Mireille (Gounod)
Version intégrale (version Henri Büsser)
Janette Vivalda : Mireille
Christiane Gayraud : Taven
Madeleine Ignal : Vincenette
Christiane Jacquin : Clémence
Nicolaï Gedda : Vincent
Michel Dens : Ourrias
André Vessières : Ramon
Marcello Cortis : Ambroise
Robert Tropin : le Passeur
Chœurs du Festival d'Aix-en-Provence dir. Elisabeth Brasseur
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire dir. André Cluytens
enr. en 1954, Grand prix du disque 1955 de l'Académie Charles Cros (Columbia, FCX 363-364-365)
Une représentation exceptionnelle de Mireille fut donnée le 24 juillet 1954 aux Baux-de-Provence dans le Val d'Enfer ; cet enregistrement fut fait les jours suivants à Aix-en-Provence, avec la même distribution.
Scène finale de Mireille aux Baux (décor de Georges Wakhévitch)
« Il fallait une certaine audace pour aménager au milieu des Baux, dans cette cuvette du « Val d'Enfer », une scène machinée et une salle de plus de 6 000 places... Eh bien ! Cet exploit, les animateurs du festival d'Aix l'ont réalisé !
Le choix s'était porté sur la « Mireille » de Gounod. Certes, cette évocation provençale retrouvait, dans ce cadre dantesque, son climat d'origine ; mais pouvait-on affirmer que cette œuvre charmante n'en soit pas sortie un peu écrasée, malgré l'ingéniosité du metteur en scène (Jean-Pierre Grenier) et de son décorateur (Wakhévitch) ? »
(Musica, octobre 1955)
« Il convient de rappeler, tout d'abord, que cet enregistrement — intégral — a été réalisé en 1954, à l'occasion du Festival d'Aix-en-Provence. Et, à l'audition de ces trois microsillons, on est bien obligé de rendre un hommage tout particulier à ceux qui ont d'abord tenté l'entreprise — et qui, ensuite, l'ont aussi pleinement réussie. En attribuant à cet enregistrement le Grand Prix du Disque, l'Académie Charles Cros a voulu, à juste titre, en souligner et en reconnaître le mérite. Signalons, en outre, la présentation somptueuse de la pochette, enrichie d'un album splendide à la gloire de Mistral et de Gounod, de la Provence — et de la musique. Ceci dit, écoutons.
Face I. — Les chœurs sont ceux du Festival d'Aix. Dès le lever du rideau, l'on est agréablement surpris par ces voix fraîches, par cet ensemble cohésif que l'on sent conduit de main de maître. (Le maître, en l'occurrence, c'est Elisabeth Brasseur). — Dans le rôle de la sorcière Taven, Christiane Gayraud (de la Scala de Milan) nous détaille les fameux couplets d'une voix de mezzo-soprano chaude et prenante, et avec un art consommé en certaines intentions subtilement soulignées. — Mireille, qui apparaît ensuite, est incarnée, ici, par Janette Vivalda, de l'Opéra de Monte-Carlo : on est pris aussitôt par le délicat coloris de cette voix, par le charme évident de cette cantatrice, qui semble douée d'un naturel exquis parfaitement en accord avec son rôle. — Avec l'arrivée sur scène de Nicolaï Gedda (qui appartient, comme on sait, à l'Opéra de Paris et à la Scala de Milan), on est aussitôt plongé dans un état d'euphorie. Voix chaude, veloutée ; inflexions tendres et charmeuses, mais au travers desquelles on devine la puissance (qui n'a pas encore à se manifester). Perfection technique vraiment remarquable. De ce fait, le duo Mireille-Vincent ne peut évidemment être autre chose qu'une réussite vocale ; le rendez-vous mystique aux Saintes-Maries-de-la-Mer revêt un caractère pathétique dû, évidemment, au talent des deux artistes — mais peut-être, aussi, à la baguette d'André Cluytens, qui sait donner à son orchestre la couleur estompée d'un drame encore à ses débuts.
Face II. — La farandole. Du folklore ? Nullement. Du Gounod, très simplement. Fort bien réussi, ma foi. Bien réussie, également, cette interprétation solide, rythmée, évocatrice, que nous donnent les chœurs. On la voit se dérouler, cette file de danseurs. Compliments à l'orchestre.
Avec, ensuite, une réserve pour le chef : pourquoi, dans la chanson de Magali, Cluytens a-t-il accéléré ainsi le mouvement, bousculé le tempo — ce qui, à notre sens, retire à cette page son caractère de rêverie un peu indolente ? Bien sûr, Cluytens doit avoir ses raisons... Il serait curieux de les connaître.
Encore une rentrée de Nicolaï Gedda. Oh ! la belle technique vocale, étayée par un sens aigu de l'art... On comprend la montée en flèche de cette étoile.
Réapparaît Taven, avec sa cavatine : « Voici la saison, ma belle, où les galants font leur choix ». De cette mélodie « Gounod 100 % », Christiane Gayraud tire des effets superbes. Un petit chef-d'œuvre de goût : expression juste, diction impeccable, mouvements internes très exacts. De l'art. Bravo !
Bravo, aussi, pour l'orchestre.
Bravo, aussi, pour le long monologue vocal de Mireille-Janette Vivalda, en son morceau de bravoure exécuté avec d'excellents moyens, et avec un brio étincelant.
Et maintenant, entrée de Michel Dens, de l'Opéra — dans le rôle brutal du bouvier Ourrias. Autorité, noblesse, vigueur, chaleur, au service d'une technique impeccable. Devant votre électrophone, vous verrez Ourrias. Et vous l'entendrez, ce qui ne sera pas pour vous déplaire. Un bel artiste, un grand chanteur, une voix magnifique.
Face III. — C'est la fin du deuxième acte. Ici, le drame se noue, la situation commence à devenir inextricable. Scène splendide, parfaitement architecturée (Gounod est un maître à cet égard...), et profondément humaine. On savourera la beauté sombre de cette terrible dispute entre basses (Ramon, père de Mireille, rôle tenu, avec une belle autorité, par André Vaissières — Ambroise, père de Vincent, incarné par Marcello Cortis, de la Scala). Ces deux hommes sont entourés de Nicolaï Gedda et de Janette Vivalda. Une page émouvante, sans une faille. Une distribution de très grande classe.
Et voici, avec le début de l'acte III, le fameux Val d'Enfer.
Tragique scène entre Ourrias et Vincent, merveilleux colloque entre Nicolaï Gedda et Michel Dens. Tous deux, égaux à eux-mêmes. Ces deux protagonistes, en cette scène aux résonances wagnériennes, nous permettent d'atteindre à l'un des sommets de l'art lyrique français de la fin du XIXe siècle.
Face IV. — La première partie de cette face, consacrée au tableau dit « la scène du Rhône », met en scène le bouvier Ourrias — seul ; ou presque seul. Décidément, au fur et à mesure du déroulement de l'action, Michel Dens impose de plus en plus sa forte personnalité, par son double talent de chanteur et de comédien. Cet appel terrible au batelier d'enfer, ces sentiments de peur, d'effroi, de remords, auxquels succèdent bientôt des accès de colère — ce cri d'horreur et de désespoir qui clôt ce lugubre débat psychologique — autant d'éléments qui permettent à ce noble et grand interprète de faire preuve de tous ses dons naturels.
Encore des félicitations, sans réserve aucune, aux chœurs, dont les mouvements sont dosés avec un tact infini, en cette scène délicate, où la moindre erreur pourrait faire verser dans le ridicule du mélodrame.
Ramon, père brutal et incompréhensif, arrive à friser l'élégie, en pleurant sur lui-même. Les chœurs ont retrouvé l'âme et le mouvement du chœur des tragédies grecques. Et la chanson, sans accompagnement, de Magali, nous envoûte par sa nudité chaste et ensoleillée. En opposition immédiate (quelle adresse théâtrale !), s'élève et se développe le motif agreste de la musette : joie allègre, insouciante du jeune berger de maître Ramon.
Face V. — J'avoue qu'en changeant de face le microsillon, j'ai éprouvé quelque inquiétude. N'est-ce pas, ici, l'entrée (et la sortie...) du fameux « petit berger » Andreloun, au son de la musette ? Nous avons déjà eu tellement de désillusions avec cet adolescent, sur les scènes lyriques, dans les salles de récital, et je ne parle pas des salons ! Eh bien ! rassurez-vous : nous allons assister, ici, à une réussite étonnante... Je ne regrette qu'une chose : le nom de cet artiste n'est point indiqué dans le générique. Rendons grâces au ciel, tout faux-pas a été évité, en l'occurrence : l'on s'est bien gardé de choisir une « voix d'opéra » ; l'aubade a été détaillée avec un naturel exquis ; j'ai particulièrement apprécié cette articulation un peu molle, mais voulue, du fait que notre jeune berger est encore à moitié endormi. Tout est frais, chez lui, charmant, de bout en bout. Vous écouterez avec ravissement ce final délicieux qui — dans sa simplicité ardue — souligne les solides qualités vocales de cet (ou cette) artiste.
Mireille entre en scène. Elle n'en sortira qu'à la fin de l'acte. Voici, d'abord, son nostalgique « Heureux petit berger ». Ensuite, son duo dramatique avec Vincenette, où la terreur fait bientôt place à une ardente invocation amoureuse ; puis, à une large et profonde invocation mystique. Enfin, la tragique randonnée sous le soleil implacable de la Crau ; la course éperdue vers l'église des Saintes-Maries, où la pauvre Mireille veut aller prier pour la vie de Vincent ; son exaltation amoureuse, coupée de chutes, d'évanouissements — et qui se termine par un mirage où sombre son esprit. Elle tombe encore, et nous la pensons mortellement frappée. Tout ceci est mené, orchestralement et vocalement, avec toute la sobriété désirable, en dépit de la lourdeur écrasante de certaines scènes (qu'il fallait ainsi). Janette Vivalda mène le jeu avec intrépidité et avec une qualité vocale indéniable qui, à notre jugement, excuse certaines défaillances épisodiques.
Peut-être n'étiez-vous pas aux Baux, en cette soirée inoubliable du 24 juillet 1954 ? Et même si vous avez assisté à ce spectacle, ne comptez pas trop le voir remonté bientôt... De toute manière, et par bonheur, il nous reste cet enregistrement, vraiment unique. »
(Henri Gaubert, Musica, octobre 1955)