Ces trois chefs-d'œuvre de la musique française de ballet sont nés sur la scène de l'Opéra de Paris entre 1869 et 1876, huit années qui comptent dans l'Histoire à des titres bien différents. Mais si la guerre de 1870, la chute de Napoléon III et la Commune reculent chaque jour davantage dans les brumes du passé, Faust et son ballet, Coppélia et Sylvia continuent de faire vivre dans le monde entier un aspect de la culture française. Un aspect mineur, peut-être, mais certainement pas négligeable.
Le ballet de Faust n'est pas contemporain du reste de l'opéra de Gounod, créé au Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple le 19 mars 1859. Léon Carvalho, directeur de ce théâtre, avait même obtenu du compositeur qu'il traitât l'ouvrage dans le style de l'opéra-comique, avec des dialogues parlés au lieu de récitatifs. Bien que déjà quadragénaire et relativement célèbre, Charles Gounod s'était montré fort accommodant. N'éprouvait-il pas une certaine timidité à l'égard d'un genre qui lui avait valu plus de déboires que de satisfactions ? Deux échecs à l'Opéra en 1851 et 1854 (Sapho avait eu peu de succès et la Nonne sanglante pas du tout) lui faisaient sans doute apprécier l'hospitalité de Carvalho.
Faust, en tout cas, prit un excellent départ. Il poursuivit sa carrière place du Châtelet (actuel Théâtre Sarah-Bernhardt), où le Théâtre-Lyrique fut transféré en 1862, puis à la Salle Ventadour. Quand il entra à l'Opéra (Salle Le Peletier) le 3 mars 1869, l'ouvrage avait été joué 322 fois à Paris (soit 32 fois par an) sans parler de nombreuses et triomphales représentations en province, dans toute l'Europe, et jusqu'à New York. La version opéra — avec récitatifs — avait été inaugurée à Strasbourg dès 1860. Mais le ballet ne fut écrit que pour satisfaire aux exigences traditionnelles de l'Académie Impériale de Musique.
Gounod, qui avait donné entre temps Philémon et Baucis, Mireille et Roméo et Juliette, se chargea du ballet sans aucun enthousiasme. Il faillit même l'abandonner à son jeune confrère Camille Saint-Saëns. On peut supposer qu'un désir bien légitime — celui de recueillir une partie des bénéfices du succès de Faust — ne fut pas étranger à sa décision de le composer malgré tout. Le musicien, en effet, se repentait d'avoir autrefois cédé tous les droits de l'ouvrage à son éditeur Choudens. Il répara cette imprudence en interdisant que Faust fût désormais représenté sans le ballet, et en réservant ses droits sur celui-ci.
Le ballet se situe au cinquième et dernier acte, parfois considéré comme le quatrième en vertu d'un nouveau découpage. Méphistophélès veut faire oublier à Faust qu'il a séduit Marguerite et tué son frère Valentin. Il l'entraîne dans les montagnes du Harz en pleine nuit de sabbat, ou plus exactement pendant la Nuit de Walpurgis (celle du 30 avril au 1er mai). « Mon sang se glace ! » dit Faust. Et Méphistophélès de répondre :
« ...Je n'ai qu'un signe à faire
Pour qu'ici tout change et s'éclaire ! »
En effet, la montagne s'entrouvre et laisse voir un vaste palais resplendissant d'or, au milieu duquel se dresse une table richement servie et entourée des reines et des courtisanes de l'antiquité. Le démon convie Faust à prendre part au festin et le ballet commence, à la place de couplets bachiques que chantait Faust dans la version originale :
Allegretto, Adagio, Allegretto — Aspasie et Laïs, à la tête des courtisanes, se lèvent et viennent inviter Faust et Méphistophélès à prendre part au festin.
Après elles, Cléopâtre et les Nubiennes, Hélène et les suivantes, viennent entourer Faust de leurs séductions.
Les esclaves nubiennes boivent dans des coupes d'or les poisons de Cléopâtre — Moderato maestoso — qui trempe elle-même ses lèvres dans la coupe où elle a fait dissoudre la plus précieuse de ses perles.
Moderato con moto — A Cléopâtre succèdent les Troyennes et Hélène, rivale de Vénus.
Allegretto — Toilette d'Astarté.
Allegro vivo — Cette lutte de séduction est interrompue par l'apparition de Phryné entièrement voilée. Mouvement de curiosité. D'un signe elle ordonne à ses rivales de reprendre les danses un instant suspendues. Elle s'y mêle elle-même, laissant peu à peu tomber ses voiles et apparaissant enfin dans tout l'éclat d'une radieuse beauté. Son triomphe éveille autour d'elle des jalousies et des colères qui font dégénérer la fête en une bacchanale effrénée...
Tout cela, il faut l'avouer, n'apparaît pas très clairement à la représentation, que celle-ci ait lieu à Paris ou à Moscou. Le disque offre cet appréciable avantage de laisser toute licence à l'imagination...
De dix-sept ans plus jeune que Gounod, Léo Delibes n'était pas non plus un débutant quand il donna son premier grand ballet. Mais son bagage était d'un tout autre genre. Alors que l'auteur de Faust, Grand Prix de Rome, devait sa réputation à plusieurs Messes, un Requiem, un Te Deum, deux Symphonies et des ouvrages lyriques jugés trop savants, Delibes, élève besogneux d'Adolphe Adam, avait commis une quinzaine d'opérettes aux titres éloquents : Deux sous de charbon, l'Omelette à la Follembuche, le Serpent à plumes et autres joyeusetés. Fournisseur des Folies-Nouvelles d'Hervé et des Bouffes-Parisiens d'Offenbach, il avait cependant écrit en 1865 une cantate de circonstance, Alger, qui fut exécutée à l'Opéra le jour de la fête de l'Empereur pour célébrer à la fois le voyage de Napoléon III en Algérie et la visite d'Abd-el-Kader à Paris. Delibes, depuis peu chef de chant à l'Opéra, devait cette commande flatteuse à la protection de son directeur, Émile Perrin. C'est encore à Perrin qu'il dut de reparaître dès l'année suivante à l'affiche de l'Académie Impériale comme co-auteur d'un ballet en deux actes : la Source. Il en composa deux tableaux, les deux autres étant dévolus au Viennois Ludwig Minkus, le futur « esclave » de Marius Petipa à Saint-Pétersbourg. Ce fut un très honorable succès : 73 représentations en dix ans, auxquelles il convient d'ajouter plus de 230 représentations de Soir de Fête, ravissant ballet réglé par Léo Staats en 1921 sur la musique de Delibes pour la Source. A ce brillant début dans la musique de ballet succéda le Pas des Fleurs, destiné à étoffer une reprise (1867) du Corsaire de son défunt maître Adam. En 1870, enfin, Léo Delibes put signer seul la partition d'un grand ballet : Coppélia.
Charles Nuitter (le traducteur de Richard Wagner) et Arthur Saint-Léon (célèbre danseur, chorégraphe et... virtuose du violon), s'étaient librement inspirés d'un conte d'E. T. A. Hoffmann, Der Sandmann (L'Homme au Sable), qui devait également servir aux Contes d'Hoffmann d'Offenbach ; mais leur livret, avec son dénouement optimiste, ne retenait que le cadre et les accessoires pittoresques de l'anecdote romantique.
Dans une petite ville d'Europe centrale, Franz, fiancé de Swanilda, passe son temps sous les fenêtres de Coppélia, dont il est tombé amoureux. En réalité, celle qu'il croit être la fille de Coppélius n'est qu'une des poupées mécaniques auxquelles ce vieux bricoleur s'efforce en vain d'insuffler la vie. En dépit des tentatives de Swanilda pour le retenir auprès d'elle (qui s'expriment notamment dans la Ballade de l'épi, cette jolie romance sans paroles), Franz s'introduit chez Coppélius pour déclarer sa flamme. L'inquiétant bonhomme le surprend, lui fait boire un vin soporifique et se met en devoir de prélever les « esprits animaux » de l'intrus pour les insuffler à Coppélia. La poupée s'anime, au point de jouer de méchants tours à son créateur. Swanilda — car c'est elle qui s'est substituée à l'automate — réveille Franz, enfin guéri de sa funeste passion. Dans un troisième acte que l'Opéra ne joue plus depuis 1872, mais que l'étranger a conservé pour son intérêt chorégraphique, Franz épouse Swanilda parmi de grandes réjouissances.
La suite d'orchestre enregistrée ici est exclusivement empruntée au premier acte, qui se déroule sur la place entre la maison de Swanilda et celle de Coppélius. Tous ses morceaux se présentent dans l'ordre normal, sauf la Valse, qui, dans le ballet, est dansée par Swanilda tout au début de l'ouvrage, entre le Prélude et la Mazurka. Nous avons donc : Prélude (andante) et Mazurka, Ballade (moderato), Thème slave varié, Valse, Czardas et Danse Hongroise.
Coppélia fut le chant du cygne de l'étonnant Saint-Léon, qui mourut l'année même de la création. Pour Delibes, ce fut la fin d'une étape. Tournant le dos à la musique légère, il se consacra presque entièrement à l'opéra-comique — le Roi l'a dit (1873), Jean de Nivelle (1880), Lakmé (1883) et Kassya (œuvre posthume créée en 1892) — non sans se permettre quelques incursions dans la musique religieuse et un brillant retour au ballet.
Entre Coppélia ou la Fille aux Yeux d'Émail, et Sylvia ou la Nymphe de Diane, l'Académie Impériale de Musique n'était pas seulement devenue Nationale. La vieille salle « provisoire » de la rue Le Peletier, qui l'abritait depuis 1821, avait brûlé en 1873. Et c'est au Palais Garnier actuel, inauguré en janvier 1875, que Sylvia fut créé le 14 juin 1876.
Voici l'essentiel du livret, inspiré de l'Aminte du Tasse :
Sylvia, la Nymphe de Diane, repousse l'amour du berger Aminta, mais tombe dans les filets (au sens propre) du brutal chasseur Orion. Prisonnière dans une sombre grotte, elle réussit à s'en échapper grâce à l'Amour, allié d'Aminta. Le dieu, peu rancunier, se déguise en pirate pour la ramener à son soupirant. Bien entendu, diverses péripéties émaillent cette intrigue avant son dernier rebondissement : le jaloux Orion prétend encore se saisir de Sylvia, et la poursuit jusque dans le temple de Diane. La déesse irritée le tue d'une flèche, mais veut châtier également la vierge infidèle et son complice. L'Amour arrange les choses en rappelant à Diane qu'elle-même n'a pas toujours été insensible à Endymion.
Les auteurs de ce livret — Jules Barbier et le chorégraphe Mérante — n'ont pas cru devoir le signer, et le fait est qu'il ne vaut pas celui de Coppélia. Mais si les reprises du ballet sont devenues rares, il reste la musique, dont l'orchestre de l'Association des Concerts Colonne nous fait entendre ici d'importants extraits. La fanfare des Chasseresses, au premier acte, accompagne l'entrée de Sylvia dans le bois sacré, au bord de la rivière où elle va se baigner. Elle tâte l'eau du bout du pied en se balançant à des lianes (Intermezzo et Valse lente), scène généralement désignée sous le nom de l'Escarpolette. Les deux autres morceaux appartiennent au troisième acte et ont été intervertis. Les Pizzicati sont dansés par Sylvia quand, parmi les esclaves voilées, elle attire discrètement l'attention d'Aminta. Faunes, bacchantes et vendangeurs ont déjà défilé, au lever du rideau, dans le Cortège de Bacchus.
(Maurice Tassart, 1959)