PHYSIQUE
LE
A BATH
J’ai assisté dans cette ville charmante, aux débuts du nouveau phonographe, que le colonel Gouraud a fait fonctionner devant l’Association britannique pour le progrès des sciences. Ni le discours de sir Frederic Bramwell, ni la conférence si instructive du professeur Ayrton sur le transport de la force, ni les découvertes de M. Janssen sur la nature de l’action que l’oxygène exerce sur les propriétés intimes de la lumière, ni la victoire que M. Preece a remporté sur les ennemis des paratonnerres, ni les débats sur la question sociale, ni la création en Australie d’une association pour le progrès des sciences, ni l'excentrique proposition d’un fanatique Italien, qui demande qu'on fasse passer le premier méridien par Jérusalem, ni la dissolution du comité des expéditions antarctiques, ni l'explication des mœurs et des habitudes romaines encore inscrites sur la pierre des bains construits par Vespasien et Titus, en un mot rien de ce qui eût passionné les membres du parlement de la science n'a eu la puissance de faire perdre un instant de vue le phonographe, le grand ressuscité, après plus de dix années de séjour dans le tombeau de l’oubli.
Sans la protection de M. Janssen, devant qui toutes les portes s'ouvraient, il ne m'aurait pas été possible de pénétrer dans l'enceinte de la loge maçonnique ou M. le Phonographe devait faire entendre sa voix. Ma surprise n'a pas été petite en voyant que le phonographe avait un frère cadet, le graphophone, présents par M. Edmunds. Elle n'a point été diminuée par ce que j'ai appris.
On sait qu’après une courte explosion d'enthousiasme, le phonographe a été complètement dédaigné. A peine si, de loin en loin, quelque professeur de physique en fait la démonstration dans ses cours. Peut-être cette ingratitude apparente a-t-elle dépité Edison ! Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a négligé de payer les annuités de sa patente anglaise, et que le brevet principal est tombé dans le domaine public.
Les patentes ultérieures ne peuvent plus porter que sur des perfectionnements.
Les deux instruments que l’on présente
aujourd'hui simultanément au public enregistrent la parole sur
La cire que préparent les abeilles les plus vulgaires est une matière facile à épurer, à rendre d'une parfaite homogénéité à l’aide de procédés particuliers. La perfection avec laquelle cette préparation est faite influe d'une façon notable sur la manière dont la voix est rendue. En effet, la membrane métallique est si délicate, que la moindre inégalité produit un crachement fort peu agréable, et tout à fait surprenant lorsqu'on en ignore la nature.
Le phonographe est un instrument plus soigné que son rival, et qui m'a paru beaucoup plus satisfaisant sous tous les points de vue, excepté la netteté de la reproduction qui est parfaite de part et d'autre. Mais le phonographe est le seul qui ait pu reproduire la même phrase en quelque sorte indéfiniment. Il m'est encore impossible de comprendre comment il peut se faire que l'aiguille du répétiteur passe et repasse dans le sillon si facilement tracé par l'imprimeur sans le modifier en aucune façon. Les mots conservent indéfiniment la même netteté.
J'ai pu m’en servir pour corriger ma prononciation défectueuse des mots thread (fil) et thistle (chardons), qui sont célèbres dans les cours d'anglais. J’ai prié le colonel Gouraud d'imprimer sa prononciation normale, puis j’ai parlé à mon tour, et fait repasser le répétiteur jusqu'à ce que je sois arrivé à un équivalent. Le colonel Gouraud avait lui-même annoncé dans sa conférence, que le phonographe avait appris à son fils la prononciation du mot tu, auquel les lèvres anglaises et américaines sont généralement rebelles.
Je suis persuadé qu'Edison n'a point exagéré la
vérité, et que le phonographe rendra à l’art de l'élocution et du chant des
services inappréciables. Grâce à lui les orateurs pourront s'entendre parler
comme ils entendent parler leurs rivaux, et leurs contradicteurs. N'étant plus
étourdis, troublés, illusionnés par les sons, que les os du crâne communiquent à
leur cerveau, ils auront le moyen d'être en face de
Mais, naturellement, le phonographe ne rend que ce qu'on lui a confié. Le son ne s'améliore point parce qu'on l’a mis en bouteille. C’est ce qui fait que quelques personnes ont cru que le phonographe jouait faux ou chantait faux. Pour juger de sa puissance vraie de reproduction il ne faut pas s’en rapporter aux phonogrammes qui nous viennent d'Amérique, il faut avoir sous l'oreille le modèle et la copie.
Le phonographe peut parler fort, et se faire entendre de toute une salle. Mais tous les genres de phonogramme ne se prêtent point également à cette espèce d'exhibition fort curieuse. En outre, il faut en général l’intermédiaire d'un porte-voix métallique, qui modifie les sons d'une façon toujours fâcheuse, et rappelle la fameuse voix de Polichinelle. Pour entendre la reproduction avec toute la perfection de l’original, il faut mettre à son oreille deux tuyaux acoustiques terminés chacun par une petite ampoule en verre.
Sur un tube unique on embranche trois, quatre ou
cinq de ces paires de petits tubes. C'est un très curieux spectacle que de voir
les auditeurs se pâmer en écoutant tout ce que le phonographe leur coule dans
l'oreille. Mais naturellement, plus on est d'auditeurs, moins on entend. Lorsque
l’on est en tête à tête avec le phonographe et que l’impression est vigoureuse,
bien nette, bien taillée, qu'on a lancé sur l’imprimeur un air puissant, l'effet
est véritablement surprenant. On dirait qu'il sort de la machine une âme, un
souffle diabolique, ou divin, en un mot quelque chose de vivant. L'impression
est menue, presque invisible à
Mais je ne me serais point hasardé à livrer au
phonographe une improvisation. Je ne crois pas qu’il y aurait d'ouvrage de
longue haleine qui pût ainsi être entendu d'un bout à l'autre. Je crois que le Télémaque,
ou Paul-Louis Courier, cependant si parfait, ne
résisteraient point à l'épreuve. Il faut des morceaux courts, parfaits dans
toutes leurs parties, comme les fables de
Je suis persuadé que les éditeurs n'ont point à trembler. L’art de Cadmus échappera à cette épreuve. Il n'a rien, rien à redouter. Les sténographes eux-mêmes ne perdront point leur clientèle. Quant aux applications purement commerciales j’ai des doutes, mais l'analyse de ce genre de correspondances nous entraînerait trop loin. Du reste, chacun verra, lorsque le phonographe sera arrivé à Paris. Je donne en ce moment des impressions personnelles que chacun sera libre de modifier. Un point est certain, incontestable, c'est que le transport de la voix n'est plus une chimère, sa conservation indéfinie est trouvée. Combien voudront se servir de ces procédés nouveaux, c’est une question de mode, de prix, de facilité, de manipulations.
Je terminerai en disant que l'on voit bien que le phonographe est le frère du téléphone. Ceux qui savent bien se servir de l'un utiliseront facilement l'autre, et vice versa. Nous avons trouvé M. Janssen et moi, à Bath, d'aimables compatriotes qui nous ont accueilli avec la plus touchante cordialité. Leurs oreilles ont parfaitement apprécié toutes les délicatesses de la diction phonographique, sur des cylindres qui avaient traversé l'Atlantique, et dont chacun avait été parlé plus de mille fois, voici ce qu'il importe de ne point oublier. C'est au public de deviner la portée pratique, comme aux tribunaux de se prononcer sur la question judiciaire. Mais en dehors de toutes ces considérations, au point de vue purement technique, exclusivement scientifique, les expériences sont du plus haut intérêt. Elles sont très curieuses, susceptibles d’être indéfiniment variées, elles donnent un démenti à toutes les réserves analytiques du trop célèbre Helmholtz, recteur de l'Académie de Berlin, et elles font le plus grand honneur à Edison, sans lequel ni gramophone, ni phonantographe, ni rien n'existerait.
W. DE F. [Wilfrid de Fonvielle]
(Science illustrée, n°45, 06 octobre 1888)