THÉRÉSA
Thérésa en 1884 [photo Benque]
Eugénie Emma VALLADON dite THÉRÉSA
chanteuse française
(La Bazoche-Gouet, Eure-et-Loir, 25 avril 1837* – Neufchâtel-en-Saosnois, Sarthe, 14 mai 1913*)
Fille de Michel Amable VALLADON (Paris, 12 décembre 1811 – Avignon, Vaucluse, 06 septembre 1861), tailleur d'habits [fils de Simon VALLADON, tailleur d'habits], et d'Eugénie Rose CASAN (Mondoubleau, Loir-et-Cher, 28 mars 1815 – ap. 1878), mariés à Mondoubleau le 27 octobre 1834.
Epouse à Asnières, Seine [auj. Hauts-de-Seine], le 29 juin 1878* (divorce le 09 janvier 1896) Arthur Théobald GUILLOREAU dit Raoul DONVAL (Noailles, Oise, 19 février 1852 – Paris 4e, 14 mars 1898*), acteur et directeur du Nouveau Cirque.
Adopte le 05 février 1908 [acte transcrit à Neufchâtel-en-Saosnois le 18 avril 1908] François Frédéric POËY, devenu le 08 janvier 1909 POËY-VALLADON (Cauderan, Gironde, 11 mars 1875 – Cuise-la-Motte, Oise, 16 octobre 1918), capitaine au 3e régiment de Chasseurs d'Afrique.
Elle étudie un instant la danse, puis, devenue orpheline à l'âge de douze ans, entre en apprentissage chez une modiste. Elle fait une apparition à la Porte-Saint-Martin (1856), devient ensuite caissière à l'ancien café Frontin, débute sans succès au café-concert de l'Alcazar, va faire un court séjour à Lyon, retourne à Paris et entre à l'Eldorado, où obscurément elle chante la romance. Elle étudia et, après être entrée à l'Alcazar, elle y fit courir tout Paris durant plusieurs années, obtint un vif succès dans un répertoire de chansons burlesques auxquelles son talent plein d'originalité donnait une saveur particulière : la Femme à barbe, la Gardeuse d'ours, Rien n'est sacré pour un sapeur, C'est dans l’ nez qu' ça m' chatouille. Thérésa fut moins heureuse lorsqu'elle voulut aborder le théâtre, soit à la Gaîté (la Chatte blanche, la Poule aux œufs d'or, Geneviève de Brabant), soit aux Menus-Plaisirs (le Puits qui chante), soit à la Renaissance (création le 10 septembre 1874 de la Famille Trouillat ou la Rosière d'Honfleur (la Mariotte) de Léon Vasseur), soit aux Variétés ou au Châtelet (Cendrillon). Thérésa n'en est pas moins une artiste véritable, dont le succès était justifié par des qualités très personnelles. Depuis sa dernière apparition à l'Alcazar en 1891, elle s'est retirée complètement.
Elle est décédée en 1913 à soixante-seize ans, en son domicile, Villa du Laurier à Neufchâtel-en-Saosnois. Elle est enterrée au Père-Lachaise (35e division).
« Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux » pouvait répondre, elle aussi, l'étoile de l'Alcazar, aux puristes qui, en 1865, s'indignaient de n'avoir pas trouvé dans la Femme à barbe, le Sapeur, la Gardeuse d'ours, C'est dans l' nez qu' ça m' chatouille et autres fantaisies de « haute gueule », les aspirations idéales et la fleur de poésie qu'ils avaient eu le tort d'y chercher. Elle eût pu ajouter ce que la critique et le public ont répété : « L'art souffle où il veut, au Café concert comme à l'Académie de musique et, à ce souffle, l'acteur devient artiste. » Il n'en faut d'autre preuve que l'anecdote suivante racontée hier par un chroniqueur : « M. Got, la semaine dernière, au Conservatoire, a eu un magnifique cri. Tout à coup, traversé d'une de ces émotions que ressentent les seuls artistes, il a interrompu son cours. Au fait, allez voir ma camarade d'en face. C'est la meilleure leçon que je vous puisse donner. » La camarade d'en face est la nouvelle directrice de l'Alcazar, Thérésa. Ceux qui, en 1864, l'ont saluée les premiers, ceux qui l'ont défendue depuis contre les amateurs du précieux et du convenu, ont eu raison. La diva populaire est vraiment une diva. Quoique ou parce que populaire ? Il ne m'importe pas de le savoir ou de l'examiner. je constate ce fait indéniable : elle est une grande artiste. Si bien une grande artiste, que ce n'est pas le talent qui constitue sa supériorité, c'est le génie, génie proportionné à l’art, bien entendu. Dans les qualités exceptionnelles qui ont placé Thérésa au premier rang des diseuses, le talent, c'est‑à-dire la science du métier, les ficelles des planches, la routine de la pratique, n'entre pour rien. Tout de suite, avant cette expérience quotidienne, avant les secrets d'école, elle fut hors du pair. Le don rare qui l'a mise en lumière, c'est l'inspiration, c'est le génie, qui lui souffle l'intonation juste, le geste spontané en harmonie avec la cadence du couplet et l'esprit de la chanson.
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Pour être convaincu que l'école, l'éducation n'a eu qu'une très petite part dans le succès de Thérésa, il suffit de connaître sa biographie. Mais cette biographie n'est pas facile à établir. Aux premiers jours de sa grande vogue, en 1865, il s'est cependant trouvé quelqu'un pour lui persuader d'écrire, ou de dicter, ses mémoires. Le volume, aujourd'hui introuvable, a paru sous, ce titre : « LES MÉMOIRES DE THÉRÉSA, ÉCRITS PAR ELLE-MÊME ». Je l’ai feuilleté hier, ce volume, que décorent un portrait, d'après une photographie de Carjat, et un autographe-dédicace ainsi conçu : « Je dédie ce livre à celui à qui je dois tout... au public ! THÉRÉSA » Dans la préface, à noter cette déclaration modeste : « Je ne suis pour rien dans mon succès. j'ai toujours suivi mes instincts. Je n'ai pas cherché ma voie. Les évènements m'ont guidée, ils ont fait de moi une chanteuse de cabaret. Soit ! je suis une fille du peuple et j'amuse le peuple. C'est ainsi que je trouve moyen de ne pas me séparer de ma famille. » C'est, sans doute, pour plaire davantage à cette famille que auteur des Mémoires fait de Thérésa une parisienne, née cité Riverin. La vérité, qui m'est révélée par l'indiscret Vapereau, est que Thérésa s'appelle Emma Valadon et est née à La Bazoche-Gouet (Eure-et-Loir) le 25 avril 1837. Thérésa est son nom de guerre, qu'elle a bien le droit de porter. Il lui appartient par droit de conquête. Ne l'a-t-elle pas illustré par nombre de victoires ? Son père était tailleur et quitta bientôt la Beauce pour venir avec sa femme et sa fille s'installer à Paris. Il ne paraît pas que cette transplantation ait réussi et que les intérêts du ménage en aient profité. Le père mourut bientôt. La mère se livra a la cartomancie et cette étude absorbante ne lui laissant pas le loisir de s'occuper de la fillette, elle la plaça comme apprentie chez une modiste ou fleuriste du faubourg Montmartre. Pour toute cette période de l'enfance de Thérésa, les Mémoires s'écartent de la réalité. L'auteur a plutôt consulté son imagination que la fidélité de ses souvenirs. Il a pensé qu'il intéresserait mieux ses lecteurs par son invention que par le terre-à-terre du vrai. Peut-être a-t-il eu tort. Ce qui demeure exact, c’est que la pauvre fillette eut, comme toutes ses semblables, comme toutes ces pâles enfants des ateliers de couture, de modes, « de fleurs et plumes », une adolescence peu confortable. Mais la gaîté innée chez ces moineaux francs de la mansarde, leur conserve la philosophie joyeuse qui se console des tribulations de la semaine par l'espoir du dimanche, des maigres festins par un joli ruban, des grognements de la patronne par un refrain en accord parfait avec la voix qui le fredonne, moins riche de rime que de sentiment.
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La chanson paraît avoir été, dès cette époque, la consolatrice de Thérésa. Un des plus délicats écrivains de notre temps, critique dramatique à ses heures, M. J. J. Weiss, traçait récemment dans le Journal des Débats un croquis charmant de Thérésa-trottin. Je ne résiste pas au plaisir de le mettre sous les yeux de mes lecteurs. Aussi bien ferai-je plus loin un autre emprunt à cette « Semaine dramatique » : « La destinée de Thérésa est l'un des mille contes orientaux qui se déroulent chaque jour sur le pavé de la capitale. Le coin le plus grouillant du faubourg Montmartre se rappelle encore la jeune Thérésa à quinze ou seize ans, une mince personne, maigrillonne et blanche, qui confectionnait des paniers pour les confiseurs, au numéro 9 de la rue, au cinquième, chez l'excellente Mme Bonte, dont Jules Janin fut l'ami. La petite Thérésa n'était pas jolie, jolie. Elle ne gagnait pas des mille et des cent : trente sous par jour, ou, tout au plus, quand le bonbon allait, quarante. Mais elle possédait deux vrais trésors, le contentement qui passe richesse et une note bien à elle. Avoir une note à Paris, ne fût-ce que sur le trombone, c'est avoir un million — pourvu, comme dit le philosophe Bilboquet, que cette note plaise au public. La petite Thérésa chantait d'une voix tonnante. La brasserie au fond de la cour, qui porte maintenant le titre pompeux de brasserie Moderne, était un rendez-vous d'artistes et de poètes. Plus d'un parmi eux, quand la petite Thérésa traversait la cour en jetant sa note au vent, a pu prédire un avenir de belles choses au trottin chantant de Mme Bonte. « Parbleu, mon enfant, vous êtes tout justement de la force de Paganini sur le violon ; cultivez-vous cette voix-là, et je vous prédis que la fameuse Mme Morel, au café de la rue de la Lune, n'a qu'à bien se tenir. »
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Comme toutes ses pareilles, la jeune modiste raffolait du théâtre et de ce qui y touche. Cette passion la conduisit un soir aux alentours de la Porte‑Saint-Martin. Elle se faufile dans les coulisses, et, grâce à la diplomatie féminine, qui, mieux que toute autre, arrive à ses fins, elle parvient à se faire engager comme figurante. Son pâle visage, que dévorent deux yeux superbes, intelligents et enflammés, frappe le directeur, Marc Fournier. Et, un beau jour, l'actrice qui jouait la bohémienne dans le Fils de la Nuit, étant absente, c'est la figurante qui est choisie pour la remplacer. Émotion et joie. Ses appointements sont portés à 100 francs par mois. Le café du Cirque, à l'ancien boulevard du Temple, était alors le rendez‑vous des artistes. C'est là qu'avant et surtout après la représentation se réunissaient hommes et femmes de théâtre. Thérésa y connut Darcier, qui vient de mourir, son « brave ami Darcier », comme elle l'appelle dans ses Mémoires. En ces fréquentations, l'ambition lui vint. Les bouts de rôle qui lui étaient confiés ne lui suffisaient pas. Elle songea à utiliser la voix avec laquelle elle avait si souvent charmé ses camarades d'atelier. Elle obtint un engagement à ce Café Moka, un des premiers cafés-concerts. C'est alors, comme dit M. Weiss, qu'elle y entra enfin dans ce paradis convoité de la rue de la Lune. Elle y retrouva Darcier et y connut, parmi ses camarades-femmes, Marie Sass, qui arrivait (1857) de la Belgique, son pays, et devait, plus tard, créer l’Africaine à l'Académie nationale de musique. « C'est au café Moka, dit un biographe, que s'inspirant de Darcier, dont elle admirait le talent, Thérésa se façonna à ses côtés, acquit plusieurs de ses inflexions de voix et puisa auprès de lui cette qualité rare de bien dire, de prononcer clairement, que ce chanteur lui-même avait acquise à l'école de Delsarte. » Le Café Moka n'ayant pas fait de brillantes affaires, elle passa à l'Eldorado, où elle continua à chanter, sans être remarquée, les romances sentimentales. Un réveillon décida de sa fortune et de sa renommée.
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Le directeur de l'Eldorado et son collègue de l'Alcazar, M. Goubert, offraient à souper pendant la nuit de Noël à quelques-uns de leurs artistes. Pour égayer le dessert, Thérésa prend une guitare, et, accompagnée du tambour de basque par un des convives, se met à chanter d'une façon burlesque la romance lakiste de Mazini, qu'elle disait chaque soir au concert : Fleur des Alpes. Le contraste entre les paroles, la musique et le ton dont elles étaient interprétées, la fantaisie bizarre qu'y mettait Thérésa, tout cela était d'une charge si drôle que l'assistance pouffait de rire. On cria : « Bis ! » Elle reprit en imitant l'accent allemand et et en tyrolionisant le refrain. Ce fut du délire. Mais le directeur de l'Alcazar demeurait rêveur. En sortant du réveillon, il prit Thérésa à part et lui demanda confidentiellement : — Combien gagnez-vous à l’Eldorado ? — 200 francs par mois. — Venez chez moi : je vous en donne 300, si vous voulez chanter comme je vous le dirai. Venez me voir demain. Le lendemain le marché était conclu. Quelle méthode de chant M. Goubert avait-il donc imposé à sa pensionnaire ? Il lui avait simplement ordonné ceci : « Vous chanterez Fleur des Alpes comme vous l'avez fait hier. » A la répétition, les musiciens, stupéfaits, chef en tête, faillirent se fâcher, pensant que l'artiste se moquait d'eux. Il fallut l'autorité du directeur pour prévenir l'orage. — Vous allez vous faire jeter des pommes cuites ! gémissait le chef d'orchestre. — Faites ce que je vous dis, commandait M. Goubert. Le soir, fort peu rassurée sur l'issue de sa tentative, Thérésa entonne sa parodie. A peine a-t-elle achevé le premier couplet que le public applaudit à tout rompre. Le succès de fou rire du réveillon se renouvelle. Le lendemain, le nom de Thérésa se répandait dans Paris. Elle avait trouvé sa voie et créé son genre.
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Dès lors, le succès lui demeura fidèle. Ses créations se succédèrent et firent le tour de la Ville et de la France. Est-il besoin de les énumérer ? Ces refrains étranges, d'un comique outré et violent, où la langue et la raison étaient tyrolianisées comme le reste, sont demeurés dans toutes les mémoires. Thérésa partageait alors la popularité parisienne avec Timothée Trimm et Ponson du Terrail. La popularité ne va pas sans quelques détracteurs. Louis Veuillot, qui, pour un lettré, avait la main lourde, fulmina contre la nouvelle diva : « Quant à son chant, il est indescriptible comme tout ce qu'elle chante. Il faut être parisien pour en saisir l'attrait, et Français raffiné pour en savourer la profonde ineptie. Cela est d'aucune langue, d'aucun art, d'aucune vérité, cela se ramasse dans le ruisseau. » C'est à la suite de ce dithyrambe qu'on appela Thérésa la « Patti de la Canaille » et la « Diva du Ruisseau ». Quelqu'un a répondu : « On a appelé Thérésa la « Patti de la Chope ». On a eu tort. Thérésa met toute son âme dans ce qu'elle chante. Cela vit, cela enlève. Tandis que, gosier à cylindre, parfaitement établi, du reste, Mlle Patti, froide comme un petit glaçon, ne me dit rien du tout. » Le petit glaçon, devenu marquise de Caux, traversa ce mariage sans s'échauffer. Il s'est fondu, depuis la séparation, dans une passion qui a complété son talent. Un autre écrivain a été beaucoup plus vrai, ajoute Larousse, lorsqu'il a dit : « Thérésa possède, toute originalité à part, les qualités leva plus précieuses : la voix est franche, rustique et d'une émission parfaite, la prononciation est une merveille de netteté et la bonne humeur communicative de l'artiste est incomparable. Ce qui a fait pousser les hauts cris à ses détracteurs est moins imputable à Thérésa qu'à d'autres causes dont il faut tenir compte, Thérésa, à quelques exceptions près, a exploité un répertoire navrant, déplorable. A qui la faute ? Au goût public... » Thérésa se souciait peu de ces imprécations, que couvrait, d'ailleurs, le bruit des applaudissements dont elle était saluée chaque soir. L'Alcazar devint le concert à la mode. Au faubourg Poissonnière l'hiver, et l'été aux Champs-Élysées, la « gentry » accourut, alignant aux partis de longues files d'équipages. L'idée de M. Goubert faisait sa fortune et celle de sa pensionnaire. L'engouement fut tel que les plus grandes dames voulurent entendre Thérésa. Des Tuileries, elles traversèrent les Champs-Élysées, et bientôt, mais un peu en cachette, paraît-il, elles invitèrent l'artiste à venir des Champs‑Élysées aux Tuileries. Après l'avoir entendue, elles voulurent l'imiter. Telle ambassadrice qui raillant elle-même sa spirituelle laideur et rendant justice à son bon goût, se proclamait « le singe le mieux habillé de Paris », est citée comme ayant été une des meilleures élèves de la diva. C'est cette période que M. Weiss raconte ainsi : « D'abord, elle n'en fut ni plus riche ni plus célèbre. Aux premiers temps de l'Alcazar, elle occupait une chambrette, ou plutôt un taudis garni dans un entresol de la rue Lamartine. Tout à coup son nom éclata par la ville. Quelques délicats, comme Reber, s'égarèrent pour l'entendre au café des Champs-Elysées. Ils revinrent ravis. Pendant trois ans, Thérésa fut la coqueluche du peuple et des salons. Il n'y avait pas de fête mondaine sans ses refrains. Elle ne se dérangeait pas pour les réceptions des financiers à moins de mille francs par soir. Hier, trente sous par jour et le garni de la rue Lamartine ; aujourd'hui, mille francs par soir, des voitures, une villa, l'empressement de la foule, des ambassadrices aux loges d'avant-scène ! J'aurai des titres, des livrées ; A la cour j'aurai mes entrées ; J'aurai ma loge à l'Opéra, Et de loin on me lorgnera. Le rêve réalisé des couturières de Scribe ! Voilà de ces coups de Paris ! »
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Thérésa n’avait pas alors les formes opulentes, les bras et la gorge que la maturité lui a données. Elle était maigre et voici le profil qu'en ciselait (au nombre de ses rarissimes et précieux Camées parisiens) le poète Théodore de Banville, lui qui n'aimait pas pourtant « ces endroits où l'on boit une bière brassée avec le buis tortu que le grand Lenôtre taillait classiquement en forme de turbans, de lions, d'obélisques et de pyramides » : « Cette célèbre artiste n'est certes pas laide ; on ne saurait l'être avec ce regard intelligent, avec ce sourire affable et avec la conscience de posséder un talent de virtuose, qui, à cinq pour cent, représente un capital de trois millions ; mais, enfin, ce n'est pas non plus sous cet aspect un peu mâle et abrupte de figure, comme taillée au couteau, qu'on se représente Psyché enfant ou Salmacis. Il ne faut pas non plus demander à Thérésa les bras de Mlle George, ce serait une indiscrétion, mais tels qu'ils sont, un peu fins et nerveux, sous la poudre de riz, les siens lui suffisent pour enlever chaque soir, le tas d'âmes d'une foule énorme. Naïvement ironique, avec son sourire bon enfant, elle a l'air de dire : Ah ! peuple imbécile, tu es indifférent pour les chefs-d'œuvre ! Ah ! tu ne veux pas admirer la beauté immortelle ! Eh bien ! voilà ce que je te chante : la Femme à barbe, et voilà comme j'ai le nez fait ! » Les regrets de ceux qui se plaignaient que ce remarquable talent ne fut employé qu'à des refrains d'une saveur trop populaire allaient avoir satisfaction. Darcier, était resté l'ami et le conseiller de Thérésa, qui, plus d'une fois, eut recours à ses leçons. Il rendit à sa camarade, ce qu'elle appelle dans ses Mémoires « Un grand service ». Il lui apporta un soir dans sa loge deux chansons nouvelles qu'il venait de terminer, deux chansons pleines d'émotion vibrante comme le savait être la musique de ce grand artiste. C'était le Chemin du moulin et Quand les hommes vont au cabaret. Nouvel et immense succès, succès de larmes, cette fois. « Darcier, ajoute Thérésa, m'a fourni les éléments qui m'ont permis de faire pleurer ; jusqu'alors je ne savais que faire rire. »
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Les directeurs de théâtre ne pouvaient pas ne pas envier aux cafés‑concerts cette étoile qui amenait la fortune avec elle. L'exposition de 1867 leur semblait une occasion merveilleuse et fructueuse de monter pour elle quelque pièce où toutes les faces de son talent serait offertes à l'admiration des visiteurs français et étrangers. Malheureusement la maladie vint contrecarrer leurs projets. Thérésa tomba malade et ce ne fut qu'à la fin de cette année qu'elle put reparaître en public. La résurrection fut annoncée le lendemain d'une représentation intime où elle chanta l’Œil crevé, du maestro Hervé, dans les bureaux de rédaction du Figaro. Le 15 décembre eut lieu, à la Porte-Saint-Martin, la première représentation de la revue intitulée 1867, ou Thérésa Suzon, dont le succès s'est renouvelé récemment à l'Alcazar. Il me suffira, maintenant, d'énumérer ses principales étapes sur les théâtres de Paris : L'année suivante, elle interpréta à la Gaîté, la Chatte Blanche, puis elle joua au Châtelet. Elle créa ou reprit aux Menus-Plaisirs, en 1871, le Puits qui Chante ; en 1872, la Reine Carotte ; à la Gaîté, en 1873, Fanfreluche, de la Poule aux œufs d'or ; à la Renaissance, en 1874, la Mariotte, de la Famille Trouillat ; à la Gaîté, en 1875, Biscotte de Geneviève de Brabant. Puis, successivement, aux Variétés, la Boulangère ; aux Menus-Plaisirs, Madame Grégoire. On se souvient encore de la chanson ancienne avec laquelle elle attira tout Paris, en lui tirant des larmes, les Adieux du conscrit : « Là-bas dans les prés verts, j'ai tué mon capitaine. »
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Un dimanche de l'été de 1877, Thérésa, qui se reposait dans sa jolie villa d'Asnières, était au bal. Un grand et beau garçon vint l'inviter à danser, sans savoir qui elle était. Tout en valsant il lui fit compliment de sa main qui est, en effet, d'une forme très pure. Après la valse, il demanda la permission de baiser cette main qu’il admirait. La permission lui fut accordée, et un an après, pendant lequel ce roman suivit son cours, la main elle-même lui était donnée. Ce galant cavalier s'appelait Raoul Guilloreau. Ancien élève du collège de Beauvais, il était alors attaché au chemin de fer du Nord. Son père, sorti de la gendarmerie avec la croix de la légion d'honneur, habite, dans le Perche, une jolie ferme qui lui appartient. Pour ne pas quitter sa femme, le mari abandonna son emploi et entra au théâtre sous le nom de Donval. Il eut à l'Ambigu, à Beaumarchais, à la Gaîté et à l'Athénée, où il excella dans les imitations des différents artistes parisiens de très francs succès. C'est lui qui a eu l'heureuse inspiration de racheter l'Alcazar, où commença la célébrité de sa femme et où elle se renouvelle, depuis le mois d'octobre dernier, avec la même vogue et les mêmes recettes qu'autrefois. Les sympathies de la foule et de leurs camarades des théâtres ont suivi Thérésa et son mari dans cette entreprise. Comment en serait-il autrement ? Tous deux sont simples, sans charlatanisme et sans morgue. Thérésa, bonne comme le pain, et qui pensionne sa mère depuis ses premiers succès, n'a jamais marchandé son concours aux œuvres de bienfaisance. Dès qu'on fait appel à son cœur, elle est toujours prête. Elle est de tous les bénéfices. Hier encore n'était-elle pas une des attractions de la représentation au bénéfice d'une autre artiste de race, Mlle Rousseil, à présent inexplicablement méconnue.
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Je ne saurais mieux clore cette rapide biographie qu'en reproduisant un jugement qui montrera à quelle hauteur Thérésa est placée dans l'art contemporain. M. Weiss, que j'ai déjà cité, écrivait dans le Journal des Débats le 5 novembre dernier : « Je ne me chargerais pas de dire en quoi consiste au juste le sublime. On le reconnaît à effets. La sensation du sublime est un brusque saisissement moral de tout l'être qui se manifeste aussitôt par l'intensité du frisson physique. Oh ! si le frisson ne court pas le long de vos moelles, rapide et fugitif comme l'éclair, mais envahissant et puissant comme la foudre, ce n'est pas encore le point culminant du sublime ou de la sensation du sublime. J'ai beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup admiré. Je jouis beaucoup plus, ce me semble, de ce qui est beau que la plupart de mes contemporains. Je n'ai éprouvé le frisson sacré que trois fois. Rachel, la première, me l'a donné quand elle s'écriait : …..Non ! je ne veux plus rien ; Ne m'importune plus de tes raisons forcées… Rentre dans le néant dont je t'ai fait sortir. J'avais seize ans. La seconde fois, ce fut en 1848, pendant la nuit du 23 au 24 février. On se battait ; j'étais un triste reclus dans la morne Ecole normale. Nous nous tenions dans les combles de l'Ecole regardant au loin les lueurs de la ville et en aspirant le sourd mugissement. Bientôt le mugissement prit une forme, quelque chose à la fois de distinct et de vague ; c'était le faubourg St-Marceau qui descendait sur Paris ; cinq ou six mille voix chantaient à l'unisson la Marseillaise. Dans le silence de la nuit, l'hymne révolutionnaire se détachait, lent, grave, tout rempli de solennelle vengeance. Le ciel, là-bas, s'étendait terne, il sembla soudain comme embrasé ; les notes de la Marseillaise, nous arrivant massées et rassérénées par la distance, nous figuraient une marche aux flambeaux de la Souveraineté et de la Justice. C'était beau ! Le frisson vint, le grand frisson qui, pendant une seconde qui est un infini, nous fait plus qu'homme. Voilà quelle a été ma deuxième communion pleine et absolue avec le sublime. J'ai attendu pendant plus d'un quart de siècle la troisième secousse. Je ne fais aucune difficulté de dire que je la dois à Thérésa jouant aux Variétés la Boulangère. Vous souvenez-vous comme elle entonnait le chant de révolte contre les gens de police : Nous sommes trois cent femmes ! » A cause de la « respectabily » des lecteurs des Débats, M. Weiss a reculé sans doute devant le texte exact et violent, qui est : Nous sommes ici trois cents femelles ! « Ainsi devait paraître Tyrtée menant Sparte à la bataille. Madame Thérésa possède sans doute encore d'autres dons. Elle a l'intelligence et le style. Elle dit, phrase et déclame avec une science et un art accomplis. Elle sait provoquer le rire et faire monter aux yeux de douces larmes. Elle frappe sec sur les nerfs et elle remue le cœur. Mais le sublime est sa qualité éminente. Par le sublime elle se distingue de ses rivales dans la diction et dans l'art du geste. Je n'ai pas l'honneur de connaître personnellement Mme Thérésa ; elle a, dit-on, le caractère bon enfant ; à ce titre elle compte une légion d'amis dans le journalisme grand, moyen et petit. Aussi, à peine avait-elle paru, l'autre soir, et avant qu'elle eû prononcé un mot, une triple salve d'amitiés l'a accueillie de toutes les parties de la salle. L'émotion l'a prise ; elle a senti qu'elle allait pleurer. C'eût été du beau : pleurer en scène sans que cela soit dans le rôle ! Mme Thérésa a alors porté sa main droite, non, son poing fermé à la hauteur du cœur et elle l'a tourné d'un mouvement subit vers le public. Ce geste, énergiquement répressif de ses larmes, sentait les piliers des halles. Ce geste, ne pouvait pas se traduire purement et simplement par la phrase noble ; « C'est trop amis, c'est trop » ; il signifiait : « Pas de bêtise, mes bons zigues ; ne me faites pas pleurer ; je ne pourrais plus vous dévider C'est dans l' nez qu’ ça m' chatouille ». Et pourtant ce geste était sublime, pas moins, sublime. Avec un geste analogue Hermione pourrait dire : Va, cours, mais crains encor d'y trouver Hermione ; et Bérénice : Je connais mon erreur et vous m'aimez toujours. Certes, le refrain C'est dans l' nez qu' ça m' chatouille n'a rien de distingué ; il est aussi vulgaire, aussi bête, aussi populaire que vous voudrez. Il n'empêche que Thérésa l'enlève d'une façon héroïque. C'est infâme, mais c'est splendide. Pour l'élan du geste, il n'y a eu encore de nos jours, avec Thérésa, que Rachel ; et encore ! »
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Et maintenant s'il en est une ou un parmi vous, lectrices ou lecteurs, qui n'ait pas encore entendu Thérésa, allez à l'Alcazar et vous verrez avec quelle souplesse de talent, quelle perfection de dire, l'admirable artiste après avoir arraché les larmes du rire, vous prendra aux entrailles et vous fera verser celles de l'émotion poignante. Vous direz si votre cœur n'a pas tressailli et ne s'est pas fondu à son accent, à son geste, à sa physionomie : Ils sont morts héroïquement Et ceux-ci mourront mêmement Pour la Patrie. Sonne l'heure souhaitée des revanches, Thérésa sera toujours là pour enflammer les courages de sa voix ardente et crier en nous montrant, du large geste de son bras le chemin glorieux : Allons enfants de la Patrie ! ..... . . . . . . . . .
(Albert Clennes, Paris-Artiste, 13 février 1884)
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Depuis plus de vingt-cinq ans, Thérésa est non seulement la première artiste des cafés-concerts parisiens, mais une des premières artistes de ce temps. Ancienne actrice sans grande valeur, elle surgit, vers l'année 1860, à l'Alcazar du faubourg Poissonnière. En une semaine, son succès s'établit, et tout Paris voulut la voir ; elle entraînait le public par les gaudrioles et les tyroliennes ; elle le charmait par son talent réel et incontesté dans les chansons d'une allure plus gracieuse ou émue. Bref, ce fut un délire, et le café-concert vit alors affluer le public le plus distingué de Paris. Un beau matin parurent les Mémoires de Thérésa. La diva de la chanson prenait la parole pour raconter au public sa vie tout entière en un volume à trois francs cinquante dont quarante mille exemplaires furent vendus en huit jours. Deux ans auparavant, mon vieux camarade Ernest Blum, poussé par les besoins d'un début laborieux et ayant de nombreuses charges, avait fait un coup de maître : avec un petit bouquin à couverture rose, contenant, sous le titre alléchant de Mémoires de Rigolboche, quelques potins agréablement tournés sur les coulisses des Délassements-Comiques, Ernest Blum avait gagné une vingtaine de mille francs. Ce chiffre dit la grande place que la cascadeuse Rigolboche occupait alors dans les préoccupations de tout Paris. En collaboration avec Alexandre Flan, l'ingénieux Blum avait écrit pour les débuts de la sauteuse une de ces jolies petites revues pleines de jeunesse et d'esprit, qui firent du théâtre des Délassements-Comiques le rendez-vous du Paris galant et élégant. Le foyer de ce spirituel boui-boui de l'ancien boulevard du Temple était le centre de réunion de tous les hommes d'esprit du temps. Jamais petit théâtre n'avait vu et ne reverra un si grand nombre d'habitués hors ligne. About, Meilhac, Halévy y passaient toutes leurs soirées. Les vingt mille francs des Mémoires de Rigolboche ayant été absorbés par une liquidation laborieuse du passé, Ernest Blum redevint Gros-Jean comme devant et retourna au Bouillon Duval du boulevard du Temple, où nous nous rencontrions le soir, au milieu d'une société d'élite. Blum, pensif, méditait un nouveau coup. Un soir, entre le plat du jour et le fromage, il devint souriant : — Une idée, me dit-il, si nous faisions les Mémoires de Thérésa ? Il paraît que vous la connaissez. Voyez donc si elle veut consentir. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, je fus à l'Alcazar. Quel public dans les avant-scènes ! Les plus grandes dames de Paris se hasardaient dans cette tabagie pour entendre la Gardeuse d'ours et le Sapeur. Une heure après, je revins au boulevard du Temple avec le consentement de Thérésa. Blum poussa un cri de joie, puis : — Demain, à l'aube, nous chercherons un éditeur, dit-il, et nous commencerons par lui demander chacun une avance de cinq cents francs. A nous les folles ivresses ! Comment se fit ce livre ? C'est une épopée ! Thérésa, qui est une artiste classée aujourd'hui, ne m'en voudra pas si j'entre dans la série des révélations. Elle nous donna quelques indications sur son origine que nous entourâmes de pas mal de poésie. Moi, personnellement, j'inventai pour la circonstance un père fantaisiste à Thérésa, un vieux ménétrier qui, après le labeur du jour, enseignait la musique à sa petite Thérésa. Pas un mot de vrai dans cette légende, qui, néanmoins, à la lecture, impressionna si vivement la diva populaire, qu'elle versa d'abondantes larmes sur ce souvenir de son enfance. Ernest Blum avait débuté au Charivari par des esquisses de l'ancien boulevard du Temple ; je venais de donner au Figaro mes premières nouvelles à la main. Feuilletons, échos, entrèrent à merveille dans les Mémoires de Thérésa : avec boites ces broutilles, nous parvînmes à confectionner un joli volume à trois francs que Paris s'arrachait. Henri Rochefort, qui entrait dans le journalisme en même temps que nous, s'était chargé d'écrire le dernier chapitre de cette œuvre, histoire de rire, car il n'était pas de l'affaire, mais cette entreprise amusait ce grand rieur. Le livre, bien entendu, parut sous le nom de Thérésa, ce qui nous permit de nous faire quelques réclames en passant. Tout un chapitre était consacré aux remerciements que Thérésa adressait à la presse, et, dans ce chapitre, on lit ces lignes charmantes, échappées à la jeunesse ambitieuse de deux débutants : « Je veux remercier aussi MM. Ernest Blum et Albert Wolff, deux vaillants journalistes de beaucoup de talent, etc. » Ceci, c'est un comble, n'est-il pas vrai ? La mise en vente des Mémoires de Thérésa ne marcha pourtant pas comme sur des roulettes. Au dernier moment, un obstacle sérieux vint à surgir. Le directeur de l'Alcazar, dont la fortune reposait sur Thérésa, éleva la prétention d'interdire la publication ; il craignait que toutes nos historiettes, dont quelques-unes passablement agressives et mises dans la bouche de Thérésa, ne fissent du tort à la diva et, par contre-coup, à l'Alcazar. Thérésa nous refusa le bon à tirer sans lequel l'imprimeur ne voulait pas livrer un livre publié sous le nom de la chanteuse populaire. Que faire ? Rochefort fut dépêché au directeur de l'Alcazar comme ambassadeur extraordinaire ; après plusieurs jours de négociations, il fut stipulé que le directeur de l'Alcazar, assisté de deux amis, entendrait la lecture des Mémoires de Thérésa, et qu'ensuite on prendrait une décision suprême. Blum et moi, nous avions déjà emprunté pas mal d'argent sur cette bonne affaire. Si maintenant le directeur et Thérésa nous refusaient leur autorisation, tout était compromis. On voit que la situation était menaçante. Rochefort, qui faisait alors le compte rendu du Charivari, et qui gagnait ses cent soixante-dix francs par mois, aussi bien que Blum, Louis Leroy, Pierre Véron et moi, n'en avait pas moins une certaine autorité sur le monde théâtral ; nous le priâmes de nous assister dans le grave débat qui allait s'engager devant la cour suprême, présidée par le directeur de l'Alcazar. Nous fûmes exacts au rendez-vous. Le tribunal siégeait chez Thérésa, au faubourg Poissonnière, près de l'ancienne barrière. Le prétoire, c'était la salle à manger de Thérésa. La Cour se composait du directeur, du secrétaire général et de M. Hubans, chef d'orchestre de l'Alcazar. Rochefort s'était chargé de la lecture. « Mes enfants, nous avait-il dit, cela va être bien drôle ! » En effet, ce fut bien drôle ! A tout instant, le directeur de l'Alcazar interrompait le lecteur ; il appuyait sur des niaiseries avec la majesté d'un président de Cour d'assises devant qui défileraient deux criminels dangereux. Thérésa gardait le silence, aussi bien qu'une de ses amies qu'elle avait conviée à cette petite fête littéraire. Au fameux chapitre de l'enfance de Thérésa, les deux femmes sanglotaient ; le directeur de l'Alcazar, lui aussi, en fut ému ; il me semblait voir une larme glisser sous les paupières de M. Hubans. Seul, le secrétaire général de l'Alcazar ne se montrait pas attendri ; il aimait mieux la rigolade, comme il disait. Dans cette mémorable journée, Rochefort fut d'une éloquence rare ; c'est dans cette salle à manger de Thérésa qu'il préludait aux futures joutes oratoires. A sept heures du soir, le président déclara que la faim l'obligeait à suspendre l'audience jusqu'au lendemain. Mais Rochefort tint bon ; il déclara ne pas vouloir s'en aller sans une solution. « On dînera sur le pouce et on recommencera. » Le pot-au-feu de Thérésa fut renforcé par quelques jambonneaux de bonne volonté que nous allâmes cueillir chez les charcutiers du quartier, et le directeur de l'Alcazar envoya chercher chez lui deux bouteilles de vin fin pour arroser ces agapes littéraires. Pendant le dîner, le directeur fut très gai, mais, après le café et le pousse-café, il redevint, comme par miracle, président, et, après m'avoir tutoyé au dessert, il m'appelait de nouveau « Monsieur » et répondait à notre avocat Rochefort en le traitant d'honorable orateur, en style officiel d'un homme qui se rend compte de sa haute situation. Pendant ce temps, Ernest Blum alignait des chiffres, il calculait ce que nous rapporterait le livre, en même temps qu'il additionnait les sommes que nous ne pourrions pas rembourser au cas où Thérésa ne donnerait pas finalement le bon à tirer. Homme de théâtre, Blum entrevoyait deux apothéoses : l'une, gaie et souriante, avec une bonne fée laissant tomber des billets de mille francs d'une corne d'abondance ; l'autre, lugubre et terrible, avec un ballet varié dansé en notre honneur par les principaux huissiers de Paris. Je crois que les débats ne seraient pas encore terminés à l'heure où j'écris ces lignes, si, vers neuf heures du soir, le président de la cour littéraire n'avait pas été vaincu par le directeur de l'Alcazar. Thérésa était forcée de se rendre à son devoir où l'attendait une foule idolâtre, et M. le directeur était impatient de connaître le chiffre de la recette. Cinq ou six pages furent supprimées par l'arrêt de la cour, et, d'une main tremblante, Thérésa apposa sa signature au bas de la première page, qui contenait la dédicace que voici : Je dédie ce livre à celui à qui je dois tout, au public. THÉRÉSA. Il était dix heures du soir, quand trois jeunes hommes descendaient le faubourg Poissonnière : ils riaient tellement, que le passant s'arrêtait et se disait : « Voilà trois gaillards qui ont certainement fait ripaille dans une gargote du boulevard extérieur ! » Ces trois fous étaient Rochefort, Blum et moi, avec le précieux bon à tirer. Huit jours après, parurent ces Mémoires extraordinaires où le public payait trois francs le plaisir de relire nos articles qu’il avait déjà lus pour trois sous dans nos journaux, et que nous avions adroitement intercalés entre cinq ou six chapitres complètement inédits. Dans le chapitre de la presse, nous avions eu soin de n'omettre aucun nom ; tous ceux qui tenaient une plume dans un journal de Paris avaient leur compliment ; à chacun, la diva populaire disait un mot aimable, et, comme Blum est un malin, il me fit même ajouter à la fin quelques lignes charmantes pour la presse de province, afin de gagner ses faveurs à notre publication, d'où dépendait notre repos et un peu notre avenir. Car Ernest Blum ne gagnait guère que quinze cents francs avec une pièce à grand succès aux Délassements-Comiques, et moi, je me souviens d'avoir fait des démarches inutiles auprès de Louis Huart, directeur du Charivari, pour obtenir de sa générosité deux cents francs par mois. Vains efforts ! Je n'ai jamais atteint ce chiffre énorme. On nous payait deux sous la ligne ; un feuilleton nous rapportait seize à dix-sept francs. En 1859, je fis mon premier voyage à Bade, et, comme il me fallait quinze louis pour l'entreprendre, je laissai à mon rédacteur en chef dix-sept feuilletons ; il fallait trouver dix-sept idées d'articles et les développer pour trois cents francs. Eh bien, aujourd'hui que tous ces vieux souvenirs reviennent sous ma plume, je me surprends à regretter cette jeunesse envolée, et son insouciance et son audace. Les Mémoires de Thérésa firent fureur ; on se les arrachait sur toute la ligne des boulevards ; les journalistes, enchantés des compliments que leur faisait Thérésa, marchèrent comme un seul homme. Toutes les feuilles de Paris et des départements étaient bourrées de comptes rendus. L'affaire fut excellente. Nous offrîmes à Thérésa un service à thé en argent massif, qu'on peut encore voir dans sa villa d'Asnières. Depuis, nos têtes ont blanchi ; Thérésa est propriétaire de plusieurs maisons de rapport. Rochefort s'est fait assez connaître. Blum est devenu un auteur à succès, et les trois jeunes hommes qui descendaient le faubourg Poissonnière avec le bon à tirer de Thérésa sont restés amis ; il a neigé sur leur tête, non sur leur amitié. (Albert Wolff, la Gloire à Paris, 1886)
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La Bonne Fourmi
Thérésa vient de mourir. Ce fut une figure infiniment pittoresque et qui évoque un monde de souvenirs. Elle offre deux aspects très différents. D'abord, celui d'une virtuose excentrique, à la verve énorme et populacière, d'une « étoile » de beuglant. Vers 1860, Thérésa contribua à mettre à la mode ces chansonnettes grossières et stupides qui, par la suite, constituèrent le fond du répertoire des cafés-concerts. Sa voix puissante, remarquablement rythmée, hurlait la Femme à Barbe et faisait sonner les roulades des Canards Tyroliens :
Quand les canards s'en vont en tas,
C'est qu' ça leur plaît... Ça n' nous r'gard'
pas ; Laissons-leur donc la liberté...
Ce dernier vers déchaînait un furieux enthousiasme. On eût dit qu'un vent d'orage soufflât à travers cette chétive poésie et la haussât jusqu'à la plus sublime éloquence. Il est vrai que Thérésa y ajoutait ce que l'auteur avait oublié d'y mettre. Elle se campait le poing sur la hanche, ramassait son souffle et lançait le mot « liberté » avec tant de flamme que l'Empire en était ébranlé dans ses fondements. C'était la révolution en marche, l'insurrection triomphante et soulevée contre le tyran. « Qu'on me donne mille fusils et Thérésa, s'écriait le prince Napoléon après l'avoir entendue, et je ne fais qu'une bouchée de mon cousin ! » Elle apparaissait aux Parisiens de la rue comme leur Muse. Son accent héroïque et trivial les pénétrait. La foule se pressait dans la petite salle de l'Alcazar. Louis Veuillot s'y aventura un soir et en sortit dégoûté. Il rédigea ab irato la fameuse page que vous lirez plus loin et qui stigmatisait à la fois la chanteuse et l'auditoire. Si Thérésa fut maltraitée par l'illustre pamphlétaire, elle eut la gloire d'être louée par Barbey d'Aurevilly, dont nous reproduisons également le panégyrique. Le plus curieux, c'est que les deux écrivains, catholiques fervents, avaient sur d'autres terrains les mêmes révoltes et professaient la même doctrine. Cette contradiction montre l'incertitude des jugements humains... La guerre de 1870 arriva. Thérésa fit acclamer la Marseillaise ; elle prit l'habitude de traduire les grands sentiments ; elle changea de genre, elle devint l'interprète émouvante et lyrique du Bon Gîte, de Déroulède, de La Tour Saint-Jacques, de Darcier, de la Terre, de Jules Jouy, de la Glu, de Jean Richepin. Les misères, les joies, la poésie du peuple, s'exprimaient par la bouche de cette commère au visage vulgaire, à la taille massive. Elle se transfigurait. Quelque chose de très doux et de très fort la soulevait au-dessus d'elle-même. Elle avait le génie mystérieux du pathétique. On n'y résistait pas. On pleurait. La femme, comme l'artiste, présente une double physionomie. Jusqu'à vingt ans, elle connut les pires détresses, elle mena l'existence précaire du moineau parisien, picorant, de-ci de-là, un grain de mil, vagabonde et bohème. Puis, lorsque le succès lui vint, et, avec la vogue, les cachets rémunérateurs, elle prit goût à l'argent. Elle réfléchit que sa fortune était à la merci d'un accident qui altérerait l'éclat de son magnifique organe. Laborieuse et prévoyante, la cigale se transforma en fourmi. Elle économisa sans relâche ; elle thésaurisa ; elle s'assura une fin d'existence confortable et paisible ; elle se retira dans ses terres, sema le bien autour d'elle. Des affections dévouées lui rendirent souriantes et douces les approches de la mort. A un journaliste qui l'interrogeait dernièrement, elle exposa sa philosophie. Ce qu'elle lui dit mérite d'être retenu. — Pour vieillir heureux, ne soyez pas seul. Si la famille vous manque, il faut vous en créer une. Adoptez, à mon exemple, un enfant laissé orphelin au berceau. Suivez-le, aidez-le, aimez-le. A moins d'un sort injuste, votre enfant vous donnera des satisfactions. Le mien est un beau lieutenant, bientôt capitaine. On va le décorer. Il a pris femme ; il est père ; leur Suzanne est un amour. Vieillir ne m'a pas coûté, à côté de leur jeunesse et de leur tendresse. Pour couler en paix vos derniers jours, aimez la nature et vivez près d'elle. Dès que la jeunesse vous a fui, quittez, ô gens de théâtre, le soleil artificiel de la rampe, la fausse verdure des décors ; revenez à la vraie lumière et au vrai feuillage. Quand je me promène dans mon jardin, un jour arrive où mon pas est moins sûr, moins rapide : les arbres le voient et n'en disent rien. Je puis donc conserver quelque illusion, et ne pas demander au miroir la vérité cruelle... Enfin, admirez les fleurs, faites-les éclore, regardez-les grandir et respirez-les. Mes mois de printemps et d'été s'appellent lis, glycine, clématite, roses ; l'arrière-saison se passe à attendre les premiers lilas de l'avril. Ne trouvez-vous pas que ces paroles respirent la sagesse et la sérénité ? Il ne faut pas, certes, juger avec trop de rigueur les cigales. Leur légèreté d'âme, leur insouciance, leur prodigalité généreuse, éveillent la sympathie. Il ne faut pas médire des fourmis. Elles ont du bon. Quand elles ne sont pas avares, ni vaniteuses, ni méchantes, et que leur cœur n'est pas desséché, nous devons nous les proposer comme modèles. Le bonheur durable permis aux hommes, ici-bas, réside dans la prudente administration de leur vie. (le Bonhomme Chrysale)
Thérésa au café-concert
Voici les deux curieuses pages écrites, à la fin de l'Empire, par Louis Veuillot pour attaquer Thérésa et par Barbey d'Aurevilly pour la défendre :
La salle tout entière frémit... ELLE allait paraître, un tonnerre d'applaudissements l'annonça. Je ne la trouvai point si hideuse que l'on m'avait dit. C'est une fille assez grande, assez découplée, sans nul charme que sa gloire, qui en est un, il est vrai, du premier ordre. Elle a, je crois, quelques cheveux ; sa bouche semble faire le tour de la tête ; pour lèvres, des bourrelets comme un nègre ; des dents de requin. Une femme, auprès de moi, l'appelait « un beau brun ». En somme, — mais j'ai peut-être aussi un rayon de gloire dans l’œil, — ce n'est pas la première venue. Elle sait chanter. Quant à son chant, il est indescriptible, comme ce qu'elle chante. Il faut être Parisien pour en saisir l'attrait, Français raffiné pour en savourer la profonde et parfaite ineptie. Cela n'est d'aucune langue, d'aucun art, d'aucune vérité. Cela se ramasse dans le ruisseau ; mais il y a le goût du ruisseau, et il faut trouver dans le ruisseau le produit qui a bien le goût du ruisseau. Les Parisiens eux-mêmes ne sont pas tous pourvus du flair qui mène à cette truffe. Lorsqu'elle est assaisonnée, ils la goûtent. Notre chanteuse a ses trouvères attitrés qui lui proposent l'objet, et elle y met supérieurement la sauce. Elle joue sa chanson autant qu'elle la chante. Elle joue des yeux, des bras, des épaules, des hanches, hardiment. Rien de gracieux ; elle s'exerce plutôt à perdre la grâce féminine ; mais c'est là peut-être le piquant, la pointe suprême du ragoût. Des frémissements couraient l'auditoire, des murmures d'admiration crépitaient dans la fumée des pipes, à certains endroits dont l'effet, cependant assuré, défie toute analyse. Dites pourquoi l'Alsacien s'épanouit à l'odeur de la choucroute... La musique a le même caractère que les paroles ; un caractère de charge corrompue et canaille, et d'ailleurs morne comme la face narquoise du voyou. Tout cela sent la vieille pipe, la fuite de gaz, la vapeur de boisson fermentée ; et la tristesse réside au fond, cette tristesse diserte et plate qu'on appelle l'ennui. La physionomie générale de l'auditoire est une sorte de torpeur troublée. Ces gens-là ne vivent plus que de secousses ; et la grande raison du succès de certains « artistes », c'est qu'ils donnent la secousse plus forte. Elle passe vite, l'habitué retombe dans sa torpeur. Le spectateur d'occasion se hâte de sortir et d'aller respirer l'air pur de la rue. Pour être juste, ces représentations sont bien organisées, et j'ai pleinement admiré l'art du programme. La grande chanteuse est entourée de satellites très inférieurs. Son morceau est précédé d'une avant-garde de romances nigaudes, l'on place au plus près tout ce qu'il y a de douceâtre : Faites un nid ! Et, après ce fromage blanc, tout de suite, l'ail et l'eau-de-vie surpoivrée, le tord-boyaux tout pur de la demoiselle. Le heurt est violent, et, comme on dit dans la langue du lieu, ça emporte la gueule. Mais cette gueule, puisque gueule il y a, cette gueule animale ne savourera plus le pain, ni l'eau, ni le vin, ni les fruits, et il faut lui offrir, désormais, une chair corrompue. (Louis Veuillot)
Il y avait longtemps qu'on n'avait rien vu de pareil... L'époque était triste et maussade. Quand, un soir, Thérésa, inconnue, se leva joyeuse sur le théâtre d'un pauvre diable de café dont elle allait faire l'Alcazar, et s'en vint au bord de la rampe, un peu déhanchée, cancanant légèrement d'où l'on cancane, et de la voix aussi, — car la voix a son cancan comme l'autre, — osée, presque indécente, mais si gaie ! gaie à tout faire adorer, et mettant autour d'elle tout à feu, avec cette gaieté qui sera toujours — quels que soient les gouvernements — reine en France ! Vous souvenez-vous de ce temps-là ?... Ce n'était pas Mimi Pinson, ce n'était pas Suzon, c'était plus que Suzon, c'était, en une seule, toutes les Suzons de la terre : c'était encore plus que mam'selle Vadé, que Mlle Désaugiers ; c'était la Nourrice, c'était la Femme à Barbe, — des horreurs nouvelles ! Non, il fallait bien faire des sourires au temps gâté par Offenbach. Seulement, au lieu des gargouillades et des poissarderies que Vadé lui aurait peut-être pardonnées, il y avait Thérésa.
Il y avait, au fond, la fleur d'art qui
s'appelle Thérésa et qui se mit à éclater comme un cactus superbe ! O
vous, qui me lisez, vous en souvenez-vous ? Thérésa, c'était l'instinct
à sa plus haute puissance. D'où sortait-elle ?... Les légendes pleuvent
de partout sur cette fille inconnue, qui semait à poignées des gaietés
au gros sel dans l'âme d'un public qu'on ne faisait plus pétiller, et
qui réveillait, par je ne sais quel chic, les imaginations blasées. Cet
étrange talent, qui chantait la chanson populaire comme Rachel jouait la
tragédie, et qui prononçait, ma foi, aussi bien les pochardises de
Frébault que Rachel les vers de Racine, on le fit, comme Rachel,
Où avait-elle commencé ? Avait-elle même
commencé ? Talent prodigieux d'expression franche, comment l'expression
lui était-elle venue (qui saura jamais ces mystères) de son âme
Elle lève sa robe et passe les ruisseaux !
Elle s'est peut-être contentée d'ouvrir la bouche et elle a chanté. J'ai ouï dire qu'elle ne savait pas, ô bénédiction ! un mot de musique, mais sa justesse d'organe lui avait fait deviner tout. Peut-être, depuis Garat, ce rossignol de salons où dansait Trénitz, et qui chantait aussi sans avoir appris, mais sur un autre ton, n'a-t-on rien vu de plus nature, de plus fieffé nature que Thérésa. Thérésa n'est pas une cantatrice, mais une chanteuse qui chante en triple accord avec ses sens, son esprit et son âme ; une rareté infiniment rare, car voyez combien dans Paris, à cette heure où tout foisonne de gens qui chantent à s'en casser toutes les chanterelles, vous pouvez compter de Thérésa ! Il n'en est qu'une, une seule — qui n'aura pas de dynastie — et c'est la nôtre, celle que le beau Veuillot a trouvée laide... Par parenthèse, le plus comique et le plus grand de ses succès ! (Barbey d’Aurevilly)
(les Annales, 25 mai 1913)
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Thérésa [photo P. Petit]
Elle est morte le 14 mai 1913. Depuis plus de vingt ans déjà, elle n'avait pas paru sur une scène ; et les auditeurs témoins de ses grands succès, soit à la fin du second Empire, soit au lendemain de la guerre franco-allemande, étaient eux-mêmes déjà rares... Elle avait eu des débuts difficiles. Son père était un modeste musicien qui la présenta tout enfant à Théodore Cogniard, et essaya de lui faire apprendre la danse. A douze ans, elle se trouvait orpheline, et, recueillie par un oncle, devenait apprentie modiste. Elle avait d'ailleurs le démon du théâtre. Elle se faufila un jour dans les coulisses de la Porte-Saint-Martin, et demanda une audition. On se contenta de lui faire jouer un rôle de bohémienne dans le Fils de la Nuit (1856). Elle ne s'empressa pas de renouveler son engagement, entra comme caissière au café Frontin, du boulevard Poissonnière, et bientôt chanta, d'ailleurs sans grand succès, à l'Alcazar, qui était tout proche. Puis ce furent des tournées en province, un assez long séjour à Lyon, et enfin le retour à Paris, où elle se fit entendre au café Movia, puis à l'Eldorado, chantant la romance sentimentale, enfin de nouveau à l'Alcazar. C'est là que vraiment son talent se forma. Elle abandonna la romance pour la chansonnette, assouplit sa voix et sa diction auprès de l'excellent chanteur Darcier, et eut la bonne fortune de trouver le répertoire de chansons originales, imprévues et burlesques, auxquelles convenaient son physique et son talent. Elle n'était pas jolie, certes, les traits un peu communs, la bouche trop grande : « Quand j'ouvre la bouche, disait-elle, j'ai peur d'avaler le chef d'orchestre » ; sans grâce, mais bien découplée. Elle savait d'ailleurs chanter. Sa voix était forte et nette ; sa diction incomparable. Quant aux chansons qui firent d'elle l'idole de la foule, elles semblent défier toute analyse ; la Femme à barbe, Rien n'est sacré pour un sapeur, la Gardeuse d'ours, C'est dans l' nez qu' ça me chatouille, les Hommes au cabaret, la Vénus aux carottes, etc., n'étaient pas certainement d'un art très relevé. Veuillot eut un article terriblement sévère pour celle qu'il appela sans justice la diva du ruisseau. Mais l'empereur Napoléon III lui-même voulut l'entendre, et, à la demande de la princesse Metternich, Thérésa parut un soir aux Tuileries, et vint y chanter tout son répertoire, à la grande joie des invités... C'est de 1860 à 1867 qu'elle connut à la fois la gloire et la fortune. Après l'Exposition, pendant laquelle la maladie l'empêcha de paraître au concert, elle vit son succès décliner un peu. Elle essaya alors du théâtre : elle joua le rôle de Pierrette dans la Chatte blanche, aux Menus-Plaisirs, et, après la guerre, parut successivement dans la Poule aux œufs d'or (1873) ; à la Renaissance, dans la Famille Trouillot ; à la Gaîté, dans Geneviève de Brabant, sans abandonner d'ailleurs tout à fait le café-concert, où sa voix puissante et dramatique la servit à merveille dans son répertoire un peu facile de chansons patriotiques. Mais ce n'était déjà plus la Thérésa du second Empire. Peu à peu elle s'éloigna de la scène. En 1885, pourtant, elle reparut à l'Alcazar du Faubourg-Poissonnière, dont elle avait assumé la direction, et y obtint quelques grands succès : le dernier de ses triomphes lui fut valu par la belle pièce de Déroulède, le Bon Gîte, qu'elle interprétait à la perfection... Après 1891, elle jugea venue l'heure de la retraite définitive, et alla vivre dans sa villa des Lauriers, à Neufchâtel, employant sa fortune à semer largement et discrètement le bien autour d'elle. C'était une excellente artiste, au talent original et surtout sincère.
(J.-M. Delisle, Larousse Mensuel Illustré, juillet 1913)
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Thérésa par André Gill (la Lune, 09 septembre 1866)