PRINCIPALES

DECOUVERTES

ET INVENTIONS

DANS LES SCIENCES, LES ARTS ET L'INDUSTRIE


par Adolphe BITARD

 

 

ROUEN

MÉGARD ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS

1880

 

Le phonographe.

 

 

Le phonographe.

 

Nous avons dit un mot des diverses tentatives faites pour perfectionner le téléphone de M. Graham Bell, principalement dans le but d'y renforcer le son réfléchi ou transmis. Le phonographe n'est pas, à proprement dire, un perfectionnement, mais plutôt une transformation radicale du téléphone. Son objet n'est pas de transporter le son de sa source à une distance plus ou moins éloignée, mais de l'enregistrer, de le clicher, comme fait d'une image la plaque photographique, pour le reproduire, à la volonté de l'opérateur, dans une heure, demain, dans dix ans, peut-être davantage, et presque autant de fois que la fantaisie lui en prendra.

Si l'espace est vaincu par le téléphone, comme il l'était déjà d'une manière différente par le télégraphe électrique, c'est le temps qui est vaincu par le phonographe.

Le phonographe nous vient d'Amérique. Au commencement de 1878, l'Europe ignorait même qu'il pût être inventé. Après avoir émerveillé l'Angleterre, à qui il renvoya l'écho du God save the Queen de manière à l'enthousiasmer, après avoir répété à satiété une phrase, apprise à New York et reproduite vingt fois dans le cours de la traversée, devant la Société des mécaniciens télégraphistes et la Société de physique de Londres, et accompli beaucoup d'autres exploits du même genre, le phonographe passa la Manche. Le 11 mars 1878, il était admis à « présenter ses compliments » à l'Académie des sciences, sous le patronage de M. Du Moncel.

Qu'on veuille bien croire que nous n'exagérons rien, quand nous parlons de la manifestation polie par laquelle le curieux instrument reconnut l'honneur que lui faisaient les membres de notre Académie des sciences. Il est acquis à l'histoire, en effet, grâce aux Comptes Rendus, que le phonographe (soufflé par son inventeur, bien entendu) prononça distinctement les paroles suivantes, dans l'occasion mémorable à laquelle nous faisons allusion : « Le phonographe présente ses compliments à l'Académie des sciences. »

Le phonographe se compose, comme le téléphone, d'un appareil récepteur et d'un transmetteur, entre lesquels se trouve l'appareil enregistreur, l'âme de l'instrument.

« L'appareil récepteur, dit un de nos plus éminents confrères, M. A. Vernier, est un tube courbé, à l'extrémité duquel il y a un entonnoir dans lequel on parle. Au bout du récepteur, il y a une ouverture de deux pouces environ de diamètre fermée par un diaphragme ou disque métallique extrêmement mince, qui vibre avec une grande facilité.

« Au centre de ce diaphragme est fixée une aiguille d'acier, qui se meut en même temps et de la même manière que le centre du diaphragme. Cet appareil est posé sur une table et placé juste en face de l'enregistreur. Ce second appareil est un cylindre de bronze, qui a environ quatre pouces de longueur et quatre pouces de diamètre, et dont la surface porte des rainures en forme d'hélice ; il y a environ dix de ces rainures hélicoïdales par pouce, ce qui fait quarante pour la longueur entière du cylindre. La longueur totale de cette rainure est de 42 pieds ; si on l'étendait sur une ligne continue horizontale, c'est là environ la distance qu'elle couvrirait.

« Le cylindre couvert de ces rainures, en forme de vis, est monté sur un axe horizontal, et l'aiguille de l'appareil récepteur, placée, comme nous l'avons dit, au centre du diaphragme vibrant, s'y appuie légèrement. Le cylindre est ainsi disposé que l'aiguille porte dans la rainure et que le cylindre peut être animé, par un mouvement d'horlogerie, d'un mouvement de rotation, en même temps que d'un mouvement de translation horizontale, de telle sorte que l'aiguille reste toujours engagée dans la rainure de l'enregistreur. Il n'est pas bien difficile d'imaginer comment les deux mouvements de rotation et de translation se combinent pour obtenir cet effet.

« Que faut-il donc pour enregistrer les vibrations de l'aiguille ? Il faut que le fond de la rainure dont les diverses parties passent successivement devant l'aiguille vibrante reçoive en quelque sorte l'empreinte de la vibration, que les ondes sonores s'y dessinent, qu'elles y tracent une courbe formée de parties successivement ascendantes et descendantes. Pour cela, on s'arrange pour que l'aiguille en vibrant exerce une légère pression sur une feuille mince d'étain cette feuille : qui enveloppe tout le cylindre est inélastique, elle reçoit une sorte d'impression ; chaque oscillation de l'aiguille y produit un creux, une sorte de petite vallée.

« Quand le cylindre a achevé sa course, toutes les paroles prononcées dans le récepteur se sont imprimées dans la longue rainure hélicoïdale ; celle-ci a reçu une sorte de gravure naturelle, et les moindres inflexions de cette gravure ont leur importance, puisqu'elles sont la trace permanente d'une onde sonore. Si les sons ont été forts, les marques seront profondes ; s'ils ont été légers, elles seront plus légères ; la petite vague linéaire tracée par l'aiguille dans l'étain sera l'image fidèles des vagues sonores…

« Il ne reste plus qu'à expliquer comment cette impression peut être utilisée pour reproduire les mêmes sons que ceux qui l'ont produite. C'est ce qui se fait dans l'appareil transmetteur.

« Il faut se figurer un tambour conique métallique avec la grande extrémité ouverte et la petite extrémité de deux pouces de diamètre recouverte en papier. Devant ce diaphragme en papier est un léger ressort en acier vertical et terminé par une aiguille qui ressemble à celle du diaphragme du récepteur. Le ressort est mis en rapport avec le diaphragme en papier du transmetteur au moyen d'un fil de soie, convenablement tendu.

« Cet appareil est placé devant le cylindre du récepteur. Les choses sont disposées de telle manière que l'aiguille de l'appareil transmetteur recommence exactement la même course que celle de l'aiguille du diaphragme récepteur. La pointe d'acier suivra la pointe ondulée qui se déroule devant elle ; elle vibrera et recommencera dans le même ordre tous les mouvements qui se sont imprimés sur la trace qui lui est marquée.

« Des vibrations se communiqueront au diaphragme de papier, et il en résultera une série d'ondes sonores tout à fait semblables à celles qui ont été imprimées sur la feuille d'étain. On entendra, chose merveilleuse, sortir des mots du tambour conique, altérés cependant et empreints d'un timbre métallique. Si le cylindre se meut la seconde fois plus lentement que la première, la voix gagnera en gravité ; s'il se meut plus vite, elle deviendra plus aiguë.

« Tel est exactement l'appareil de M. Edison. On comprend que le phonographe est un instrument bien autrement délicat que le téléphone ; il doit être construit avec la précision d'une montre ; il faut que le mariage entre le mouvement vibratoire des aiguilles, soit du récepteur, soit du transmetteur, et la rainure hélicoïdale du cylindre, se fasse avec une admirable précision ; l'aiguille qui imprime la voix doit avoir un mouvement aussi doux que facile ; l'aiguille qui la recueille, si je puis me servir de ce mot, doit presser, mais aussi légèrement que possible, sur la petite surface ondulée qui lui imprime la vibration qui se métamorphose en vibration sonore.... »

On s'est livré sur le phonographe aux expériences les plus bizarres, un peu pour s'assurer que les effets qu'il produisait n'étaient dus à aucune supercherie de l'opérateur ; car nous devons avouer que celui-ci fut quelque temps soupçonné de ventriloquie. C'est ainsi que la Société d'encouragement, dans sa séance du 22 mars, a eu le spectacle des expériences suivantes, exécutées avec tout le succès désirable.

L'opérateur a cliché un solfège qui a été rendu avec le plus grand succès par l'instrument. Puis il a accéléré la vitesse de rotation du cylindre. Toutes les notes ayant été rendues plus aiguës, la loi des intervalles musicaux n'a point été conservée, et cette seconde fois le phonographe a chanté faux.

Après avoir cliché une phrase française, l'opérateur a fait repasser la trace de la même manière que s'il voulait faire parler le phonographe, mais en même temps il a prononcé une phrase anglaise dans son cornet ; ceci fait, il a tourné la manivelle, et le tracé complet a défilé. Alors toutes les personnes qui se trouvaient dans la salle des séances ont pu entendre un mélange des deux phrases. En s'approchant de l'appareil, un auditeur attentif pouvait suivre la phrase française, tandis qu'un autre suivait la phrase anglaise.

On n'en finirait pas si l'on voulait citer toutes les expériences fantaisistes dont le phonographe a été l'objet. Ainsi, en faisant opérer en sens inverse la pointe traçante sur le cliché, on s'est amusé à produire l'étonnante cacophonie de mots prononcés à rebours. A la Société de physique de Londres, on avait déjà fait une expérience beaucoup plus intéressante : on avait obtenu un duo parfait en faisant chanter en même temps deux artistes dans un cornet différent, les deux cornets agissant sur la même pointe traçante.

L'inventeur du phonographe est un jeune homme de moins de trente ans, M. Thomas A. Edison, de Mantow-Park, dans l'État de New Jersey. Il n'a reçu que l'instruction élémentaire et n'en est pas moins devenu, par ses efforts et son intelligence, électricien de la Western Union Company, des États-Unis. Avant celui relatif au phonographe, M. Edison, dont nous avons eu déjà l'occasion de citer le nom, était propriétaire de soixante-sept brevets différents, ayant rapport pour la plupart à des perfectionnements apportés à la télégraphie électrique.

 

 

 

 

L'opérateur gravant par la parole un cliché phonographique.

 

 

 

L'opérateur faisant répéter par l'appareil les paroles gravées sur le cliché.

 

 

 

 

 

 

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