P. HÉMARDINQUER

 

LE PHONOGRAPHE ET SES MERVEILLEUX PROGRÈS

 

 

 

CHAPITRE PREMIER


L'HISTOIRE DU PHONOGRAPHE

 

Définitions préliminaires

Les prophètes du phonographe

Les premières machines parlantes

Les machines à enregistrer les sons

Le véritable précurseur du phonographe, le phonautographe

Le rôle de Charles Cros. Est-il l'inventeur du phonographe

La réalisation du phonographe d'Edison

Le premier phonographe

Les premiers travaux d'Edison (1878-1881)

Les premiers phonographes pratiques (1888-1900)

Une période de perfectionnements de détails (1900-1925)

Enfin, la T. S. F. vint (1925)

Le phonographe d'aujourd'hui

 

 

 

Définition préliminaire.

 

L 'origine du mot phonographe ne doit pas être attribuée à Charles Cros, qui conçut le principe de la première machine parlante, ni à Edison, qui la réalisa, mais plutôt à l'abbé Lenoir, ami de Charles Cros.

Cet abbé écrivait des articles de vulgarisation sous le pseudonyme de Le Blanc, et dans un de ces articles, paru le 10 octobre 1877 dans la Semaine du Clergé, il appliqua pour la première fois l'appellation de phonographe (de phoné, voix, et graphein, écrire) à l'appareil inventé par son ami Charles Cros, et auquel ce dernier avait donné, d'ailleurs, le nom de paléophone (voix du passé).

D'après son étymologie, le mot phonographe signifierait seulement machine à enregistrer les sons, ou plutôt la voix ; en réalité, on désigne maintenant sous le nom de phonographes tous les appareils de principes assez divers servant à enregistrer et à reproduire la parole et la musique.

Comme nous le verrons dans la suite de ce livre, il existe maintenant des phonographes dans lesquels l’enregistrement et la reproduction des sons ne sont plus effectués uniquement par des procédés mécaniques, mais à l'aide de dispositifs radio-électriques, électro-magnétiques, optiques, etc.

 

 

Les prophètes du phonographe.

 

Les romanciers et les poètes ont souvent une sorte de génie prophétique ; aussi y a-t-il plusieurs siècles que de grands écrivains français conçurent l'idée que l'homme pourrait un jour conserver les sons, et surtout les paroles, pour les reproduire à sa guise.

Rabelais, ce véritable génie universel, prévoyait sans doute dès le début du XVIe siècle que l'on pourrait un jour enregistrer les paroles lorsqu'il nous parle de paroles gelées, aux chapitres 55 et 56 du livre IV de Pantagruel, dans les termes suivants :

 

En pleine mer, Pantagruel se leva et dit : « Compagnons, oyez-vous rien ? Me semble que je oy quelques gens parlans en l'air ; je n'y voy toutesfois personne. Escoutez. »

Le pilote expliqua le miracle : « Icy, dit-il, est le confin de la mer glaciale sur laquelle fut l'hiver dernier grosse et félonne bataille entre les Arimaspiens et les Nephelibates. Lors gelèrent en l'air les paroles et les crys des hommes et femmes, le choplis des masses, les hurtis des harnois, les hennissements des chevaulx et tous autres effroys de combat. Advenante à cette heure la rigueur de l’hyver passée, la sérénité et tempérie du bon temps, elles fondent et sont ouïes. »

A ce moment tombèrent sur le tillac pleines brassées de paroles gelées, mots de gueules et mots de sinople, mots d'azur, mots de sable et mots dorés que les voyageurs chauffèrent entre leurs mains et qu'ils écoutèrent avec ravissement, quelques-unes avec surprise, comme celle que frère Jean échauffait et qui fit un son tel que châtaignes jetées dans la braise lorsqu'elles éclatent et nous font tous de peur tressaillir.

Mais il y en avait aussi de mal plaisantes à voir et horriblement fondues : « Hin, hin, lin, tique, torche, brededin, brededac, fr, frr, frou, touboubou, ouon ouonouon, goth. »

 

Description très précise des auditions des mauvais phonographes et même des premières auditions radiophoniques !

On conserve à la Bibliothèque Nationale une petite brochure d'un auteur inconnu intitulée Le Courrier véritable et qui date de 1632.

Il est question dans ce livre (relatant un voyage fait en songe) d'hommes qui, « pour conférer de loin, parlent seulement de près à des esponges, puis, les envoyent à leurs amis qui, les ayant receües, en les pressant tout doucement, en font sortir ce qu'il y a dedans de paroles, et sçavent, par cet admirable moyen, tout se que leurs amis désirent.

 

« Et, pour se résiouyr, quelquefois ils envoient quérir dans l'Isle Cromatique des Concerts de musique de voix et d'instruments dans les plus fines de leurs esponges, qui leur rendent estant pressées les accords les plus délicats en leur perfection (1). »

 

(1) Cette citation a été indiquée par M. Gilbert, directeur de Phono-Radio-Musique.

 

Ne peut-on voir là l'idée primitive de l'enregistrement, de la reproduction, et des concerts phonographiques ?

 

Mais c'est sans doute Cyrano de Bergerac, cadet héroïque, auteur comique de grand talent et romancier fantaisiste, digne précurseur de Jules Verne et de Wells, qui peut être considéré surtout comme le véritable prophète du phonographe, puisqu'il en donne déjà, au début du XVIIe siècle, une description vraiment curieuse en nous expliquant, dans son Voyage dans la Lune, comment les lunaires mettent les sons « en boîte » et ce qu'il trouva à l'intérieur d'une de ces boîtes parlantes, lors de son voyage :

 

« A l'ouverture de la boïtte, je trouvai dedans un je ne scay quoi de métal presque semblable à nos horloges, plein de je ne sçay quels petits ressorts et de machines imperceptibles. C'est un livre, à la vérité, mais c'est un livre miraculeux, qui n'a ni feuillets, ni caractères.

« Enfin, c'est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles : on n'a besoin que des aureilles.

« Quand quelqu'un donc souhaite lire, il bande avec une grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l'égaille sur le chapitre qu'il désire écouter, et en mesme tems, il en sort, comme de la bouche d'un homme ou d'un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent entre les Grands Lunaires à l'expression du langage. »

 

Le rôle didactique et récréatif du phonographe est bien clairement expliqué, et cette prophétie devance seulement encore la réalité du XXe siècle, puisque le livre phonographique de Cyrano n'est pas encore aussi couramment employé que le livre imprimé.

 

 

Les premières machines parlantes.

 

Depuis fort longtemps, d'habiles mécaniciens avaient réussi à construire des machines pouvant produire des sons musicaux, des mots, ou plutôt des syllabes à l'imitation des hommes.

Certains auteurs ont mentionné une « tête parlante » en bronze, construite par le moine français Gerbert, qui devint pape sous le nom de Sylvestre II en 999, et fut, d'ailleurs, par la suite, accusé de sorcellerie.

Albert le Grand, moine allemand du XIIIe siècle, philosophe, théologien et alchimiste, qui découvrit l'acide nitrique, aurait réussi également à réaliser une tête de poterie du même genre, mais on ne possède aucun détail sur cet appareil merveilleux pour l'époque, pas plus que sur le précédent.

Au XVIIIe siècle, on put compter nombre de fabricants « d'automates », et, parmi ceux-ci, plusieurs constructeurs de machines parlantes.

Vers 1770, l'abbé Mical inventa un appareil qui suscita quelque intérêt, mais ne semble pas avoir donné la célébrité à son auteur, et en 1773 un savant danois, Krantzenstein, réussissait à réaliser une machine qui prononçait la plupart des voyelles en utilisant les vibrations de lames d'acier.

Les joueurs de flûte, de tambourin et de galoubet du célèbre Vaucanson, construits à la même époque, étaient d'admirables automates musicaux, mais il faut accorder une mention spéciale à l'énigmatique baron Wolfgang de Kempelen, mécanicien hongrois et haut fonctionnaire, dont la mystérieuse existence a été évoquée récemment dans un film historique français : le Joueur d'échecs.

Cet émule de Vaucanson se rendit, en effet, célèbre en présentant à Paris, en 1784, un automate qui exécutait toutes les combinaisons du jeu d'échecs, de manière à gagner presque constamment, mais il présenta également un autre automate gigantesque articulant plusieurs paroles.

Il livra le secret de ce dernier automate remarquable dans un livre publié à Vienne en 1791, et intitulé : Le Mécanisme de la parole, suivi de la description d'une machine parlante.

 

 

Les machines à enregistrer les sons.

 

Les machines parlantes plus ou moins perfectionnées que nous venons d'énumérer permettaient seulement la production de quelques sons ou paroles toujours les mêmes, mais, dès le début du XIXe siècle, plusieurs physiciens découvrirent des procédés permettant l'enregistrement de sons quelconques ou plutôt des vibrations sonores de corps quelconques.

Le physicien anglais Thomas Young appliqua dès 1807 une méthode qui est demeurée classique et permet de traduire graphiquement les vibrations d'un corps sonore quelconque.

Un style léger (barbe de plume) est fixé au corps expérimenté ; il vient frôler une surface recouverte de noir de fumée et animée d'un mouvement de translation régulier, et trace alors, en effleurant la surface de sa pointe, une courbe correspondant au son émis par le corps.

Dans le premier dispositif d'Young, on employait très simplement un tambour noirci que l'on faisait tourner à la main à l'aide d'une manivelle (fig. 1).

 

 

 

FIG. 1. — La méthode inventée en 1807 par Thomas Young permit, dès ce moment, l'enregistrement graphique des vibrations sonores. Un style fixé au corps sonore (ici un diapason) trace la courbe correspondant a sa vibration sur un tambour recouvert de noir de fumée.

 

 

Duhamel, vers 1840, inscrivit les vibrations d'une corde tendue munie d'une pointe traçante, et Lissajous, quelques années plus tard, répéta ces expériences en les perfectionnant.

 

 

Le véritable précurseur du phonographe : le phonautographe.

 

Les appareils d'Young et de Lissajous permettaient bien l'enregistrement des vibrations sonores, mais non de la voix humaine, parce qu'ils n'étaient pas pourvus d'un dispositif acoustique vibrant relié au style enregistreur, et capable d'être actionné par des ondes sonores transmises par l'air.

 

Il appartint à Léon Scott, ouvrier typographe français autodidacte, d'adapter au dispositif de Thomas Young un système acoustique de ce genre, dont il avait eu l'idée toute intuitive. Il exposa, d'ailleurs, les principes de sa méthode, qu'il appelait la phonautographie, dans un pli cacheté déposé à l'Académie des sciences le 26 janvier 1857.

L'appareil employé pour l'enregistrement de la voix humaine comportait une membrane vibrante placée à l'extrémité d'un cornet acoustique et reliée par un cône à un style souple qui enregistrait sur un cylindre la courbe correspondante, comme dans le premier dispositif de Thomas Young (fig. 1).

Ce nouveau système, qui fut expérimenté devant l'Académie et examiné par Lissajous, est encore en service dans les laboratoires de phonétique expérimentale, car il permet d'effectuer une véritable analyse de la voix (II, fig. 2 et 3).

Cependant, Léon Scott n'avait songé qu'à enregistrer la voix et non à la reproduire au moyen du même instrument, il restait donc encore une étape à franchir (2).

 

(2) Inversement, il faut citer les travaux de Faber, qui réalisa vers 1875 une véritable synthèse de la parole à l'aide d'une machine très curieuse pourvue d'une soufflerie. 

 

 

 

FIG. 2. — Dans le phonautographe de Scott, les sons transmis par un cornet acoustique font vibrer une membrane liée par un cône à un style souple qui enregistre une courbe sur un tambour animé d'un mouvement de rotation régulier.

On voit en II un exemple de courbe phonautographique.

 

 

 

FIG. 3. — Le phonautographe de Léon Scott : E, cylindre animé d'un mouvement de rotation régulier sous l'action du moteur à poids B ; S, style inscrivant les courbes sur le papier enduit de noir de fumée et relié à la membrane M ; P, pavillon acoustique ; A, manivelle de remontage. — Le style est formé d'une soie de sanglier et d'une barbe de plume.

 

 

Le rôle de Charles Cros. Est-il l'inventeur du phonographe ?

 

Le 30 avril 1877, un jeune savant français de trente-cinq ans, Charles Cros, déposait sous pli cacheté à l'Académie des sciences la description d'un appareil destiné à enregistrer et à reproduire les vibrations acoustiques, il signalait surtout le principe de la réversibilité de l'instrument, et indiquait quelques moyens de la réaliser pratiquement.

 

Charles Cros était non seulement un inventeur qui fit des recherches sur la photographie des couleurs et la synthèse des pierres précieuses, mais encore un délicat poète et un auteur comique dont quelques monologues : l'Obsessionle Bilboquet et surtout le Hareng saur, sont restés célèbres.

Malheureusement, il était fort pauvre : il ne put prendre de brevet, ne trouva aucun constructeur qui voulût bien s'intéresser à son invention, et mourut en 1888 sans avoir pu la réaliser, sans même avoir pu en être le parrain, puisque nous avons indiqué au début de ce livre que le nom de Paléophone, choisi par lui, devait faire place, dès octobre 1877, au nom de phonographe dû à son ami intime, l'abbé Lenoir.

En réalité, il semble bien que Charles Cros expliquait dans son pli cacheté, lu en séance publique le 3 décembre 1877, le moyen de rendre réversible le phonautographe de Scott, et son fils, M. Guy-Charles Cros, a d'ailleurs publié, dans une étude récente fort intéressante parue dans le Mercure de France, quelques documents très précis à ce sujet. Voici d'abord le texte exact du pli cacheté déposé à l'Académie des sciences :

 

PROCÉDÉ D'ENREGISTREMENT ET DE REPRODUCTION DES PHÉNOMÈNES PERÇUS PAR L'OUÏE

 

En général, mon procédé consiste à obtenir le tracé du va-et-vient d'une membrane vibrante et à se servir de ce tracé pour reproduire le même va-et-vient avec ses relations intrinsèques de durée et d'intensité sur la même membrane ou sur une autre, appropriée à rendre les sons et bruits qui résultent de cette série de mouvements.

Il s'agit donc de transformer un tracé extrêmement délicat, tel que celui qu'on obtient avec des index légers frôlant des surfaces noircies à la flamme, de transformer, dis-je, ces tracés en relief ou creux résistants, capables de conduire un mobile qui transmettra ces mouvements à la membrane sonore.

Un index léger est solidaire du centre de figure d'une membrane vibrante. Il se termine par une pointe (fil métallique, barbe de plume, etc.) qui repose sur une surface noircie à la flamme. Cette surface fait corps avec un disque animé d'un double mouvement de rotation et de progression rectiligne.

Si la membrane est en repos, la pointe tracera une spirale simple. Si la membrane vibre, la spirale tracée sera ondulée et ses ondulations représenteront exactement tous les va-et-vient de la membrane, en leurs temps et en leurs intensités.

On traduit, au moyen de procédés photographiques actuellement bien connus, cette spirale ondulée et tracée en transparence par une ligne de semblable dimension, tracée en creux ou en relief dans une matière résistante (acier trempé, par exemple).

Cela fait, on met cette surface résistante dans un appareil moteur qui la fait tourner et progresser d'une vitesse et d'un mouvement pareils à ceux dont avait été animée la surface d'enregistrement. Une pointe métallique, si le tracé est en creux (ou un doigt à encoche, si le tracé est en relief), est tenue par un ressort sur ce tracé. D'autre part, l'index qui supporte cette pointe est solidaire du centre de figure de la membrane propre à produire les sons.

Dans ces conditions, cette membrane sera animée non plus par l'air vibrant, mais par le tracé commandant l'index à pointe d'impulsions exactement pareilles, en durée et en intensité, à celles que la membrane d'enregistrement avait subies.

Le tracé spiral représente des temps successivement égaux par des longueurs croissantes ou décroissantes. Cela n'a pas d'inconvénient si l'on n'utilise que la portion périphérique du cercle tournant, les tours de spire étant très rapprochés, mais alors on perd la surface centrale.

En tout cas, le tracé en hélice sur un cylindre est très préférable, et je m'occupe actuellement d'en trouver la réalisation pratique.

 

On voit donc, non seulement que Charles Cros avait bien eu l'idée géniale de la réversibilité du phonautographe, mais encore qu'il avait songé dès l'abord à l'enregistrement et à la reproduction sur disques ; cependant les procédés indiqués ne permettaient pas la reproduction directe et exigeaient une opération intermédiaire pour transformer la courbe graphique primitive en sillon phonographique.

Un tel procédé est d'ailleurs encore employé aujourd'hui, nous l'avons indiqué déjà, dans les laboratoires de phonétique. On fait tracer sur une feuille de clinquant une courbe phonautographique par l'appareil de Scott excité par un son vocal élémentaire.

Le style enregistreur est ensuite remplacé par une pointe rigide que l'on oblige à suivre la courbe obtenue par ce découpage du premier sillon, tout en déroulant la feuille de clinquant à la vitesse primitive de l'enregistrement.

Le système est en quelque sorte le « phonographe à la limite », une sorte de « phonographe au ralenti » ; il convient fort bien pour déceler les différences ou défauts de prononciation, mais non, évidemment, pour l'enregistrement d'un morceau de chant ou d'orchestre.

Il ne nous paraît pas moins intéressant de reproduire également quelques passages de ce fameux article paru le 10 octobre 1877 dans la Semaine du Clergé sous la signature de Le Blanc (pseudonyme de l'abbé Lenoir) et dans lequel le mot phonographe fut employé pour la première fois :

 

Par cet instrument que nous appellerions, si nous étions appelé à en être le parrain, le phonographe, on obtiendra des photographies de la voix comme on en obtient des traits du visage, et ces photographies, qui devront prendre le nom de phonographies, serviront à faire parler, ou chanter, ou déclamer les gens des siècles après qu'ils ne seront plus, comme ils parlaient, ou déclamaient, ou chantaient lorsqu'ils étaient en vie...

Ne sera-ce pas là une des plus curieuses choses qu'on puisse imaginer : faire chanter, par exemple, pendant quelque temps, l'un des morceaux qui auront rendu célèbre tel chanteur, et faire ensuite répéter ce morceau avec une voix toute semblable, par un simple instrument de physique, qui se nommera le phonographe, lequel se servira mécaniquement d'un cliché fait pour cela, se conservant toujours, comme se conservent les clichés des gravures sur bois ou sur cuivre...

 

Dans la suite de l'article, l'abbé Lenoir indique un procédé pratique (du moins à son avis) pour enregistrer et reproduire les sons au moyen du phonographe ; il explique, d'abord, le fonctionnement du téléphone et la propagation des vibrations acoustiques et continue comme suit :

 

Supposons que cette vibration, ce bruissement, arrive au bout du fil, y soit communiqué à quelque chose de très mobile, comme un fil élastique d'acier de microscopiques dimensions, une barbe de plume, etc., et que le petit ressort ainsi vibré porte sur une surface métallique telle que celle d'un cylindre analogue à celui d'une serinette. Supposons encore que le cylindre soit enduit, à sa surface, d'une matière aussi légère que le serait du noir de fumée, et qui soit grasse assez pour empêcher un acide de mordre sur le métal. Supposons, enfin, qu'on traite la surface métallique, après qu'elle a reçu les impressions vibratiles du petit ressort, par un procédé délicat, analogue à celui au moyen duquel les aquafortistes exécutent les gravures à l'eau-forte.

Que résultera-t-il de tout cela ?

Il en résultera qu'on obtiendra un cliché, soit un cylindre, sur lequel seront tracées en creux ou en relief les ondulations du morceau qui a été chanté, et sur lequel ces ondulations seront aussi bien fixées que le sont, sur un cliché à gravures, les images des objets de la scène représentée.

Supposons maintenant que l'on fasse tourner le cylindre selon la mesure exactement convenable, et que, sur sa surface, soit traînée une aiguille correspondant avec un téléphone approprié. Les vibrations seront évidemment reproduites comme le sont les notes dans un orgue de Barbarie par le roulement même du cylindre tournant sous les touches. Par suite, l'instrument communiquera à l'air ambiant les ondulations, et ces ondulations elles-mêmes, se répandant dans l'atmosphère, seront les chants, les sons, les paroles du morceau dont on aura pris la phonographie.

 

Il y a bien là l'indication de l'enregistrement et de la reproduction des sons musicaux sur un cylindre (sans description du diaphragme à employer, d'ailleurs), mais il est fait toujours mention d'une opération intermédiaire succédant à l'enregistrement.

D'après quelques auteurs, Charles Cros aurait réalisé plus tard un phonographe enregistrant et reproduisant la voix à l'aide d'une plaque recouverte d'une couche de cire vierge, mais il ne semble malheureusement pas qu'il ait réussi à obtenir réellement avant Edison l'enregistrement et la reproduction directement réversible sur le même support matériel et à l'aide de la même pointe vibrante, ni même à constituer réellement un appareil de démonstration phonautographique réversible, d'après un des procédés que nous venons de citer, ou à faire des expériences pratiques de reproduction des sons.

 

Pour des raisons sans doute presque exclusivement matérielles, Charles Cros demeura donc à peu près uniquement un théoricien ; il doit être associé à Edison, car il eut l'intuition géniale du principe phonographique, mais il ne peut être considéré comme le véritable inventeur, c'est-à-dire avant tout le réalisateur du phonographe dans toute la merveilleuse simplicité de son dispositif initial (fig. 4).

 

 

 

FIG. 4. — Edison, qui peut être considéré comme le véritable inventeur du phonographe, au sens réel du mot (photographie prise en 1908).

 

 

La réalisation du phonographe d'Edison.

 

C'est le 19 décembre 1877 que le Sorcier (c'est ainsi qu'on commençait à appeler Edison) prenait son premier brevet, mais c'est seulement le 15 janvier 1878 qu'il ajoutait un certificat d'addition au brevet primitif, et, dans ce certificat, tout en adoptant le mot « phonographe », il donnait de son appareil une description précise permettant, dès ce moment, une réalisation pratique.

On a présenté différentes versions pour expliquer la manière toute accidentelle, semble-t-il, tout au moins primitivement, dont Edison découvrit le phonographe.

Cependant, si l'on se réfère au titre de son premier brevet : « Perfectionnement dans les instruments pour contrôler par le son la transmission des courants électriques et la reproduction des sons », il semble bien que c'est au cours de recherches d'ordre électrique qu'Edison conçut l'idée primitive de son invention.

D 'après M. Boulay, Edison travaillait en 1877 à perfectionner le téléphone, récemment inventé par Graham Bell, dans son laboratoire de Menlo Park (fig. 5).

 

 

 

FIG. 5. — Le laboratoire d'Edison à Menlo Park, à Orange (New Jersey), dans lequel fut expérimenté le premier phonographe.

 

 

En manipulant une membrane téléphonique ou microphonique munie d'une pointe, le grand inventeur fut frappé de l'idée qu'une telle pointe capable de piquer un doigt, par exemple, pourrait aussi inscrire sur une feuille de papier ou sur toute autre matière qui glisserait devant elle des vibrations correspondant à la voix (comme l'aurait fait d'ailleurs le style d'un appareil de Young ou même de Scott).

En faisant repasser la même feuille devant la pointe, le diaphragme de l'écouteur téléphonique répéterait et reproduirait, pensa-t-il, les mêmes courants électriques que les courants primitifs, suivant la loi de réversibilité de l'écouteur téléphonique.

D'après cette version, Edison aurait donc eu l'idée de l'enregistrement et de la reproduction électriques des sons avant d'avoir songé à l'enregistrement et à la reproduction purement acoustique, et cinquante ans avant la réalisation pratique de ces procédés ultra-modernes.

Edison fit part de ses idées sur cette question à un de ses amis, Edward-H. Johnson, qui faisait des conférences sur les inventions du maître, et ce dernier décrivit cette idée nouvelle dans des conférences qui eurent lieu à Saratoga et à Buffalo.

 

La seule annonce de la découverte théorique « d'une machine qui parle » suscita un tel enthousiasme dans le public et dans la presse locale, que M. Johnson comprit de suite l'intérêt immense qu'il y aurait à réaliser pratiquement un tel dispositif, et retourna immédiatement à Menlo Park communiquer cette opinion à Edison.

Ce dernier eut vite l'intuition que l'appareil pouvait être réalisé pratiquement d'une manière exclusivement mécanique beaucoup plus simple.

Selon M. Labadié, il aurait d'abord songé à des procédés d'enregistrement et de reproduction sonores tout à fait personnels, mais peu pratiques, et consistant, par exemple, à tracer un sillon sonore dans l'épaisseur d'un papier rugueux, ou en relief, au moyen d'une plume encrée très souple, laissant un tracé d'épaisseur uniforme, mais de largeur variable, sur du papier lisse, cette plume étant reliée à la membrane d'un dispositif phonautographique (fig. 6, a).

La reproduction aurait dû être obtenue alors par les vibrations modulées d'une sorte de balai élastique suivant le sillon sonore, et relié par un fil à line membrane vibrante (fig. 6, b).

 

 

 

FIG. 6. — D'après certains auteurs, Edison aurait eu primitivement l'idée d'effectuer l'enregistrement sonore au moyen d'une plume encrée traçant une ligne de largeur variable sur un tambour recouvert de papier lisse (a).

Un balai souple dentelé vibrant avec une amplitude correspondant à la largeur du trait enregistré aurait permis la reproduction (b).

 

 

Le premier phonographe.

 

Cependant Edison abandonna au bout de peu de temps cette première idée, et comprit qu'il faillait tracer les sillons sonores au moyen d'un stylet rigide dans une matière à la fois assez malléable pour enregistrer les vibrations, et assez dure pour que les variations du profil de ces sillons puissent transmettre à la même pointe les vibrations sonores capables de reproduire les sons enregistrés.

C'est alors qu'il fit exécuter par le mécanicien John Kruési le premier modèle réel du phonographe (fig. 7).

 

 

 

FIG. 7. — Le premier modèle de phonographe d'Edison. — Le cylindre de cuivre mû à la manivelle et muni d'un axe fileté était recouvert d'une feuille d'étain sur laquelle étaient tracés les sillons sonores au moyen d'un diaphragme métallique muni d'un stylet servant aussi pour la reproduction. (Le cornet acoustique n'est pas représenté.)

 

 

Cet appareil comportait un cylindre horizontal de cuivre de 4 pouces 1/2 de diamètre et de 18 pouces de long environ, monté sur un axe s'appuyant sur deux supports.

D'un côté, l'axe se terminait par une manivelle, et de l'autre il était prolongé par une tige filetée pénétrant dans une ouverture du support également filetée et formant écrou.

En tournant régulièrement la manivelle, on faisait tourner le cylindre sur lui-même et on obtenait en même temps un mouvement de translation lent et régulier. Un volant régulateur fut, d'ailleurs, bientôt ajouté à l'extrémité de la tige filetée pour permettre de maintenir plus constante la vitesse de la rotation.

Un diaphragme métallique, muni d'un stylet en son centre, était fixé sur le socle de l'appareil, devant le cylindre.

Ce dernier était recouvert d'une feuille d'étain épaisse sur laquelle s'appuyait la pointe du stylet ; lorsqu'on faisait tourner le cylindre, le stylet fixé à la membrane vibrante creusait un sillon en spirale dans cette feuille d'étain avec des creux et des saillies correspondant aux différents sons transmis au diaphragme par un cornet acoustique.

Pour obtenir la reproduction, on faisait d'abord tourner la manivelle en sens inverse pour faire revenir le cylindre au point de départ, puis on plaçait la pointe du stylet sur le commencement du sillon, et on remettait le cylindre en marche dans le sens initial de l'enregistrement.

Les creux et aspérités du sillon enregistré agissaient sur la pointe du stylet, et les vibrations de ce dernier se transmettaient à la membrane vibrante, qui reproduisait, plus ou moins fidèlement d'ailleurs, les sons émis primitivement devant le cornet acoustique.

Quelques auteurs ont soutenu, mais avec des arguments peu solides, semble-t-il, que les premiers enregistrements et reproductions de la voix humaine par un phonographe auraient été exécutés par l'inventeur génial, mais fantaisiste, que fut Charles Cros, et que la première parole ainsi enregistrée aurait été... le mot énergique et historique prononcé à Waterloo par un général français.

Cette tradition curieuse, mais assez peu poétique, ne semble heureusement guère fondée, et il veut mieux admettre avec M. Boulay, que le premier essai exécuté par Edison sur son phonographe lui permit d'enregistrer et de reproduire une naïve et bucolique chanson enfantine :

 

Mary had a little lamb ;

Its fleeee was white as now

And eerywhere that Mary went

The lamb was sure to go.

 

La voix qui sortait de l'instrument était grêle, d'une faible intensité, et désagréablement métallique ; elle était, d'autre part, très altérée parce qu'une partie des harmoniques n'était pas enregistrée, il y avait des voyelles privilégiées et des timbres trop renforcés. En réalité, la reproduction sonore, dans cet appareil primitif, suggérait à l'auditeur une perception des mots, plutôt qu'elle ne la réalisait d'une façon réellement sensorielle.

C'est pourtant à peu près le même appareil qui fut présenté le 11 mars 1878 à l'Académie des sciences, et le 15 mars à la Société française de Physique, et qui suscita un intérêt et même un étonnement prodigieux dans la masse du public français. 

Ce fut M. le comte du Moncel qui présenta l'appareil d'Edison à l'Académie lors de cette fameuse séance au cours de laquelle M. Puskas, concessionnaire du brevet d'Edison, exécuta pour la première fois en France une expérience publique d'enregistrement et de reproduction de la voix humaine.

On posa l'appareil sur une table, et M. Puskas prononça devant le petit cornet acoustique de l'instrument la phrase suivante : « Le phonographe est très honoré d'être présenté à l'Académie des sciences. » (fig. 8).

 

 

 

FIG. 8. — Exécution d 'un enregistrement avec le modèle primitif du phonographe. — On voit, à gauche, un diaphragme reproducteur séparé qui n'existait pas d'ailleurs dans l’appareil présenté à l'Académie des Sciences.

 

 

Puis, ayant réclamé un grand silence de l'assemblée, il adapta au diaphragme un cornet acoustique en carton et, remettant le cylindre à sa position initiale, fit à nouveau fonctionner l'appareil comme reproducteur.

Alors, à la grande surprise de l'assistance, on entendit une voix nasillarde, douée de l'accent américain de M. Puskas, répéter assez distinctement : « Le phonographe est très honoré d'être présenté à l'Académie des sciences. »

C'est alors que M. Bouillaud prononça sa fameuse apostrophe en accusant le représentant d'Edison d'être ventriloque, et que M. du Moncel dut enregistrer et reproduire à son tour la courte phrase : « Nous remercions M. Edison de nous avoir envoyé son phonographe », pour que cet académicien incrédule fût enfin convaincu de la réalité de l'invention.

 

 

Les premiers travaux d'Edison (1878-1881).

 

Malgré l'admiration suscitée par la première machine parlante dans le monde scientifique et surtout dans le public, il faut convenir, nous l'avons indiqué, que ce premier appareil était fort imparfait. Les déformations produites, tant à l'enregistrement qu'à la reproduction, étaient telles que l'on devinait plutôt les paroles reproduites que l'on ne les entendait réellement ; les s et les z, en particulier, étaient complètement supprimés.

D'autre part, le système présentait des défauts essentiels encore plus graves. Le cylindre enregistré en étain étant fixé sur l'appareil, on ne pouvait effectuer un autre enregistrement sans enlever du cylindre en cuivre cette feuille d'étain qui le recouvrait ; et cette dernière, complètement déformée, ne pouvait plus alors être utilisée pour la reproduction ; il ne restait donc pas trace des sons enregistrés.

D'un autre côté, la durée d'enregistrement était très courte, et, par suite de la malléabilité trop grande de l'étain, on ne pouvait reproduire les sons qu'un nombre de fois très restreint.

Enfin, le diaphragme enregistreur-reproducteur utilisé était peu sensible et peu fidèle, et l'entraînement du système à la main à l'aide de la manivelle bien peu pratique.

Edison aurait donc pu, dès 1878, consacrer ses merveilleuses facultés à étudier ces très intéressantes questions, mais il faut songer que c'est également de 1877 à 1879 qu'il réussit à créer la lampe à incandescence, et prit de nombreux brevets sur ce nouveau système d'éclairage, dont il comprit vite dès ce moment toute l'importance future.

Déjà absorbé par les multiples recherches que nécessita la mise au point de cette première lampe à incandescence pratique à filament à carbone, Edison ne pouvait songer à étudier en même temps les problèmes du phonographe, qui lui paraissaient d'un intérêt moins immédiat et moins essentiel, et c'est seulement dix ans plus tard, vers 1889, alors que d'autres techniciens avaient, de leur côté, modifié l'appareil primitif, qu'il reprit son invention, et réalisa un modèle fort intéressant pour l'époque, dont il vendit d'ailleurs les brevets à ce moment.

Cependant, dès 1878, Edison avait conçu au sujet du phonographe des idées pratiques fort originales qu'il n'eut pas le temps de mettre en pratique, mais qui furent appliquées par la suite.

On peut, d'ailleurs, remarquer que l'inventeur américain était avant tout un « business man » et qu'il n'avait nullement les idées poétiques d'un Charles Cros ; il pensa donc d'abord aux applications pratiques du phonographe pour l'enseignement et les correspondances commerciales et non aux applications artistiques et musicales, qui devaient pourtant devenir les plus importantes dans l'avenir.

C'est ainsi qu'il songea, dès ce moment, à construire une machine phonographique phonétique pour apprendre aux enfants l'alphabet et la prononciation correcte des lettres et des syllabes (fig. 9).

 

 

 

FIG. 9. — Comment Edison concevait l'emploi du phonographe dans un but didactique, pour apprendre aux enfants l’alphabet et la prononciation correcte des syllabes. (Reproduction d’une ancienne gravure de la Nature.)

 

 

Cette machine aurait comporté plusieurs diaphragmes avec cornets acoustiques que l'on pouvait à volonté faire agir sur le cylindre phonographique pour l'enregistrement et la reproduction d'une lettre ou d'une syllabe distincte.

Il établit également le projet d'une machine à dicter ou « Dictaphone », facilitant le travail des dactylographes, et qui devait être réalisée par la suite par la Compagnie Edison, comme nous le verrons dans la suite de ce livre.

Nous avons indiqué, d'autre part, qu'Edison avait eu l'idée du phonographe primitif en exécutant des recherches pour le perfectionnement du téléphone ; il est donc naturel qu'il ait eu, dès cette époque, l'intuition que l'on pourrait combiner le phonographe avec un appareil téléphonique pour l'enregistrement ou la reproduction des sons. En fait, il pensa surtout à la possibilité d'enregistrement phonographique des communications téléphoniques, ce qui ne constitue qu'une partie restreinte de la conception moderne de l'alliance du phonographe avec le téléphone avec ou sans fil.

Il pensa aussi qu'il était nécessaire d'améliorer au point de vue acoustique les organes d'enregistrement et de reproduction, et il eut l'idée originale de réaliser une « chambre vocale » établie à la ressemblance de la bouche humaine, avec dents et langue !

Il est nécessaire de préciser encore que l'enregistrement sur disques (avec sillons de profondeur variable) fut effectué dès ce moment en même temps que l'enregistrement sur cylindres. Edison réussit ainsi évidemment à obtenir des disques enregistrés que l'on pouvait démonter de la machine et conserver en vue de reproductions ultérieures (fig. 10). Nous avons noté d'ailleurs que le procédé d'enregistrement sur disques avait été indiqué dans le mémoire rédigé par Charles Cros.

 

 

 

FIG. 10. — Edison exécutant dans son laboratoire des essais d'enregistrement sur disques métalliques. (Reproduction d'une ancienne gravure de la Nature.)

 

 

Enfin, il est encore intéressant de constater que ce réalisateur de génie avait eu l'idée, dès ce moment, d'amplifier acoustiquement la parole émise directement ou reproduite par un phonographe.

Il avait donc construit un petit appareil nommé Aérophone, dans lequel les ondes sonores faisaient vibrer une membrane reliée à une petite soupape obturant un orifice par où arrivait de l'air comprimé (ou de la vapeur).

L'air s'échappait alors par saccades correspondant chacune à une vibration. La quantité d'air libérée dépendait de l'intensité de la vibration ; en passant par un pavillon acoustique, cette masse d'air qui s'échappait par pulsations produisait des sons, et il suffisait théoriquement d'augmenter la pression de l'air pour augmenter l'intensité des sons émis (fig. 11).

 

 

 

FIG. 11. — L'Aérophone d'Edison, appareil à amplifier la voix humaine.

A, comment on utilisait l'appareil ;

B, coupe de l'organe essentiel du système, montrant le diaphragme avec la soupape vibrante. (Reproduction d'une ancienne gravure de la Nature.)

 

 

Les premiers phonographes pratiques (1888-1900).

 

Nous venons d'indiquer qu'Edison, absorbé par d'autres travaux encore plus importants, avait dû abandonner pendant près de deux ans ses recherches sur le phonographe ; c'est en 1888, en effet, qu'il présenta un modèle perfectionné à rouleaux amovibles « en cire », et en 1889 qu'il vendit son brevet en Angleterre et aux Etats-Unis. La « North American Phonograph Company » reçut alors l'autorisation d'exploiter une machine pour l'enregistrement des communications à dactylographier, qui avait, d'ailleurs, été étudiée par ses collaborateurs (phonographe commercial, ou Business phonograph).

C'est, d'autre part, en mars 1888 qu'eut lieu au Cristal Palace de Londres la première exposition consacrée au phonographe, et, à l'exposition universelle de Paris, en 1889, figuraient déjà quarante-cinq modèles d'appareils différents !

On commença à ce moment à employer des moteurs pour actionner le cylindre à enregistrer et à reproduire, et l'on utilisa des moteurs à poids, des moteurs électriques, et enfin des moteurs à ressorts (fig. 12).

 

 

 

FIG. 12. — Phonographe avec moteur à poids et régulateur à palettes utilisant la résistance de l'air. L'audition est obtenue à l'aide d'un pavillon acoustique C ou d'un tube acoustique T muni de deux ampoules de verre placées dans les oreilles de l'opérateur (modèle réalisé vers 1889).

 

 

Le nouveau modèle d'Edison, présenté en 1888, comportait des cylindres en cire indépendants du mandrin-support et de 10 centimètres de diamètre. Ce cylindre métallique support n'était plus animé d'un mouvement latéral, et c'était le diaphragme qui progressait au-dessus de lui. Un moteur électrique assurait automatiquement le fonctionnement du système (fig. 13).

 

 

 

FIG. 13. — Un des premiers phonographes à moteur électrique et à rouleaux amovibles en cire. L'appareil est muni de deux diaphragmes interchangeables qui se déplacent latéralement devant le cylindre.

 

Le diaphragme muni d'une membrane vibrante en baudruche ou en peau était, d'autre part, très perfectionné, et, comme Edison s'était aperçu de la déformation produite par les vibrations propres du cornet ou pavillon acoustique, il recommandait d'utiliser pour l'audition deux tuyaux acoustiques terminés chacun par une petite ampoule de verre que l'on se plaçait dans l'oreille. Cette dernière particularité ne semble pas, d'ailleurs, avoir constitué un perfectionnement, bien au contraire.

Nous avons déjà noté qu'Edison n'a pas eu le mérite d'avoir construit lui-même le premier phonographe industriel pratique : il a seulement réalisé le premier phonographe qui ait pu donner des résultats réels, et c'est déjà un titre de gloire suffisant.

L'invention du rouleau de cire amovible est due à d'autres techniciens, et ce sont, à partir de 1889, ses collaborateurs qui ont étudié les différents modèles présentés en son nom.

Graham Bell, l'illustre inventeur du téléphone, a revendiqué aussi la paternité de la découverte du cylindre de cire, mais il semble, en réalité, que cette innovation doive être attribuée à Charles Summner Tainter, son collaborateur, qui mit au point, en 1888-1889, des cylindres en carton recouverts d'une couche de cire pour l'enregistrement et la reproduction phonographiques.

Cette cire fut, en réalité, bientôt remplacée par une composition complexe composée d'une quinzaine d'éléments, mixture de stéarine, de savon, d'oxydes de zinc et de plomb et aussi d'autres produits assez divers qui ne furent pas divulgués par les fabricants, et qui ont varié continuellement suivant les marques de cylindres, et aussi suivant les perfectionnements apportés continuellement pour accroître la durée du rouleau et la qualité de la reproduction acoustique.

C'est l'invention du rouleau en cire qui a rendu possible la réalisation du phonographe vraiment utilisable, puisqu'elle permit de conserver les enregistrements et de les reproduire un assez grand nombre de fois avec le même rouleau.

Les appareils phonographiques réalisés par Sumner Tainter et qui furent munis de rouleaux de cire de 15 centimètres de longueur furent baptisés graphophones (ou Columbias), l'appellation de phonographes devant être réservée à ce moment aux seuls appareils d'Edison, qui avait fait déposer ce terme, comme nous l'avons indiqué.

La caractéristique la plus intéressante du graphophone Tainter de 1889 consistait dans la construction de son diaphragme.

Ce dernier était muni d'une plaque vibrante en mica, présentant d'immenses avantages sur les plaques en baudruche ou en parchemin adoptées par Edison.

En fait, le diaphragme à plaque de mica établi empiriquement par Tainter à ce moment est demeuré presque sans rival jusqu'à ces dernières années, et certains constructeurs le préfèrent encore aux diaphragmes modernes, mathématiquement établis, et à plaque vibrante métallique.

Le graphophone de Tainter, à l'encontre des premiers appareils Edison, comportait, d'ailleurs, un diaphragme enregistreur et un diaphragme reproducteur séparés ; le premier était muni d'une pointe en acier et le deuxième d'une plume légère, également en acier. Enfin, le cylindre, dans les premiers modèles, était simplement placé sur un petit tour, commandé par une pédale, et l'auditeur utilisait deux boules de verre placées dans l'oreille et fixées à l'extrémité de deux petits tubes de caoutchouc, comme dans l'appareil d'Edison.

Le graphophone de Tainter et le phonographe d'Edison furent les deux appareils à cylindres vraiment pratiques qui furent construits, mais bien d'autres chercheurs avaient tenté de résoudre les mêmes problèmes ; un ingénieur français entre autres, M. Gamard, avait imaginé un système d'enregistrement et de reproduction par bandes métalliques rectilignes dont le principe était fort intéressant, tout en étant moins pratique, dès l'abord, que le système à rouleaux amovibles ; ce dernier demeura, en fait, le seul procédé utilisé en dehors du dispositif à disques.

Nous avons, en effet, indiqué plus haut que l'enregistrement sur disques avec sillons en spirale avait été adopté dès les débuts de l'invention du phonographe, notamment par Edison (fig. 14).

 

 

 

FIG. 14. — Un des premiers modèles de phonographes à disques (sillons à variations verticales, largeur constante et profondeur variable).

 

 

Mais, avec ces disques, l'enregistrement sonore s'effectuait comme avec les cylindres, les sillons étant tous parallèles et les variations sonores se traduisant par des variations de profondeur (fig. 15).

 

 

 

FIG. 15. — Comment étaient gravés les sillons sonores dans les premiers rouleaux de cire.

 

 

Mais, vers 1888, l'inventeur germano-américain Emile Berliner, déjà connu pour ses travaux sur le microphone, réalisa une machine phonographique à disques, dans laquelle les sillons sonores étaient tracés sous forme de spirales sinueuses d'égale profondeur.

Le premier appareil de ce type, baptisé phonograveur et muni de disques métalliques, n'était guère pratique, mais l'adoption de disques en cire permit sa diffusion à partir de 1900.

Dès 1891, d'ailleurs, on commença à reproduire industriellement les rouleaux et disques en cire enregistrés en un nombre d'exemplaires quelconque, d'abord par des procédés mécaniques, ensuite par des procédés de galvanoplastie, et une industrie d'édition phonographique assez importante prit naissance aux Etats-Unis.

 

 

 

FIG. 16. — Le phonograveur Berliner à sillons sonores de profondeur constante gravés sur un disque métallique (1888).

 

 

Cependant, de 1889 à 1900, les phonographes du type Edison, les gramophones du type Berliner munis pour la première fois de moteurs à ressort par Eldridge Johnson, et les graphophones du type Tainter demeurèrent essentiellement des jouets scientifiques pour grandes personnes.

 

 

 

FIG. 17. — Deux modèles de phonographes populaires à cylindres mis en vente vers 1900.

 

 

Une longue période de perfectionnements de détails (1900-1925).

 

Dès 1900, il existait donc trois catégories d'appareils phonographiques :

1° Les phonographes à rouleaux de cire, à sillons de profondeur variable ;

2° Les appareils à disques de cire, également à sillons de profondeur variable ;

3° Les phonographes à disques, mais à sillons de profondeur constante et à variations transversales.

La pointe métallique des diaphragmes reproducteurs pour disques ou rouleaux à sillons de profondeur variable fut remplacée assez vite par une pointe mousse « en saphir », qui avait l'avantage de s'user très lentement et d'user aussi moins rapidement les sillons phonographiques, et, par contre, la pointe reproductrice pour disques à sillons de profondeur constante continua à consister dans une aiguille métallique, changée ou non après chaque audition.

On distingua alors à ce moment les appareils « à saphir » pour rouleaux ou disques à sillons de profondeur variable et les appareils « à aiguille » pour disques à sillons à variations transversales.

Un appareil phonographique pour disques à saphir peut, d'ailleurs, remarquons-le dès à présent, servir pour la reproduction des disques à aiguille par un simple changement de l'orientation du diaphragme et de la nature de la pointe reproductrice.

Quoi qu'il en soit, les appareils les plus employés vers 1900 furent presque exclusivement les appareils à rouleaux, et on commença peu à peu seulement à utiliser des phonographes à disques, mais presque toujours à saphir et non à aiguille.

Il faut arriver à ces dernières années pour voir s'affirmer la supériorité et presque l'exclusivité du disque à aiguille.

Jusqu'en 1900, le phonographe était demeuré un jouet scientifique ; à partir de cette date, il commença à devenir un instrument de récréation populaire.

Les appareils à cylindres, mus par des moteurs mécaniques très simples à régulateurs, réalisés alors par d'assez nombreux fabricants : Edison, Pathé, Columbia, etc., étaient d'un prix relativement modique et d'un maniement facile (fig. 17).

Les appareils à disques soit à saphir, soit à aiguille (Gramophones), étaient également très simples, mais généralement moins en faveur, comme nous l'avons noté, avant 1910 (fig. 18 et 19).

 

 

 

FIG. 18. — Phonographe à disques à diaphragme à saphir, réalisé vers 1902.

 

 

 

FIG. 19. — Un des premiers modèles pratiques de gramophones à diaphragme à aiguille et liaison par levier de la pointe à la plaque vibrante.

 

 

Les fabricants réussirent également très vite à établir des modèles puissants à pavillons métalliques destinés à des auditions dans des salles publiques, des cafés, ou même en plein air (fig. 20 et 20 bis).

 

 

 

FIG. 20. — Phonographe à grande puissance et pavillon métallique de grand diamètre. Diaphragme à saphir (type Pathé).

 

 

 

FIG. 20 bis. — Phonographe à grande puissance et diaphragme à aiguille (type Parlophone Odéon).

 

 

Mais il faut convenir que les auditions obtenues avec les meilleurs de ces appareils ne présentaient guère qu'un caractère récréatif, et presque jamais un intérêt artistique. D 'ailleurs, on n'enregistrait surtout à ce moment que des romances populaires, des monologues comiques ou des marches militaires.

Peu à peu, cependant, les méthodes d'enregistrement, bien que toujours basées sur le même principe mécanique, se perfectionnèrent, et la diversité des cylindres ou disques enregistrés devint plus grande.

Malgré tout, bien que, dès 1888, on ait tenté d'enregistrer des oratorios à l'aide d'immenses pavillons, le peu de sensibilité de l'enregistrement mécanique ne permettait pas, dans la pratique, d'employer des orchestres complets comprenant un grand nombre d'exécutants ou de choristes, et les défauts des appareils enregistreurs surtout empêchaient la réalisation de rouleaux ou de disques capables de satisfaire les mélomanes avertis.

Il ne faudrait pas en déduire que tous les enregistrements effectués de 1912 à 1925 soient absolument sans valeur, et il ne faut pas oublier que, durant cette longue période d'attente pour le phonographe, les techniciens travaillèrent sans arrêt à perfectionner les méthodes d'enregistrement et de reproduction ; si les résultats obtenus ne furent guère connus du grand public, ils n'en sont pas moins réels.

Dès 1908, on commença à fabriquer des disques en brai, kaolin, gomme laque et silice, gravés sur les deux faces et reproduits par galvanoplastie, qui permettait d'obtenir de meilleures reproductions et en plus grand nombre.

Parmi la production des trois principales marques d'édition phonographique établies en France avant 1923, Pathé, Gramophone, Odéon-Lindstrœm, on peut trouver des disques à saphir ou à aiguille dont l'audition, en dehors de son caractère d'intérêt historique, soit à cause de l'exécutant, soit à cause de l'œuvre enregistrée, est encore très agréable même à l'heure actuelle, et, malgré les immenses progrès réalisés depuis cette époque dans les méthodes d'enregistrement, tels les disques de violon de Kubelik ou Kreisler, ou certains disques de chant, malgré leur tonalité assourdie.

En étudiant dans les chapitres suivants l'évolution des différents organes du phonographe, nous aurons d'ailleurs l'occasion de décrire avec plus de détails les travaux intéressants réalisés dans cette longue période préparatoire.

 

 

Enfin la T. S. F. vint... (1925).

 

C'est en 1922 que commencèrent, en France, les premières émissions régulières radiophoniques, et l'on put penser à ce moment que la radio-diffusion allait arrêter le développement de l'industrie phonographique, dont l'activité était, en réalité, un peu ralentie.

Bien au contraire, la T. S. F. se révéla bien vite comme une alliée puissante. Elle fit connaître à l'immense public des sans-filistes les productions phonographiques, aidant ainsi à accroître leur vente, et surtout elle mit à la disposition de l'industrie du phonographe ses méthodes d'amplification fidèle des ondes sonores qui permirent la réalisation de nouveaux procédés modernes d'enregistrement électrique, ou mieux radio-électrique, et également de reproduction électrique des disques.

Nous étudierons plus loin ces dispositifs d'enregistrement complètement différents des appareils mécaniques employés jusqu'à ce moment ; qu'il nous suffise d'indiquer maintenant que les résultats obtenus alors firent du phonographe un véritable instrument de musique, presque entièrement différent de l'appareil primitif de 1900 ou même de 1914.

Le premier disque Columbia enregistré électriquement, paru en France en juin 1925, « Let it rain, let it pour », exécuté d'après les procédés Western Electric, a donc un intérêt historique certain.

Il serait injuste cependant de ne pas indiquer que les perfectionnements de l'enregistrement et de la reproduction réalisés par des procédés électriques étaient accompagnés par des perfectionnements correspondants mécaniques ou acoustiques dans la fabrication des disques et des appareils reproducteurs et enregistreurs.

C 'est en 1922, en particulier, que la maison Columbia mit au point un procédé de fabrication des disques, de composition non homogène, éliminant en grande partie les « bruits de grattement d'aiguille ».

Nous étudierons d'ailleurs également, plus loin, ces perfectionnements mécaniques et acoustiques.

 

 

Le phonographe d'aujourd'hui.

 

La plupart des chapitres suivants de ce livre étant consacrés à la description des différents organes du phonographe actuel mécanique ou radio-électrique, il nous semble inutile de décrire maintenant les caractéristiques des modèles modernes de machines parlantes, ni même de donner quelques détails sur leurs applications, qui seront également étudiées plus loin ; nous préférons laisser la plume au grand écrivain Maurice Maeterlinck ; dans une page inédite parue à l'occasion du gala phonographique du 15 décembre 1928, il a su exprimer mieux que nous ne saurions le faire, l'importance de la transformation qui changea le phonographe de jouet scientifique en miraculeux instrument de diffusion de l'Art et de la Pensée :

 

« J'avoue que j'exécrais les phonographes, de quelque nature qu'ils fussent. On n'avait pas, jusqu'à ce jour, trouvé plus odieux ennemi du silence, qui est le bien le plus précieux et le dernier refuge de l'esprit. Dans un monde où — heureusement, si l'on songe à ce que profèrent les humains — les animaux ne parlent pas encore, les machines, devançant illégitimement leur tour, tout à coup, par un renversement inouï et diabolique de l'ordre naturel, s'étaient mises à parodier la voix et la musique du roi de la planète, en leur enlevant ce qui leur restait d'âme, pour la remplacer par des bruits à peu près inavouables. De tous les triomphes de notre mécanique, c'était assurément le plus pernicieux et le moins tolérable. On eût dit une révolte des régions inférieures, une propagation méthodique de tout ce qui est bas, accompagnée de ricanements métalliques, afin d'avilir l'homme et de précipiter sa démence. Jean de La Fontaine, aggravant son vieux vers plein de terreur panique, aurait dit :

 

« Et, pour comble d'horreur, les machines parlèrent. »

 

« Aujourd'hui je dépose mes préventions, mes armes et ma rancune. Aujourd'hui, grâce aux nouvelles méthodes, grâce à ce petit coup de pouce que le génie innombrable de nos frères finit presque toujours par donner aux grandes inventions qui transforment les mondes, la voix de l'être humain, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus spécifiquement humain dans cet être, se fixe à jamais dans le temps, aussi vivante, aussi frissonnante qu'au sortir de ses lèvres. Et quand je parle de la voix, il va de soi que je parle en même temps de la musique, qui n'est, en dernière analyse, qu'une voix qui dépasse ses limites, une voix d'outre-terre qui exprime déjà ce que le cœur et l'intelligence ne sont pas encore à même de faire entendre.

« Elles vivent à présent dans leur « Double », aussi incorruptible que le « Double égyptien », et ne peuvent plus se déformer, se dégrader, ni se perdre. Et les plus hauts chefs-d’œuvre du génie de l'homme — car c'est incontestablement dans la musique qu'ils se trouvent — reposent désormais, à l'abri de la mort, dans quelques disques lourds de secrets spirituels qu'un enfant de trois ans peut tenir dans ses petites mains. »

 

Et nous voyons peu à peu les écrivains, les compositeurs, et même les auteurs dramatiques de notre temps partager cette admiration d'un grand poète et philosophe pour les machines parlantes.

 

 

 

 

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