le Moulin de la Galette
le Moulin de la Galette et les moulins de Montmartre
De tous les petits coteaux avoisinant l'emplacement de l'antique Lutèce, la butte Montmartre, située comme on le sait, sur la rive droite de la Seine, est la plus élevée. Son altitude atteint cent vingt-huit mètres, tandis que la colline de Belleville ne dépasse pas, nous expliquent les géologues, une hauteur de cent vingt mètres. Consacrée au dieu Mercure, sinon à Mars, la butte Montmartre aurait été couronnée, à l'époque gallo-romaine, de villas et probablement d'un temple. Selon la tradition, lieu où furent mis à mort saint Denis, évêque de Paris, dont seuls quelques mots de Grégoire de Tours révèlent l'existence, et, avec lui Rustique et Eleuthère, ses compagnons, mais en réalité peut-être seulement théâtre du supplice de quelques chrétiens moins illustres, la colline devint sacrée aux fidèles et fut désormais appelée par eux le Mont des Martyrs (Mons Martyrum). En 1096, Bouchard IV de Montmorency, son suzerain, confirma la donation de la butte faite par ses tenanciers au prieuré Saint-Martin-des-Champs. Ce dernier, sur le terrain qui lui était ainsi offert, établit un monastère. Il advint que Montmartre et son prieuré furent cédés par les moines, en 1134, au roi Louis VI et à sa femme Adélaïde de Savoie. Dans les bâtiments claustraux, la reine installa des religieuses de l'ordre de Saint-Benoît. Par la suite, l'abbaye obtint une donation en terre suffisante pour subvenir à l'entretien de soixante bénédictines, nombre fixé par le pape Alexandre III et Louis VII. Propriétaire d'un vaste territoire, la prospérité de l'abbaye de Montmartre ne fut pas atteinte par un incendie, qui, vers la fin du XVIe siècle, endommagea la maison conventuelle, située au sommet de la colline. Néanmoins, les constructions ne furent pas toutes réédifiées et une partie de la communauté alla s'établir au pied de la butte. Louis XVI devait réunir les deux couvents, souvent en désaccord et il restreignit sérieusement la juridiction exercée par l'abbesse. En dépit de ces changements, l'abbaye demeura commendataire et, à sa tête, les représentantes des plus nobles familles de France continuèrent à se succéder, jusqu'au moment de la Révolution. Dès la fin du XVe siècle, les ailes de plusieurs moulins commencèrent à virevolter gaiement sur la butte Montmartre et leur nombre devait croître avec rapidité. Ce serait de la plate-forme de l'un d'eux, dont il sera parlé plus longuement, que le 22 juillet 1358, Etienne Marcel, le fameux prévôt des marchands, observa les mouvements des bandes de mercenaires bourguignons, qui dévastaient les faubourgs. Durant les luttes de la Ligue, en 1567, le « Chambrier du Grand Turc », convié « avec les principaux de Paris », à aller contempler des moulins de Montmartre, le spectacle de la bataille sur Saint-Denis, s'écriait, saisi d'un belliqueux transport : « Oh ! si le Grand Seigneur avait deux mille hommes de même que ces blancs pour mettre à la tête de chacune de ses armées, l'univers ne lui durerait que deux ans. » Le témoin qui nous rapporte ces énergiques paroles est digne de foi, puisqu'il n'est autre que le sévère Agrippa d'Aubigné, le père du père de Mme de Maintenon. Le Tasse, qui, en 1570, vint à Paris avec le cardinal Louis d'Este, ambassadeur auprès de Charles IX, parle avec une injuste sévérité de la ville et de ses habitants. Une seule chose le console, écrit-il à ses amis italiens « du vent qui, pour girouettes expressives rencontre avant tout les têtes parisiennes, c'est la multitude de moulins dont son haleine est l'âme, et qui tournent et virent si gentiment sur les hauteurs de Montmartre ». Quelque cent ans plus tard, logé, croit-on à l'angle du boulevard et de la rue de Richelieu, Regnard voyait de ses fenêtres les jardins et les marais de la Grange-Batelière, des prairies où pacageaient les troupeaux avec, comme toile de fond, la butte Montmartre,
Où de trente moulins les ailes étendues
Après lui, le poète Le Brun baptisé par ses admirateurs Le Brun-Pindare, et aussi injustement prisé de son vivant que décrié de nos jours, ne manqua pas de célébrer
La colline qui vers le pôle, Occupe les enfants d'Eole A broyer les dons de Cérès.
A dire vrai, les moulins de Montmartre ne broyaient pas tous « les dons de Cérès », mais probablement aussi de l'albâtre et des couleurs. Ils pouvaient également servir à scier des pierres ou du bois. Leurs noms, souvent pittoresques, nous ont été transmis, pour la plupart. Du côté du couchant, c'étaient le moulin des Prés, de la Fontaine-Saint-Denis, le moulin de la Béquille, le moulin Vieux, le moulin Neuf, le Blute-à-fin, le Radet, le Chapon et le moulin des Brouillards, puis la Vieille Tour, la Grande Tour, la Petite Tour, et encore le moulin du Palais. Du côté du levant, le promeneur rencontrait le moulin Paradis, le Turlure, le moulin de la Lancette, pour ne mentionner que les plus importants. D'autres se trouvaient du côté du village de Clignancourt, sur la censive des Pères de la Mission, ou dans les environs. La petite histoire n'ignore pas que, lors de la disette, qui sévit, Louis XVI régnant, en 1789, des sacs de blé furent tirés des moulins de Montmartre. On les transporta au Havre et on les rapporta triomphalement à Paris, proclamant qu'ils arrivaient en droite ligne des Amériques. Bien entendu, leur prix de vente fut proportionné aux soucis et aux tracas d'un si long voyage ! Nombre de meuniers étant un peu cabaretiers, les Parisiens se plaisaient, parfois, à aller chez eux, faire sauter des crêpes, gober des œufs frais et se désaltérer en buvant du vin de Suresnes, auquel les vrais amateurs préféraient un certain petit clairet montmartrois. La Révolution passée, il ne restait plus sur la butte qu'une dizaine de moulins. Avec la Restauration, d'autres disparurent. On n'en comptait guère plus que trois en 1857.
Qu'ils sont jolis, les trois moulins
chantait le peintre et écrivain Auguste de Châtillon, domicilié rue des Tilleuls. Ces trois moulins n'étaient déjà plus qu'un charmant décor et si, à l'instar du moulin de maître Corneille, leur arbre de couche était couvert de poussière, ce n'était plus la fine et blonde poussière du pur froment, qui, allègrement, voltige autour de la meule. Le principal de ces trois moulins se nommait le Blute-à-fin, ou le Blute-fin. Ce serait auprès de lui qu'Etienne Marcel se posta pour épier les mercenaires bourguignons, comme on l'a relaté ci-dessus. Le second était le Radet, et le dernier, un cadet, puisqu'il fut amené de Montrouge à Montmartre en 1830 seulement, le Moulin à Poivre. Le sort ne lui fut pas favorable et on le jeta bas, en 1912, quand on perça l'avenue Junot.
Moulin de la Galette [photo Lansiaux]
De même que beaucoup de moulins de la butte, les deux premiers, qui ont subsisté, étaient d'abord affermés à une famille de meuniers d'origine picarde : les Debray, destinée à en devenir finalement propriétaire. Depuis 1640, des membres de la famille Debray s'y suivent de père en fils, et, dans la mesure du possible, veillent avec un soin pieux sur leurs moulins, donnant ainsi un exemple d'attachement aux traditions qu'il faut louer.
Fièrement campé au sommet d'une éminence,
tapissé de frais lilas, le Blute-fin ne saurait évoquer que de riantes
et paisibles images. Pourtant une sombre et héroïque tragédie s'y
déroula. C'était le 30 mars 1814, le jour de la capitulation de Paris.
La défense de la colline de Montmartre, qui constituait au nord une des
clefs de la capitale, avait été insuffisamment préparée. Seuls étaient
réunis, afin de garder cet important point stratégique, deux cents
gardes nationaux et un bataillon de sapeurs-pompiers. Pour toute
artillerie, ils disposaient de sept canons et de trois pièces de
réserve. Au cours de la matinée, le frère de l'Empereur, le roi Joseph,
dont le quartier général se trouvait au Château-Rouge, passa les gardes
nationaux en revue ; exhortant ces canonniers improvisés à la
résistance, il les assura que Napoléon se trouvait à la porte de la
Villette et se préparait à marcher à leur secours. En réalité,
l'Empereur luttait péniblement contre les Alliés en Champagne, et ce
furent les Prussiens qui parurent, puis des cosaques. Dans la soirée,
vers quatre heures, l'infanterie russe commença à gravir, au pas de
charge, les hauteurs de Montmartre. Parmi les plus acharnés défenseurs
de la butte se trouvaient les quatre frères Debray. Durant la résistance
opposée aux assaillants, trois tombent et sont laissés pour morts. Leur
aîné, Pierre-Charles Debray, accompagné de son fils, est impatient de
les venger. Malgré l'ordre : « Cessez le feu », voyant s'avancer une
nouvelle colonne ennemie, il lâche contre elle deux bordées de
mitraille. Les cosaques exaspérés, enlevèrent la batterie à l'assaut.
« Qui a ordonné le feu ? questionne impérativement un officier. —
Personne ne répond. — Si le coupable ne se dénonce pas, les prisonniers
seront fusillés. » Debray, poursuit de vive voix son arrière-petit-fils
qui a bien voulu nous faire cet émouvant récit, sort du groupe formé par
ses compagnons, va se poster devant le Russe et, devançant son geste, le
tue. Massacré sur-le-champ, son corps fut barbarement rompu et les
sanglants débris attachés aux ailes du moulin. La nuit suivante,
surmontant son atroce douleur, Sous la protection des grandes ailes, qui ne tournaient plus que pour concasser des graines destinées à la parfumerie, les grisettes et leurs compagnons, vinrent gaillardement sauter aux sons aigres des crincrins et manger avec mille délices, toute chaude à sa sortie du four, la bonne galette croustillante et habillée d'or roux. C'est ainsi que le bal devint, selon René Ponsart,
Cet endroit où, j'en réponds, . . . . . . . .
Il se fripe plus de jupons
Lorsqu'on était las de tournoyer ou de se reposer sous les tonnelles, en buvant des saladiers de vin chaud à la française, on courait vers les manèges de chevaux de bois ou vers les balançoires. On allait s'extasier devant des scènes « historiques », taillées dans le bois par le « petit père Debray ». L'une, surtout, provoquait l'admiration. Songez que l'on y voyait, représenté tout au long, le Retour des Cendres ! Les personnes sensibles de la société s'apitoyaient au jeu de petits automates, montrant les peines et les fatigues du meunier. D'autres, désireuses de s'instruire, les commentaient gravement. Puis bien vite, après avoir essayé, du haut de la plate-forme du moulin, de reconnaître les monuments de Paris, s'être un peu disputé pour identifier dans cet amas de toits, celui de son logement, on retournait danser le quadrille et, à la pastourelle, on battait furieusement des mains. Ces divertissements innocents furent loin d'empêcher les littérateurs et les peintres de continuer à exalter, selon leur génie, ce qui demeurait des moulins de Montmartre. Ainsi se forma cette longue chaîne qui, pour les uns, va de Béranger à Bruant, en comptant Désaugiers, Emile Debraux, Charles Monselet, Gustave Nadaud, et pour les autres, de Théodore Rousseau à Willette, avec Daubigny, G. Michel, Adrien Guignet, Cabat, Paul Huet, Hoguet, Lépine, Vollon. Signalons que, durant la campagne de 1870, le 30 novembre, M. Bazin, dont les appareils électriques avaient été installés au moulin, éclaira de la butte, le pont de Bezons, situé à une distance de plus de huit kilomètres. Après la guerre, une première salle couverte fut construite. L'établissement prit enfin le nom sous lequel il est universellement connu et devint le moulin de la Galette. Par les chaudes après-midi des dimanches printaniers, la presse était grande dans le jardin. La célèbre toile de Renoir, aujourd'hui au musée du Louvre, après être demeurée longtemps au Luxembourg, le montre tel qu'il fut alors : avec les dames en robes à rayures et les messieurs coiffés de canotiers. Puis la clientèle devint plus mêlée, bien qu'avant chaque danse, on payât quatre sous par couple, et il n'était pas rare que les mauvais garçons y fissent le coup de poing. Steinlen dessinait ses impressionnantes gigolettes. Toulouse-Lautrec faisait au moulin de la Galette des apparitions, qui se traduisirent en un dessin publié, en 1887, dans le Courrier Français. « Là, note Rodolphe Darzens, dans ses Nuits à Paris (1889), ont débuté d'ailleurs la Goulue, grasse et belle fille, et Grille-d'Egout, avec sa gueule toute édentée de voyou de barrière. La Môme Fromage a eu également ses premiers succès, avec Valentin le Désossé ou Louis d'Or pour vis-à-vis. » Les fils du « petit père Debray », ayant jugé bon de modifier le caractère du bal, ils firent transformer la vieille salle. Les galeries, qui en faisaient le tour, furent garnies de treillages verts. Pour inaugurer ces embellissements, on donna en février 1898 une fête dont on parla. Les dessins enjolivant les invitations étaient dus au crayon de Georges Redon. Le 6 juillet 1898 eut lieu le bal des Meuniers. Contrairement à ce que l'on attendait, le boulevard ne monta pas à la Galette. Une tenue correcte continua à être de rigueur et les fillettes du quartier, impatientes de faire leurs premiers faux pas, allaient s'y faire offrir des sandwichs à six sous la pièce. Une cohue bonne enfant emplissait la salle aux occasions marquantes, à la mi-carême, au 14 juillet, pour le départ de la Classe. Durant la dernière guerre, le moulin de la Galette fut changé en atelier de camouflage pour l'armée américaine. L'armistice signé, il fit sa réouverture le 17 mai 1919 et l'on devait prendre bientôt la charmante habitude d'y convier les midinettes à la Sainte-Catherine. La construction d'une seconde salle, après 1925, absorba ce qui demeurait du jardin. Quant au moulin dit le Radet, lequel, selon ce qu'il est raconté, serait venu de la butte Saint-Roch, sous le règne de Louis XIII, après avoir primitivement figuré à l'angle actuel de la rue de l'Abreuvoir et de la rue Girardon, jadis chemin des Brouillards, il fut amené, en glissant sur des rails de bois, à l'angle de la rue Girardon et de la rue Lepic. Il occupe ce dernier emplacement depuis 1836 et, à l'heure actuelle, domine les récents agrandissements sur lesquels on l'a remonté. Chaque semaine, le samedi soir et le dimanche, une joyeuse et jeune compagnie, insouciante du lendemain, emplit les salles du moulin de la Galette. Ignorant le drame dont il fut le témoin, elle ne songe qu'aux plaisirs de la danse, ce qui, une fois de plus, prouve que le rire peut être voisin des pleurs.
(Roger-Armand Weigert, Larousse mensuel illustré, octobre 1933)
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