les Hydropathes

 

 

 

club des Hydropathes

 

 

Fondé par Émile Goudeau au Quartier latin en 1878, premier cabaret artistique en date, à mi-chemin entre la goguette et le cabaret. L'étymologie du nom a eu de nombreuses interprétations ; Goudeau a prétendu que l'idée de baptiser son club d'un nom aussi insolite lui était venue en entendant au concert Besselièvre une valse de Gung'l, Hydropaten Walz ; certains firent un rapprochement entre le propre nom du fondateur du club, Goudeau, et son vif penchant pour les boissons fermentées et liquoreuses... Goudeau avait commencé par réunir des poètes dans un café plus ou moins bien famé de la rue des Boulangers. Celui-ci ayant été clos par autorité de justice, il transporta sa compagnie au premier étage du café Rive-Gauche (au coin de la rue Cujas et du boulevard Saint-Michel). C'est là que fut baptisé le club, qui comprenait des poètes, des musiciens, des peintres, des acteurs, des étudiants. Les membres les plus célèbres furent Rollinat, Monselet, Paul Arène, François Coppée, Richepin, Coquelin cadet, André Gill, Mac-Nab, Jules Jouy. Les séances furent fixées au vendredi. À la troisième séance, devant le nombre croissant d'auditeurs, les Hydropathes élirent domicile dans le vaste rez-de-chaussée d'un hôtel, 19, rue Cujas. En 1879, les Hydropathes s'agrandissent encore et prennent possession d'une ancienne salle de bal, 29, rue Jussieu. Les réunions furent portées à deux par semaine. Les Hydropathes publièrent un journal (janvier 1879-mai 1880), qui devint ensuite le Tout-Paris (mai-juin 1880) ; le rédacteur en chef en était Jules Jouy. En décembre 1919, parut un numéro spécial de l'Hydropathe à l'occasion d'une séance à la Sorbonne, présidée par Léon Bérard et Sarah Bernhardt, en hommage à Goudeau.

En septembre 1881, les Hydropathes se transformèrent en Hirsutes. Les réunions eurent lieu tout d'abord au café du Commerce (passage du même nom), puis au café de l'Avenir (place Saint-Michel). La présidence en fut offerte à Goudeau, mais celui-ci, très occupé par les préparatifs d'ouverture du Chat-Noir, se désintéressa de la société, qui périclita au bout d'une saison. Les Hydropathes traversèrent la Seine et constituèrent en grande partie la première équipe du Chat-Noir.

 

 

 

 

 

Les Hydropathes, prose et vers par Jules Lévy (Paris, 1 vol.). — Jules Lévy, dont on connaît les joyeuses fantaisies, et qui fut le fondateur du Salon des Arts incohérents, vient de rassembler en un volume les morceaux de prose et de vers les plus saillants de cette curieuse phalange des Hydropathes dont on a tant parlé, il y a cinquante ans, et dont on connaît si peu l'histoire.

Ce fut en octobre 1878, au retour des vacances, que cinq jeunes gens, qui avaient l'habitude de se rencontrer le soir dans une brasserie du Quartier latin, conçurent le projet de fonder une petite Académie qui aurait comme devise « l'Art pour l'Art », en invitant les poètes à réciter leurs vers en public. On objectait que quelques-uns seraient trop timides — on l'était, paraît-il, il a cinquante ans, mais cette maladie a passé ; — on craignait que certains eussent des gestes incohérents, ou encore un accent gascon ou normand. Mais qu'importe. En 1878 cette publicité nouvelle s'imposait. Les journaux littéraires du Quartier latin et de Montmartre étaient bien morts et enterrés. Plus de bureaux de rédaction où l'on pût discuter de tout à tort et à travers — à tort plutôt. Alors, quel remède pour les jeunes ? Les courses chez les éditeurs ? Mais on connaît la chanson : « Comment, vous, un inconnu, vous osez présenter le manuscrit d'un volume ? Faites-vous connaître d'abord. » D'autres, plus courtois, prenaient les feuilles tendues, les gardaient trois mois, puis les rendaient à l'auteur, sans les avoir lues le plus souvent, en les accompagnant de compliments, mais en déclarant au naïf auteur que la librairie était encombrée en ce moment.

C'est donc alors qu'Emile Goudeau, un Périgourdin au verbe sonore, et non sans talent, simple employé au ministère des finances, prit la direction de ce petit groupe auquel devaient bientôt venir se joindre les camarades désireux de faire connaître leurs œuvres, et sans aucun souci de gain immédiat. Mais pourquoi ce titre bizarre : les Hydropathes ? Emile Goudeau, dans un volume aujourd'hui presque introuvable : Dix ans de bohème, a pris soin de l'expliquer. Un soir, qu'il flânait au Concert Besselièvre, aux Champs-Elysées, il avait vu sur le programme une valse intitulée Hydropaten-valze qu'un compositeur allemand avait écrite pour un établissement thermal. Ce compositeur se nommait Gung'l. Goudeau savait assez de grec pour connaître la racine Hydro dont on s'est servi pour tous les mots qui ont quelque rapport avec l'eau, mais que voulait dire paten, dont il fit pathes ? Ce mot inconnu l'avait tellement frappé qu'il s'en allait demandant à chacun ce que pouvait signifier Hydropathe, à tel point que ses amis, obsédés par cette question répétée, avaient fini par l'appeler l'Hydropathe. Le jour de la première réunion du nouveau cénacle, le 17 octobre 1878, on chercha naturellement un titre, et ainsi fut fondée la réunion des Hydropathes au premier étage du Café de la Rive gauche aujourd'hui disparu, au coin de la rue Cujas et du boulevard Saint-Michel. La séance d'ouverture avait débuté par la récitation d'un poème de Victor Hugo, que clamait d'une voix retentissante un grand et superbe gaillard, alors étudiant en médecine, et que l'on devait retrouver quelques années plus tard sur la scène du Théâtre Français : Paul Mounet.

 

 

 

Georges Lorin [photo Benque]

 

 

Emile Goudeau, Maurice Rollinat, Georges Lorin, trois des principaux animateurs de la société, lui succédèrent. L'élan était donné. Bientôt le local devint trop petit pour la réunion hebdomadaire, il fallut émigrer dans la grande salle de l'Hôtel Boileau, 9, rue Cujas, et le nombre des adhérents allait toujours en grossissant.

Jules Lévy, qui fut un des hydropathes de la première heure, raconte avec beaucoup d'esprit et dé gaieté ce que furent ces réunions, et cette époque de fol enthousiasme. En mars 1879 il faut encore se transporter chez Colson, rue de Jussieu, au fond de la boutique d'un mastroquet, et devant l'invasion des nouveaux adeptes assoiffés de poésie, il faut se réfugier dans le sous-sol du café qui fait l'angle de la place et du quai Saint-Michel. C'est une erreur de croire, nous dit Jules Lévy, que l'on buvait beaucoup aux réunions des Hydropathes. Si l'on s'y grisait, c'était assurément d'art, d'esprit et de gaîté. Goudeau disait les Polonais, la Revanche des bêtes et des fleurs, les Deux Voitures que l'on retrouve en ce volume ; Maurice Rollinat, poète et compositeur, se mettait au piano, chantait les Corbeaux, la Chanson des yeux. Il disait le Convoi funèbre, la Peur, la Vache au taureau. Né en 1846 à Châteauroux, protégé par George Sand qu'il appelait sa marraine, Maurice Rollinat était alors un grand jeune homme maigre, la tête ornée de magnifiques cheveux noirs qui retombaient en boucles sur son front déjà ridé, l'œil profond et comme rempli de visions troublantes. Doué d'une âme sensible, d'une imagination fantasque et puissante, d'une voix stridente et plaintive, il terrifiait et charmait à la fois par sa mimique expressive et ses gestes fougueux. On a fait courir le bruit que Maurice Rollinat était fou. Rollinat n'était pas fou, mais il ne vivait que pour son art. C'était un grand artiste passant à côté de la vie réelle, dédaigneux de toute gloire et plein d'aversion pour la grande ville qui avait consacré son talent, et c'est à Fresselines qu'il se retira volontairement pour se rapprocher de la nature dans la solitude. Poète de l'Horreur et de la Nature, il fut aussi un analyste des sentiments humains. Quiconque avait entendu Maurice Rollinat ne l'oubliait plus.

 

 

 

Charles Cros [photo Nadar]

 

 

A côté de lui c'était Georges Lorin, grand garçon blond, représentant la douceur, la bonté, la tendresse. Il disait simplement, sans emphase, le Marché aux fleurs, la Ronde. Puis venait Charles Cros, une étrange figure, mathématicien, inventeur de la photographie en couleur et du phonographe qu'il appelait paléophone, avant Edison, mais sans persévérance et ne sachant pas profiter de ses trouvailles. A onze ans il étudiait les langues orientales ; à seize ans, il professait le sanskrit ; à dix-huit ans, il était répétiteur aux Sourds-Muets et leur faisait un cours de chimie ; il avait commencé la médecine. Poète fantaisiste, il avait créé le monologue qui eut tant de vogue pendant un certain temps avec Coquelin cadet et Galipaux, deux hydropathes aussi. Fernand Icres, le Pyrénéen, disait avec un accent du terroir Une conquête et l'Ancienne. Dans ce volume où Jules Lévy a résumé l'histoire des Hydropathes, nous retrouvons les noms de quelques disparus : Charles Frémines, le doux poète des Pommiers, Georges Fragerolles, compositeur de beaucoup de talent, qui chantait d'une belle voix de baryton le Noël des gueux, les Vieux papillons, les Bains à quat' sous de Jean Richepin, le Chat botté d'André Gill, le grand caricaturiste auquel on devait la Lune, l'Eclipse et la Lune rousse. Alphonse Allais, Charles Leroy racontaient des histoires ahurissantes ; Rodenbach, l'auteur de Bruges la Morte, récitait ses poèmes avec simplicité ; Grenet-Dancourt, qui devait écrire plus tard Trois femmes pour un mari, faisait connaître quelques nouveaux monologues avec un talent apprécié de diseur Mac Nab, dont c'était le véritable nom, descendant d'une famille écossaise qui avait servi Louis XI, bégayant encore à cette époque — cela lui passa par la suite au Chat-Noir — faisait dire ses productions par des camarades ; combien d'autres encore ont débuté aux Hydropathes ; Jean Moréas et Jules Jouy qui fut le fournisseur des chansons de Paulus et de Thérésa y vinrent s'y essayer devant un auditoire qui comptait souvent parmi les habitués : Jean Richepin, François Coppée, Charles Monselet, Auguste Vacquerie, Guy de Maupassant, Paul Arène ; des peintres comme Willette, Bastien Lepage, Luigi Leloir, Henri Somm, Henri Boutet ; des comédiens comme les deux Coquelin, Tallien, Villain, Paul Mounet, Philippe Garnier, etc. Que reste-t-il de cette phalange ? Des vieillards ? Non pas, s'écrie Jules Lévy, des jeunes gens âgés, dont l'esprit est toujours jeune, Edmond Haraucourt, Jean Rameau, Gustave Rivet, Gustave Kahn, Eugène Le Mouët, Paul Bilhaud, Maurice Bouchor, Félicien Champsaur, Louis Marsolleau, Georges d'Esparbès, Henri de Régnier. Au théâtre : Louis Brémont, vice-président de la Société des artistes dramatiques, Félix Galipaux, Emile Duard, Le Bargy, Falconnier. Est-il donc vrai que les Hydropathes ont mené à tout ? Payelle est devenu premier président de la Cour des comptes, Paul Bourget académicien, Henri-Robert, bâtonnier, Pierre Mille, chroniqueur de talent, etc., et Jules Lévy pourrait s'écrier comme Ruy Gomez : « J'en passe et des meilleurs. » Les Hydropathes n'avaient guère de femmes à leurs réunions. Cependant Mme Rachilde, qu'on vit assise aux côtés du président au Cinquantenaire à la Sorbonne, en fit partie.

Comment finirent les Hydropathes ? Vers 1881, un élève des Beaux-Arts, Rodolphe Salis, constatant qu'il y avait un parti à tirer du talent de ces poètes et de ces musiciens qui ne travaillaient que pour l'Art, conçut l'idée d'attirer les meilleurs d'entre eux, du sous-sol de la place Saint-Michel à un cabaret qu'il fonda 84, boulevard Rochechouart et qu'il intitula le Chat-Noir (le premier du nom, car il se transporta plus tard rue de Laval, actuellement rue Victor-Massé.) La division se mit bientôt dans l'assemblée : les uns refusant d'aller au Chat-Noir, les autres faisant la navette, et d'autres enfin passant à l'ennemi avec armes et bagages. Les irréconciliables, restés fidèles sous la bannière de Goudeau, s'intitulèrent les Hirsutes. On revit au Chat-Noir de Montmartre Rollinat et Mac Nab. Le succès de ce dernier fut prodigieux avec ses chansons de l'Expulsion des princes, Bal de l'Hôtel de Ville, la Complainte du Bienheureux Labre, qui se trouve dans le volume, le Pendu, etc. On peut donc presque dire que le Chat-Noir tua les Hydropathes.

Il s'agit de distinguer : Les hydropathes n'avaient jamais été des gens d'affaires : ils ont vécu et vivent encore avec l'esprit sain ; ils sont toujours jeunes, a écrit Jules Lévy en terminant la Préface de son aimable volume, parce qu'ils étaient de braves gens, bons et gais ; ils n'ont jamais été des « m'as-tu vu ? » ou des « m'as-tu entendu ? » Les cabarets artistiques, genre dont on a tant abusé, et dont le point de départ fut le Chat-Noir de Salis, ont été tout autre chose. Les Hydropathes n'ont jamais connu les « boniments » de Salis, seigneur de Chatnoirville-en-Vexin et baron de la Tour de Naintré, recevant ses clients avec des discours ahurissants, et dont Laurent Tailhade écrivit assez brutalement, lors de sa disparition, l'oraison funèbre : « Au lieu de garder les fous, il prit part à leur folie. Mais il mourut victime de son métier de cabaretier qui l'obligeait à boire sans cesse avec ses clients. Il but la mort, donnant ainsi une revanche à tant de misérables que son amour du lucre, sa cupidité féroce, avait exploités jusqu'à la tombe. »

Les Hydropathes dont l'idéal fut toujours purement artistique, n'avaient jamais exploité personne. Leur mémoire reste pure, et il appartenait à Jules Lévy, hydropathe de la première heure, et resté fidèle à leur programme pendant un demi-siècle, de faire revivre ces temps lointains et les joyeuses soirées du Quartier latin.

 

(Henry Lyonnet, Larousse Mensuel Illustré, janvier 1929)

 

 

 

 

 

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