ADIEUX À MONTMARTRE

 

 

 

M. Abel Truchet, président du Comité artistique des fêtes de Montmartre [photo Manuel]

 

le dessinateur Poulbot, l'un des vice-présidents du Comité des fêtes de Montmartre [photo Harlingue]

 

 

 

Montmartre vient de recevoir les adieux de ses peintres, de ses chansonniers, de ses artistes... Saisissons cette occasion d'évoquer la physionomie d'un coin de Paris qui est en train de se transformer et de mourir :

 

 

Hommage à la Butte

 

Dans le monde, le bon rire est aussi mal vu que les larmes : on risque trop, en se laissant aller à la gaieté, de passer pour ne pas être sérieux, et celui qui n'a pas l'air sérieux, eût-il du talent, est perdu.

Pour la rive gauche, on n'est pas sérieux sur la rive droite ; pour Paris, Montmartre n'est pas sérieux ; pour la province, Paris n'est pas sérieux, et enfin, pour l'étranger, le Français n'est pas sérieux.

Non, Montmartre n'est pas le pays des rigolos, des esbroufeurs, comme le croient ou feignent de le croire les gens sérieux ou l'étranger qui, aguiché par le célèbre mollet de nos montagnardes, demande encore :

— Mouline-Rouge ?... Mouline-Rouge ?...

Rouge, le Moulin de la Galette l'a été avant son lumineux rival, le jour où son meunier Debray fut, sur une de ses ailes, fusillé par les Autrichiens ! Montmartre, mont des martyrs, a toujours justifié ce beau titre.

Si on crie haro sur Montmartre, c'est que Montmartre a fait peur... C'est le mont Pelé de Paris !

Ce champêtre et dernier refuge d'un paganisme artistique, cette petite montagne d'apparences si folichonnes quand elle est entrée en éruption, n'a pas accouché d'une souris !... Même, une fois, ç'a été d'un Chat-Noir comme le diable, et ce maître Rodilard a marqué sa griffe dans l'histoire de Paris !

Habiter sur une hauteur vous permet de voir au loin, et, voir au loin, c'est rêver. La véritable originalité de Montmartre a été, depuis un demi-siècle, de servir d'asile aux poètes, aux artistes fuyant la mêlée des gens sérieux qui, en bas, se débattent dans la boue des affaires.

Pour le malheur de la Butte, l'homme sérieux, qui d'abord méprisait notre insouciante gaieté, en a, dans la suite, tiré profit et a ruiné, avec ses tas de cailloux, nos tonnelles où se bécotaient les oiseaux et les amoureux.

La cupidité des gens sérieux a pétrifié la Butte chantante ; la vieillesse a paralysé, dans un geste de supplication, les ailes de ses moulins... Nous sommes les derniers martyrs, nous sommes les emmurés de Montmartre !

Mais, pour une fois prévoyants, nous avons conservé de la semence : les graines des fleurs qu'on nous a si cruellement arrachées, et nous les ferons, à la chaleur de nos cœurs, germer à nouveau dans nos œuvres.

Ces fleurs épanouies, nous les offrirons à la Postérité, qui reconnaîtra en elles les plus beaux spécimens de la flore montmartroise : c'est la Foi, c'est l'Enthousiasme, c'est l'Humour !...

(Adolphe Willette)

 

 

 

le Moulin de la Galette, tableau d'A. Willette

 

 

Les Moulins de Montmartre

 

Les moulins de Montmartre avaient leur place marquée dans l'histoire de Paris. Les plus anciens plans les mentionnent et l'on ne saurait feuilleter le moindre atlas postérieur au quinzième siècle sans rencontrer leurs ailes nombreuses posées comme des papillons au haut du Mons Martyrum. Suivant une tradition, c'est de la plate-forme d'un de ces moulins que, le 22 juillet 1358, Etienne Marcel, prévôt des marchands, épia les mouvements des bandes de mercenaires ravageant les faubourgs. En 1567, — durant les guerres de la Ligue, Agrippa d'Aubigné assure que « le Chambrier du Grand Turc », convié « avec les principaux de Paris » à aller voir de Montmartre le spectacle de la bataille sous Saint-Denis, s'écriait avec enthousiasme :

— Oh ! si le Grand Seigneur avait 2.000 hommes de même que ces blancs, pour mettre à la tête de chacune de ses armées, l'univers ne lui durerait que deux ans !

Enfin, le 30 mars 1814, les neuf pièces de canon, installées sur les Buttes, furent les dernières à envoyer aux Russes et aux Prussiens leurs volées de mitraille.

Or, on sabote Montmartre et ses moulins ; il n'est que temps de crier au sacrilège. Quelques bons Parisiens, d'ailleurs, se sont chargés de ce soin. Notre ami, M. Grébauval, est monté à la tribune du Conseil municipal et, de sa voix la plus sonore, a dénoncé les vandales « qui déshonoraient la place du Tertre par d'énormes constructions de six étages »... MM. Jean Varenne, le très dévoué conseiller montmartrois, Frédéric Brunet, le comte F. d'Andigné et Adrien Mithouard, l'éminent vice-président de la commission du Vieux Paris, ont énergiquement protesté. Enfin, aux applaudissements unanimes, M. Jean Varenne a annoncé qu'un seul des trois moulins serait sacrifié, M. Auguste Debray, possesseur des terrains et dernier descendant d'une vieille famille de meuniers montmartrois, lui ayant assuré que les deux moulins restant et les jardins voisins seront un jour la propriété de la Ville pour y faire un square.

Tout est donc bien qui finit bien... Mais convenons qu'il était grand temps d'agir.

Avant la disparition du sacrifié, trois moulins se dressaient encore sur le haut des Buttes. Ce n'étaient plus, il faut l'avouer, que des moulins de parade, silencieux et paralysés, des moulins décoratifs ; mais ils avaient, toutefois, ce don d'évoquer sur « cette mamelle du monde », comme disait si drôlement feu Salis, tout un passé bucolique et printanier.

Ces moulins montmartrois avaient été chantés par tous les poètes parisiens, ceux du siècle de Louis XIV comme ceux du siècle de Louis-Philippe. Regnard, contemplant de ses fenêtres ouvertes, à l'angle du boulevard et de la rue de Richelieu, l'horizon délicieux de la banlieue parisienne, nous montre les marais et les jardins potagers de la Grange-Batelière avec, comme arrière-plan, la Butte Montmartre :

 

Où de trente moulins les ailes étendues
M'apprennent, chaque jour, quel vent chasse les nues.

 

Béranger, Désaugiers, Emile Debraux, Colmance, Gustave Nadaud, Charles Monselet et notre ami Bruant en ont magnifié les ailes où, de tout temps, se sont accrochés les bonnets et les rubans des plus fines grisettes de Paris.

Des générations de peintres se sont ingéniées à en reproduire les pittoresques silhouettes ; et, au dix-neuvième siècle, pour ne citer que celui-là, Théodore Rousseau, Daubigny, Adrien Guignet, G. Michel, Cabat, Paul Huet, Hoguet, Lépine, Guillemet, Steinlen et Willette les ont amoureusement copiés.

 

 

 

 

 

 

 

 

les Moulins de Montmartre au XVIIe siècle

 

 

le Moulin du Radet, à Montmartre, tableau de Huguet

 

 

le Moulin de la Galette, de nos jours

 

 

 

Nos moulins font donc — de droit — partie des horizons parisiens ; ils ont servi de décors à bien des joies et leurs grandes ailes sombres ont dû se découper maintes fois devant le pauvre Berlioz, lorsque, au sortir de quelque rude bataille, il regagnait, rageur et meurtri, son humble logis de la rue du Mont-Cenis.

Fort élevé encore au dix-septième siècle, leur nombre décroît dès 1830, et de vingt-quatre signalés auparavant, Auguste de Châtillon, en 1857, n'en apercevait plus que trois de son logis de la rue des Tilleuls :

 

Qu'ils sont jolis, les trois moulins
Que l'on voit de ma fenêtre !

 

Ces trois moulins ont leur histoire : le plus important, celui qu'aurait visité Etienne Marcel, se nomme « Blute-fin ». Saluons cet ancêtre d'autant plus vénérable qu'il fut blessé au service de la patrie et porte encore les traces des boulets russes et prussiens qui l'ont écorné en 1814. Le second, plus modeste, « le Radet », décore un jardinet voisin de la grande salle de danse, où il semble faire « toile de fond » les soirs d'été, alors que l'espoir de Montmartre danse et se trémousse toutes portes ouvertes et que le Bal du Moulin de la Galette déroule ses quadrilles aux accents endiablés du piston... Le troisième, — un anonyme, — un immigré, ramené de Montrouge en 1830, avait été installé par les Debray dans le petit parc de leur mère... C'est celui-là qui a été emporté par le percement de l'avenue Junot.

Profitant d'une matinée blonde, où le soleil daignait mettre le nez au balcon, nous prenions, hier, le chemin de la Butte... La place Blanche, la rue Lepic, la rue Tholozé couronnée, tout en haut de sa pente raide, par l'amusante silhouette du vieux « Blute-fin », plus familièrement connu sous le nom de Moulin de la Galette.

Ce matin, la porte est close ; nous tournons à droite pour gagner « l'entrée des artistes », rue Norvins. Ici, le tableau a changé et nous avons grand mal à reconnaître le décor montmartrois, jadis si familier à notre flânerie : les grands arbres, les jardinets en terrasse, les vignes vierges, les iris fleurissant le coin de la rue ont à moitié disparu. L'angle de gauche est envahi par une énorme bâtisse style « entrée de Métro », qui se dresse menaçante et colossale. Il pousse des pyramides de moellons où, au printemps dernier, fleurissaient des lilas ! En face, c'est-à-dire derrière le Moulin de la Galette, un vaste terrain pelé, jonché de gravois, de pierrailles, de planches cassées, d'arbustes brisés, ponctué d'excavations, troué de fondrières, parfumé de dépôts d'immondices, où des chiens errants et faméliques cherchent quelques os à ronger. Ici s'élevait, il y a quelques mois encore, l'un des trois derniers moulins de Montmartre. Des débris gisent le long des haies : meules démantibulées que le temps a faites toutes brunes, planches à demi pourries, poutres sciées en cotrets qui furent les « montures des bras ». Quant aux arbustes entourant le moulin, ils ont été arrachés, transformés en fagots, et les troncs d'arbres sciés vont prendre, demain, le chemin de la boutique du charbonnier voisin...

Un ouvrier passe, poussant sa brouette. Nous l'interrogeons :

— Où s'élevait donc le moulin abattu ?

— C'est ici, messieurs, sur l'emplacement de ce trou profond de deux mètres et que nous avons comblé depuis... Ah ! ce fut dur à abattre ; cette diablesse de carcasse ne voulait pas tomber... On s'est mis à douze pour la jeter par terre, j'en étais... Nous avons attaché nos câbles tout en haut de la grande poutre centrale, au bout des ailes, au toit, et on tirait..., on tirait... Pendant plus de deux heures, on a inutilement « membré » ; enfin, on a fini par scier les étais, on s'est recramponné aux cordes et ouf !... le moulin est venu d'une seule pièce avec un bruit comme un coup de canon ! Et quelle poussière ! Nous en avons toussé pendant plus d'une heure... Quand il est tombé, il paraissait énorme...

Et c'est ainsi que « mourut » l'un des trois derniers moulins de Montmartre !

 

 

 

un troubadour montmartrois pleurant sur les ruines de la rue Saint-Vincent

 

 

Nous pénétrons dans l'enclos du Moulin de la Galette d'où la vue sur Paris est si belle et où se dresse, robuste et superbe, « Blute-fin », le vieux moulin célèbre...

« Blute-fin » a sa légende sanglante. Le 30 mars 1814, le jour même de la capitulation de Paris, une batterie de neuf canons avait été installée sur les Buttes. De son quartier général du Château-Rouge, le roi Joseph, frère de Napoléon Ier, faisait dire aux gardes nationaux, canonniers volontaires, de tenir bon... L'empereur occupait La Villette et marchait à leur secours. Or, ce furent les Prussiens qui débouchèrent sur le plateau ! Les servants se firent hacher sur leurs pièces et, parmi eux, trois des quatre frères Debray. Le soir même, on signait la capitulation.

L'aîné des Debray servait, avec son fils, les pièces braquées sur les alliés, quand l'ordre arriva de cesser le feu. Ce héron, résolu à venger ses frères, refusa d'obéir, et, comme une colonne ennemie s'avançait à bonne portée, il lui lâcha ses deux volées de mitraille... Une baïonnette cloue le fils sur l' « arbre » du moulin. On se jette sur Debray qui, d'un coup de pistolet, abat l'officier commandant le détachement. Massacré sur-le-champ, son cadavre est découpé en quatre morceaux et chacun attaché à l'une des ailes. Sa veuve, folle de douleur, dut aller nuitamment recueillir, en un sac à farine, les sanglants quartiers de chair et, aujourd'hui, dans le petit cimetière attenant à l'antique église Saint-Pierre, figure une tombe bizarre surmontée d'une croix coiffée d'un petit moulin de bronze avec, au-dessous, cette inscription :

« Ci-gît Pierre-Charles Debray, meunier-propriétaire à Montmartre, décédé le 30 mars 1814, tué par l'ennemi sur la butte de son moulin. »

Voilà la légende de la mort du « grand‑père », telle que nous l'a racontée M. Auguste Debray, l'aimable et accueillant propriétaire du Bal et des Moulins.

Le fils, miraculeusement sauvé, se fit meunier à son tour. Ce « petit père Debray » — c'était son surnom familier, le meilleur des hommes, n'avait qu'une faiblesse : la dansomanie. Son travail terminé, sa joie était d'initier la jeunesse montmartroise aux délices des « jetés battus et des entrechats »... Son cours gratuit eut bien vite le succès que l'on devine, — ces Montmartroises ont du vif-argent dans les jambes, et le « petit père », débordé, songea alors à exploiter la vogue de son cours chorégraphique.

Le moulin, d'ailleurs, en tant que meunerie, ne battait plus que d'une aile sur quatre et Terpsichore venait à point nommé sauver Cérès de la faillite ! De meunier, le petit père Debray se fit donc traiteur. Entre deux contredanses, à l'ombre des bosquets de lilas, on mangeait la galette fumante arrosée d'un petit clairet montmartrois sentant la pierre à fusil et de beaucoup supérieur aux meilleurs crus de Suresnes et d'Argenteuil...

Telle est l'origine de l'actuel bal du Moulin de la Galette.

La vogue s'en mêla, les grisettes et les artistes fréquentèrent le moulin Debray, qui devint bien vite un des joyeux rendez-vous de Paris...

Les peintres avaient, de longue date, planté leur chevalet sur la Butte. Ziem, Charles Jacque, Vollon, s'étaient déclarés citoyens de Montmartre et Renoir avait fait son atelier d'un jardin de la rue Cortot, toute voisine, lorsqu'il peignit ce chef-d'œuvre : le Bal du Moulin de la Galette, aujourd'hui au Luxembourg.

Il y a une dizaine d'années, le peintre Mesplès recevait, dans un galant salon de verdure, les plus jolies danseuses de l'Opéra, ses modèles ordinaires. L'excellent artiste est encore tout ému lorsqu'il évoque ce temps radieux où, pour poser ses études documentées et pittoresques de la vie chorégraphique à l'Opéra, ses gracieux modèles montaient d'un pas léger les flancs abrupts de la rue Girardon. Mesplès avait pour atelier le petit moulin maintenant abattu. En ces temps-là, les ailes symboliques se dressaient au milieu d'une sorte de forêt vierge en miniature où la viorne, la clématite, les glycines et les lierres centenaires formaient un poétique maquis impénétrable aux yeux des simples mortels. Oh ! le bel Eden peuplé de fines divinités, où les déesses s'appelaient les sœurs Mante, Sirède, Antonine Meunier, Barriaux, Denis, Couat ; et, tout en rappelant cet amusant passé, Mesplès nous tend un charmant dessin où la sveltesse exquise de Cléo de Mérode se détache lumineuse, au milieu d'un « cercle de meule » servant d'entrée au vieux jardin fleuri...

(Georges Cain)

 

 

 

à g., une représentation au Chat-Noir, par Alfred Le Petit - à dr., Rodolphe Salis, seigneur de Chatnoirville, par C. Léandre - dans le médaillon, le suisse, gardien du Chat-Noir, dessin d'Henri Rivière

 

 

Souvenirs du Chat-Noir

 

Je n'ai pas connu le Chat-Noir du boulevard Rochechouart ; j'ai connu l'hôtellerie de la rue Victor-Massé. Emile Goudeau n'était plus là et déjà l'on disait :

— Ah ! si vous aviez connu l'ancien Chat-Noir !

J'imagine que les poètes et les chansonniers qui charment et réjouissent les cabarets artistiques de la Butte doivent dire actuellement, aux nouveaux venus :

— Ah ! si vous aviez connu notre Chat-Noir !

Car, même à Montmartre, c'est toujours le « Ah ! si vous aviez vu Rachel » des vieux abonnés de la Comédie-Française.

J'ai donc connu le Salis seconde manière, et peut-être n'en eut-il jamais qu'une. D'ailleurs, il m'accueillit d'une très cordiale façon. Et quelle émotion, lorsque je fus présenté à Alphonse Allais ! On m'avait dit que la première communion était le plus beau jour de la vie ; j'ai bien compris, ce jour-là, qu'il y avait de douces heures dans l'existence. Alphonse Allais m'avait mis tout de suite à mon aise : à cette époque, il cachait déjà, sous des dehors britanniques, une personnalité bien française, et, sous de folles littératures, une âme de spleen et de tendresse, puisque c'était un auteur gai.

Nous dînions sous l'apothéose des chats de Steinlen ; il y avait, quelquefois, des invités. Un soir, Paul Verlaine vint s'asseoir à notre table ; c'était la première fois que je le voyais et j'étais à côté de lui. Il mangea très peu, parla beaucoup. Il disait des choses comme celles-ci :

— Ah ! nom de nom, quand ce garçon-là a débuté, il m'était sympathique fichtrement !

C'est de l'empereur d'Allemagne, Guillaume II, qu'il parlait ainsi. Il me parla aussi d'Arthur Rimbaud, qui était parti vers des Egyptes, disait-il en élevant un index socratique. Pauvre Lelian, il était très gris, ce soir-là, et, pendant qu'il me parlait, je me rappelais l'air que chante la reine d'Angleterre dans le Songe d'une Nuit d'Eté, quand elle voit Shakespeare en état d'ivresse. Elle chante :

 

Le voir ainsi, mon âme en est brisée !

 

C'est idiot.

Ambroise Thomas est mort, et Verlaine, et Salis, et Tinchant, et Mac-Nab, et Adrien Dezamy, et Jules Jouy. Et le Chat-Noir,

 

Comme une voie antique est pavé de tombeaux.

 

Les soirs de répétitions générales, Jules Lemaitre venait dîner avec nous, et c'était une grande joie : il voulait être notre camarade avant d'être notre juge délicat et indulgent.

C'était le temps où Salis gagnait de l'argent : on le lui a reproché. Pourquoi ? Tous les soirs, la petite salle de spectacle était pleine, ah ! si pleine !

C'est surtout le vendredi, qui était le jour chic, et où le spectateur payait son fauteuil vingt francs, que Salis se montrait le plus habile pour la location, mais aussi le plus féroce dans ses discours : il avait alors la parade agressive ; c'est le vendredi qu'il flétrissait la haute banque, le haut commerce et le parlementarisme.

Ce soir-là, il arrivait, l'air affairé, dans la petite pièce où l'on se tenait en attendant son tour de dire ses vers, ou sa chanson, et il disait :

— Nous avons une belle chambrée, ce soir ; nous avons ce vieux gâteux de X..., cette fripouille de W..., l'ancien ministre, et la délicieuse Mme Z..., qui a empoisonné ce pauvre K...

Quand il se trouvait en face d'un important personnage, il lui faisait volontiers l'irrévérence ; pour toutes nos gloires, il était pénétré d'irrespect.

Mais, qu'on ne s'y trompe pas, pour jouer ce rôle, il fallait des dons singuliers : d'abord, une verve indéniable, de l'à-propos et de l'invention ; son boniment se colorait d'archaïsmes et de néologismes, d'argot et de citations lyriques ; il avait des trouvailles d'expressions, des chocs d'idées, des heurts de mots, des images bouffonnes ; parfois, il eut du panache et de la grandiloquence. Il entrait témérairement dans une phrase ; on disait : « Il n'en sortira pas », mais il en sortait toujours ou, plutôt, la traversait comme ces généraux du premier Empire qui tout seuls, à cheval, traversaient un bataillon ennemi.

Il avait surtout un aplomb formidable et il ne se démontait jamais. Un soir, nous causions sur le petit palier qui précédait la salle de spectacle. Un monsieur arrive, essoufflé d'avoir monté les escaliers un peu raides, un monsieur assez gros et de barbe blonde.

— C'est commencé ? demande-t-il en enlevant son paletot.

— Son Altesse le prince de Galles, sans doute ? interroge Salis.

Et, comme le monsieur se rebiffait et semblait ne pas goûter la plaisanterie :

— Que Votre Seigneurie m'excuse, j'ai été trompé par une ressemblance vraiment singulière... C'est étonnant, Monseigneur, ce que sous ressemblez à notre gracieux Albert !

Et, se tournant vers moi :

— Tu ne trouves pas que monsieur, c'est le prince de Galles tout bavé ?

Il dit même un mot plus rabelaisien.

Entendons-nous : une telle anecdote n'est pas pour servir d'exemple aux jeunes gens trop timides ; cela serait dépasser la mesure ; mais, par mille traits de ce genre, Rodolphe Salis assurait sa fortune.

Je suis passé souvent, l'hiver dernier, dans la rue Victor-Massé. Hélas ! le cabaret fameux était redevenu un petit hôtel bourgeois et locatif. Et je me rappelais un Chat-Noir, non pas bruyant et brillant, mais familial et tranquille, où j'avais goûté d'exquises camaraderies et du repos. Oui, par des jours sombres d'hiver et de détresse morale, quand ma chambre était triste et la rue noire de froid et de boue, je suis venu me réfugier là, dans la salle déserte ; sur la plus haute feuille du grand palmier, un chat dormait ; un bon feu de coke grésillait dans la monumentale cheminée.

Je regardais la nuit tomber et le vitrail de Willette empruntait du crépuscule une gravité religieuse presque, et dans cette jeune femme, gracieuse enfant nue sacrifiée au Veau d'or, n'y avait-il pas un symbole éternel ?

Et comme je regardais ces murs derrière lesquels il s'était passé quelque chose, un ancien habitué me tira par le bras et, de mes rêveries, me ramena dans les lieux communs.

— Voilà, me dit-il, le tremplin d'où quelques-uns d'entre vous ont sauté dans Paris, sur les boulevards ! Je suis heureux de vous serrer la main.

— Oui, lui ai-je répondu, nous avons sauté ; mais Montmartre est en haut, le boulevard est en bas. Le poète Théodore de Banville, lui, connaissait un clown qui avait bondi dans les étoiles !

(Maurice Donnay, de l'Académie française)

 

 

 

la meunière de Montmartre, Mlle Suzanne de Vrigny, et M. André de Fouquières, président du jury

 

 

Le Sacré-Cœur

 

Pour qu'encore la Ville offre le divin Cœur
En expiation de son immense faute,

Haut de sa place et haut d'architecture haute,
Comme un défi de pierre au blasphème moqueur,
Montmartre dresse au ciel son profil catholique...

 

Noyé déjà du gris des évocations

Pour avoir exhaussé son désir ironique
De monter sur ce siècle-ci ses factions ;
Cerné d'humanité qui se plie et replie,
Montmartre ! et son sursum corda perpétuel,
Que contredit l'horreur de la rue en folie,
Montmartre ! encens et carillons ! Ce rituel

Au cœur des carrefours que la ville échelonne !
Montmartre... Cet espoir sur cette Babylone !

(Lucie Delarue-Mardrus)

 

(les Annales politiques et littéraires, 29 juin 1913)

 

 

panorama de Paris pris de la basilique, de la Madeleine à Saint-Augustin - en dessous, la basilique du Sacré-Coeur et le Campanile (hauteur : 91 mètres)

 

 

 

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