Montmartre : du Chat-Noir au Lapin-Agile.

 

 

 

Le Chat-Noir. — Un jour de décembre 1881, un certain Rodolphe Salis louait, au 84 du boulevard Rochechouart, en plein Montmartre, un local récemment abandonné par l'administration des Postes. Il y ouvrit un cabaret. Ce fut le Chat-Noir.

Ce jeune homme s'était d'abord cru destiné à la peinture. Il avait quelque temps fréquenté l'École des beaux-arts, mais s'était laissé bientôt attirer par les cafés du Quartier latin et quelques caveaux de la Butte, où se retrouvaient les bohèmes. Il était devenu, particulièrement, un client de la Grande-Pinte, cabaret très vivant, fondé par un nommé Laplace, transfuge de la peinture, et l'idée lui était venue qu'il pourrait faire mieux encore que ce dernier. Un riche mariage lui permit enfin de réaliser son rêve... La réussite fut éclatante. Salis allait se révéler animateur incomparable, découvreur de talents, homme d'affaires avisé.

Le Chat-Noir n'est donc pas né spontanément. Il est fils de la Grande-Pinte. Laplace, peintre et marchand de tableaux, avait souvent déploré que « les artistes se rencontrent entre des murs tout blancs et devant des tables pareilles à celles où boivent les banquiers et des épiciers ». Il s'était ingénié à donner aux rapins et aux plumitifs un asile digne d'eux et inaugura ce style particulier aux cabarets de Montmartre : plafond bas aux poutres apparentes, chaises rustiques, pesantes tables de chêne, murs décorés de tableaux et d'assiettes, chaudrons, coquemars, vieilleries, tout un bric-à-brac d'antiquaire. Les bohèmes chevelus avaient aussitôt répondu à son invite. André Gill, Carjat, Ponchon donnèrent le ton à ces veillées de l'avenue Trudaine, un ton de gaieté et de joie rabelaisiennes. La clientèle afflua. Un tel succès devait susciter des imitateurs, et c'est ainsi que la Grande-Pinte engendra le Plus-Grand-Bock, fondé par Charles Moreux ; l'Auberge du Clou, qui préfigure, avec son sous-sol voûté, les plus modernes caves existentialistes ; enfin illustre Chat-Noir.

Pourquoi cette enseigne ? Maurice Donnay parle dans ses souvenirs d' « un pauvre petit chat noir abandonné qu'on aurait trouvé, un soir, devant la porte du nouveau cabaret ». Quoi qu'il en soit, l'image du Chat-Noir, telle que devait la fixer une très belle affiche de Steinlen, symbolise bien l'esprit d'une certaine bohème d'alors, son humour cynique amer, son goût baudelairien de la peur et du démoniaque, son culte d'Edgar Poe.

Mais poussons la porte du cabaret. Avançons-nous à travers la fumée des pipes et le brouhaha des conversations ; laissons-nous guider vers notre table par ce garçon en uniforme d'académicien. La salle est allongée et terminée par un réduit obscur baptisé l' « Institut ». Beaucoup de toiles aux murs, dont l'une fort admirée : le « Parce Domine », de Willette. Salis va et vient, le torse bombé, la barbe en bataille, « pareil, nous dit George Auriol, chansonnier et historien de Montmartre, à l'un de ces suisses appelés par les rois de France pour tourner le rouet de leurs arbalètes ». Il « bonimente », interpelle les nouveaux venus, saisit par la manche un jeune homme rougissant : « Allons, Samain... », et Samain, dans un subit silence, murmure quelques vers de l'Ame nue. Ou bien, c'est Charles Cros à qui l'on demande, à grands cris, son Hareng saur :

 

Il était un grand mur blanc — nu — nu — nu

Contre le mur une échelle haute — haute — haute

Et par terre un hareng saur sec — sec — sec...

 

C'est encore Maurice Rollinat, aux poèmes pleins de cadavres, de frissons et de nuit ; Jean Richepin, chantre des gueux ; Maurice Donnay, à l'humour fin et de bon ton (il sera de l'Académie...) ; Armand Masson, Zamacoïs, Jehan Rictus qui apporte du dehors, aux plis de sa pèlerine effrangée, le vent, le froid, la faim.

 

On réfléchit, on a envie

D' beugler tout seul Miserere

Puis on dit : ben quoi, c'est la vie...

 

Mêlés à ces hommes de lettres, quelques chansonniers professionnels, dont le nombre ne cessera de croître : Victor Meusy, Bruant, qui aura bientôt sa « boîte », Mac-Nab, Jules Jouy, Xanrof...

Succès tel qu'il fallut s'agrandir. On quitta le boulevard Rochechouart pour la provinciale rue Victor-Massé. Ce ne fut plus un étroit rez-de-chaussée, mais un hôtel, quelque temps habité par le peintre Alfred Stevens. Là, pendant douze ans, de 1885 à 1897, le Chat-Noir allait rester la plus parisienne des attractions.

Toute réussite, à Paris, porte en elle un germe de mort. « La mauvaise monnaie chasse la bonne », disent les économistes. La mauvaise monnaie, c'est ici la clientèle riche, attirée par le renom des bohèmes. Pensant leur plaire, pour justifier surtout l'augmentation de ses prix, le tenancier embellit ses salles, tend sur les tables des nappes blanches, sur le sol des tapis. Gênés, les « artistes » décampent et vont s'installer ailleurs, loin des béotiens... Ce fut l'histoire — indistinctement — de tous les bals, cafés, « caf'-conç’ » à succès de Montmartre. Le Chat-Noir n'échappa pas à la règle. Dès 1896, il commence à traîner la patte. Pendant une grande partie de l'année, les chansonniers partent, en troupe, esbaudir les provinces. Salis, enfin, usé par sa vie nocturne et ses libations, meurt le 19 mars 1897 à Nantes, riche, conscient d'avoir abordé, avec son Chat-Noir, aux rivages de l'Immortalité...

Le Chat-Noir est plus, en effet, qu'un épisode brillant de la vie parisienne. Il a laissé des chansons encore fraîches, comme le Fiacre, de Xanrof, qu'on ne peut fredonner sans penser aux gants noirs d'Yvette Guilbert...

 

Un fiacre allait trottinant

Cahin-caha

Hue dia ! Hop là !

 

les Petits Pavés de Delmet, Un bal à l'Hôtel de Ville de Mac-Nab, les Stances à Manon de Couyba, qui firent pleurer tant de Margot... Il a laissé des poèmes parfois très beaux ou très plaisants, comme les Soliloques de Rictus, le Ver solitaire de Vincent Hyspa. Il a cristallisé un certain esprit flottant dans l'air, l'a marqué de sa griffe. Cet esprit « chat-noiresque », comment le définir, comment donner la formule de ce qui le compose, où l'on trouverait de l'humour, de la cruauté, du vague à l'âme, du mysticisme, de l'anticléricalisme, du chauvinisme et une innocente anarchie ? « Le Chat-Noir, écrit Jules Lemaitre, a joué un rôle dans la littérature d'hier... Il a été le premier à discréditer le naturalisme en le poussant à la charge. Et en même temps le Chat-Noir a contribué au réveil de l'Idéalisme. »

 

 

 

Toulouse-Lautrec : Aristide Bruant

 

 

Bruant. — Le Chat-Noir, lui-même engendré de la Grande-Pinte, a engendré Bruant et son cabaret célèbre. Bruant, dont on pourra fêter en 1951 le centenaire, naquit près de Sens d'honnêtes bourgeois, émigra avec les siens à Paris où il fut contraint, très jeune, de gagner son pain. Il fit la guerre de 1870, puis son service militaire, et ce fut sous les drapeaux que son talent se révéla. Il fallait un chant au 113e d'infanterie. Bruant se proposa, et ce fut la marche fracassante :

 

V'là l' cent-treizième qui passe

Bon Dieu quel régiment !

Faut qu' ça pète ou qu' ça casse

Quand il marche en avant...

 

Après quelques essais dans des beuglants de banlieue, il échoua au Chat-Noir. Salis le produisit, l'achemina vers son genre prédestiné : la chanson des bouges, des terrains vagues, de la pègre. Refrains des « sonneurs », « chourineurs », « éventreurs »... Il se décida à fonder le Mirliton. Malgré une originalité certaine, ce beau visage romain, cet accoutrement immortalisé par Toulouse-Lautrec, les débuts furent pénibles... Mais voilà qu'un jour, un petit monsieur, dans la salle, se met à rire, impertinent... Blessé, Bruant l'interpelle en patois de Belleville. Le monsieur est ravi, revient avec des amis. Le bruit se répand à Paris que, boulevard Rochechouart, un plaisir nouveau vous attend, celui de se faire « engueuler » par un chansonnier réaliste. Bruant est lancé...

« Les grands jours de l'École naturaliste ne sont pas loin, écrit Coppée, et Zola reconnaît en Bruant l'un des siens », et le même Coppée compare le chansonnier au grand Villon. Bruant se place bien, en effet, dans cette veine villonesque qui sinue à travers la littérature française et trouve en Verlaine sa plus haute expression contemporaine. Certes, il y a chez Bruant beaucoup d'excès et d'attitude. Son argot est artificiel, réfuté par les spécialistes, mais comment nier le pouvoir de certaines de ses chansons crapuleuses, comme ce Belleville-Ménilmontant qui fait songer au Quadrille naturaliste dansé au Moulin-Rouge en cette fin de siècle...

 

Ma sœur est avec Éloi

Dont la sœur est avec moi

L' soir su' l' boul'vard je la r'file

A Belleville...

 

Quelques autres... — Tandis que le Chat-Noir montait aux nues, la Grande-Pinte devenait l'Ane-Rouge, avec Gabriel Salis, frère de Rodolphe, pour patron, et une brillante clientèle où l'on compte Willette, Chincholle, Paul Arène, Courteline, Gustave Charpentier, Verlaine, ce dernier déjà fort déchu et vendant à la ronde de délicieux poèmes écrits sur un coin de table... La vedette de l'Ane-Rouge, c'est Xavier Privas, déclaré « prince des chansonniers ». Cet hercule barbu au cœur de midinette n'avait pas réussi chez Gabriel, où les snobs le trouvèrent trop fleur-bleue, mais chez Rodolphe il plut et fut lancé. L'importance de Xavier Privas est éminente dans l'histoire de la Chanson française. Il n'est pas dans la tradition de Villon, mais de Musset, de Banville, et surtout de la vieille romance sentimentale chère aux cœurs sensibles.

 

Au jardin d'amour

Deux fleurs sont écloses,

Puisque mon amie

A les yeux ouverts...

 

Auprès de Botrel, il est, sans contredit, le plus populaire des chansonniers français.

A quelques pas de l'Ane-Rouge, les Quat'z-Arts avaient succédé au Tambourin. Nul mieux qu'André Warnod, dans son petit livre daté de 1913 : Bals, Cafés, Cabarets, n'a évoqué l'atmosphère intime de cette salle « éclairée par un grand vitrail de Truchet », « la petite terrasse calme et paisible », l'ample silhouette de Trombert, le tenancier, homme inventif à qui l'on doit un nouveau genre d'attraction : la revue de cabaret, interprétée par ses auteurs, sans costume ni décor. Aux Quat'z-Arts règne Ferny, que Jules Lemaitre, avec raison, cite comme « le satiriste le plus spirituel de la politique et des mœurs ». Ferny semble le premier spécimen — aujourd'hui fort répandu — du chansonnier froid, solennel, aux allures d'inspecteur d'académie, attitude qui, par contraste avec la bouffonnerie des propos, déchaîne immanquablement le rire.

Le nombre des cabarets, à partir de 1900, se multiplie à tel point qu'il est impossible d'en suivre les naissances, les avatars, les agonies. D'ailleurs, à quoi bon ? Les mêmes chansonniers s'y produisent et ce sont ceux-là seuls dont le nom doit être retenu. Ainsi Jules Jouy, qui mourut fou à quarante-deux ans, fut plus qu'un amuseur, un vrai poète dont Séverine, faisant allusion à sa chanson quotidienne, paraissant dans le Cri du Peuple, écrit : « Cet impassible a fait frissonner de pitié les belles dames et frémir de passion les vilains plébéiens, Tyrtée cocasse aux jambes en manches de veste, à l'éternel mégot, à l'éternel pépin... »

Très éloigné de Jouy par l'inspiration, mais très proche de lui dans l'espace, puisque tous deux font les belles soirées du Chien-Noir, qui devait succéder au Chat de la même couleur, c'est Botrel, dont la gloire fut soudaine ; c'est encore Vincent Hyspa au curieux visage : barbe en pointe, moustache de hussard, œil mongol, accent fleurant l'ail... Et du talent ! Des trouvailles poétiques qui le placent parfois auprès des plus grands, pourquoi pas d'Apollinaire ?

 

Le petit jet d'eau de la place Pigalle

Qui pleure comme un cœur tout neuf...

L'Automne, et ses mains toujours pleines

Et l'Hiver grelottant, grand bouffeur de charbon...

 

 

 

Cappiello : Vincent Hyspa

 

 

C'est, émule de Botrel, le Beauceron Gaston Couté et ses Chansons d'un gâs qu'a mal tourné..., Paul Paillette et ses invectives anarchistes :

 

J' suis un bohème, un révolté

J'ai tout scié : Patrie, Famille

E' m' dégout' la vieill' société,

 

Paul Baudry, dont Madame Cardinal au championnat de lutte a fait pleurer de rire nos pères... C'est enfin Dominique Bonnaud, qui nous conduit de la génération de 1900 à celle de 1920, du Chat-Noir à la Lune-Rousse. Dominique Bonnaud est l'un des artisans de la colonisation bourgeoise de Montmartre, l'artisan, il faut le dire, de son déclin... Avec lui, la satire corrosive, l'humour froid, le franc-parler qui faisaient le meilleur du Chat-Noir, sont morts. De la bonhomie, du talent, certes !, mais léger, facile... Une improvisation bâclée sur un air simplet. La Lune-Rousse et les innombrables « boîtes » qui l'ont prise pour modèle n'ont plus rien de commun avec le cabaret des origines. Ce sont de petits théâtres où les chansonniers font leur tour de chant et s'en vont.

 

Le Lapin-Agile et le crépuscule de Montmartre. — C'est devant l'antique masure du Lapin-Agile, rue des Saules, que tout dévot du Vieux Montmartre se doit d'achever son pèlerinage. Le Lapin-Agile, dont nous ne retracerons pas l'histoire après tant d'autres (Mac-Orlan, Dorgelès, Carco, Yaki, etc.), représente la dernière et la plus haute flamme de cette colline inspirée. Ce foyer d'art et de littérature a ceci de particulier qu'il ne conclut pas, malgré les apparences, mais inaugure une époque. Tandis que l'Ane-Rouge, les Quat'z-Arts, le Chien-Noir, répètent inlassablement de vieux thèmes, le Lapin-Agile, par la voix d'Apollinaire, de Max Jacob, de Carco, de Mac-Orlan, fait entendre de nouveaux accents. Pas de chansonniers, ici, mais l'auteur de Jésus-la-Caille entonnant l'une de ses Chansons aigres-douces, Dullin déclamant du Villon d'une voix monocorde, le poète d'Alcools, ses vers tout clairs et neufs.

Dans la nuit du 2 au 3 août 1914, chez Bouscarat, restaurant voisin du Lapin, les membres de cette « magnifique bohème », comme dit Dorgelès, veillèrent en chantant et se dispersèrent à l'aube. La Chanson montmartroise, interrompue par la Marseillaise, s'était tue. Elle devait renaître quatre ans plus tard, mais moins vivante. Montmartre avait dit son dernier mot. Il devait ressembler désormais à ces cimetières musulmans où l'on boit, mange et se réjouit sur des tombeaux.

 

(Jean Riverain, Larousse Mensuel Illustré, décembre 1950)

 

 

Montmartre : le Lapin-Agile [photo Larousse]

 

 

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