PHYSIQUE. — INVENTIONS NOUVELLES

 

LE PARFAIT PHONOGRAPHE (1)

 

 

(1) Voir nos 2 (8 décembre 1887) et 28 (juin 1888).

 

Voici comment j'ai découvert le phonographe : c’est d’une façon purement accidentelle, pendant que j’étais occupé d’expériences dont le but était tout différent. Je cherchais à construire une machine destinée à répéter des caractères Morse enregistrés sur une bande de papier à l’aide d'encoches ou de dents, qui transmettaient automatiquement le message à un autre appareil, en passant sous une pointe traçante attachée à un manipulateur. En répétant cette épreuve, je me suis aperçu d'un fait inattendu. Lorsque le cylindre portant le papier se déroulait avec grande rapidité, il donnait lieu à un bruit confus, mais musical et rythmé. Ce son singulier, produit par le passage précipité des reliefs et des creux sous un organe métallique, ressemblait au murmure de paroles qu'on entend d’une façon confuse, sans pouvoir suivre la conversation, parce que les mots ne se distinguent pas avec une netteté suffisante. Cette observation me conduisit immédiatement à ajouter à l’appareil un diaphragme spécialement destiné à recevoir les vibrations ou les ondes sonores que ma voix produisait lorsque je parlais en plaçant ma bouche juste au-dessus. Je cherchai à enregistrer ces mouvements sur une surface impressionnable et flexible que je pusse enrouler sur un cylindre. Le papier paraffiné est la première substance à laquelle j’aie songé, et les premiers résultats ont été excellents. Les creux gravés sur le cylindre donnaient, lors de sa révolution rapide, la répétition de ce que j’avais dit lorsqu’il tournait une première fois. En appliquant mon oreille à un tube ressemblant à l’ancienne flûte à bec décrite par Milton et Bacon, et depuis tombée hors d'usage, il me semblait que c'était la machine elle-même qui parlait. Je constatai tout d'un coup que l’enregistrement de la parole humaine était un problème résolu, et que j'avais mis la main sur un mécanisme qui permettait de répéter, aussi souvent qu’on le voudrait, ce que l’on avait dit une première fois, et d'avoir en quelque sorte à sa disposition la parole mise en bouteilles.

 

 

 

 Fig. 1. – Edison parlant dans son phonographe.

 

 

Je n'ai pas besoin de raconter de nouveau l'histoire du phonographe. Je dirai seulement que je l'inventai au printemps de 1877, et que jusqu'en 1878 je m’occupai autant que possible, sans interrompre mes autres travaux, de construire quelques appareils de démonstration. C'est alors que je me décidai à le montrer au public. Tous les hommes de science tombèrent d'accord pour déclarer que c'était un instrument d’une nouveauté absolue, indiscutable. Nécessairement ces machines ne mirent en évidence qu'une petite portion des avantages que l’invention permettait d'obtenir. Aussi je me mis courageusement à l'ouvrage pour me rendre compte de la forme définitive à donner à chacune des parties du mécanisme pour le rendre parfait, et je dessinai tous les projets que je pus former.

Je ne pouvais interrompre à chaque instant mon travail de perfectionnement pour tenir le public au courant de l’état de mes recherches. En conséquence, je publiai, au mois de juin, une sorte de programme des progrès que je désirais réaliser et des applications que j’entrevoyais dans un avenir plus ou moins éloigné.

Les développements que prirent mes travaux de lumière électrique, et d’autres inventions ont absorbé la majeure partie de mon temps, et monopolisé mon attention. Mon laboratoire a été transformé en usine, pour satisfaire aux demandes d'éclairage qui m’étaient adressées, et quoique le progrès de mes études phonographiques fût constant, il en a été nécessairement retardé par cette puissante diversion. Cependant, depuis plusieurs mois, j'ai ouvert un atelier spécial pour fabriquer les différentes parties du phonographe parfait et mettre à la disposition du public la forme idéale que j'avais rêvée lors de ma découverte.

Il ne sera pas sans intérêt de comparer rapidement l'instrument que je fabrique avec les modèles de démonstration qui ont été répandus dans tout l'univers, en 1878. Ces modèles étaient de grosses et lourdes machines, où l'on avait sacrifié la netteté d'articulation, dans le but d'obtenir une émission robuste, susceptible de remplir un vaste amphithéâtre, lorsqu'on faisait passer la voix reproduite par un récepteur ayant la forme d'un tube. On se servait d'une feuille d'étain pour recevoir les reliefs. On produisait la révolution du cylindre à la main, ou avec un mouvement d'horlogerie.

A cette époque, j'avais déjà imaginé un moteur électrique différent de tous les autres, et destiné à faire marcher le phonographe ; mais je n'avais point encore réalisé cet appareil, qui actuellement met le cylindre en rotation avec une régularité, une facilité et un silence que le tournebroche était bien loin d’atteindre. Comme dans mes épreuves primitives, j'ai employé la cire et j'ai renoncé à la feuille d’étain. L'enregistrement de la parole a lieu à l’aide d'une petite pointe traçante pressant sur la cire et poussée par les vibrations d’un diaphragme que je nommerai l’enregistreur. Ces vibrations donnent lieu à des lignes très fines, presque invisibles à l’œil nu. Elles sont reproduites à l'aide d’un autre diaphragme que je nommerai répétiteur, et qu'on fait passer à la place du premier à l’aide d'un mécanisme très simple. On écoute comme anciennement en plaçant l'oreille à l'extrémité du tube. On peut même entendre la voix sans se servir du tube et en se plaçant tout près de la cire. J’ai aussi imaginé un petit couteau, qui, lorsqu'on a fini de reproduire la parole, efface les traces dont on n'a plus besoin, de manière que le cylindre soit prêt à recevoir de nouvelles impressions. Une fois réglé, un phonographe n'exigera que très peu d’attention pour fournir sans réparation ni changement une longue période d’expériences. La batterie placée dans une boîte très commode sous le pupitre qui renferme l’instrument durera six semaines ou plus, si on ne s'en sert pas trop souvent, sans qu'on ait besoin de renouveler les substances chimiques. Une échelle pourvue d'un indicateur pouvant aller sur toute la longueur du cylindre et placée en avant, de manière à être bien visible, permet de noter le point où l’on a commencé à enregistrer la parole, de sorte que le répétiteur peut être placé juste au point convenable, lorsque l'on veut entendre de nouveau les paroles déposées sur le cylindre. Un organe très simple permet d'arrêter la reproduction quand elle marche trop vite pour qu'un secrétaire puisse suivre la dictée phonographique. En prenant une seconde clef qui redresse le répétiteur, le phonographe reviendra sur ses pas, de sorte que l’on pourra entendre de nouveau les passages que l'on n'aurait point perçus avec une netteté suffisante, et cette opération peut être répétée un nombre quelconque de fois.

Un cylindre de cire peut servir pour quinze ou vingt reproductions différentes avant d'être usé ; mais si l'on veut conserver les paroles enregistrées, il ne faut pas évidemment se servir du même cylindre pour une seconde reproduction. Alors on le retire du noyau métallique, et on le met de côté pour s'en servir dans une autre occasion. Un de ces cylindres creux servira sans s'abîmer à des milliers de reproductions successives, sans que la netteté de la voix émise soit altérée d’une façon appréciable. Bien plus, on peut reproduire, à un prix très bas, un nombre quelconque de copies de ces cylindres, ou pour parler plus exactement de ces tubes, après que de la musique, des paroles ou des sons quelconques y ont été gravés.

Dans la publication que j'ai faite il y a dix ans, j'ai énuméré quelques applications pratiques auxquelles le phonographe devait servir, et j'ai particulièrement insisté sur les suivantes :

1. Dictée de lettres et de toute espèce de compositions littéraires sans avoir besoin d'un sténographe ;

2. Publication des livres phonographiques, que des aveugles pourraient comprendre sans aucun effort de leur part ;

3. Enseignement de l'éloquence, en faisant entendre les paroles exprimant les sentiments les plus divers avec un art et une vérité irréprochables ;

4. Reproduction, avec tout le charme d'une harmonie parfaite, de la musique instrumentale et du chant des grands artistes ;

5. Constitution des archives de la famille, par la conservation des phrases ou des mots remarquables de ses divers membres, et surtout des dernières paroles des mourants ;

6. Fabrication de boîtes à musique économiques, et bien supérieures à nos vulgaires serinettes ;

7. Construction d'horloges qui avertiraient quand il est temps de déjeuner, de dîner, de prendre le thé, d’aller se promener, d’aller se coucher, d’aller au théâtre, etc. On pourrait placer dans chaque wagon un phonographe avertissant les voyageurs du nom de la station où le train est arrivé. Dans les collèges et dans les casernes, le phonographe tiendrait lieu de cloche on de tambour, etc. ;

8. Conservation du beau langage, par la reproduction exacte de la prononciation normale des articulations difficiles et des liaisons dangereuses.

9. L’éducation publique en général. — On peut, en effet, phonographier non seulement ces sons difficiles à reproduire exactement, mais encore toutes les explications données par les professeurs sur un sujet quelconque et les répéter autant qu’il sera nécessaire, pour les graver inébranlablement dans la mémoire.

10. Rattacher le phonographe au téléphone, de manière à ce que ce denier appareil donne lieu à la production de registres d’une importance capitale, au lieu d'être simplement l’organe de communications fugitives, ne laissant aucune trace.

Aujourd'hui le phonographe est parfaitement en mesure de réaliser toutes ces différentes applications. Je dois ajouter que, par la facilité avec laquelle il accumule et reproduit toute espèce de musique, chant ou de poésie, il est destiné à fournir un amusement constant à des malades, à des sociétés, dans des réceptions, pendant des dîners, etc. Quiconque est obligé de garder la chambre peut commander un assortiment de cylindres de cire portant des phrases choisies, des poèmes, des morceaux de violon, de piano, des partitions d’opéra, des chansons gaies, des histoires émouvantes, des jeux de mots, des saillies, etc. Qui donc ne supporterait plus aisément une réclusion involontaire, en entendant de son lit ou de sa chaise longue tous ces morceaux si divers, débités avec autant de verve, d'esprit et d'éloquence, que si on avait devant soi les orateurs, les grands acteurs, les incomparables comiques, dont les paroles saisies au vol sont devenues éternelles ! On peut dire que le nombre des distractions que l'on peut fournir à un malade, pour une dépense insignifiante, est devenu véritablement inépuisable. Le jeu d'un orchestre, et même des opéras entiers peuvent être enregistrés sans la moindre difficulté. La voix de la Patti, chantant en Angleterre, peut être entendue en Amérique, et conservée précieusement pour être admirée, dégustée à une époque où, depuis des siècles, la grande artiste ne sera plus que poussière. Sur quatre cylindres, ayant 8 pouces de long et 5 de diamètre (0m,25 sur 0m,13), je peux placer, sous la forme phonographique, tout Nicolas Nickleby (2). Le phonographe est incomparablement supérieur à tout ce que l'on peut imaginer pour donner aux élèves, comme nous le disions plus haut, une idée exacte de la prononciation de leur langue, et surtout celle des langues étrangères. En effet, quel système de figuration syllabique pourrait donner à l’élève une idée aussi exacte de la manière dont un bon orateur anglais prononce le th, dont un Espagnol formule le jota, dont un Arabe crache son khr, dont un Allemand hache les parties les plus lourdes de son idiome, dont un Chinois chante ses monosyllabes, et dont un Parisien fait rouler ses r.

 

(2) Un des romans de Dickens, le plus célèbre et le plus long.

 

Quand on possède dans sa maison un phonographe, on n'a qu’à faire un signe pour avoir à son service les orateurs, les prédicateurs et les acteurs célèbres. Je ne serais pas surpris si, dans un petit nombre d'années, on publiait des journaux phonographiques, imprimés sur des cylindres de cire. Déjà même, à notre époque, aussitôt que le phonographe sera entré dans la pratique, les reporters et les correspondants de journaux pourront parler leurs articles dans un instrument spécial, lorsqu'ils iront au bureau de la rédaction. Ils pourront même le parler à distance à l’aide d'un téléphone. Quand l'impression aura été recueillie sur la cire, on portera le cylindre à la composition, et chaque ouvrier le fera tourner lentement à l'aide d'un mécanisme simple. On n'a pas besoin de passer par l’intermédiaire de l’écriture, et l'ouvrier n'aura que la peine d'écouter ce que dit le phonographe. Il n'aura point à déchiffrer une copie souvent illisible, ni même à jeter les yeux sur un papier placé au haut de sa case.

Les tubes de cire peuvent être envoyés par la poste dans de petites boîtes que j'ai fait construire dans ce but, et placés, lorsqu'ils sont arrivés à destination, sur un autre phonographe, où on reproduira les sons devant la personne à laquelle la correspondance est destinée. Pour répondre à l'objection faite dans le cas où le destinataire de la lettre n'a pas de phonographe, on pourrait établir dans les bureaux de poste des phonographes publics, où chacun arriverait avec ses phonogrammes, que l’on débiterait pour un prix très modique. On pourrait placer dans ces stations des machines à écrire, de manière à ce que le contenu des messages phonographiques soit traduit sans retard en caractères d'imprimerie. Ainsi, le phonographe serait à la disposition de quiconque pourrait disposer de quelques sous. Quel est l’avare qui serait assez liardeur pour refuser d'ajouter quelques centimes additionnels au prix des lettres, lorsqu'il pourrait avoir la satisfaction d'entendre la voix d'un ami, d'un parent, lui parlant d’un autre hémisphère ?

Les auteurs peuvent donner ainsi un corps à leurs idées vagabondes, et prendre des notes rapides, improvisées, à toute heure de jour et de nuit, sans avoir besoin ni de plume, ni d'encre, ni de papier, ni de lumière. Le phonographe suffit à tout, et en beaucoup moins de temps qu’il n'en faudrait pour écrire le plus imparfait de tous les mémorandums. Il leur est aussi possible de publier leurs romans, leurs articles de revue sous une forme exclusivement phonographique, de sorte qu'ils auront l’avantage de s'adresser personnellement à chacun de leurs lecteurs ! Ne pourront-ils pas, en s'y prenant ainsi, protéger efficacement leurs ouvrages, que la législation internationale actuelle laisse exposés aux entreprises des pirates littéraires. Enfin les candidats n'auront-ils pas l'avantage de donner une forme vivante à leurs professions de foi, aux serments qu'ils font lorsqu'ils s'adressent à la foule ? Il est vrai, plus tard, quand ils rendront compte de leur mandat, ils auront à redouter les révélations du phonographe accusateur !

Provisoirement, on s'est décidé à donner à tous les phonographes une dimension uniforme, de sorte qu’un tube sculpté à New York puisse être placé en Chine sur un cylindre de cuivre de même dimension, et qu’il puisse reproduire identiquement toutes les paroles qui ont été inscrites à sa surface. Sur chaque tube, on peut enregistrer de 800 à 1,000 mots, soit 5 à 6 pages d'impression d'un in-18 ordinaire. Bien entendu, rien n'empêche de se servir de plusieurs tubes, si la communication est trop longue pour un seul. Cette uniformité absolue, de diamètre, d'épaisseur, de matière et de fabrication, rend le nouveau système de correspondance immédiatement praticable, dans les maisons de commerce ou dans les bureaux officiels des gouvernements, qui ont des correspondances avec tous les points du globe. Mon secrétaire parle aujourd'hui toutes les lettres de ma correspondance dans un phonographe qui les dicte ensuite à des calligraphes ou à des employés faisant marcher des machines à imprimer. En opérant de la sorte, je gagne un temps immense, et je me débarrasse d'ennuis de toute espèce. Toutes les personnes qui sont surchargées de correspondance peuvent employer ce procédé, et commencer par faire leurs confidences au phonographe. Une fois qu'elles ont gravé ce qu'elles ont à dire, elles n'ont plus besoin de s'occuper de rien, elles peuvent charger le premier employé venu du soin d'écouter et de traduire en écriture ordinaire ce qu'elles ont dit. On n'a plus besoin de passer par l’intermédiaire de la photographie, ni de corriger les dictées, ce qui est indispensable avec le système employé jusqu'ici.

 

Fig. 2. – Phonogramme et sa boîte.

 

 

Bien plus, deux hommes d'affaires, conférant ensemble, peuvent parler l’un après l’autre dans le même phonographe, à l’aide d'un double tube de transmission. Aucune de leurs paroles ne s'égarera dans une oreille indiscrète, et cependant il restera sur le cylindre une transcription parfaitement authentique de leur conversation, avec leur voix ; chaque interruption, chaque affirmation, chaque confidence, chaque suggestion, la plus légère hésitation sera enregistrée sur la cire !

A leur gré, cette conversation peut être écrite ou imprimée par un secrétaire, ou bien multipliée par un procédé mécanique ! De cette manière, une multitude de malentendus peuvent être écartés. Il en est de même dans les congrès de diplomates, et dans les interrogatoires subis par les criminels lors de leur arrestation, quand on les met en présence du cadavre de leurs victimes (3).

 

(3) M. W. de Fonvielle a écrit, il y a dix ans, une scène analogue, dans son roman Néridah, qui fait partie de la Bibliothèque rose, et qui est dirigé contre le spiritisme. C’est un phonographe qui déconcerte le scélérat et achève de le démasquer.

 

Des discussions philosophiques ou littéraires, et des dialogues du plus haut intérêt, peuvent être enregistrés de la même manière. En réalité, le phonographe accomplira, et il accomplit même déjà, pour la conversation, les mêmes merveilles que la photographie a réalisées dans la reproduction des oiseaux et des boulots pris au vol. Elle représentera tout ce qu'elle pourra enregistrer avec une exactitude, une fidélité, une richesse de détails qui tient du prodige.

Les observateurs les plus soigneux, les personnes les plus habituées à écouter, les romanciers les plus exacts, et même les sténographes, sont hors d'état de reproduire une conversation telle qu'elle a été tenue. Le récit qu'ils en font est toujours plus ou moins dénaturé. Mais le phonographe reçoit et transmet de nouveau à nos oreilles les moindres choses qui sont dites, exactement comme on les a dites, avec la fidélité irréprochable dune photographie instantanée. Nous saurons alors, pour la première fois, ce qu’une conversation est réellement. C’est ainsi que, pour la première fois, la photographie instantanée nous a appris quelles étaient les attitudes prises par un cheval lancé au galop.

On peut parler des lettres d'introduction sur un tube phonographique, et se débarrasser du coin de mettre l'adresse, de la peine d'écrire le protocole des salutations en usage de nos jours ; se dispenser de plier et de mettre dans une enveloppe le tuyau phonographique affranchi de toutes les entraves auxquelles sont assujetties les communications écrites. Incontestablement, il n'y a pas de genre de correspondance qui ne soit étonnamment simplifié et abrégé par l'emploi du nouveau mode de communication à distance.

Un négociant se rend dans le bureau d'un confrère qui est sorti, il n'a qu'à conter à son phonographe tout ce qu’il veut lui dire. Il est sûr que, lorsque le maître du phonographe rentrera, la commission sera faite. Non seulement cette faculté est précieuse, parce qu’elle évite la peine d’écrire une note, mais ce qui la rend surtout inestimable, c'est qu'elle dispense de confier à la mémoire d'un clerc, d'un garçon de bureau, d'un domestique, un message oral qui peut être oublié, et même, ce qui est quelquefois pire, délivré d’une façon incorrecte. Un souscripteur des compagnies téléphoniques peut placer à son téléphone un phonographe chargé d'annoncer à l'abonné qu'il est sorti, et d'indiquer l'heure à laquelle il compte rentrer. Le phonographe rendra d'immenses services dans les hôtels et dans les clubs ; les personnes qui les fréquentent, aussi bien que les administrateurs y auront sans cesse recours. Les bourdes ou les fraudes commises par les journalistes qui viennent interviewer les personnes en évidence ne seront plus possibles, quand les victimes de ces inexactitudes pourront les rectifier à l'aide de l'incorruptible phonographe. Les voyageurs, dans les salles d'attente ou dans les trains en marche, seront heureux de se servir de phonographes au lieu de papier à lettres ou de formes télégraphiques, et même dans un train express, ils n'auront pas pour parler à leur phonographe, la même difficulté que pour écrire. Le bruit de la machine et du roulement sur les rails n'empêchera point d'entendre ce qu'on a dit, et formera un accompagnement sui generis qui sera comme un certificat d'origine.

 

 

 Fig. 3. – Le Phonographe et ses organes.

 

 

On ne doit point oublier que je ne parle pas en ce moment des applications que l'on entrevoit maintenant comme praticables dans un avenir plus ou moins éloigné. Ces prédictions ont été faites il y a dix ans, et je n’ai fait qu'annoncer des choses que le Parfait Phonographe est parfaitement à même d'accomplir en ce moment. Il est vrai que, pour en faire usage, il faut un certain apprentissage théorique et pratique, mais cette éducation spéciale est beaucoup moins longue que celle dont on a besoin pour faire marcher une machine à imprimer, ou même une machine à coudre.

 

 

 Fig. 4. – Le Phonographe dans sa boîte.

 

 

Je pourrais mentionner beaucoup d'autres applications pour lesquelles on a tout à fait le droit d'affirmer que le phonographe est complètement mûr. Mais je me garderai bien de donner à l’article que j'écris pour le public français le caractère d'un catalogue. Je dois me borner à dire que le phonographe diffère des enfants ordinaires en ce que l’on ne doit pas se borner à le voir bégayer en annonçant, mais l'opinion qu'en en aura sera beaucoup plus favorable lorsqu'on l'aura entendu parler distinctement. Du reste, il n’est plus réellement en état d'enfance. On peut dire qu’il est encore bien jeune, mais qu'il montre déjà qu’il est destiné à une maturité vigoureuse. Dans certains cas, ne pour­rait-on pas dire qu'il est plus savant que nous ne saurions jamais le devenir ? car il gardera une mémoire parfaitement mécanique des choses que nous pouvons bien des fois oublier nous-mêmes. Il sera un facteur important dans l'éducation morale de l’humanité. En effet, il nous apprendra à bien faire attention à ce que nous disons, puisqu’il donne à toutes les générations le pouvoir de nous entendre. Il rendra les hommes plus sobres de paroles inutiles, plus soucieux de ce qui est pratique et nécessaire, il les obligera à être plus francs ; il aidera au perfectionnement des mœurs, à l'amélioration des habitudes sociales, il fera disparaître les distances qui séparent les amis et, en dépit de l'espace, les unira par des communications vocales directes.

Thomas A. EDISON.

 

Dans l'intéressant article qu'on vient de lire, M. Edison ne s'est pas arrêté à donner une description technique de son appareil. Ayant été assez heureux pour nous procurer une série de dessins relatifs au nouveau phonographe, nous allons essayer de compléter la communication de l’illustre inventeur.

Notre figure 1 représente Edison parlant dans son nouvel appareil.

La figure 2 est destinée à donner une idée aussi exacte que possible du sillon tracé par la pointe vibrante, non plus sur une feuille de papier à chocolat, qu'on collait péniblement sur le cylindre, mais sur un tube creux résistant et facile à placer sur un mandrin métallique, à retirer, à conserver, à durcir et à reproduire. A représente un de ces cylindres ombré en noir de manière à bien mettre en évidence le sillon phonographique laissé par la pointe vibrante. Ce trait a moins d’un dixième de millimètre d'épaisseur. Le style en peut marquer 60 dans 1 centimètre de longueur. Cette finesse surprenante explique les résultats indiqués plus haut par Edison. En parlant très vile, le cylindre que nos lecteurs ont sous les yeux recevrait 700 mots. Il a 15 centimètres de longueur. En B se trouve une boîte de carton destinée à l'emballage, en C est son couvercle. Si elle paraît un peu plus petite, c’est à cause de la perspective, et parce qu'on la suppose plus éloignée de l’œil du spectateur.

La figure 3 est la reproduction d'un phonographe de construction un peu grossière, mais qui a l’avantage de mettre en évidence toutes les parties du mécanisme actuel. La partie inférieure montre le moteur électrique constitué à l'aide d'électro-aimants A au nombre de 4, dont on voit les spires. L'arbre, actionné par ces bobines, porte des contacts en fer doux, également au nombre de 4. Le courant arrive en B par deux bornes. En avant se trouve la poignée à l’aide de laquelle on met la machine en marche, ou on l’arrête. La force électrique est des plus minimes. Dans la planche Edison se sert d'une simple pile Grenet au bichromate de potasse sous sa forme la plus rudimentaire.

Dans l’ancien phonographe, le cylindre se déplaçait tandis que la pointe traçante restait fixe. Cette disposition vicieuse avait obligé d'adopter un volant massif, et de tracer sur le cylindre une rainure profonde, destinée à limiter à droite et à gauche les petites vibrations. Aujourd'hui le cylindre est parfaitement lisse et tourne sur place. De son côté l'aiguille est libre, et elle se déplace horizontalement avec le chariot qui la porte. Cet effet est obtenu à l’aide d'un axe fileté sur lequel vient mordre une pièce F mise en prise par un ressort, et boulonnée à une douille G, solidaire avec le chariot porteur des pièces acoustiques. Ces pièces sont au nombre de deux : le récepteur C et le reproducteur E. Le cornet C que nous avons représenté vissé sur le récepteur, peut l’être sur le reproducteur, lorsque l’on fait parler le phonographe au lieu d'y imprimer le discours. Dans notre gravure, il est disposé pour l’écriture. La substitution du reproducteur au récepteur a lieu au moyen d'un mouvement autour de l'axe D. On voit aussi en G une partie de l’égaliseur, destiné à effacer la parole qu'on a déjà fait reproduire lorsqu'on veut se servir à plusieurs reprises du même cylindre. Bien entendu, on ne peut se servir d'égaliseur lorsqu'on fait lire à l’appareil les tubes phonographiques dont parle Edison, contenant des discours de grands orateurs, des chansons, des morceaux d'opéras, fabriqués à distance. Pour faire revenir le phonographe en arrière, on relève le chariot entier autour de l'axe I, et l’on pousse la douille vers la gauche. La règle divisée H, qui est immobile, sert, comme le dit plus haut Edison, de point de repère.

La figure 4 représente le phonographe au repos et recouvert de sa boîte. On voit en A les embouchures du récepteur et du reproducteur, recouvertes toutes deux d'un chapeau de cuivre pour les protéger, autant contre les regards indiscrets, que contre les poussières qui tombent du ciel. C’est la poignée qui sort à la manœuvre du chariot. En B, on voit la roue d'angle, à l'aide de laquelle le mouvement de l'axe du moteur électrique se transmet au cylindre, et par l'intermédiaire de son axe fileté, au chariot porteur de la partie acoustique.

Des vis de rappel permettent de donner une précision réellement scientifique à tous les mouvements de l’appareil. M. Edison a phonographié une instruction spéciale, dont « son enfant chéri » donnera lecture au meeting de Bath. Nous rendrons compte de ce que nous aurons vu et entendu, dans cette session importante, qui marquera certainement dans les Annales de l'Association britannique pour le progrès des sciences.

 

W. DE FONVIELLE

 

(Science illustrée, n°41, 08 septembre 1888)

 

 

 

 

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