pas inutile pour répondre aux critiques que n'a pas manqué de soulever une partition aussi neuve que Samson et Dalila. N'a-t-on pas pu lire sur l’œuvre aujourd'hui classique de Saint-Saëns des jugements aussi sommaires que celui-ci : « Avant d'émettre mon opinion personnelle sur Samson, je dois dire que celle du public ne lui a pas été favorable. Jamais absence plus complète de mélodie ne s'est fait sentir comme dans ce drame. Joignez à ce manque de motifs une harmonie souvent très risquée et une instrumentation qui nulle part ne s'élève au-dessus du niveau ordinaire, et vous aurez une idée de ce que c'est que Samson. »
En reproduisant cette effarante critique, M. Marc-David, dans son article sur l'œuvre dramatique de C. Saint-Saëns, paru dans le numéro hors-série déjà cité du Guide du Concert, se hâte d'ajouter que « ces phrases datent de 1875 et furent écrites par un critique alors connu dans une revue bi-mensuelle qui s'appelait la Chronique Musicale. C'était au lendemain de la première audition, au concert du Châtelet, du premier acte de Samson, sous la direction de M. Colonne. Rétrospectivement, des impressions comme celles-là sont plus divertissantes qu'affligeantes. Mais ne peuvent-elles contribuer aujourd'hui — toutes choses mises au point — à nous éclairer sur les véritables caractéristiques d'une œuvre et sur l'apport personnel fait par un artiste à son art ?
» Samson, qui est la première grande œuvre donnée au théâtre par Saint-Saëns, renfermait déjà toutes les particularités de conception et d'écriture qui jusqu'à Déjanire et l'Ancêtre se retrouvent dans toute son œuvre. La mélodie — que n'y démêlait pas notre critique — n'avait pas, il est vrai, les lignes capricantes, bavardes, boursouflées ou sinueuses de la mélodie des Auber, Halévy, Rossini, Meyerbeer, grands favoris de l'époque. Elle affectait une sobriété qui pouvait sembler un peu bien hiératique aux oreilles saturées soit de faux et fade bel canto, soit de rodomontades lyriques genre Ambigu, soit encore de grâces molles, adipeuses et affectées.
» En effet, le dessin mélodique s'affirme particulièrement mâle chez Saint-Saëns ; il s'accorde avec la franchise robuste d'une harmonie riche, mais inébranlable dans ses principes. Venu assez tard au théâtre, Saint-Saëns, avec son esprit de volonté réfléchie, ne tergiversa pas longtemps sur les voies et les formes à adopter. Et il persévéra avec bonheur dans son goût pour la concision et la netteté. Il se dégagea vite de toute influence directe ou pernicieuse... La liberté de la déclamation se joue au-dessus ou au milieu d'un orchestre où rien de trop n'est entendu, où tout a un sens précis. L'emploi de motifs conducteurs n'a rien chez lui d'analogue au système wagnérien. L'action est la principale préoccupation de Saint-Saëns ; le motif est un appui matériel soulignant seulement un caractère ou un fait, sans que nul esclavage en résulte. Le chant garde sa vie propre, sinon son indépendance, et s'il n'est pas prédominant, il existe par lui-même, sans, du reste, jamais s'attarder à la virtuosité pure. Dans son style vocal, on peut rencontrer des vocalises, des trilles, des agréments qui semblent au premier abord intempestifs, mais c'est toujours que le caractère du personnage où la situation motive ces jeux et ces grâces badines. Ainsi en usera savamment, dans Hélène, Vénus, la déesse coquette aux manières enlaçantes et de même Dalila, la séductrice perfide aux voluptueuses promesses ».
Quant à l'orchestre, il est au contraire très au-dessus du niveau ordinaire, et demeure encore un modèle par l'agencement des timbres, la limpidité, l'infaillible sonorité. Au surplus, peut-on s'en étonner, quand on songe que Saint-Saëns est aussi l'auteur d'une symphonie en ut mineur qui reste l'un des chefs-d'œuvre de l'orchestration moderne ?
L'orchestre de Samson et Dalila est ainsi constitué : 3 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes et une clarinette-basse, 2 bassons et 1 contre-basson, 4 cors, 2 trompettes et 2 cornets à pistons, 3 trombones et une basse-tuba, 2 ophicléides, 2 harpes, 3 timbales, 1 grosse caisse, 1 triangle, 1 glockenspiel, 1 crotale, 1 castagnette en bois et en fer, 1 tambour de basque et un tam-tam. Puis le quatuor.
Dans cet orchestre, le quatuor prédomine. Et cependant l'ensemble n'est jamais lourd. C'est, au contraire, grâce à la belle ligne mélodique des quatre voix équipollentes de ce quatuor issu de l'orchestre classique, que Saint-Saëns peut exprimer avec une magnifique sobriété ce que d'autres musiciens s'efforcent d'obtenir par l'extrême division. C'est en incorporant, en outre, à la technique de composition et d'orchestration de l'école polyphonique, les riches moyens expressifs de l'école homophone que l'œuvre nous donne la sensation de plénitude et de parfait équilibre que l'on admire tant en elle.
Ce que Berlioz rêva d'atteindre, Saint-Saëns l'obtient sans effort, parce que sa technique supérieure lui permet de se jouer de la polyphonie qui seule « déclôt, comme dit Richard Strauss, les secrets hermétiques des timbres orchestraux ». En effet, un passage « dont les parties intérieures ou inférieures sont conduites d'une façon maladroite ou simplement négligente sera rarement dépourvu d'une certaine rudesse et n'atteindra jamais cette plénitude sonore émanant des partitions où les parties secondaires des bois et des violons, les altos, violoncelles et contrebasses participent à la vie générale par une ligne mélodique à la courbe élégante et souple ».
C'est là tout le secret de la pureté formelle de l'instrumentation de Samson et Dalila, digne pendant de celle de la symphonie en ut mineur ou du Déluge.
Pourtant l'indication précitée des instruments spéciaux laisserait croire à une recherche dans le coloris orchestral. N'oublions pas que l'auteur avait à traduire la poésie de l'Orient. Or, ainsi que le remarque M. Baumann, « ce qu'il doit d'essentiel à l'Orient, c'est de l'avoir confirmé dans ses vrais voies et d'avoir exalté ses dons lyriques. Quelle que fit sa simplicité instinctive, il s'y est encore simplifié... Aurait-il trouvé la symphonie de l'Aurore dans Samson (au 1er acte), s'il n'avait pu contempler les aurores d'Afrique, grandissant sur les monts comme un chant d'orgue » ?
L'emploi des instruments rares dans la bacchanale des Philistins ne marque point. non plus recherche, mais encore simplification. L'auteur traduit crûment, à l'aide des timbres appropriés, ce qu'il put entendre dans les fêtes orientales auxquelles, infatigable voyageur, il lui fut donné d'assister.
Et ces nouveautés, bien à leur place, donnent un
accent d'absolue vérité à la peinture sonore.
Au surplus, on chercherait vainement, dans Samson une symphonie
imitative. En dépit de ses maîtres pour l'orchestre : Berlioz et Liszt,
Saint-Saëns reste trop pur musicien pour se plaire à ces jeux un peu puérils.
Aussi bien, comme le remarque encore M. Baumann, Saint-Saëns se borne parfois à
transposer :
« Le bruit de la meule, au troisième acte de Samson, celui du marteau, à la première scène d'Ascanio, sont admis là comme des éléments rythmiques de la douleur et de l'allégresse où se meuvent les héros. »
« Il éclate aux yeux, continue M. Baumann, que l'œuvre s'adressait, comme nulle autre, aux facultés musicales de Saint-Saëns. Les scènes religieuses du 1er acte, à son lyrisme scolastique et liturgique ; les scènes de volupté, à la souplesse pénétrante de sa mélodie ; la fête des Philistins à son génie plastique de symphoniste. Mais une circonstance que nous avons dite lui apporta une excitation précieuse, le mit davantage au cœur de son sujet ; c'est en Afrique qu'il acheva Samson, il vit marcher devant lui des êtres semblables par l'origine et les mœurs aux héros de son poème. Il respira l'odeur d'un sol où la douleur et la luxure ont encore l'accent immuable, exaspéré qu'elles avaient dans les temps bibliques, au fond de l'Orient. Sous le plan si simple du drame s'entrelace une végétation drue d'éléments l'apport primordial du texte sacré ; africaine et orientale ; une notion du monde ; une psychologie largement humaine ; une mûre abondance de mélodie ; une science constructive, symphonique aussi bien que dramatique. Sans démêler, pas à pas, les innombrables combinaisons de tous ces principes, qu'il nous suffise de suivre la progression simultanée de la musique et du drame. »
Samson et Dalila, ainsi que le fit judicieusement entrevoir Hans de Bülow, est la première manifestation française du drame lyrique succédant à l'opéra désuet. « C'est dans cette partition, note Etienne Destranges en son étude analytique sur Samson et Dalila publiée chez Fischbacher en 1893, que le leitmotiv apparaît, pour la première fois en France, d'une façon raisonnée et voulue... Les thèmes caractéristiques de Samson manquent, certes, des développements et des transformations du vrai leitmotiv wagnérien. Tels qu'ils sont, cependant, ils donnent à l'œuvre une unité plus grande, une cohésion plus parfaite. »
Saint-Saëns lui-même, en ses Portraits et Souvenirs, nous explique pourquoi il n'a pas développé ses thèmes suivant l'esthétique wagnérienne : « Avec son ingénieux système du Leitmotiv (ô l'affreux mot !) Richard Wagner a encore étendu le champ de l'expression musicale en faisant comprendre, sous ce que disent les personnages, leurs plus secrètes pensées. Ce système avait été entrevu, ébauché déjà, mais on n'y prêtait guère attention avant l'apparition des œuvres où il a reçu tout son développement. En veut-on un exemple très simple, choisi entre mille ? Tristan demande : « Où sommes-nous ? — Près du but », répond Yseult, sur la musique même qui précédemment accompagnait les mots : « tête dévouée à la mort », qu'elle prononçait à voix basse, en regardant Tristan ; et l'on comprend immédiatement de quel « but » elle veut parler. Est-ce de la philosophie cela, ou de la psychologie ?
» Malheureusement, comme tous les organes délicats et compliqués, celui-là est fragile ; il n'a d'effet sur le spectateur qu'à la condition pour celui-ci d'entendre distinctement tous les mots et d'avoir une excellente mémoire musicale. »
Telle est en effet la critique que l'on peut faire au wagnérisme et à laquelle échappera le système employé par Saint-Saëns dans Samson et Dalila.
En fait, Saint-Saëns admire profondément Wagner, mais il le considère comme un géant, un Hercule qu'on essaierait en vain d'imiter dans ses travaux fameux. Ce n'est pas qu'il veuille revenir à la coupe de l'ancien opéra, mais il croit qu'entre l'opéra délicieux et désuet et le prodigieux drame lyrique inimitable du maître allemand, il y a place pour un genre donnant satisfaction à tout le monde, et dont Samson et Dalila pourrait bien être le modèle.
« L'Occident, écrit-il dans le livre précité, se gausse volontiers de l'immobilité orientale ; l'Orient pourrait bien lui rendre la pareille et se moquer de son instabilité, de l'impossibilité où il est de conserver quelque temps une forme, un style, de sa manie de chercher le nouveau à tout prix, sans but et sans raison.
» L'opéra avait trouvé, à la fin du siècle dernier, une forme charmante, illustrée par Mozart, qui se prêtait à tout, et qu'il eût été sage de conserver le plus longtemps possible. Elle comprenait : le Recitativo secco, plutôt parlé que chanté, destiné à « déblayer » les situations, accompagné par le clavecin ou le piano soutenu d'un violoncelle et d'une contrebasse, ou seulement par ces deux instruments à cordes, le violoncelle remplissant l'harmonie par des accords arpégés ; le Récitatif obligé, accompagné par l'orchestre, entremêlé de ritournelles ; les airs, duos, trios, etc... ; de grands ensembles et de grands finales dans lesquels le compositeur se donnait libre carrière. Mozart a montré comment il était possible, même dans les airs, duos et autres morceaux, de se modeler exactement sur la situation et d'échapper à la monotonie des coupes régulières. Maintenant, comme on sait, la mode exige que des actes entiers soient coulés en bronze, d'un seul jet, sans airs ni récitatifs, sans « morceaux » d'aucune sorte ; le monde musical est plein de jeunes compositeurs qui s'évertuent à soulever cette massue d'Hercule. Il eût été peut-être plus sage de la laisser à celui qui l'a soulevée pour la première fois, avec une vigueur de lui seul connue. Mais comme on veut paraître aussi fort, que dis-je ? plus fort qu'Hercule lui-même, on masque son impuissance par une extravagance présentée sous les étiquettes de modernisme et de conviction. N'insistons pas. Comme je le disais en commençant, je craindrais de n'être pas bon juge en cette matière. Me sera-t-il permis de remarquer toutefois que le public paraît prendre peu de goût à ces exercices, et que s'il admire Hercule sans le comprendre toujours, de confiance, parce qu'il se sent d'instinct en présence d'une force indiscutable, il semble beaucoup plus froid à l'égard de ses imitateurs et successeurs ? »
Qui ne voit dans cette pénétrante remarque de Saint-Saëns une allusion à cet Hercule qui est Richard Wagner, et que, présomptueux, nos jeunes musiciens tentent vainement d'imiter ou même de surpasser ?
C'est toute la question brûlante d'Opéra ou Drame ? que pose Saint-Saëns en répondant par Sanson et Dalila. « Ah ! cette libération ! dira-t-il dans sa Lettre de Las Palmas, l'ai-je assez appelée de tous mes veux ! Je n'avais pas quinze ans que je m'en préoccupais déjà, me demandant pourquoi les opéras se divisaient en morceaux, et non pas en scènes, comme les tragédies ; pourquoi toujours ces morceaux coulés dans le même moule, ces insupportables « reprises du motif » séparées par des « milieux », ces coupes invariables appliquées à toutes les situations, cette assommante monotonie. On est délivré, c'est fini, nous sommes libres, libres ? c'est une question. A l'obligation d'écrire des airs, des duos, des ensembles, a succédé l'interdiction ; il n'est plus permis de chanter dans les opéras, et, à ce jeu, le bel art du chant s'étiole et tend à disparaître : encore quelques pas, et nous serons revenus à ce fameux urlo francese qu'on nous reprochait au siècle dernier. N'est-ce pas excessif, et ne saurait-on sortir d'un esclavage que pour retomber dans un autre ? « Qu'on puisse aller même à la Messe », disait Béranger. « Qu'on puisse écrire même un air, dirai-je à mon tour, fût-il à roulades et à « cocottes », comme celui de la Reine de la Nuit dans la Flûte Enchantée, s'il est, comme lui, un chef-d'œuvre ! C'est une chose fort difficile à faire qu'un bel air, et fort difficile à chanter. On arrive aisément, dans ce genre, au poncif et à la formule, je le sais, mais croyez-vous qu'on n'y arrive pas aussi dans le genre déclamé ? On y arrive tout aussi vite, et la monotonie, pour avoir changé de genre, n'en est pas pour cela moins monotone ; elle est même peut-être encore un peu plus ennuyeuse...
C'est la vérité même. Et Samson et Dalila ne tombera pas dans l'erreur visée par son auteur, mais se tiendra entre ces deux extrêmes : la coupe de l'opéra et la déclamation systématisée. Par ainsi, le drame de Saint-Saëns, tout en se conformant à cet idéal de vérité scénique que notre époque exige, sauvegardera l'intégrité du bel canto. Parterre de mélodies toujours musicales, Samson n'en restera pas moins action tragique, ainsi que nous l'avons démontré, et tout ce qui, du point de vue de la musique, pourra sembler en lui, à première vue, relever du genre suranné de l'opéra, sera toujours justifié par les nécessités dramatiques, de même que dans les Maîtres Chanteurs, chef-d’œuvre unique de Richard Wagner, les airs de Walter de Stolzing, le quintette du troisième acte et les chœurs éparpillés dans la partition auront leur impérieuse logique. Samson et Dalila pourra donc présenter tous les caractères du drame lyrique et, nonobstant, s'intituler opéra.
Au surplus, Saint-Saëns, conscient de sa haute valeur, ne redoute point pour son œuvre la comparaison avec celles de l'Hercule germanique. Il estime qu'il y a place pour tout le monde au soleil et que « celles-ci ne tueront point celle-là ». Avec pénétration et sang-froid, il peut écrire : « On nous donne comme nouvelle, ou plutôt comme renouvelée des Grecs, ainsi que le noble Jeu de l'Oie, cette idée de l'union parfaite du drame, de la musique, de la mimique et des ressources décoratives du théâtre. Mille pardons, mais cette idée a toujours été la base de l'Opéra, depuis qu'il existe ; on s'y prenait mal, c'est possible, mais l'intention y était. On ne s'y prenait même pas toujours aussi mal que certains veulent bien le dire ; et quand Mlle Falcon jouait les Huguenots, quand Mme Malibran jouait Othello, quand Mme Viardot jouait le Prophète, l'émotion était à son comble ; on s'épouvantait aux lueurs sanglantes de la Saint-Barthélemy, on tremblait pour la vie de Desdémone, on frémissait avec Fidès retrouvant dans le Prophète, entouré de toutes les pompes de l'Eglise, le fils qu'elle avait cru mort..., et l'on n'en demandait pas davantage.
» Richard Wagner a « refrappé l'art à son image » ; sa formule a réalisé d'une façon nouvelle et puissante l'union intime des arts différents dont l'ensemble constitue le drame lyrique. Soit. Cette formule est définitive. Est-elle LA VÉRITÉ ?
» Non. Elle ne l'est pas, parce qu'elle ne peut pas l'être, parce qu'il ne peut pas en avoir.
» Parce que, s'il y en avait, l'art atteindrait à la perfection, ce qui n'est pas au pouvoir de l'esprit humain. Parce que, s'il y en avait, l'art ne serait plus ensuite qu'un ramassis d'imitations condamnées par leur nature même à la médiocrité et à l'inutilité.
» Les différentes parties dont se compose le drame lyrique tendront sans cesse à l'équilibre parfait sans y arriver jamais, à travers les solutions toujours nouvelles du problème.
» Naguère, on oubliait volontiers le drame pour écouter les voix, et, si l'orchestre s'avisait d'être trop intéressant, on s'en plaignait, on l'accusait de détourner l'attention.
» Maintenant le public écoute l'orchestre, cherche à suivre les mille dessins qui s'enchevêtrent, le jeu chatoyant des sonorités ; il oublie pour cela d'écouter ce que disent les acteurs sur la scène, et perd de vue l'action.
» Le système nouveau annihile presque complètement l'art du chant, et s'en vante. Ainsi, l'instrument par excellence, le seul instrument vivant, ne sera plus chargé d'énoncer les phrases mélodiques, ce seront les autres, les instruments fabriqués par nos mains, pâles et maladroites imitations de la voix humaine, qui chanteront à sa place. N'y a-t-il pas là quelque inconvénient ?
» Poursuivons. L'art nouveau, en raison de son extrême complexité, impose à l'exécutant, au spectateur même, des fatigues extrêmes, des efforts parfois surhumains. Par la volupté spéciale qui se dégage d'un développement inouï jusqu'alors des ressources de l'harmonie et des combinaisons instrumentales, il engendre des surexcitations nerveuses, des exaltations extravagantes, hors du but que l'art doit se proposer. Il surmène le cerveau, au risque de le déséquilibrer. Je ne critique pas : je constate simplement. L'océan submerge, la foudre tue : la mer et l'ouragan n'en sont pas moins sublimes.
» Poursuivons toujours. Il est contraire au bon sens de mettre le drame dans l'orchestre, alors que sa place est sur la scène. Vous avouerai-je que cela, dans l'espèce, m'est tout à fait égal ? Le génie a ses raisons que la Raison ne connaît pas.
» Mais en voilà assez, je pense, pour démontrer que cet art a ses défauts, comme tout au monde ; qu'il n'est pas l'art parfait, l'art définitif après lequel il n'y aurait plus qu'à tirer l'échelle.
» L'échelle est toujours là. Comme dit Hugo, le premier rang est toujours libre. »
Aussi bien Samson et Dalila qui tend, comme tous les chefs-d'œuvre, à l'union parfaite du drame, de la musique, de la mimique et des ressources décoratives du théâtre, parvient à son but par des moyens différents. Saint-Saëns n’oublie pas le drame pour écouter les voix, mais n'écoute pas non plus l'orchestre en oubliant l'action. Il garde le culte du bel art du chant et confie sans crainte des mélodies au seul instrument vivant : à la voix. Enfin son art n'impose à l'exécutant comme au spectateur aucune fatigue extrême, aucun effort surhumain. Il n'engendre point de surexcitations nerveuses, d'exaltations extravagantes, hors du but que l'art doit se proposer. Il ne surmène pas le cerveau, ne le déséquilibre pas. Mais, ainsi que le disait Gounod, il est l'art d'un musicien qui garde le calme dans la verve, la sagesse dans la fantaisie, un jugement toujours maître de lui, au sein même des émotions les plus troublantes.
Ainsi faisant, Saint-Saëns exerçait harmonieusement ses facultés et s'assurait l'avenir. Aucune œuvre n'est plus achevée que la sienne, et Samson et Dalila en est, du point de vue du théâtre, le plus parfait joyau.
Justifions notre dire par l'analyse détaillée de la partition.
ACTE I
Scène I. — Point d'ouverture. Le prélude d'orchestre, tout en syncopes, est immédiatement lié, remarque M. Baumann, « au chœur initial, et en détermine le caractère, tout en évoluant selon ses tendances spontanées de développement : deux bassons posent une note tremblante ; deux cors, les flûtes, les clarinettes seules, puis jointes aux bassons, entrent à leur tour et complètent l'accord de si mineur : musicalement, rien de plus naturel que cette succession ; en même temps, ce sont des soupirs de captifs qui s'éveillent à travers l'ombre, des lueurs de lampes qui vacillent. On ne voit pas encore le chœur ; mais on devine la procession furtive, désolée, dès que les altos ouvrent cette lamentation :
» Tranquille, malgré le ressaut des syncopes, leur mouvement appesantit l'image d'un peuple courbé sous son joug antique, fait à sa misère, acceptant l'expiation des iniquités ancestrales. L'aridité de leur timbre semble mêler à la tristesse des hommes celle d'une terre sans eau. Isolé du drame, ce moderato symphonique qui s'enfle, grandit et décroît par des transitions inflexiblement régulières, serait un modèle de thème équilibré, bien conduit. Joint au drame attendu, il donne le frisson de toutes les douleurs qu'une hérédité mauvaise a nouées sur une race, et que le héros va consommer. Le dessin majestueux où il s'achève, en retombant sur la tonique, délivre impérieusement les voix de leur silence, et le chœur, derrière la toile, pousse son invocation sourde et terrifiante : Dieu !... Sa plainte n'est d'abord qu'une psalmodie sous forme mélodique, tandis que le développement de l'introduction recommence à l'orchestre ; double coïncidence logique ; une mélodie chorale rendrait moins bien que des sanglots presque inarticulés l'accablement d'une foule obscure, et ne permettrait pas au thème instrumental de produire, en se réitérant, sa plénitude d'effet ».
Le thème proprement dit de lamentation s'entend sous les mots : Un jour, de nous, tu détournas ta face :
M. Baumann écrit finement : « Lorsque la conscience de son affliction est revenue au peuple esclave, sa révolte s'ordonne dans l'unité d'une fugue. » Aux mots : Nous avons vu nos cités renversées, etc... s'élève en effet ce vigoureux motif d'entrée de fugue :
Alors Samson sort de la foule et s'adresse à ses frères en un récitatif en mi b majeur qui transforme le choral suivant d'abord exposé aux cors :
Le chœur répond par des paroles de doute soulignées par le motif de fugue (n° 3) qui indiquait son désespoir. Mais, sur un accompagnement des cors, Samson le ranime par l'exhortation d'un motif rythmique évoluant dans plusieurs tons. Et il coupe court aux protestations des Hébreux par l'hymne : Implorons à genoux d'un si magnifique enthousiasme sous son accompagnement de harpes, et qui fait songer aux strophes enflammées de Tannhäuser au concours des chanteurs. M. Baumann fait observer que c'est, depuis le début, la première grande période de mélodie.
Le choral (n° 4) repasse dans la réponse des Hébreux enfin gagnés par l'enthousiasme du héros.
Scène II. — Apparition d'Abimélech. « C'est, raconte M. Baumann, une des scènes de la partition que Saint-Saëns a le plus âprement travaillées. Il se trouvait, lorsqu'il l'écrivit, à la campagne, chez des amis. Un matin, comme il arrivait à table, l'air très absorbé, et qu'on lui demandait la cause de sa préoccupation, il répondit plaisamment qu'il ne parvenait pas à « entrer dans la peau d'Abimélech ». Dès lors, pendant quelques jours, les petites filles de la maison lui demandaient chaque matin si cette fois « il était entré dans la peau d'Abimélech ».
Les violoncelles et les contrebasses exposent le motif d'Abimélech, repris ensuite par les trompettes :
En mi b mineur et sur un rythme ternaire, un second motif unit les deux ophicléides et la voix menaçante du satrape, coupé de réponses aiguës des bois, pareilles à des invectives.
Samson tient tête à Abimélech sur le thème de la Révolte confié aux violons :
et qui se réentend à la sortie d'Abimélech, au début de la scène suivante. « Mais, dit M. Baumann, toute la puissance du mouvement scénique et musical fait explosion avec l'invective vengeresse de Samson (gamme cinglante des violons, descente chromatique des trombones) et le chœur : Israël, romps ta chaîne… ; la fureur hébraïque, l'ivresse de fouler l'idolâtre comme la vendange dans le pressoir, imposait ce rythme brutal, ces inflexions d'une haine qui tord et broie. Saint-Saëns a trouvé moyen d'atteindre, sans la moindre emphase, un éclat terrible, la carrure d'une masse d'hommes projetée vers un but sauvage. »
Notons que rien n’est vulgaire dans ces pages éminemment dramatiques, et que l'irrésistible puissance des mouvements garde une admirable tenue musicale.
Ces mouvements rapides occupent les scènes III et IV. On discerne cependant, dans cette dernière scène l'important motif de la Malédiction :
dont le développement précède la Symphonie dite de l'Aurore.
Scène V. — La scène s'ouvre sur l'imposante succession d'accords parfaits qui peignent le lever du jour. « La lumière coule d'un flot religieux, dans les sonorités unies des cordes », écrit ici M. Baumann.
Sur un rythme ternaire s'élève le psaume si frais et oriental des vieillards hébreux, aux sobres et hiératiques harmonies.
Ah ! l'orientalisme de Saint-Saëns ! Comment ne pas en être saisi dans Samson et Dalila ! Il y est à l'état latent, et nous aurons maintes fois l'occasion d'y revenir et d'en signaler l'extraordinaire réussite.
Scène VI. — Le chœur ravissant des Philistines : Voici le printemps, accompagné des notes piquées des harpes, ornementé de dessins de violons et de flûtes :
précède le salut de Dalila à Samson, et lui fait suite par une sorte d'ironique diminution.
précède le salut de Dalila à Sanson, et lui fait suite par une sorte d’ironique diminution.
Les altos et les violoncelles entourent la phrase voluptueuse : O mon bien-aimé, suis mes pas...
qui nourrit le trio de Dalila, de Samson et du Vieillard hébreu, lequel, selon M. Baumann, « ne fausse nullement la vérité dramatique. Le pouvoir fascinateur de Dalila envahit la volonté de Samson ; il est naturel que ses motifs soient prédominants, que les trois voix, dans une simultanéité majestueuse, se soumettent à la force d'un seul désir ».
La danse des Prêtresses de Dagon est un divertissement sur le mode dorien d'une orchestration fluide. En voici le thème principal avec sa réponse :
La danse des Prêtresses de Dagon est suivie du célèbre lied de Dalila : Printemps qui commence, soutenu par les cors, coupé des répliques des violons, dans une chaude tonalité de mi majeur conservée jusqu'à la fin de l'acte.
Sur un rythme syncopé, une pédale de dominante amorce l'adorable phrase d'abord par l'adjonction d'une seconde, puis de la tierce, ensuite de la quarte, enfin, avec un caractéristique saut de septième au chant, de la quinte inférieure qui est la tonique :
Mais les tierces descendantes majeures ne s'arrêtent pas en si joli chemin et s'abaissent ainsi jusqu'à la septième renversée que l'orchestre par une inspiration spontanée replace dans sa position première :
Le lied se développe en s'enrichissant. Le thème passe à la dominante, et les charmantes tierces majeures se balancent non plus au-dessous mais au-dessus de la pédale immuable de si. Puis c'est l'épisode central du développement avec ses saisissantes modulations en sol dièse mineur, en la majeur et si majeur précédant le retour à la tonique sur des accompagnements arpégés, au moment où Dalila s'adresse à Samson, tournée vers lui : A la nuit tombante j'irai, triste amante, m'asseoir au torrent, t'attendre en pleurant !
Et la conclusion est une formule de cadence parfaite donnant au lied une carrure hiératique :
Sur les descentes chromatiques des basses et le trémolo de l'orchestre, le Vieillard Hébreu conjure Samson de fuir la brûlante flamme des regards de Dalila, le poison qui consume ses os. Mais, sur de haletantes batteries amorçant un rappel des chœurs enveloppants des Philistines, Dalila chante de provocantes mélopées qui fascinent, par ce même rythme mol et voluptueux d'une pédale inférieure de tonique, le malheureux Samson en lutte avec lui-même. C'est la fin de l'acte, dans une chaude tonalité de mi majeur.
ACTE II
Prélude. — En ce prélude, fait remarquer M. Baumann, « les deux forces hostiles du drame, l'esprit de Dieu, ou le principe mâle, et la volupté féminine sont juxtaposées et créent une angoisse étrange. Sur la sourde menace d'un orage, la clarinette dévide une descente chromatique, inquiète et suffoquée ».
Scène I. — Un récitatif vengeur de Dalila précède son invocation à la force auxiliaire de l'amour, d'un si puissant mouvement, où l'orchestre épouse par le timbre de l'alto solo les inflexions vocales du mezzo-soprano. Un court rappel chromatique de l'orage annonce la venue du Grand-Prêtre. On y discerne aux fiâtes en octaves le thème propre de l'Orage qui n'est pas sans similitude avec celui du prélude en tempête de la Walkyrie de Richard Wagner :
Scène II. — Elle est ouverte, aux violoncelles et contrebasses, par le thème de la Malédiction (V. thème n° 7). Tout entière, cette scène repose sur deux motifs : l'un, andante con moto que l'on peut appeler de la Haine énoncé par une broderie des violons avec réplique du cor anglais et de la clarinette :
et le second, confié aux violons et altos, sorte de motif rythmique et insistant de la Vengeance :
Cette scène est magistralement développée.
Le motif de la Haine souligne le récit du Grand-Prêtre, circulant avec rage à travers l'orchestre, repris à tous les degrés de la gamme, rugi par tous les instruments successifs et prouvant une fois de plus à quel degré le Maître possédait l'art de conduire jusqu'à ses dernières limites un développement thématique, suivant les mille inflexions de la pensée ou du sentiment poétique :
La victoire facile
Des esclaves Hébreux
Leur a livré la ville.
Nos soldats devant eux
Ont fui, pleins d'épouvante
Au seul nom de Samson,
Dont l'audace effrayante
A troublé leur raison, etc...
L'amertume de Dalila emprunte le même motif, posé comme une interrogation à des intervalles d'octave.
Le Grand-Prêtre l'interrompt et le motif de la Haine, montant d'un demi-ton, module en si majeur où le reprend Dalila sur les mots :
Je sais que de ses frères
Ecoutant les discours
Et les plaintes amères
Que causent nos amours,
Samson, malgré lui-même,
Combat et lutte en vain ; etc...
Sous ces deux derniers vers se perçoit un rappel de la phrase passionnée par laquelle, à la fin de l'acte précédent, Dalila triomphait des dernières résistances de Samson :
Une cadence pianissimo de l'affirmation orgueilleuse de Dalila amène, sur des batteries pressantes de l'orchestre, la répétition sur la tonique du ton de si majeur du motif de la Haine par lequel le Grand-Prêtre conjure Dalila de servir ses desseins :
Sers-nous de ta puissance,
Prête-nous ton appui !
Que, surpris sans défense,
Il succombe aujourd'hui !
Une saisissante modulation en la bémol majeur précise les offres du Grand-Prêtre à Dalila, repoussées par celle-ci, que meuvent des considérations moins vulgaires. Et, en effet, l'orchestre, au refus de Dalila, fait entendre le second thème de la Vengeance :
Qu'importe à Dalila ton or !
Et que pourrait tout un trésor,
Si je ne rêvais la vengeance ! etc...
Ce motif éclate fulgurant sur la dominante du ton ; puis il module avec hardiesse aux tons éloignés, aux souvenirs évoqués par Dalila de ses vaines tentatives pour pénétrer le secret de la force du héros. Et il retrouve enfin le ton primitif d'où il ne s'écarte que pour marquer toutes les nuances du sentiment tragique qui animent Dalila.
Et sur les remerciements du Grand-Prêtre commence le duo final de la scène dont M. Baumann déclare ne pas s'étonner, car, dit-il, « le drame lui-même justifiait cette concession : n'était-il pas nécessaire que Dalila s'entraînât à son acte par un serment de vengeance solennel et impétueux ? »
Le Grand-Prêtre sort sur le motif de la Vengeance, et Dalila, sur le motif de la Haine complété par celui de la Malédiction (Exemple musical n° 7), se rapproche de la gauche de la scène vers le portique de sa maison. Sur le rappel aux basses et par augmentation du thème de la Vengeance elle s'appuie rêveuse à l'un des piliers.
Une suite lente d'accords passant, sur les trémolos des basses, du ton de mi bémol majeur à celui de fa majeur amène un nouveau rappel de l'Orage qui nous apprend l'arrivée prochaine de Samson.
Les gammes chromatiques sifflent sous les paroles de Dalila :
Se pourrait-il que sur son cœur
L'amour eût perdu sa puissance ?
La nuit est sombre et sans lueur...
Rien ne peut trahir sa présence.
Hélas ! Il ne vient pas...
Scène III. — Cependant Samson arrive, ému, troublé, hésitant, et la musique dit, sur le frémissement des timbales, le thème du Désir :
Le motif de l'Orage (V. thème n° 16) revient par augmentation, et il éclatera, formidable, après le duo d'amour. De celui-ci, M. Baumann écrit que « chaque minute du développement met aux prises le dieu de volupté et le dieu de justice : celui-ci triomphe un instant quand Samson, croyant se raffermir, entonne son choral du 1er acte. Mais l'autre s'insinue victorieusement avec le motif de Dalila : Un dieu plus puissant que le tien... qu'introduit une insidieuse clarinette :
» Le héros est dompté ; déjà les tierces légères des bois, montant et descendant, lui caressent l'épiderme de leur souffle ironique et endormeur. Son aveu : Je t’aime… exhalé pianissimo d'une voix d'agonie, contient l'humiliation d'une défaite, une tristesse lasse, dont l'impression épure toute la sensualité du duo. La volonté de Dalila étant souveraine, et une passion unique agitant Samson, le drame, ici, se résout naturellement en pur lyrisme, et la mélodie s'épanouit sans obstacle. Le solo : Mon cœur s'ouvre à ta voix... a un charme de contour tellement persuasif que sa beauté vocale masque la traîtrise de ses nuances : une affectation de suavité, une sombre impatience de convoitise y décèlent pourtant le mensonge de Dalila. Mais la prêtresse, l'initiatrice déploie la magie solennelle de son pouvoir dans le majestueux et enivrant duo : Ah ! réponds à ma tendresse ! il semble qu'elle arrondisse lentement ses bras pour lier l'esclave. L'orchestre amplifie cette expansion magnifique d'orgueil et de convoitise ; multiplié par lui, l'enlacement des deux voix prend une sorte d'immensité. Le chant s'embrase par une progression réglée, comme un hymne à la chair, où Dalila se déifie. Il décroît ensuite d'un rythme aussi tranquille ; sous le cri aigu de Samson : Je t’aime ! les violons achèvent avec nonchalance l'enveloppement despotique de l'étreinte. Cette pondération sépare le passage de tous les duos d'amour connus ».
Mais reprenons en détail l'analyse de cette scène magistrale et culminante de l'œuvre.
Le thème du Désir (V. exemple musical n° 21), dès le début de la scène troisième, s'exalte successivement à tous les degrés de l'échelle, à la sixte, à la septième, à la neuvième de la tonique, puis à la tierce, à la quarte et à la quinte supérieure.
Le thème de l'Orage (V. exemple musical n° 16) l'interrompt avant le court récitatif de Samson sur une pédale inférieure de dominante :
En ces lieux, malgré moi, m'ont ramené mes pas...
Je voulais fuir, hélas ! et ne puis pas !
Je maudis mon amour...
Le thème du Désir se fait entendre avant et après ce dernier vers. Puis un arpège ailé indique l'élan de Dalila vers Samson. Les premiers mots de la Femme introduisent plus lente et douce la caressante tonalité de la majeur dont une série d'accords nous détournent pour nous ramener, grâce au mouvement mélodique caractéristique de la volupté de Dalila (V. exemple musical n° 19), au thème du Désir exprimé en si bémol mineur. Sa réponse, en augmentation, s'évase dans le motif nouveau de Dalila auquel M. Baumann faisait allusion (V. exemple musical n° 22), et que l'on pourrait appeler le Salut d'amour :
Ce motif est dit deux fois par Dalila, repris par elle de la même sorte après la réponse chromatique de Samson, déchirante par son accent fatal :
Aussi bien le héros se ressaisit et en mi bémol majeur sanctionne sa signification de rupture :
Il faut, par un dernier adieu,
Rompre sans murmure et sans crainte
Le doux lien de notre amour...
par un rappel de son choral du premier acte (V. exemple musical n° 4) :
D'Israël renaît l'espérance !
Le Seigneur a marqué le jour
Qui verra notre délivrance !
Le magnifique thème de ce choral, exposé par augmentation, termine son développement par une belle formule de cadence parfaite, et le mi bémol final de tonique se mue significativement en ré dièse pour enchainer en si mineur la reprise, par Dalila, du motif du Salut d'amour (V. exemple musical n° 23).
Ce motif où Dalila met toute son âme, tout son espoir de conquête, circule à l'orchestre pendant toute l'adjuration de l'héroïne :
Qu'importe à mon cœur désolé
Le sort d'Israël et sa gloire !
Pour moi le bonheur envolé
Est le seul fruit de ta victoire.
L'amour égarait ma raison
Quand je croyais à tes promesses,
Et je n'ai bu que du poison
En m'enivrant de tes caresses !
Le hautbois tient ici, pendant deux mesures, le fa dièse (dominante du ton) au-dessus des syncopes haletantes d'une comédie si bien jouée que le héros en est tout bouleversé et supplie Dalila de ne plus « affliger son cœur ». Le motif du choral du premier acte (V. exemple musical n° 4) ne se fait plus entendre, aux basses de l'orchestre, que faiblement... L'aveu de Samson à Dalila : Je t'aime ! est souligné par le mystérieux, et lointain motif de l'Orage. Et c'est alors que s'insinue victorieusement le thème de Dalila : Un dieu plus puissant que le tien, introduit par « l'insidieuse clarinette » honnie par M. Baumann, dans la chaude tonalité de si majeur.
On réentend à l'orchestre, sous les mots : d'une amante que tu devais aimer toujours, la formule mélodique et enveloppante de Dalila (V. exemple musical n° 19). Déjà les pulsations irrégulières des pizzicati annoncent le duo célèbre, Samson est dompté en dépit de son sursaut : Insensée ! oser m'accuser ! et du rappel de son thème de détresse, du début de la scène. Oui ! s'écrie-t-il ; dût la foudre m'écraser ! Dussé-je périr de sa flamme ! (Ici, éclate le thème grandiose de l'Orage...) :
Pour toi si grand est mon amour,
Que j'ose aimer malgré Dieu même !
Oui ! dussé-je en mourir un jour,
Dalila ! Dalila ! je t'aime !
Déjà donc, « les tierces légères des bois, montant et descendant, lui caressent l'épiderme de leur sourde ironique et endormeur. Son aveu : Je t’aime… exhalé pianissimo, d'une voix d'agonie, contient l'humiliation d'une défaite, une tristesse lasse, dont l'impression épure toute la sensualité du duo ».
Ce duo est, à coup sûr, l'une des plus belles choses de la musique. Et la juste célébrité qui s'y est attachée tend à en faire une page classique au même titre que le duo du deuxième acte de Tristan et Ysold de Richard Wagner. « Musique épurée, affinée, nous dit M. Tiersot dans Un demi-siècle de musique française, et qui, tout en continuant la tradition classique inaugurée par les ouvrages antérieurs, la modernise et prononce un sensible progrès tant au point de vue des formes que de l'essence. Le chant coule à pleins bords : l'on se demande quelle pouvait être l'aberration des contemporains qui s'écriaient : « Pas de mélodie ! » devant des pages telles que les chants de séduction de Dalila : « Printemps qui commence... » — « Mon cœur s'ouvre à ta voix... Ah ! réponds à ma tendresse ! » Le bel canto italien n'a jamais rien produit de plus parfait que ces longues phrases vocales, qui se déroulent et se soutiennent, sans une défaillance, sans un arrêt de l'inspiration, en des lignes amples, merveilleusement formées, qui évoquent la pensée de l’art antique. »
Des deux lieder : Mon cœur s'ouvre à ta voix et Ah ! réponds à ma tendresse, dont M. Baumann nous a dit le sens et M. Tiersot la beauté musicale, Dalila reprend le thème. Du premier, sur les descentes chromatiques déjà entendues de l'Orage (V. exemple musical n° 15), accompagnant les paroles :
Ainsi qu'on voit des blés les épis onduler
Sous la brise légère,
Ainsi frémit mon cœur prêt à se consoler
A ta voix qui m'est chère.
et du second sur l'alternance des batteries montantes et de ces mêmes descentes chromatiques.
Les voix de Samson et de Dalila s'unissent extasiées sur le thème : Ah ! réponds à ma tendresse ! et sont coupées par un violent coup de tonnerre en sol majeur. Dalila feint de douter de l'amour de Samson, lequel proteste sur un majestueux rappel du choral du premier acte (V. exemple musical n° 4). La provocatrice le défie de le prouver, sur le thème de Ah ! réponds à ma tendresse ! accompagné par sa propre clausule en diminution.
Des gammes chromatiques fusent, ascendantes et descendantes, soulignant les éclairs et tonnerres lointains qui scandent les paroles éperdues de Samson :
Dalila ! que veux-tu de moi ?
Crains que je ne doute de toi !
De la dominante du ton de sol, dolcissimo, Dalila nous fait passer à la tonique du ton de si majeur, où elle reprend la période conclusive et pressante du lied : Ah ! réponds à ma tendresse en chantant :
Si j'ai conservé ma puissance,
Je veux l'essayer en ce jour
Je veux éprouver ton amour !
Le même fragment thématique reparaît, mais devenu mineur, aux basses de la réponse de Samson :
Hélas ! qu'importe à ton bonheur
Le lien sacré qui m'enchaîne ?
Ce secret que garde mon cœur ?
parmi les bruits de l'orage de plus en plus rapprochés.
Dalila insiste pour obtenir cet aveu, sur le fragment thématique précité, auquel fait suite le brusque motif de l'Orage (V. exemple musical n° 16) entrecoupé de gammes chromatiques de tierces et sixtes. Ce motif de l'Orage nourrit toute la tirade irritée de Dalila :
Oui ! vain est mon pouvoir,
Car vaine est ma tendresse ?
Ainsi que la réplique de Samson :
D'une immense douleur
Ma pauvre âme accablée
Implore le Seigneur d'une voix désolée !
Et la fin du duo, rapide, haletante, jeu serré que mène Dalila et auquel Samson se laisse prendre. Mais il est peu à peu dominé par les fragmentations circulantes du motif : Ah ! réponds à ma tendresse ! nous annonçant la victoire définitive de Dalila sur le héros. Celui-ci en appelle encore à sa religion, à sa mission, à son Dieu. Il hésite, en dépit des objurgations de son ennemie qui, par une suprême ressource, raille sa lâcheté, l'insulte, lui crie son mépris, et feint de s'enfuir...
Alors le motif de l'Orage, déchaîné fortissimo, consacre l'irrémédiable chute de Samson qui s'élance à la suite de Dalila, et entre enfin dans sa demeure.
Sur le thème du Désir (V. exemple musical n° 21) aux violons, le héros vaincu pénètre dans l'antre de perdition. Le thème grimpe le long de l'échelle tonale jusqu'à atteindre, diminuendo, une mystérieuse pédale supérieure de mi naturel. Le double plus lent, et pianissimo, le thème de la Malédiction (V. exemple musical n° 7) amène, à droite, les soldats Philistins, qui encerclent la maison de Dalila. Ce thème se combine avec celui du Désir, ainsi qu'avec le motif d'Abimélech (V. exemple musical n° 5), lequel, exposé en sourdine, finit pas être clamé aux trompettes, dans le moment algide de la petite symphonie descriptive de la trahison.
Nous sentons alors que le crime est consommé. Et, en effet, Dalila, paraissant sur la terrasse, appelle les soldats qui se précipitent... On entend Samson crier : Trahison ! Fortissimo s'écroule le motif central du duo d'amour, et le rideau tombe sur une dernière apparition du thème vraiment fatidique de l'Orage...
ACTE III
Scène I. — Samson est enchaîné à la meule. « A moins d'atteindre la sublimité des Psaumes, dit M. Baumann, quel poète eût écrit une lamentation valant cette scène de la meule, un des plus beaux chants de douleur qu'on ait jamais notés ? Ici l'écrasement des choses extérieures persiste, est figuré dans l'effort monotone du dessus des cordes et la tenue perçante du hautbois. Mais l'âme se délivre en brisant sa volonté sous une loi de juste expiation : le thème de la fugue qui revient, noue la souffrance de Samson aux afflictions et aux impuretés de sa race. C'est la paix dans la suprême amertume ; une douceur pénitente, le sanglot de l'humilité, trempent ces versets, que le chœur des Hébreux esclaves, au loin, entremêle de sa psalmodie. »
Le motif de fugue, du premier acte (V. exemple musical n° 3), s'entend dès la sixième mesure, aussitôt redit aux bois. Puis c'est le poignant récitatif de Samson : Vois ma misère, hélas ! interrompu par la psalmodie des Hébreux esclaves, et sous lequel se développe ce déchirant motif :
Les Philistins entrent dans la prison, ils entraînent Samson. Le décor change. Le thème du lied de Dalila : Printemps qui commence... se développe au cours de ce prélude, s'enchaîne au chœur des Philistines, dans le temple de Dagon, par des arpèges des harpes.
Scène II. — Elle est presque tout entière occupée par la célèbre Bacchanale qui en fait une scène d'orgie orientale prodigieusement évocatrice.
Pour réussir cet épisode, Saint-Saëns n'eut, selon M. Baumann, « qu'à prendre des thèmes arabes, à les transcrire crûment (l'entrée des hautbois, le thème malinconico) ou à s'inspirer de leur caractère... Une fois de plus, nous reconnaissons l'art populaire africain dans ses ordinaires modulations : irréel de la fantaisie (le départ initial des cors en notes piquées) ; inconscience dure (le rythme des timbales sous l'unisson des cordes) ; accablement voluptueux (le solo du cor et, au-dessus, les titillations des violons) ; folie du mouvement (thème des basses, vertige des petites flûtes). Le ballet ne laisse point, comme celui de Faust ou d'autres plus modernes, un mol enchantement sensuel. La crudité franche de la mélodie, la fureur animale de la danse exultent au contraire d'une émotion virile et tragique ».
Nous remarquerons, au point de vue musical, la curieuse modulation de toute la bacchanale en ut majeur, qui force le compositeur à de hardies et savantes manœuvres pour regagner le ton primitif de ré mineur... Il y a là un certain voyage à travers les tonalités éloignées qui est pour le lecteur une cause d'émerveillement.
Au demeurant, cette bacchanale est une des pages les mieux venues de la partition, à laquelle elle donne un coloris oriental des plus intenses, tant par l'emploi des modes arabes authentiques que par une orchestration ad hoc dont on peut deviner les savoureux effets à la seule lecture des instruments dont nous avons fait naguère l'énumération et le classement.
Le mode arabe employé dans ce divertissement est le fameux mode asbein dont la gamme caractéristique apparaît encore au final de l’ouverture de la Carmen de Bizet, et Saint-Saëns en fait la base du thème malinconico :
Quant aux instruments, ils s'augmentent, pour la bacchanale, de crotales, de castagnettes en bois ou en fer, de tambour de basque. Comme on le sait, les crotales étaient des castagnettes métalliques le plus souvent, mais aussi parfois en bois, ou même en coquilles, dont le cliquetage était fort apprécié des Egyptiens, des Grecs et des Latins. Les crotales métalliques produisent un effet analogue à celui de très petites cymbales.
Après un récitatif ad libitum qui, par ses ornements et broderies qui vont de la tonique à la dominante du mode arabe sus-indiqué, place aussitôt l’auditeur dans l'ambiance orientale voulue, se déclenche allegro moderato le thème principal de la danse, sur la dominante du ton :
qui se développe en s'enrichissant dans son accompagnement et ses modulations passagères.
Un second motif rythmique lui succède à la tonique du mode :
lequel progresse par marches jusqu'à la deuxième octave supérieure où intervient comme une réponse dont le deuxième élément s'enchaîne avec le premier par d'audacieuses octaves directes :
Puis, après une transition pittoresque, entre en scène, leggeramente, le thème malinconico déjà cité (V. exemple musical n° 26), du plus pur art africain, ainsi que peuvent nous en convaincre les belles études de M. Raphaël Mitjana sur l'Orientalisme musical.
Une pédale supérieure de la nous ramène au thème primitif si gracieux (V. exemple musical n° 27) qui module et aboutit à un divertissement précédant la reprise à la septième supérieure du thème orgiaque malinconico.
Alors, sur une pédale rythmique de sol, intervient, le double plus lent, un délicieux et voluptueux motif, dans un solo du cor couronné par les titillations des violons :
Un rappel subit du premier théine relie la phrase voluptueuse au second thème (V. exemple musical n° 28) chanté à pleines cordes sur les pulsations répétées des timbales rythmiques, lequel s'enchaîne au motif vigoureux des basses (V. exemple musical n° 29), qui, à son tour, tend la main au thème principal avec lequel il se combine avec frénésie. De plus en plus animato et fortissimo, le thème malinconico reparaît jusqu'à la péroraison où triomphe, en un véritable ré majeur, le thème principal de la bacchanale (V. exemple musical n° 27).
Scène III. — Sur le thème de la Malédiction (V. exemple musical n° 7) en mi bémol majeur, puis allegro non troppo, le Grand-Prêtre adresse son ironique salutation au malheureux Samson amené par devers lui, et conduit par un enfant. Dans ce salut passe, sur les mots : Il videra sa coupe en chantant sa maîtresse, un rappel moqueur du lied de Dalila : Printemps qui commence...
Les Philistins, en chœur, bafouent leur ennemi. Samson, à part, exhale sa plainte si profondément triste, sur le motif apaisé du Désir :
« Dès qu'il élève la voix, note M. Baumann, tout le mirage plastique de la fête est dissipé. Les phrases qu'il chante par intervalles donnent la vision d'une figure d'ascète entrant dans un banquet de courtisanes, présagent la victoire de l'être purifié et clairvoyant. »
Dalila s'approche de Samson, une coupe à la main, et le raille sur la mélodie même de leur duo d'amour du deuxième acte. Le raffinement de cruauté de ces souvenirs s'augmente du persiflage de l'orchestre ou de sa véhémence provocatrice.
Le héros s'accuse de son fatal et malheureux amour. L'opposition de ses récits poignants et des transformations moqueuses ou haineuses, à l'orchestre, des thèmes d'amour dont le soufflettent Dalila, le Grand-Prêtre et les Philistins, est véritablement tragique. Samson boit le calice jusqu'à la lie et semble préfigurer le Christ. La grandeur émouvante de ce symbole absorbe toute notre attention et justifie le développement que le musicien n'a pas craint de donner à l'hymne à Dagon ainsi qu'à la scène d'orgie. « En versant une libation sur le feu sacré, note M. Baumann, Dalila et le Grand-Prêtre développent un canon, où la forme scolastique, les broderies rapides, le va-et-vient perpétuel des deux voix en imitation figurent à merveille un rite oriental, délirant et rigide. Plus se prolongent ensuite le tournoiement de la foule, la démence du chœur haletant, plus la catastrophe impressionne. L'abondance de l'expression musicale, là encore, va tourner au profit du drame. Mais, soudain, la danse s'arrête. Samson, entre les deux piliers du temple, cherche à les ébranler. Les cors, avec les altos fauves, sonnent un glas. Comme passerait le glaive d'un archange exterminateur, les violons lancent une gamme sifflante, suivie du fracas descendant des trombones. Samson darde vers Dieu son invocation vengeresse ; au choc du motif ramené : Israël, romps ta chaîne et du choral de la révolte, le temple se renverse ; tout s'abîme dans un remous d'orchestre. »
Ce thème de la Révolte (V. exemple musical n° 6) n'apparaît point, comme le croit M. Destranges, dans la raillerie du Grand-Prêtre. C'est le thème de la Malédiction (V. thème n° 7) que l'on perçoit, d'abord aux violons et aux bois, puis aux cors.
Mais lorsque Samson, placé entre les colonnes, cherche à les ébranler, allegro moderato et en si bémol succédant à l'orgiaque tonalité de si majeur, le thème de la Révolte éclate, avec indignation, à l'orchestre, d'abord sur le mouvement descendant et chromatique des basses, puis sur une pédale inférieure de dominante qui fait présager l'écroulement du temple.
La catastrophe finale se produit en effet dans la même sévère tonalité de si bémol majeur, dans ce « remous d'orchestre » dont parle M. Baumann et qui consiste en une rapide gamme diatonique descendante aboutissant à un bouillonnement chromatique qui permet d'entrevoir le chaos des écrasements et la mort des trois mille personnes de l'un et de l'autre sexe, dénombrées par le Livre biblique des Juges ; lesquels ne poussent qu'un cri terrible, un Ah ! en quarte et sixte sur la dominante du ton de sol bémol majeur.
Ainsi se termine le drame sacré, sur l'horreur du
châtiment céleste... Samson s'est offert en holocauste, et, selon la parole
biblique, en mourant tue beaucoup plus d'ennemis de son Dieu,
qu'il n'en avait tué pendant sa vie.
Mais il nous faut insister sur les détails de ces dernières scènes qui se précipitent dans un grandiose et saisissant mouvement dramatique qui nous fait douter du bon sens de tant de critiques pour lesquels Samson et Dalila ne fut jamais qu'un oratorio que l'on eut bien tort de porter à la scène.
Nous avons laissé Dalila s'approcher de Samson, une coupe à la main, et lui disant, après un rappel moqueur par diminution du fameux lied du duo du second acte : Ah ! réponds à ma tendresse !
Laisse-moi prendre ta main,
Et te montrer le chemin,
Comme dans la sombre allée
Qui conduit à la vallée,
Le jour où suivant mes pas
Tu m'enlaçais dans tes bras !
Sous ces vers reparaît par trois fois et à des registres différents une modification du motif de Dalila introduit par une « insidieuse clarinette » sous les mots qu'elle prononçait au deuxième acte : Un dieu plus puissant que le tien...
Le thème du Désir (V. exemple musical n° 21) revient de même aux mots du souvenir :
Tu gravissais les montagnes
Pour arriver jusqu'à moi…
et se combine avec le triomphant motif du lied : Ah ! réponds à ma tendresse, sous les vers :
Souviens-toi de nos ivresses !
Souviens-toi de mes caresses !
Fragmenté, syncopé, caricaturé, ce dernier motif souligne la volonté de vengeance de la terrible femme, de même que des rappels du Salut d'amour (V. exemple musical n° 23) éclairent les paroles suivantes :
Tu croyais à cet amour,
C'est lui qui riva ta chaîne !
Dalila venge en ce jour
Son dieu, son peuple et sa haine !
Sur ce dernier vers éclate, en do majeur, le thème diminué du lied : Ah ! réponds à ma tendresse ! et l'accent triomphant de ce cri, purifié par la tonalité choisie, ne manque point de grandeur, d'une grandeur qui justifierait, en une certaine mesure, l'infâme trahison de Dalila.
Les chœurs des Philistins sont accompagnés par le même motif qui, ainsi adopté par la foule, prend un caractère hiératique que l'on n'aurait pu soupçonner.
Andantino et dolce, Samson, à part, reprend sa merveilleuse plainte (V. exemple musical n° 31) :
Quand tu parlais je restais sourd ;
Et dans le trouble de mon âme,
Hélas ! j'ai profané l'amour,
En le donnant à cette femme !
Le Grand-Prêtre l'interrompt en fa majeur et, allegro, sur les thèmes combinés du lied Ah ! réponds à ma tendresse ! et de la Malédiction (V. exemple musical n° 7), tous deux en diminution, couronnés par le motif du Désir (V. exemple musical n° 21), en progression, il lui crie son mépris pour « le Dieu qu'il nomme son père ».
Samson implore son Dieu, le supplie de châtier l'insolent et, sur le thème de la Révolte (V. exemple musical n° 6), se lamente de ne pouvoir lui-même venger la gloire de Jéhovah et, par un prodige éclatant, « retrouver, pour un seul instant, les yeux, la force, et la victoire ! »
Les rires des Philistins accueillent sa prière. Le Grand-Prêtre, dans un noble récit, vraiment, « gluckiste », invite Dalila à consulter avec lui les auspices de Dagon et à verser pour lui le vin des sacrifices.
C'est alors, en versant des libations sur le feu sacré, que, dans la tonalité de si majeur, Dalila et le Grand-Prêtre développent le canon dont nous avons parlé et dont M. Baumann nous disait que « la forme scolastique, les broderies rapides, le va-et-vient perpétuel des deux voix en imitation figurent à merveille un rite oriental, délirant et rigide ».
Le chœur des Philistins chante sur l'accompagnement du canon :
Marque d'un signe
Nos longs troupeaux,
Mûris la vigne
Sur nos coteaux ;
Rends à la plaine
Notre moisson
Que, dans sa haine,
Brûla Samson !
Et cette déclamation ajoute au caractère rituel de l'ensemble.
Le canon de Dalila et du Grand-Prêtre, et les chœurs des Philistins alternent ainsi dans la même éclatante tonalité. Au chant et à l'orchestre reparaît peu à peu, sauvage et tenace, le thème de la Malédiction (V. exemple musical n° 7) qui se combine avec le thème rythmique de la cérémonie sacrée :
Le Grand-Prêtre, s'adressant à Samson, l'invite à offrir lui-même, à deux genoux, une coupe au dieu Dagon, et dit à l'enfant, quasi recitativo, sur une saisissante succession d'accords, de guider ses pas vers le milieu du temple.
Samson, dans un sublime élan de foi, supplie le Seigneur de l'inspirer, de ne pas l'abandonner, sur la transformation suivante du motif : C'est la voix du Seigneur, entendu au premier acte, aussitôt après le thème du choral des cors (V. exemple musical n° 4) :
Puis, résolument, il dit à l'enfant de le conduire entre les deux piliers.
Les chœurs chantent :
Dagon se révèle,
La flamme nouvelle
Sur l'autel
Renaît de la cendre,
C'est le dieu
Qui par sa présence
Montre sa puissance
En ce lieu !
tandis que résonne à l'orchestre, à la dominante du ton de si majeur, le motif de la Danse, ainsi transformé :
En diminution, ce motif prolonge ensuite le tourbillonnement de la foule philistine criant fortissimo :
Dieu, sois propice
A nos destins !
Que ta justice
Aux Philistins
Donne la gloire
Dans les combats ! etc...
Par-dessus les rythmes de danse de l'orchestre et l'homophonie des chœurs alternés, Dalila et le Grand-Prêtre, possédés de l'esprit de Dagon, au comble de l'ivresse mystique et de la joie du triomphe, entonnent une immense mélopée chromatique sans paroles, sur le simple cri : Ah !... Leurs deux voix d'abord unies se séparent et s'harmonisent à distance de sixte, que des retards insidieux allongent en septièmes expressives.
La démence du peuple et l'exaltation de ses ministres atteint au paroxysme. Et, comme le remarque M. Baumann, « l'abondance de l'expression musicale, là encore, va tourner au profit du drame ».
Car la danse, soudain, s'arrête. Samson, ainsi que nous l'avons dit, s'est placé entre les deux piliers et cherche à les ébranler. Le thème de la Révolte (V. exemple musical n° 6) sonne aux cors unis aux altos, dans le ton de si bémol. On le perçoit d'abord trois fois, puis il s'élance en une subite progression que coupe « la gamme sifflante des violons suivie du fracas descendant des trombones » :
Ce motif double est répété trois fois, en gravissant chromatiquement l'échelle tonale, de la bémol à la tonique de si bémol, pendant l'invocation tragique et surhumaine de Samson :
Souviens-toi de ton serviteur
Qu'ils ont privé de la lumière !
Daigne pour un instant, Seigneur,
Me rendre ma force première !
Qu'avec toi je me venge, ô Dieu !
En les écrasant en ce lieu !
Il se mue soudainement en cet expressif motif de la Révolte, enfin entendu dans le ton principal de si bémol majeur en dépit de la grondante pédale inférieure de dominante établissant une victorieuse cadence parfaite qui coïncidera avec l'écroulement du temple.
Ce qui suit n'est plus que le vertigineux « remous d'orchestre » dont parle M. Baumann, et où tout s'abîme dans le cri unique : Ah ! proféré par les trois mille Philistins écrasés par la masse énorme du Temple.
***
Dans Samson et Dalila, les chœurs tiennent une place importante et sont traités de main de maître.
C'est, au début du premier acte, le chœur gémissant des Hébreux :
Dieu d'Israël, écoute la prière
De tes enfants t'implorant à genoux, etc...
Il faut noter que ce chœur s'empare du motif de fugue que nous avons cité (V. exemple musical n° 3) d'abord en augmentation sous les mots :
Un jour de nous tu détournas ta face
Et de ce jour ton peuple fut vaincu !
puis en diminution aux vers :
Nous avons vu nos cités renversées
Et les gentils profanant ton autel, etc...
où commence véritablement la fugue libre à laquelle nous avons fait précédemment allusion.
Le thème du choral des cors inspire les chœurs alternés des Hébreux reconnaissant en Samson l'élu du Seigneur :
Ah ! le souffle du Seigneur
A passé dans son âme !
Ah ! chassons de notre cœur
Une terreur infâme !
A la scène II, les Hébreux répondent aux prophéties vengeresses de Samson par des chœurs « verticaux » exprimant à merveille leur admiration et leur crainte. Et ils reprennent ensemble le thème de la Révolte que lui a dicté Samson dans son exhortation puissante et inspirée.
A la scène VI du même premier acte, le chœur des Philistines que nous avons cité (V. exemple musical n° 8) a valeur thématique ainsi que nous avons pu le voir par la suite. Lui aussi est « vertical » et l'orchestre tout en pizzicati de harpes, de violons et de flûtes, explique pourquoi Saint-Saëns ne s'est pas soucié, pour ce babillage exquis, de la toujours plus lourde écriture horizontale qu'il sait si bien employer ailleurs.
L'acte II ne contient pas de chœurs. Il est, au demeurant, presque tout entier constitué par le prodigieux duo d'amour, qui, de même que celui du deuxième acte de Tristan de R. Wagner, ne s'accommode que malaisément des hors-d'œuvre.
Mais, alors que dans Tristan la scène du roi Mark a assez d'intérêt pour nuire à l'équilibre de l'acte tout entier, en raison de la place qu'elle y occupe (*), dans Samson la scène du Grand-Prêtre, habilement placée avant le duo et le préparant, confère au contraire, un intérêt plus vif à l'acte, et contribue au mouvement dramatique.
(*) M. Romain Rolland, dans ses Musiciens d'aujourd'hui, écrit : « L'admirable plainte du roi Mark, cette figure de chevalier du Graal, est traitée avec une sobriété si profonde, si dédaigneuse de l'effet matériel, qu'au sortir de la coulée de feu du duo, sa pure et froide lumière s'efface tout entière. »
On conçoit donc que le deuxième acte, d'une unité si parfaite, devait tenter d'abord le musicien qui trouvait ainsi, sans avoir besoin de disperser ses efforts, l'occasion propice à tous les développements lyriques et symphoniques. Aussi bien le Maître lui-même nous a appris « qu'il commença sans savoir pourquoi sa musique par le deuxième acte ».
Le troisième acte, au contraire, fait la part plus belle encore que le premier aux chœurs.
Les entrées successives des basses, des ténors et des soprani et contralti, à distance de quinte puis de quarte, au-dessus du rythme orchestral de la meule, dès la scène première, expriment par la nudité des harmonies toute l'amertume du reproche :
Samson, qu'as-tu fait de tes frères ?
C'est, repris en imitations, le rythme même du déchirant motif de Samson (V. exemple musical n° 25) exprimant sa profonde misère et sa détresse, qui forme le chœur a capella « dont le chant douloureux, pénétrant dans la nuit profonde du héros, d'une angoisse mortelle inonde son cœur coupable et malheureux » !
Par contre, au deuxième tableau, nous revenons au style vertical qui caractérise la légèreté et la grâce sensuelle des fêtes païennes. Le chœur :
L'aube qui blanchit déjà les coteaux,
D'une nuit si belle éteint les flambeaux.
Prolongeons la fête, et malgré l'aurore,
Aimons encore, etc...
reproduit, dans la même tonalité, mais avec une harmonie enrichie par l'appoint des ténors et basses, le chœur de la scène sixième du premier acte, que chantaient seules les femmes philistines tenant dans leurs mains des guirlandes de fleurs.
Le même style, qui se prêle aux accents sauvages d'une foule en délire, tisse les chœurs des Philistins buvant en l'honneur de « Dalila la souveraine », à la scène troisième du dernier acte. Il soutient leurs cris de vengeance sur la sardonique transformation, à l'orchestre, du thème : Ah ! réponds à ma tendresse ! ainsi que les rires féroces dont ils accueillent le vœu de Samson de « retrouver, pour un seul instant, les yeux, la force et la victoire ». Il inspire la conduite de la cérémonie païenne à la gloire de Dagon, où alternent le canon du Grand-Prêtre et de Dalila, et les répons du peuple en prière.
Mais une indépendance marquée des parties se fait sentir au moment où, le thème de danse reparaissant à l'orchestre et y subissant les transformations que l'on sait (V. exemple musical n° 34), une sorte d'extase s'empare de la foule hallucinée et fascinée par l'imaginaire révélation de Dagon. Cette indépendance touche à son comble lorsque Dalila et le Grand-Prêtre commencent, hors d'eux-mêmes, cette vocalise chromatique sous laquelle strident les rythmes dansants de l'orchestre. Elle ne cesse que devant les cris de gloire à Dagon bientôt suivis de la terrifiante clameur de l'écrasement...
***
Il faut encore noter dans Samson et Dalila la beauté classique des récitatifs, non pas conçus à la mode des opéras d'autrefois où l'on « déblayait » sous cette forme commode les situations trop lentes, mais ayant toujours un caractère musical expressif, et reposant sur le même travail thématique que nous avons suivi dans l'ouvrage entier.
Le récitatif de Samson, au premier acte :
Arrêtez, ô mes frères !
Et bénissez le nom
Du Dieu saint de nos pères !
est suivi du choral des cors qui jouera un rôle si important dans la partition, et qui se développe pour se transformer dans le beau motif mélodique de la mission divine du héros (V. exemple musical n° 33).
A la scène II, Abimélech vient morigéner les Hébreux, « vil troupeau d'esclaves », sur un accompagnement formé par le propre motif qui le représente (V. exemple musical n° 5). Et aussitôt, più allegro, c'est, en mi bémol mineur, le second motif, de rythme ternaire, que coupent les réponses aiguës des bois, et qui ouvre le duel d'Abimélech et de Samson, qui lui tient tête sur le thème de la Révolte (V. exemple musical n° 6).
A la scène III, le court récit du Grand-Prêtre, à la vue d'Abimélech frappé par « des esclaves », est particulièrement dramatique, avec son accompagnement d'orchestre où va diminuant progressivement d'intensité le thème de la Révolte et où vont et viennent les basses chromatiques.
L'acte II s'ouvre par le récitatif animé de Dalila :
Samson, recherchant ma présence,
Ce soir doit venir en ces lieux.
qui s'enchaîne au magnifique appel à l'amour :
Le Grand-Prêtre, au début de la deuxième scène, commence son récit après l'énoncé, aux violoncelles et contrebasses, du thème de la Malédiction (V. exemple musical n° 7) :
J'ai gravi la montagne
Pour venir jusqu'à toi ;
Dagon qui m'accompagne
M'a guidé vers ton toit.
et le salut de Dalila introduit le monologue ardent du Grand-Prêtre, scandé par le motif de la Haine (V. exemple musical n° 17) et par celui de la Vengeance (V. exemple musical n° 18).
Ce dernier motif est également à la base du récit superbe de Dalila :
Qu'importe à Dalila ton or !
Et que pourrait tout un trésor
Si je ne rêvais la vengeance !
D'autre part, les dernières paroles en récit du Grand-Prêtre, avant sa sortie de la demeure de Dalila, sont complétées par une intéressante combinaison thématique de l'appel d'amour (V. exemple musical n° 36) et du thème de la Vengeance (V. exemple musical n° 18) :
Le récit songeur de Dalila, sur les rythmes inquiétants de l'orage :
Se pourrait-il que sur son cœur
L'amour eût perdu sa puissance ? etc...
est d'une angoisse qui fait songer à l'attente agitée de Brunnhilde, sur le sommet du Roc, à la troisième scène du Ier acte du Crépuscule des Dieux :
Nue, éclair,
Ce vent te pousse
Loin de mon Roc, etc...
Samson, arrivant, récite à son tour :
En ces lieux, malgré moi, m'ont ramené mes pas...
Je voudrais fuir, hélas ! et ne puis pas ! etc...
sur les derniers grondements de l'orage et le rappel du thème du Désir (V. exemple musical n° 21).
Et c'est le duo qui nous mène jusqu'à la fin de l'acte.
Le récitatif de Samson, à la scène première du premier tableau de l'acte III :
Vois ma misère, hélas ! vois ma détresse !
Pitié ! Seigneur ! pitié pour ma faiblesse !
est commenté par un pathétique développement du motif que nous avons transcrit en temps opportun (V. exemple musical n° 25) ; et il est précédé, ainsi que nous l'avons signalé, par le motif fugué du premier acte (V. exemple musical n° 3).
Toute la suite du récit de Samson est poignante comme le récit du pèlerinage de Tannhäuser à Rome, et sertie par un travail thématique expressif.
Il en est de même de la plainte sublime du héros : L’âme triste jusqu'à la mort (V. exemple musical n° 31), véritable poème lyrique plutôt que récitatif.
En revanche, le récit maestoso du Grand-Prêtre :
Viens, Dalila, rendre grâce à nos dieux
Qui font trembler Jéhovah dans les cieux !
rentre dans la tradition du recitativo seco aux formules de cadence prévues :
Ce genre convient au caractère hiératique du Grand-Prêtre ainsi que le prouve encore le quasi recitativo maestoso qu'il adresse au jeune guide de Samson :
Enfin le récit dernier de Samson :
Souviens-toi de ton serviteur
Qu'ils ont privé de la lumière !
sur « la gamme sifflante des violons suivie du fracas descendant des trombones », et qui se combine avec le thème triomphant de la Révolte (V. exemple musical n° 6), s'écarte, comme les récits en majeure partie héroïques ou lyriques, du style « récitatif » et, tant par son accent que par sa vie modulante et son commentaire symphonique, se rapproche du genre auquel appartient, par exemple, le grand récit final de Parsifal touchant le flanc d'Amfortas de la pointe de son arme :
Cette arme seule peut refermer ta blessure
C'est celle qui l'ouvrit ! etc...
Dans Samson et Dalila, nous avons fait remarquer la place que prend la symphonie, bien qu'a aucun moment elle ne joue pour elle seule, mais participe à la vie du drame et contribue à son mouvement, bien différent, en cela, de la symphonie wagnérienne qui, dans les intermèdes, traduit souvent le rêve plutôt que l'action.
L'ouverture, ou plutôt le prélude d'orchestre du premier acte est bien « ce moderato symphonique qui s'enfle, grandit et décroît par des transitions inflexiblement régulières, modèle de thème équilibré, bien conduit ».
La « symphonie de l'aurore », à la scène V du premier acte, imposante succession d'accords parfaits, lumière « qui coule d'un flot religieux dans les sonorités unies des cordes ne peut pas plus être supprimée du drame que la symphonie de l'orage qui gronde pendant tout le deuxième acte. Ici l'évocation du décor se double de l'expression des sentiments. Expression joyeuse, hymne de joie et de délivrance des Hébreux victorieux, ou, au contraire, conflit tragique du devoir et de la foi avec la passion et la volupté.
La Danse des Prêtresses de Dagon est bâtie sur un motif rythmique que le compositeur utilisera pour des fins dramatiques, ainsi que nous l'avons démontré. Et le parti qu'il en saura tirer au cours de la cérémonie païenne du dernier acte est, à cet égard, tout à fait caractéristique (V. exemple musical n° 34).
D'autre part, nous avons indiqué, d'après le travail thématique, tout le sens de la symphonie dramatique qui clôt le deuxième acte, et par laquelle l'auditeur peut suivre le développement de la trahison de Dalila. C'est, à coup sûr, la page de la partition dont l'organisation se rapproche le plus de celle des drames wagnériens, tant la trame en est serrée et le jeu des motifs passionnant.
Le prélude d'orchestre du troisième acte imite effectivement le bruit d'une meule. Mais, comme l'a fait justement remarquer M. Baumann, il y a, là encore, réintégration dans le drame d'un motif en apparence purement descriptif, car « ce bruit de la meule comme celui du marteau à la première scène d'Ascanio sont admis là comme des éléments rythmiques de la douleur et de l'allégresse où se meuvent les héros ».
La courte symphonie qui précède le deuxième tableau du troisième acte et permet le changement de décor, est comme le pendant de la symphonie conclusive du deuxième acte. Et, par une judicieuse symétrie, cette symphonie nous peint encore les machinations des Philistins. Ils entrent dans la prison de Samson et l'entraînent vers le temple de Dagon. Ces opérations sont indiquées par l'orchestre, où domine, narquois, le thème du lied de Dalila : Printemps qui commence...
Enfin notre longue analyse de la Bacchanale nous a permis de conclure à son utilité essentielle pour le drame. Elle le situe, lui donne le coloris oriental que les précédentes pages n'avaient pas suffisamment accusé, et surtout fournit tous les thèmes de la scène d'orgie rituelle qui se prépare dans le temple de Dagon, et qui, par son exaltation rythmique, ne fera que mieux ressortir l'épouvante de la catastrophe finale.
L'auteur n'a pas insisté symphoniquement sur ce dénouement, alors que ce lui eût été si facile... Simple « remous d'orchestre », comme dit M. Baumann. Et nous savons gré au musicien d'avoir eu le tact de ne pas s'étendre. La rapidité même du châtiment nous délivre de l'angoisse étrange qui nous oppressait depuis que Samson, ayant retrouvé sa force et imploré le Seigneur, s'était placé entre les deux piliers qui soutiennent le temple et s'essayait à les ébranler...
Il ne nous reste plus qu'à vanter l'admirable construction tonale de l'ouvrage. Nous avons indiqué les heureuses modulations que l'intérêt dramatique avait dictées au compositeur, au cours des scènes de la partition. Ajoutons que Saint-Saëns s'est montré en elle aussi « tonal » que dans ses partitions purement symphoniques. Il sera loisible à mes lecteurs de revoir de près, dans notre description, le merveilleux processus modal employé par le musicien. Mais, en outre, remarquons, par la simple revue des clefs dont s'illustre la partition, la belle hiérarchie des tons choisis. Dans le premier acte, nous passons successivement par les tons de si mineur, mi bémol majeur, ré majeur, si bémol majeur, mi bémol majeur, ut mineur, mi bémol mineur, ut mineur, si bémol majeur, fa mineur, fa majeur, la majeur, la mineur (ou plutôt mode dorien), mi majeur.
Au second acte, les tons choisis sont : fa majeur, la bémol majeur, ut mineur, si majeur, la bémol majeur, fa majeur, si bémol majeur, mi bémol majeur, si mineur, si majeur, ré bémol majeur, la bémol majeur, si majeur, si bémol mineur.
Le troisième acte enfin commence et s'achève en si bémol majeur, et son processus tonal ne s'écarte vraiment de ce pôle qu'au cours de la bacchanale dont nous avons marqué précédemment les modulations curieuses et hardies.
***
Nous venons de voir, par l'analyse détaillée de la partition de Samson et Dalila, avec quelle inspiration jaillissante et quelle perfection de forme Saint-Saëns a su traduire le tragique épisode de la Bible.
Aussi bien ne saurions-nous souscrire au jugement de M. Tiersot lorsque, dans son beau livre Un demi-siècle de Musique Française, il déclare que Samson et Dalila n'est pas un drame musical. Il nous semble au contraire, et les extraits du commentaire de M. Baumann, que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs, confirment pleinement notre sentiment, que peu d'ouvrages lyriques offrent une action aussi vive et ramassée que celui-ci. Or, drame ne signifie-t-il pas action ? Serait-ce que le préjugé qui mit si longtemps obstacle à la représentation de Samson subsiste encore parmi nos meilleurs critiques et historiens de la musique ? Le public, du moins, s'intéresse au sujet de l'œuvre de Saint-Saëns avec autant de passion que s'il s'agissait de personnages modernes, et la rivalité sexuelle qui est le centre de l'action, par son éternité même, exerce sur lui un invincible attrait. Ne voir en Samson et Dalila qu'une « suite de tableaux » nous obligerait à ne pas voir autre chose dans cet Œdipe-Roi aux côtés duquel M. Baumann place hardiment et justement le chef-d'œuvre de Saint-Saëns.
Non ! Samson et Dalila est bien et demeure l'un des chefs-d'œuvre de l'Opéra français au même titre que ceux qui font l'objet de la présente collection. Que si, par des restrictions du genre de celles que nous venons de souligner, on veut donner à entendre que tout, dans Samson, est tendu vers une expression surtout musicale et que la littérature n'y empiète point, nous nous déclarons volontiers d'accord, pour la raison que la musique ici dominatrice est théâtrale par excellence, et que jamais moins que dans l'œuvre de Saint-Saëns l'élément musical n'a nui, par sa pesanteur, à l'intérêt de l'action. La voix n'est jamais sacrifiée, les chœurs sont traités avec une incomparable maîtrise, l'orchestre n'est jamais encombré d'un inutile fracas, les divertissements dansés ont une utilité telle que l'œuvre ne pourrait en être amputée sans perdre de son sens, et, en somme, tout concourt à la traduction complète et cependant sobre de l'argument proposé.
Et c'est ce qu'il nous fallait démontrer. Ce que faisant, notre humble espoir serait d'avoir apporté une pierre de plus à l'édifice commémoratif que mérite une œuvre de la valeur de Samson et Dalila, œuvre de perfection, œuvre classique, œuvre française, d'un maître dont notre art peut, à bon droit, s'enorgueillir, à cette heure d'affranchissement, de libération, qu'il fut le premier à sonner de par le monde.
Sur l'œuvre de Saint-Saëns, il est nécessaire de consulter le Catalogue général et thématique publié par A. Durand et Fils, éditeurs (Paris, 1908).
La partition in-8°, piano et chant, comme la partition in-12, chant seul, sont également publiées par la maison A. Durand et Fils.
A consulter :
SAINT-SAËNS : Harmonie et Mélodie, 1885.
SAINT-SAËNS : Charles Gounod et le « Don Juan » de Mozart, 1893.
SAINT-SAËNS : Problèmes et Mystères, 1894.
SAINT-SAËNS : Portraits et Souvenirs, 1899.
SAINT-SAËNS : Ecole buissonnière, 1913.
DESTRANGES (E.) : Samson et Dalila, 1893, Paris, Fischbacher.
BAUMANN (E) : L'Œuvre de C. Saint-Saëns, Paris, Ollendorff, 1905.
BONNEROT (J.) : C. Saint-Saëns, Paris, A.
Durand, 1913.
SERVIÈRES (G.) : La Musique française moderne, Paris, 1897.
BELLAIGUE (C.) : Notice sur C. Saint-Saëns, Paris, A. Durand et Fils.
« LE GUIDE DU CONCERT », numéro hors-série consacré à C. Saint-Saëns.
ROMAIN ROLLAND : Musiciens d'aujourd'hui, Paris, Hachette, 1908.
SÉRÉ (O.) : Musiciens français d'aujourd'hui,
Paris, 1911.
TIERSOT (J.) : Un demi-siècle de Musique Française, Paris, Alcan, 1918.
MONTARGIS (J.) : La personnalité artistique de Saint-Saëns, Revue Mondiale, 15 novembre 1919.
COLLET (H.) : Œuvres nouvelles de M. Saint-Saëns, dans Comœdia, La Musique chez soi, VIII, 9 décembre 1919.
La partition chant et piano de Samson et Dalila est éditée par la maison DURAND ET Cie, place de la Madeleine, à Paris.
TABLE DES MATIÈRES
I. INTRODUCTION
III. HISTORIQUE DE « SAMSON ET DALILA »
IV. LE POEME
V. LA MUSIQUE
VI. BIBLIOGRAPHIE
LES CHEFS-D'ŒUVRE DE LA MUSIQUE
Publiés sous la direction de PAUL LANDORMY
EN VENTE :
Faust de GOUNOD, par Paul Landormy, ancien élève de l'École normale supérieure, professeur agrégé de l'Université. 1 vol. in-18 raisin, broché
Samson et Dalila de SAINT-SAËNS, par Henri Collet, docteur ès lettres, compositeur de musique. 1 vol. in-18 raisin, broché
Louise de CHARPENTIER, par André Himonet, critique musical. 1 vol. in-18 raisin, broché
Manon de MASSENET, par Joseph Loisel, professeur agrégé au Lycée Rollin. 1 vol. in-18 raisin, broché
Carmen de BIZET, par Charles Gaudier, professeur agrégé des Lettres au Lycée Janson-de-Sailly. 1 vol. in-18 raisin, broché
EN PRÉPARATION :
La Tosca de PUCCINI, par Jean Belime, ancien élève de l'École normale supérieure, professeur agrégé de l'Université. 1 vol. in-18 raisin, broché
La Damnation de Faust de BERLIOZ.
La Walkyrie de RICHARD WAGNER.
Lohengrin de RICHARD WAGNER.
Pelléas et Mélisande de CLAUDE DEBUSSY.
Les Symphonies de BEETHOVEN.