LE PHONOGRAPHE ET LE DISQUE
HISTORIQUE
Précurseurs. — Récits folkloriques et contes fabuleux nous ont révélé ce vieux rêve humain : conserver les paroles pour les réentendre ensuite à volonté. Certains exemples en sont devenus classiques : les empereurs chinois auraient transmis leurs messages oraux grâce à une boîte magique ; les Hindous auraient possédé une sorte d'éponge acoustique ; Rabelais, dans Pantagruel, évoque des paroles gelées ; Cyrano de Bergerac use de « tubes » et « éguilles » pour parvenir à ses fins... L'étude de ces vieux thèmes serait sans doute des plus instructives quant à l'évolution des idées relatives au phénomène sonore (en particulier les Chinois, qui surent accorder leurs pierres sonores avec une si effarante précision, auraient certainement beaucoup à nous apprendre).
Quoi qu'il en soit, bien des siècles s'écoulèrent avant que ne soit réalisé le rêve ancestral. Il fallut d'abord mieux comprendre la nature des phénomènes acoustiques fondamentaux et acquérir la notion d'enregistrement, par laquelle le son, phénomène de la durée, conservé sous forme d'inscription permanente, participe aux propriétés de l'espace. Dès le XVIIe siècle, ces idées étaient déjà assez claires pour permettre au R. P. Mersenne des vues prophétiques, qui ont souvent fait affirmer que le phonographe aurait pu voir le jour sous Louis XIV. En fait, ce n'est qu'en 1806 que Thomas Young (surtout connu par ses travaux consacrés à l'élasticité) réussit les premières inscriptions sur noir de fumée (fixées ultérieurement au vernis) des vibrations d'un objet sonore.
L'appareil de Young, fabriqué pour les laboratoires par Duhamel et Wertheim, se composait d'un cylindre vertical, dont l'axe creux fileté, formant écrou, était guidé par une vis fixe. Ce cylindre, entraîné à vitesse angulaire constante par la chute d'un poids, se déplaçait d'un mouvement hélicoïdal, combinaison d'une rotation et d'une translation uniformes. Au repos, le stylet inscripteur, dont la monture était fixée au bâti de la machine, traçait une hélice régulière à la surface du cylindre enduite de noir de fumée ; mais il suffisait de le mettre au contact d'un corps sonore pour voir cette hélice se festonner latéralement, à l'image des vibrations.
Un jeune ouvrier typographe et autodidacte, Léon Scott de Martinville (fils de l'inventeur d'un système de sténographie), allait apporter, en 1856, un très important perfectionnement à l'appareil de Young. Léon Scott, voulant inventer une machine à dicter, construit le « phonautographe » (fabriqué par Kœnig à Paris), où le stylet inscripteur est solidaire d'un diaphragme en baudruche mis en mouvement au passage des ondes sonores : le contact avec le corps vibrant n'est plus nécessaire. A ce titre, Léon Scott de Martinville peut légitimement être considéré comme le père des techniques modernes d'enregistrement.
Le phonautographe ne fut pas le dictaphone dont rêvait son inventeur, mais se révéla excellent au laboratoire pour l'étude de l'acoustique. Signalons d'ailleurs que Léon Scott paraissait avoir une idée fort claire de la réversibilité de son appareil, c'est-à-dire de la possibilité de reproduire le son original, à condition de pouvoir guider le stylet, afin de lui faire reconstituer ses oscillations initiales.
Le phonographe d'Edison à mouvement d'horlogerie (construit par Hardy) [Conservatoire des Arts et Métiers]
Première réalisation. — Edison et Charles Cros. — L'idée de Léon Scott allait encore attendre une vingtaine d'années avant de connaître une réalisation pratique. En 1877, Charles Cros propose une méthode, dérivée de la photogravure, permettant d'obtenir le sillon nécessaire au guidage des mouvements du stylet. Faute de quelques milliers de francs, il ne put déposer de brevet, mais décrivit son « Procédé d'enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l'ouïe » dans une lettre à l'Académie des sciences rédigée le 15 avril 1877, remise le 18 et acceptée le 30 du même mois. Charles Cros y examine divers supports d'enregistrement, mais exprime sa préférence pour un disque à sillon en spirale, porteur d'une gravure latérale.
En dépit d'une certaine tradition de bricolage, il semble bien que Charles Cros ne put mener à bien la construction de son « paléophone ». Il demande toutefois la lecture publique de sa lettre (séance de l'Académie des sciences du 5 décembre 1877), car il avait eu vent des travaux d'Edison. Il ne paraît pas que l'Académie ait attaché beaucoup de prix à cette communication, et pourtant on commence à s'intéresser à l'enregistrement des sons : le mot « phonographe » est employé pour la première fois le 10 octobre 1877 dans un article de la Semaine du clergé (signé Le Blanc), rédigé par l'abbé Lenoir, un ami de Cros. Edison utilisera lui aussi le terme « phonographe » en décembre 1877, sans avoir connu, semble-t-il, l'article de l'abbé Lenoir.
Edison fut amené à l'enregistrement sonore de façon toute fortuite. Cherchant une clé-morse automatique, pour accélérer les transmissions télégraphiques, son attention fut attirée par un bruit nasillard, rappelant la voix humaine, émis par son appareil (un ruban perforé y défilait rapidement devant un palpeur métallique). Ce phénomène secondaire lui suggéra une méthode d'enregistrement, puis de reproduction du son, applicable au phonautographe, à condition de découvrir un support convenable, assez malléable pour garder facilement trace des mouvements du stylet inscripteur, assez résistant pour assurer ensuite le guidage de ce même stylet. La paraffine s'étant révélée trop molle, Edison en vint à essayer avec succès une feuille d'étain.
La date officielle de l'invention du phonographe d'Edison est controversée. Certains voudraient la fixer au 12 août 1877, sur la foi d'un dessin schématique portant cette date, adressé au mécanicien attitré d'Edison, John Kruesi, avec l'inscription : « Kruesi, faites ceci. » En possession de l'appareil fabriqué par Kruesi, Edison aurait enroulé une feuille d'étain sur le cylindre, puis chanté dans le cornet acoustique la chanson enfantine Mary had a little lamb (« Marie avait un petit agneau »), qui fut ensuite reproduite d'une manière suffisamment intelligible.
Malheureusement, le dessin adressé à Kruesi est trop incomplet pour qu'un mécanicien puisse en tirer quelque chose et ressemble davantage au phonographe de 1878 qu'au prototype de 1877. De plus, la date de dépôt du brevet (« Perfectionnements aux instruments pour contrôler par le son la transmission des courants électriques et la reproduction des sons correspondants »), 17 et 24 décembre 1877, serait incompréhensible. Actuellement, on est porté à croire que les premières expériences réussies d'Edison doivent se placer en novembre ou décembre 1877.
Les premiers brevets d'Edison, complétés par un additif du 15 janvier 1878 utilisant le mot « phonographe », furent légalement enregistrés le 18 février 1878. Le principe en était très voisin de celui de l'appareil de Scott, mais l'enregistrement s'y effectuait par variation de profondeur du sillon (gravure verticale) hélicoïdal tracé à la surface du cylindre, mû directement à la manivelle.
Edison, désireux d'exploiter commercialement son invention, fonde, le 22 décembre 1877, « Edison Speaking Phonograph Company », s'orientant vers l'organisation de séances publiques de démonstration. Ces séances connurent au début un immense succès en Amérique, mais furent moins goûtées en Europe. (A Paris, lors de la présentation à l'Académie des sciences du « phonographe » par Du Moncel, de nombreux assistants ne voulurent y voir qu'une « supercherie de ventriloque ».)
En juillet 1878, les bénéfices de l' « Edison Speaking Phonograph Cy » ayant considérablement diminué, Edison, sollicité de créer un moyen pratique d'éclairage électrique, abandonne l'enregistrement sonore, et n'y reviendra qu'en 1887.
Phonographe Pathé à cylindre.
Le phonographe se perfectionne. — En 1880, Graham Bell installe à Washing un laboratoire d'acoustique (le premier des célèbres « Bell Telephone Laboratories ») grâce aux 50 000 francs du prix Volta, accordé par la France à l'inventeur du téléphone. Avec ses collaborateurs immédiats, Chichester A. Bell et Charles Summer Tainter, il décide d'améliorer l'invention d'Edison. Plusieurs mois de recherches conduisent à deux perfectionnements importants (objets d'un brevet déposé le 25 juin 1885, accordé le 4 mai 1886) : substitution de la cire à l'étain comme support d'enregistrement ; mise au point d'un dispositif mécanique de couplage entre le diaphragme et la pointe servant à la gravure ou à la reproduction.
Ces perfectionnements sont concrétisés par un nouvel appareil baptisé « graphophone », plus fidèle que le phonographe d'Edison. Bell et Tainter cherchent, mais sans succès, à s'associer avec Edison, et fondent, en juin 1887, l’ « American Graphophone Company ».
Edison, revenant à la machine parlante en octobre 1887, copie assez servilement le graphophone de Bell et Tainter, mais, faute de capitaux, vend son entreprise à un gros financier de Pittsburgh, Jess H. Lippincott, qui vient également de racheter la « Graphophone Cy », pour mettre sur pied (14 juillet 1888) le premier trust américain de la machine parlante : « North American Phonograph Company », dont les affaires furent loin d'être brillantes. Lippincott est mis en faillite en 1890, mais sa filiale de Washington (« Columbia Phonograph Company »), ayant seule réalisé de substantiels bénéfices, y gagne une importance et une autonomie qu'elle devait conserver par la suite.
Edison et Bell, pensant surtout au phonographe comme dictaphone, en réprouvaient l'extension au domaine public, et pourtant leur appareil connaissait ses plus grands succès comme « machine à sous » (le phonographe est encore trop coûteux pour le simple particulier). Le fait mérite d'être signalé, car il est à l'origine de l'industrie de l'enregistrement : il faut en effet fournir en cylindres les appareils installés dans les lieux publics, et le répertoire doit être distrayant (marches militaires, chants et monologues). A l'origine, il n'existe aucun moyen de duplication des cylindres, les orchestres militaires peuvent graver dix cylindres à la fois, mais les chanteurs ou diseurs enregistrent exemplaire après exemplaire. Ce métier est très pénible ; le chanteur doit donner toute sa puissance vocale, l'appareil étant encore peu sensible.
Essai des phonogrammes, en 1902, aux "Edison Phonograph Works" d'Orange (New Jersey)
Invention du disque. — Edison avait tâté du disque en 1878, mais sans aucun succès ; l'inscription en creux sur feuille d'étain donnait une qualité déplorable. En revanche, en 1887, les prévisions de Charles Cros se vérifient grâce à Emile Berliner, jeune physicien autodidacte, d'origine allemande, arrivé à dix-neuf ans aux États-Unis, en 1870, comme émigrant.
Berliner, d'abord commis épicier, occupe tous ses loisirs à des expériences d'électricité. Il découvre ainsi un intéressant perfectionnement au transmetteur téléphonique, qu'il fait breveter et vend un bon prix à Graham Bell. Il commence ses travaux sur l'enregistrement, en 1880, en s'inspirant de Charles Cros et du « phonautographe » de Scott, car il y voit deux avantages : l'inscription latérale, qui, selon Scott, doit pouvoir échapper aux brevets du consortium Edison-Bell-Tainter ; le disque, qui, selon Cros, doit permettre une méthode de duplication rapide tenant de l'imprimerie, du moulage ou de la frappe des médailles.
A l'origine, le mode opératoire de Berliner est des plus rudimentaire : inscription latérale des vibrations d'un style sur une plaque de verre ou de métal recouverte de noir de fumée, fixation au vernis, gravure du sillon à l'acide. L'intuition de Léon Scott se vérifie, son phonautographe était bien réversible. La qualité sonore n'est pas fameuse, mais la demande de brevet déposée par E. Berliner est acceptée le 26 septembre 1887 : la nouvelle machine parlante est baptisée « Gramophone ».
Berliner perfectionne ses méthodes de gravure durant l'hiver 1887-1888 et considère son invention suffisamment au point pour affronter une démonstration publique au Franklin Institute de Philadelphie, le 16 mai 1888 ; mais ce n'est qu'en 1893 que les procédés de tirage des disques paraissent assez sûrs pour autoriser un lancement commercial du Gramophone, grâce à l' « United States Gramophone Company ». Les premiers disques ont alors 17 cm de diamètre ; ils sont en ébonite, gravés sur une seule face, tournent à 70 tours à la minute, et durent deux minutes. Cette vitesse de rotation est un compromis entre la durée d'audition et la fidélité très relative de reproduction. De 1900 à 1925, la vitesse de rotation des disques variera, selon les éditeurs, entre 74 et 82 tours/minute (les 78 tours/minute standards furent adoptés quand le moteur électrique synchrone s'imposa partout pour actionner les plateaux d'enregistrement).
Un apport opportun de capitaux permet alors à Berliner d'étendre son entreprise, qui devient, le 8 octobre 1895, la « Berliner Gramophone Company », mais la tâche la plus urgente est d'améliorer l'instrument initial, dont la voix de « perroquet mal dressé » manque de séduction. En premier lieu, il faut étudier un moteur à ressort robuste et régulier pour assurer un bon entraînement du disque. Cette tâche est menée à bien, en 1896, par un jeune mécanicien de précision de Camden, nommé Eldridge Johnson, qui va jusqu'à perfectionner le système de reproduction sonore. Il en résulte un nouvel appareil, « Improved Gramophone » ou « Gramophone perfectionné », bien connu par le tableau de Francis Barraud : His Master's Voice (« la Voix de son maitre »), que reproduisent les étiquettes du groupe « E. M. I. Pathé-Marconi ».
La fin de 1897 voit un nouveau perfectionnement. Berliner abandonne l'ébonite pour une composition à base de gomme laque, servant jusqu'alors à fabriquer les boutons de la Durinoid Company, de Newark (New Jersey). Cette composition, peu coûteuse et prenant bien l'impression à chaud, sera utilisée sans grande modification jusqu'à l'avènement du disque microsillon.
Grâce à un nouveau directeur commercial, Franck Seaman, qui sait user libéralement de la publicité (son organisme commercial est la « National Gramophone Company ») et s'assurer le concours de vedettes populaires, dont le célèbre chef d'orchestre John Philip Sousa, le Gramophone va de succès en succès, au point de porter ombrage au puissant groupe Edison.
La lutte entre le phonographe et le Gramophone. — Edison attaque, en 1898, en faisant intenter par Philip Mauro (directeur de la filiale Columbia) un procès contre Franck Seaman, contestant la validité des brevets fondamentaux de Berliner. Cette manœuvre compliquée exploite certaines dissensions entre les membres du groupe Berliner, où en particulier Seaman estime que l'on n'apprécie pas suffisamment son rôle dans la création de toute pièce du marché du Gramophone.
Le procès s'engage à New York. Seaman, condamné en janvier 1899, fait appel pour obtenir l'autorisation de poursuivre son activité commerciale, puis cherche à se dégager du groupe Berliner, qu'il essaie en même temps de neutraliser, afin de s'assurer une suprématie indiscutée sur l'industrie du disque. La « National Gramophone Company » devient la « National Gramophone Corporation » avec une filiale dite « Universal Talking Machine Company », possédant sa propre usine à New York pour y construire des copies de Gramophones vendues sous le nom de « Zonophones » et se livrer à l'enregistrement et au tirage de disques. En octobre 1899, Seaman s'allie avec Columbia et, reconnaissant publiquement la nullité des brevets de Berliner, obtient un jugement interdisant à ce dernier toute activité industrielle et commerciale.
Le groupe Edison cherche également à perfectionner ses procédés. On met au point une méthode de duplication des cylindres permettant jusqu'à vingt-cinq copies d'une gravure originale. Le cylindre standard, gravé à raison de quatre sillons au millimètre, dure deux minutes comme les premiers disques, mais on essaie d'en augmenter la durée par une gravure à pas serré (huit sillons au millimètre et quatre minutes d'audition), tout en améliorant la qualité acoustique par un nouveau support (cylindre Amberol). A vrai dire, ces tentatives de cylindre à longue durée n'eurent qu'un succès limité, en dépit de plusieurs campagnes publicitaires, dont la dernière se situe vers 1913. Il y eut également quelques chercheurs isolés, tel cet étonnant amateur, le lieutenant italien Giovanni Bettini, qui mit au point une nouvelle liaison mécanique entre pointe et diaphragme sous le nom de « microphonograph » et enregistra, à partir de 1892, toutes les célébrités mondiales.
Pour Eldridge Johnson, principal fournisseur mécanique du groupe Berliner, le jugement de juin 1899 signifie la ruine. Incapable de lutter sur le plan légal, il cherche son salut dans l'amélioration des procédés existants, car il faut bien avouer que le phonographe comme le Gramophone sont franchement médiocres. Depuis 1897, Johnson essayait de perfectionner les grossières méthodes de gravure de Berliner. Il revient pour cela à la gravure originale sur cire de Bell et Tainter, mais ne parvient qu'en 1899 à en obtenir par galvanoplastie des matrices métalliques de pressage. Les nouveaux disques reproduisent une bande de fréquences plus large que ceux de Berliner ; ils ont moins de bruit de surface et le registre aigu est mieux défini. Johnson s'allie à Berliner pour exploiter son invention ; c'est la « Consolidated Talking Machine Company ». Après le gain d'un très important procès contre Seaman en 1901, Johnson consacre sa victoire en fondant la « Victor Talking Machine Company », puis édite les disques « Victor Records », dont le nom devait devenir l'un des plus connus du marché. En réalité, la guerre des brevets continue encore sur quelques détails litigieux, au point que Johnson préfère s'allier, en 1902, à la Compagnie Columbia, pratiquement autonome au sein du groupe Edison, qui, non contente d'adopter immédiatement le disque et le Gramophone, lance, en 1904, le disque double face, à l'imitation de ce que venait de faire Odéon en Europe.
La machine parlante dans le monde. — La période mécanique. — Phonographe et Gramophone étant d'origine américaine, les États-Unis ont tout naturellement la première place aux débuts de leur histoire, mais, très rapidement, les compagnies ou sociétés initiales essaiment en Europe, où elles obtiennent d'intéressants succès, en même temps qu'elles y suscitent des recherches originales capables d'améliorer leurs fabrications. Il en résulte une période d'intense activité technique et commerciale, portant le qualificatif « mécanique », car elle se caractérise par ce fait que l'énergie mécanique nécessaire à la gravure des disques ou cylindres est directement empruntée à celle des ondes sonores.
Des filiales de la compagnie Edison s'installent en Angleterre et en Allemagne. En France, les deux frères Pathé, Charles et Émile, se font les champions du phonographe à cylindre. Les frères Pathé possédaient un café à Montmartre, où ils se révèlent habiles à présenter et à vendre les appareils d'Edison, importés d'Angleterre. Pour réduire les frais, les frères Pathé installent un atelier à Belleville pour fabriquer, sous la marque « Le Coq », une copie du graphophone, type « Eagle », puis transportent leur affaire à Chatou (les Phonographes Pathé), qui demeurera l'un des principaux centres de l'industrie phonographique française. En toute justice, c'est Henri Lioret, ancien horloger et fort habile mécanicien, qui est à l'origine des premières réalisations françaises en matière de phonographe, mais il lui manquait les dons d'organisateur de grande classe que possédaient les frères Pathé ; aussi, son renom fut-il vite effacé par les succès de l'usine de Chatou, qui comptait déjà près de deux cents ouvriers avant 1900.
Le Gramophone de Berliner s'implante pour commencer en Angleterre en 1898 avec la « British Gramophone Company » (le tableau His Master's Voice, de Francis Barraud, est daté de 1899) et s'étend, la même année, à l'Allemagne : c'est la « Deutsche Gramophon A. G. » (avec une filiale russe), puis à la France, en 1899, grâce à la « Compagnie française du Gramophone » (avec une filiale espagnole) ; en revanche, la « Fonotipia Company » de Milan (1904) est exclusivement italienne.
« Zonophone », la marque fondée par Seaman, interdite aux États-Unis après 1901, émigre en Allemagne. En 1903, le groupe Victor-Columbia rachète Zonophone, dont le directeur berlinois, F. M. Prescott, fonde, avec les frères Ullmann, directeurs de la filiale française, la firme Odéon (usines à Weissensee, près de Berlin), qui se signale, à la foire de Leipzig, en 1904, par le lancement des premiers disques à double face, rapidement imités en Amérique par Columbia.
Sur le plan commercial, et à partir de 1902, le disque commence nettement à l'emporter sur le cylindre. Il possède plusieurs avantages techniques (moindre encombrement, robustesse, puissance, fidélité) auxquels s'ajoutent les prestiges de catalogues groupant les plus grandes célébrités mondiales de l'art lyrique. Certains tenants du cylindre vont donc essayer de s'en évader, sans, pour autant, s'allier au Gramophone.
En 1904, un jeune ingénieur londonien, William Michaelis, propose un disque gravé verticalement — comme les cylindres d'Edison —, complété d'un appareil de reproduction, dit « néophone ». Les disques « Néophone » ont au début 22,5 cm de diamètre, mais atteignent vite 50 cm ; ils durent de huit à dix minutes, mais cessent d'être fabriqués dès 1906, faute d'un répertoire suffisamment attrayant. Les frères Pathé adoptent le disque en 1906, mais avec gravure verticale. Ils lancent les disques Pathé double face de 28 cm de diamètre en 1908 — ce sont les disques « à saphir », car les ondulations en profondeur du sillon y guident à la lecture une minuscule sphère en saphir (réputée inusable, à l'inverse des aiguilles métalliques du Gramophone, qu'il faut changer à chaque audition). Après l'échec définitif des cylindres Amberol, en 1913, Edison accepte le disque gravé verticalement, mais son succès n'est que relatif. Finalement, la gravure latérale s'impose : Pathé y vient en 1920, et Edison en 1929.
Sur le plan technique, il nous faut signaler le physicien Dussaud, qui propose, en 1894, un procédé d'enregistrement et de reproduction électriques avec un système amplificateur électromécanique ou « multiphone », présenté à l'Académie des sciences en 1899. Partout les inventeurs s'efforcent, avec énormément d'ingéniosité, d'augmenter la puissance acoustique du phonographe ou du Gramophone : citons l'amplificateur pneumatique d'Edison, perfectionné en Angleterre sous le nom d' « auxetophone » (employé par Pathé en France en 1905), et l'amplificateur à friction de Columbia, ne serait-ce que parce qu'ils trouvent des applications de nos jours pour certains usages particuliers (porte-voix à très grande puissance).
La période électrique. — Après Dussaud, Louis Gaumont (en 1910) avait eu l'idée d'user de la prise de son par microphone pour ses essais de phono-scènes (première ébauche de cinéma parlant), combinant le cinéma et le Gramophone ; mais sans moyen pratique d'amplifier les signaux électriques.
Ce moyen pratique allait être la lampe à trois électrodes inventée peu avant la guerre de 1914 et perfectionnée durant les hostilités (de même d'ailleurs que les microphones). Ce furent deux amateurs anglais, L. Guest et H. O. Merriman, qui réalisèrent effectivement, en 1920, le premier enregistrement réussi de type électrique (prise de son par microphone, amplification du signal, gravure par dispositif électromagnétique) à l'occasion du service célébré en l'abbaye de Westminster à la mémoire du Soldat inconnu.
Partout dans le monde, techniciens et amateurs expérimentent ces nouvelles techniques, dont on attend des progrès considérables. Aux États-Unis, J. P. Maxfield et H. C. Harrison, des « Bell Telephone Laboratories », entreprennent des recherches systématiques, aussi bien sous l'angle de la prise de son et de la gravure du disque que sous celui de la reproduction, qui conduisent, en 1926, à la présentation par la « Western Electric Company » (organisme commercial des laboratoires Bell) d'un disque capable de restituer dans de bonnes conditions les fréquences comprises entre 100 et 5 000 Hz (les gravures mécaniques directes avaient une courbe de réponse très irrégulière limitée entre 150 et 3 000 Hz) et d'un appareil reproducteur mécanique utilisant pour la première fois les propriétés du pavillon exponentiel, dont la théorie venait d'être édifiée par Harrison.
Victor adopte le procédé Western en 1925 pour mieux résister à la concurrence des émissions radiophoniques. Le disque, à base de gomme laque, porte alors 34 spires au centimètre (largeur du sillon 0,16 mm), il tourne à 78,26 tours/minute, dure quatre minutes par face de 30 cm de diamètre et se lit avec une pointe en acier doux terminée, en principe, par une calotte sphérique de 75 microns de rayon (en réalité, la matière du disque, fort abrasive, façonne l'extrémité de la pointe).
Malgré ces améliorations, le Gramophone souffrira cruellement de la crise économique qui va s'abattre sur les États-Unis et affecter également le reste du monde. En 1928, Johnson doit s'associer à la « Radio Electric Corporation of America » (disques et appareils « R. C. A. Victor »). Pour tenter de secouer l'apathie du marché, Victor propose, en septembre 1931, un disque de longue durée à sillonnage serré : vitesse de rotation 33 1/3 tours/minute, 65 spires au centimètre et 14 minutes par face de 30 cm. Ce fut un échec : le nouveau disque ayant été offert à un public au pouvoir d'achat très diminué et sans l'appareil de reproduction adéquat.
En Europe, la crise économique est moins brutale. Les compagnies éditrices y prospèrent relativement et se regroupent : achat des Établissements Pathé par la Compagnie Columbia anglaise, en 1928 ; réunion, en Angleterre, de « His Master's Voice » et de « Columbia », pour constituer la firme « E. M. I. » (Electric and Mechanical Industries), en juin 1930 ; en revanche, « Deutsche Gramophon-Polydor » garde son autonomie. Les catalogues comptent de plus en plus d'œuvres de grande valeur pour satisfaire une clientèle séduite par la qualité subjective des procédés de reproduction électriques (le terme commercial « haute fidélité » apparaît en 1934).
Sous l'angle technique, physiciens et ingénieurs s'efforcent d'approfondir la nature des phénomènes utilisés et de perfectionner les techniques. Les microphones, les graveurs, les amplificateurs progressent rapidement. A partir de 1935, on commence à s'intéresser très activement au délicat problème de la lecture des disques, considéré jusqu'alors uniquement du point de vue empirique. Di Toro, en 1935, après une mise en équation correcte, avoue son impuissance à fournir une solution que Pierce et Hunt, puis Corrington, parviendront à formuler sous une forme de plus en plus précise de 1938 à 1951.
Hunt et ses assistants ont clairement mis en lumière, dès 1938, les défauts du système de disques alors partout en usage en un mémoire célèbre dont Peter Goldmark, premier réalisateur des disques microsillons, n'aura qu'à s'inspirer fidèlement onze ans plus tard ; en mettant également à profit un certain nombre de progrès réalisés durant la Seconde Guerre mondiale.
Le premier de ces perfectionnements s'applique aux procédés de gravure et fut l'œuvre de Mr. Arthur Haddy (ingénieur en chef de la jeune firme anglaise Decca, fondée en 1934 par Jack Kapp). L'Amirauté britannique ayant demandé un disque capable de restituer les légères différences entre les bruits des sous-marins allemands et alliés (pour l'entraînement du personnel de repérage) attire l'attention sur les phénomènes de nature transitoire, pour lesquels Haddy dut graver des fréquences supérieures à 5 000 Hz. Après la guerre, le procédé ainsi mis au point fut commercialisé sous le sigle F. F. R. R. (Full Frequency Range Reproduction), avec une bande passante approchant 10 kHz dans l'aigu ainsi qu'une légère préaccentuation des fréquences élevées pour réduire la gêne du bruit de surface.
Deuxième progrès, et d'une importance considérable : la mise au point par les Allemands de la méthode d'enregistrement magnétique proposée par Vladimir Poulsen en 1899. Les premières réalisations à ruban d'acier (machines Marconi-Stille) étaient fort incommodes et peu fidèles ; mais, en substituant à l'acier une bande en acétate de cellulose enduite d'oxydes magnétiques et grâce à une prémagnétisation par un courant à fréquence supersonique, les ingénieurs allemands H. J. von Braunmühl et H. Weber parvinrent à s'approcher de très près de la perfection avec leur « magnétophone ».
A la fin des hostilités, l'industrie du disque comprit immédiatement le parti qu'elle pourrait en tirer pour effectuer l'enregistrement original : transfert au laboratoire des délicates opérations de gravure, possibilité de montages et effets spéciaux (réverbération artificielle), gravures à nombreux exemplaires, etc. Vers 1947, le succès du magnétophone est total ; la gravure directe n'est plus pratiquée que par des amateurs. Il en résulte même des perfectionnements curieux, comme l'enregistrement à pas variable ou « Micrograde variable » de Polydor — par lequel se trouve augmentée la capacité temporelle du disque 78 tours/minute en proportionnant l'écart des sillons à l'amplitude du signal.
Magnétophone.
au-dessus, vue des plateaux ; au-dessous, tête de l'appareil montrant les trois électro-aimants lecteur, enregistreur et effaceur.
Le disque microsillon. — En dépit de tous ces perfectionnements, le disque 78 tours reste affecté de défauts assez graves, en particulier bruit de surface gênant et durée trop faible (en dépit d'ingénieux mécanismes de changement automatique). En 1944, la « Columbia Broadcasting System » confie à Peter Goldmark et R. Snepvangers la tâche de créer un disque de longue durée vraiment pratique. Les travaux aboutissent, fin septembre 1947, au disque microsillon 33 1/3 tours/minute, uniquement conçu en vue d'une reproduction électrique, utilisant une courbe de gravure inspirée de celle qui était adoptée, sous le nom de NAB, par les émetteurs américains de radiodiffusion, pressé en vinylite (matière plastique sans grain autorisant l'augmentation de dynamique par réduction du bruit de surface), portant 100 spires en moyenne au centimètre (largeur du sillon 6/100 mm) et capable de fournir une audition de 25 mn par face de 30 cm, avec une bande passante régulière s'étendant de 30 à 12 000 Hz. Ce nouveau disque, présenté avec son matériel de reproduction le 21 juin 1948, connut immédiatement le plus grand succès, non seulement en Amérique, mais en Europe, où la firme Decca fut son premier adepte. En France, il suscita rapidement l'intérêt de nombreux techniciens, au nombre desquels il convient de citer André Charlin, dont les travaux furent à l'origine d'importants perfectionnements et de belles réussites artistiques.
La compagnie « R. C. A.-Victor », qui s'était laissé distancer dans la course au disque de longue durée, proposait toutefois, en février 1949, un nouveau type de disque à sillonnage serré, tournant à 45 tours/minute et durant 5 mn par face de 17 cm de diamètre (la version dite prolongée peut atteindre 7 mn 30 s). Ces disques, peu encombrants, portent un trou central de grand diamètre (38,5 mm) autorisant un mécanisme changeur automatique remarquablement simple et efficace (élément fondamental du nouveau procédé, car R. C. A.-Victor, s'étant aperçu par sondage statistique qu'une fraction très importante des œuvres [ou fragments d'œuvres] musicales ne dépassait pas une durée de 4 mn 30 s, avait cru meilleur de limiter la dimension du disque en confiant au changeur automatique la tâche d'assurer les auditions de longue durée d'œuvres plus importantes). Pour le reste, les disques 45 tours/minute et 33 tours/minute de Columbia sont sensiblement identiques et se lisent avec un phonocapteur, le plus souvent piézo-électrique, portant une pointe en saphir terminée par une calotte sphérique de 25 microns de rayon, dont l'appui vertical n'excède pas 10 g. (la demande augmentant pour les matériels de reproduction sonore de haute qualité, les phonocapteurs magnétiques ou dynamiques se substituent progressivement aux types piézo-électriques du début — car il ne semble pas que les éditeurs aient alors tellement pensé à la qualité : le disque incassable et la durée paraissant dans l'immédiat des avantages commercialement plus valables).
Entre Columbia et les adeptes du disque 33 tours/minute, d'une part, et la firme R. C. A.-Victor, d'autre part, s'engage alors une guerre des « vitesses » (l'Europe reste neutre). Columbia paraît devoir l'emporter en 1950, quand R. C. A.-Victor adopte la formule 33 tours/minute pour ses disques classiques de 25 à 30 cm de diamètre ; mais, par une publicité intensive, Victor finit par imposer le 45 tours/minute en 1954 pour le répertoire « variétés », où le disque standard 78 tours/minute s'était maintenu. La victoire du 45 tours/minute consacre ainsi l'élimination pratique du 78 tours/minute, dont la fabrication est maintenant presque abandonnée.
Dans le domaine de la gravure du disque, il nous faut signaler l'adoption du flan « néocire », constitué d'une âme en aluminium ou en verre recouverte d'un vernis cellulosique. Cette méthode, en honneur pendant la Seconde Guerre mondiale comme procédé de remplacement, par suite du manque de cire spéciale, finit par l'emporter en qualité lorsque les chimistes eurent mis au point des vernis de composition convenable. Toutefois, ces vernis étant plus durs que la cire exigent de nouveaux burins dotés de facettes brunisseuses (travaux d'Elisabeth Kapps) qui polissent les flancs du sillon et réduisent le bruit de surface. Le progrès décisif en ce domaine fut l'invention du burin chauffant : la pointe du burin, chauffée électriquement, ramollit le vernis cellulosique à son contact, produit une coupe plus nette, nécessitant moins d'énergie de la part du mécanisme de commande et conservant un sillon de section bien régulière. Les méthodes de tirage progressent parallèlement à celles de gravure. Afin de rendre conductrice la surface du flan « néocire » avant de procéder aux opérations de galvanoplastie, on imagine de la recouvrir d'une pellicule d'or par bombardement cathodique dans le vide : c'est le « sputtering », qui cède cependant devant l'argenture, par laquelle on dépose une mince couche d'argent, obtenu par réduction d'un bain à base de nitrate d'argent ammoniacal. L'opération est délicate, la surface du néocire doit être sensibilisée par un bain approprié. La galvanoplastie n'est pas moins délicate, car il faut arriver à des dépôts métalliques durs et de grain très fin, pour lesquels chaque firme éditrice possède ses propres formules et ses propres tours de main. Ajoutons encore que si les résines vinyliques continuent d'être les plus largement employées, les recherches se poursuivent en vue d'arriver à de meilleurs supports, plus résistants à l'usure et surtout moins susceptibles de conserver les charges électriques statiques dues au frottement, à l'origine de la grande affinité pour la poussière de nos disques microsillons usuels (il existe d'ailleurs de nombreux procédés plus ou moins efficaces pour décharger les disques en vinylite et annuler l'attraction statique, allant de l'utilisation des propriétés ionisantes du rayonnement de corps radio-actifs de la classe du plutonium — surtout en vedette aux États-Unis — à l'emploi de liquides [le plus souvent à base d'ammoniums quaternaires] à la fois produits mouillants et conducteurs électriques s'opposant à l'accumulation des charges).
Le succès sans précédent du disque microsillon et la multiplication des firmes éditrices conduisent à une multiplication des caractéristiques de gravure, c'est-à-dire de la distorsion volontaire de la caractéristique amplitude-fréquence pratiquée à la gravure et compensée par une distorsion complémentaire à la lecture, pratiquée selon les conseils de Hunt, pour profiter au mieux des possibilités du disque gravé latéralement. Une normalisation était donc nécessaire. Les éditeurs américains ont adopté après 1955 la caractéristique dite « New Orthophonic » ou R. I. A. A. (Record Industry Association of America), très voisine de celle qui fut proposée en Europe par le Comité électrotechnique international ou C. E. I.
Répartition des sillons d'un disque 78 tr/mn (à gauche) et des microsillons d'un disque 33 tr/mn (à droite) [fragments très grossis]
Vues d'avenir sur l'évolution du disque microsillon. — Contrairement au disque standard 78 tours/minute, qui avait su maintenir une stabilité exemplaire, le disque microsillon évolue continuellement, d'une part, pour suivre les acquisitions de la technique ; d'autre part, pour satisfaire une importante clientèle de plus en plus avide de sensations esthétiques d'origine sonore.
En 1956, Peter Goldmark, maintenant directeur du Laboratoire de recherches de « Columbia Broadcasting System », crée, pour sonoriser les automobiles de luxe de la firme Chrysler, un nouveau disque supermicrosillon tournant à 16 2/3 tours/minute, capable d'assurer 30 mn d'audition par face de 17 cm de diamètre. Les performances en sont, au moins en théorie, comparables à celle du microsillon standard, mais la lecture exige une pointe en saphir de 6 microns de rayon et un appui vertical n'excédant pas 2 g.
Trop délicats, ces disques sont demeurés jusqu'à maintenant au stade du laboratoire ; mais on a cependant fait état récemment de disques du même type, tournant à 8 1/3 tours/minute (une heure par face de 17 cm), uniquement pour des enregistrements de parole destinés aux livres parlés pour associations d'aveugles. Quant aux enregistrements tournant à 16 2/3 tours/minute, gravés selon la norme microsillon normale, leur vogue n'a été qu'éphémère comme supports de musique, même de « variétés », leur qualité, surtout dans l'aigu, paraissant insuffisante.
Les disques expérimentaux supermicrosillons ont eu cependant pour effet d'orienter les fabricants de lecteurs phonographiques, ou phonocapteurs, vers des appareils plus sensibles, capables de lire correctement un disque microsillon ordinaire avec un appui vertical de l'ordre de 1 à 2 g. et avec une meilleure fidélité que les modèles précédents. Ces nouveaux phonocapteurs, dont il existe déjà quelques modèles commerciaux, se répandront vraisemblablement dès qu'ils seront devenus moins onéreux et moins fragiles.
Il semble maintenant que les efforts de tous les techniciens du disque soient concentrés sur un nouveau pôle d'attraction, qui est de rendre pratique un moyen d'écoute stéréophonique restituant au moins approximativement l'essentiel des perceptions spatiales de l'audition directe. Le problème n'est point nouveau, puisqu'on commençait déjà à s'y intéresser vers 1902, où l'on avait bien compris que la faculté de repérage auditif était due aux perceptions différentes des deux oreilles. De nombreuses expériences eurent lieu un peu partout pour vérifier ces idées, le son étant transmis par plusieurs voies distinctes (au minimum une voie droite et une voie gauche).
Sous une forme simplifiée, le magnétophone fournissait une solution élégante par la facilité avec laquelle on pouvait enregistrer sur deux pistes contiguës d'un même ruban magnétique les signaux d'une voie droite et d'une voie gauche. Or, les procédés magnétiques sont assez coûteux et délicats, et le disque n'entend pas se voir évincer d'un domaine considéré comme fief imprescriptible.
Vers 1950, au début du microsillon, un ingénieur américain, Emory Cook, tente une stéréophonie sur disque en y gravant séparément les deux voies droite et gauche. La lecture demande deux phonocapteurs couplés, et la capacité temporelle du disque est réduite de moitié. Malgré quelques succès, les disques Cook ne parviennent pas à intéresser le grand public. Il apparaît commercialement préférable de graver les deux voies sur un même sillon en mettant à profit la possibilité de lui faire convoyer deux informations distinctes, déjà entrevue dès 1910 par d'ingénieux utopistes, mais vraiment expérimentée en 1931 par un ingénieur anglais, Alan Dower Blumlein. Il suffit en effet de superposer sur un même sillon les deux modes de gravure connus : vertical (style Edison) et latéral (style Berliner). La double gravure pose de délicats problèmes, aussi bien à la fabrication qu'à la lecture du disque, mais des solutions satisfaisantes commencent à se faire jour à partir de 1957 (Theodore Sugden à l'Audio Fair de Londres, groupe Decca-Telefunken...).
La double gravure latérale-verticale est toutefois critiquée par la différence de traitement qu'elle fait subir aux deux voies (la lecture d'une gravure verticale introduit en théorie plus de distorsion que celle d'une gravure latérale), aussi voit-on apparaître un nouveau procédé, patronné par la compagnie américaine Westrex, reprenant, bien entendu, des idées de Blumlein (concernant la gravure dite diagonale ou « 45-45 »), par lequel chaque voie n'intéresse qu'un seul des flancs du sillon. On est ainsi ramené à deux gravures de type vertical, mais sur un support faisant un angle de 45° avec la surface du disque. En réalité, une étude élémentaire montre que les deux systèmes sont extrêmement voisins et facilement réductibles l'un à l'autre. Le grand avantage du procédé Westrex est de traiter pareillement les deux voies, mais sa « compatibilité » (possibilité de lecture d'un disque à double gravure diagonale par un phonocapteur usuel prévu pour la seule gravure latérale) semble beaucoup plus aléatoire. Quoi qu'il puisse en être, le procédé Westrex a été adopté comme standard international par les éditeurs de disques.
Les premières démonstrations publiques de disques stéréophoniques (seconde moitié de l'année 1958) paraissent indiquer un élargissement de la notion de fidélité, s'orientant surtout vers la recherche de la sensation de « présence » ; le respect aussi poussé que possible de la forme du signal initial, jusqu'alors à l'honneur, passant quelque peu au second plan. Sans doute n'est-ce que temporaire : les problèmes techniques posés par la gravure et la reproduction des nouveaux disques, étant fort ardus, ne peuvent tous recevoir de solution satisfaisante en même temps. D'autant qu'il semble bien que laboratoires de recherches et services techniques aient été nettement débordés par des organismes commerciaux impatients de s'assurer les meilleures places d'un nouveau marché.
Au cours des prochains mois, des prochaines années, le disque stéréophonique va donc devoir s'affirmer à la rude école de la réalité ; le disque stéréophonique part avec trop d'atouts (enrichissement de la sensation auditive, puissance de l'industrie phonographique mondiale...), pour ne pas réussir, mais peut-être son succès ne sera-t-il ni aussi rapide ni aussi total que celui du microsillon.
Appareil enregistreur de disques : 1. Moteur à contrepoids ; 2. Microscope pour l'examen des sillons ; 3. Cire tournant sur son plateau ; 4. Graveur sur son support.
FABRICATION DES DISQUES
Tout commence à la prise de son effectuée par l'ingénieur du son où s'effectue l'enregistrement initial sur bande magnétique. Il existe bien des écoles en matière de prise de son : utilisation d'un microphone unique judicieusement placé par rapport à la source sonore, ou de plusieurs microphones se répartissant les tâches ; travail dans un studio sourd exigeant l'adjonction ultérieure (en proportion convenable) d'une réverbération artificielle donnant l'impression d'espace, travail dans une ambiance réverbérante normale pour profiter de la réverbération naturelle... En la matière ne comptent que les facultés artistiques de l'ingénieur du son.
Après l'opération du montage, qui ne laisse subsister que les parties réellement utilisables de l'enregistrement magnétique, on procède à la gravure sur disque néocire au moyen d'une tête graveuse équipée d'un burin chauffant. La tête graveuse est solidaire d'un mécanisme de translation, ou pont de gravure, lui imprimant un déplacement selon un rayon du disque. Actuellement, les machines à graver utilisées par les professionnels ont atteint un haut degré d'automatisme : toutes les opérations s'y effectuent dans leur ordre correct, sans intervention manuelle, après la mise en route.
La gravure sur néocire soigneusement vérifiée constitue l'original à partir duquel seront fabriquées les matrices de pressage par galvanoplastie. On commence par dégraisser la surface du néocire, puis on la rend conductrice par argenture, après l'avoir sensibilisée par un bain à base de chlorure stanneux (jouant un rôle catalyseur). L'argenture en elle-même consiste à obtenir de l'argent métallique par réduction (grâce au glucose, par exemple) d'une solution de nitrate d'argent ammoniacal. Cette opération qui conditionne pour une part importante la qualité du disque futur est en réalité fort complexe et demande le tour de main de praticiens habiles, qui peuvent procéder selon plusieurs méthodes, soit au trempé, soit par projection. Le disque argenté est ensuite recouvert d'un dépôt de nickel, puis de cuivre, par galvanoplastie. Ce dépôt, séparé du néocire dès que son épaisseur est suffisante (1 mm environ), constitue une copie en relief du disque que l'on nomme « père ». Sauf cas exceptionnel, le « père » n'est pas employé au pressage ; on préfère en tirer une ou plusieurs copies en creux, ou « mères », qui serviront au tirage de nouvelles copies en relief, ou « fils », qui, chromées et convenablement renforcées, seront les vraies matrices de pressage. Par ce procédé, on peut conserver l'original et en tirer de très nombreuses copies (une matrice permet de tirer 1 000 disques en moyenne).
Les matrices de pressage, centrées et munies de la broche qui percera le trou central, sont montées deux à deux sur une presse pouvant être chauffée à la vapeur ou refroidie à l'eau. La matière à mouler est maintenant à base de résine vinylique (copolymère de chlorure et d'acétate de vinyle) additionnée de colorant et de composés plastifiants et stabilisants (le stabilisant empêche la décomposition du copolymère sous l'influence de la chaleur nécessaire au pressage), très intimement mélangés. On l'utilise sous forme de petites galettes allongées, ou « biscuits », ou de granules (perles). La matière à mouler, chauffée aux alentours de 100°C, est introduite entre les matrices, en même temps que les étiquettes correspondantes. L'ensemble est alors porté vers 150°C, en même temps que les presses hydrauliques solidaires des matrices appliquent la pression nécessaire à l'impression. On refroidit ensuite à 50°C, et il n'y a plus qu'à démouler le disque et à en ébarber la périphérie.
On a proposé d'autres méthodes de tirage des disques, surtout pour diminuer le prix de revient et réduire l'usure des matrices. On peut procéder par injection avec une matière à mouler rendue fluide. On peut aussi partir d'une résine vinylique sous forme pulvérulente (procédé « Microfusion » proposé en 1956 par Emory Cook en Amérique), autorisant une impression correcte, sous pression réduite, avec un meilleur poli de la surface du disque. Toutefois, il ne semble pas, au moins jusqu'à maintenant, que ces nouvelles méthodes aient porté grand tort aux procédés classiques. En revanche, elles auront peut-être tout leur intérêt pour de nouveaux types de disques (généralement publicitaires) pour lesquels seront utilisées des matières plastiques moins coûteuses ou même le carton verni (cartes postales parlantes ou chantantes).
Pressage des épreuves de disques à microsillons.
LES APPAREILS POUR L'ÉCOUTE PHONOGRAPHIQUE
La généralisation du disque microsillon a entraîné la généralisation des méthodes de reproduction électriques. Le disque placé sur le plateau d'un tourne-disque entraîné par un moteur électrique (souvent synchrone) est lu par un phonocapteur transformant les mouvements de sa pointe exploratrice, terminée par une calotte sphérique en saphir ou en diamant (25 microns de rayon pour microsillon, 63 à 75 pour disques standards), en variations d'une tension électrique. Les phonocapteurs mettent à profit divers principes : piézo-électricité, électromagnétisme... Leur qualité est fonction de leur souplesse et de leur faible inertie. En général, la sensibilité et la qualité sont deux qualités opposées. Les meilleurs phonocapteurs de faible sensibilité sont généralement de type électromagnétique (soit à fer mobile ou à réluctance variable, soit à bobine mobile) ; les phonocapteurs piézo-électriques, exploitant les propriétés du sel de Seignette ou de certaines céramiques au titanate de baryum, sont plus sensibles que les précédents, mais aussi habituellement moins fidèles.
La tension en provenance du phonocapteur est amplifiée par un appareil plus ou moins complexe (dans les ensembles de haute qualité on sépare les fonctions de réglages de niveau sonore ou de tonalité de l'amplification de puissance proprement dite) avant d'être appliquée à un haut-parleur ou groupe de haut-parleurs, le plus souvent électrodynamiques, à bobine mobile.
Il existe une gamme très étendue d'appareils de reproduction phonographique, connus maintenant sous le nom général d' « électrophones » (ce mot fut à l'origine une marque commerciale), allant de la simple valise légère, peu coûteuse, de puissance modérée et d'une qualité très moyenne, passant par des ensembles en forme de coffret ou de meuble, pour aboutir aux appareils de haute qualité, souvent connus sous le nom de « chaînes », aux divers éléments séparés, usant en particulier des phonocapteurs les plus fidèles, d'amplificateurs puissants et d'ensemble de haut-parleurs extrêmement soignés.
Tous les appareils tourne-disques (sauf rares exceptions) sont équipés actuellement d'un système de changement de vitesses leur permettant de travailler aux trois allures standardisées (33 1/3, 45, 78 tours/minute), avec parfois la possibilité d'un ajustage de précision de la vitesse angulaire (vérification par stroboscope). Beaucoup de tourne-disques possèdent aussi une quatrième vitesse, 16 2/3 tours/minute, bien qu'il n'y ait pratiquement que fort peu de disques commerciaux de cette catégorie. Pour lire les anciens disques standards 78 tours/ minute, les phonocapteurs doivent être munis d'une pointe terminée par une calotte sphérique de 63 à 75 microns de rayon. On y parvient par divers artifices : changement pur et simple de la cellule lectrice dans les appareils de luxe, cellules pivotantes amenant au contact du disque la pointe convenable... Ajoutons que les tourne-disques appartiennent à plusieurs types : appareils uniquement manuels, appareils semi-automatiques où certaines opérations sont exécutées mécaniquement (généralement arrêt en fin d'audition, mais aussi pose du phonocapteur sur le disque et retour en position initiale après l'arrêt), appareils entièrement automatiques (changeurs automatiques), très appréciés de certains usagers (pour la musique de danse ou de fond sonore en particulier).
LA PRODUCTION DES DISQUES COMMERCIAUX
La guerre de 1939 avait bouleversé l'édition phonographique, mais d'une manière beaucoup moins profonde en comparaison du microsillon et des méthodes de travail usant de la bande magnétique. En effet, les opérations de gravure, de galvanoplastie et de pressage pouvant être assurées par quelques laboratoires ou entreprises spécialisés, il devient relativement aisé de faire éditer un disque transcrivant une prise de son réalisée au magnétophone. L'industrie du disque se rapproche ainsi par certains côtés de celle du livre. Aussi voit-on se multiplier le nombre des éditeurs.
En 1946, pour la première édition de cet ouvrage, M. André Cœuroy comptait vingt-deux éditeurs de disques ; en 1958, plus de quatre-vingts sont disponibles en France, où cependant toutes les marques mondiales ne sont pas importées ou représentées. La multiplication des éditeurs entraîne également leur spécialisation. A côté des grands noms de l'industrie phonographique, dont les catalogues couvrent tous les genres, on trouve de petits éditeurs, plus particulièrement orientés vers la musique folklorique, la musique ancienne, la musique religieuse, le théâtre, les variétés, etc., car la compétence du disque s'étend à tout, et on enregistre tout : recettes de cuisine, leçons de culture physique, catéchisme, discours politiques.
Si l'enregistrement phonographique fait preuve d'une grande intégrité dès qu'il touche à la musique dite sérieuse, il montre beaucoup plus de fantaisie dans le domaine des « variétés », où la souplesse des méthodes issues du magnétophone autorise des effets jusqu'ici insoupçonnés.
Nous citerons par exemple : l'exploitation systématique des phénomènes de réverbération, naturels (chambre d'échos) ou artificiels (réverbération électronique), s'appliquant souvent différemment aux diverses parties du discours musical (soliste et accompagnement) ; l'usage de filtres de toutes natures, créant des timbres irréels (les « new sounds », si appréciés en Amérique) ; les modifications apportées aux modes d'émission ou d'extinction des sons instrumentaux ; la technique du « rerecording », par laquelle un même artiste peut successivement enregistrer plusieurs parties séparées qui seront finalement superposées...
A l'intégrité musicale des enregistrements phonographiques, auxquels la musicologie devra de garder un fidèle témoignage des interprètes et des œuvres de notre temps, il faut ajouter un très intéressant travail effectué par quelques grands éditeurs soucieux de rendre facilement accessibles les témoignages plus anciens figurant dans leurs collections. Pour cela, les matrices originales ont été transcrites sur disques microsillons (collection des « Gravures illustres » de Pathé-Marconi par exemple) en s'efforçant d'en conserver l'essentiel.
Rémy LAFAURIE.
PHONOTHÈQUES ET COLLECTIONS
L'historien dispose aujourd'hui d'un sérieux instrument de travail : la phonothèque. En 1911, le musée de la Parole, qui venait d'être fondé, reçut d'Émile Pathé un millier de phonogrammes qui furent conservés à la Sorbonne par les soins de Ferdinand Brunot : ce fut la première phonothèque. En 1927, le Conseil municipal de Paris mit à la disposition du musée un immeuble de la rue des Bernardins, et le 3 avril 1938, un décret instituait la Phonothèque nationale, à laquelle fut confié le dépôt légal de l'édition sonore, sous la direction de Roger Dévigne.
A la Radiodiffusion nationale, une discothèque groupe plus de cent mille enregistrements de toute nature. D'autres institutions possèdent des discothèques généralement spécialisées : au palais de Chaillot, le musée de l'Homme et le musée des Arts et Traditions populaires ; le musée Guimet ; la bibliothèque de l'Opéra ; le Collège de France.
Plusieurs de ces institutions ont inscrit à leur programme l'enregistrement et la conservation de voix célèbres (musicales, politiques, scientifiques, littéraires), de folklore national, de chants exotiques, de dialectes. Divers chefs de mission ont parcouru la France, ses colonies, et divers pays étrangers pour enrichir ces collections de documents authentiques.
L'Assemblée nationale a voté, le 6 juillet 1954, l'assimilation du statut fiscal du disque à celui du livre.
DOMAINE DU DISQUE
ESTHÉTIQUE ET RÔLE DU DISQUE
Le domaine du disque. — Avec les facilités nouvelles d'enregistrement, le domaine du disque est devenu pratiquement illimité. A la musique, il a depuis longtemps annexé les bruits, dès le moment où il fit office de double sonore pour l'écran encore muet. On multiplie les montages sonores dont a besoin sans cesse la radio. Le disque est devenu le poète de la vie bruissante. L'usine en action, les foules en rumeur, le concours agricole du chef-lieu, la criée aux halles, le délire du fiévreux, les lamentations de Lourdes, les orgues de l'avion en course ou du poteau télégraphique dans la tempête, tout cela a été élevé au rang de lyrisme sonore, avec tous les bruits de l'industrie et ceux de la nature, sans compter ceux de la guerre et de la catastrophe. L'alliance de la musique simple et du bruit pittoresque a donné naissance au disque « d'atmosphère » qui se révèle capable de créer de petites scènes évocatrices et de devenir l'imagier de la musique populaire.
Comme le téléphone et la radio, le disque a d'abord joué un rôle discret dans les pièces de théâtre. Il y a souligné des moments psychologiques, il y a créé des bruits, suscité des évocations. Parfois, un metteur en scène avisé, comme Louis Jouvet, a eu recours à des musiques enregistrées à cent lieues du but pour mieux atteindre ce but : l'idée de faire jouer, pour accompagner Amphitryon 38 de Giraudoux, des disques de musique espagnole a manqué faire périr de surprise douloureuse des musicographes courroucés, dans le même temps qu'elle ravissait les artistes. Peu à peu, le disque s'est poussé du col. Il a prétendu remplacer l'orchestre d'un bout à l'autre d'une pièce. Un essai de Maurice Dalloz pour un théâtre de marionnettes se révéla concluant. Xavier de Courville tint la gageure de mettre le phonographe totalement au service d'une œuvre d'imagination et de fantaisie comme l'Oiseau vert de Gozzi. On peut, dès lors, imaginer un auteur dramatique commandant, pour soutenir un spectacle, une « partition phonographique », soit qu'il recoure à des œuvres déjà enregistrées, soit qu'il prie un compositeur contemporain de lui « composer des disques ». On peut même inférer que les musiques de scène, aussitôt enregistrées, supprimeraient les formalités de gravure, de copie, de réduction pour piano et auraient une répercussion directe sur l'édition-papier.
Parmi les plus angoissants problèmes qui se posent à la musique contemporaine figure celui des exécutions chorales. Une association symphonique ne peut plus guère donner par an, en raison des frais, que trois ou quatre concerts avec chœurs. C'est la triste raison pour laquelle on n'entend plus que par exception, au concert, les Passions de Bach, les oratorios de Haendel ou les Sirènes de Debussy. Et c'est pourquoi le phonographe qui les recueille est plus qu'un allié : c'est un sauveur. Sans lui, des musiques essentielles seraient purement et simplement rayées de la vie musicale. Du même coup, il joue un rôle éducatif de premier plan, car il tire de la pénombre des spécialistes et des initiés jusqu'au soleil de l'admiration universelle, non seulement des œuvres capitales rarement entendues, mais des phalanges d'érudits et d'artistes uniques, comme la Chanterie de la Renaissance, grâce à laquelle, par les soins voluptueux d'un Henry Expert, furent conservés à la vie et parés de leur jeunesse les chefs-d’œuvre choraux des musiciens de Ronsard. En de telles occasions, le disque rend service à la fois à l'auditeur, à la musique, à la musicologie et à la littérature. Voilà qui lui fera pardonner l'édition de tant de stupidités commerciales (qui lui permettent d'ailleurs de vivre). L'enregistrement de tant d'œuvres sérieuses, qui rendent vivante l'histoire de la musique, qui comblent le musicologue et contribuent à l'éducation populaire, s'est, au reste, révélé assez « commercial » pour inciter les éditeurs à multiplier les collections scientifiques de disques. Jadis, il fallait chercher péniblement et à l'aventure dans un monceau de catalogues les membres épars de ce grand corps splendide que fut la musique ancienne ; çà et là un Scarlatti, un Janequin, un Josquin, un Daquin, un Clérambault, un Couperin, un Montéclair ; et la plupart du temps, ces œuvres n'étaient pas même conformes à l'original, car l'arrangeur était passé par là. Aujourd'hui le phonographe a conquis assez de grades pour jouer dignement son rôle de conservateur de musée ; et la discothèque est bien ce véritable musée que réclamaient les amateurs sérieux ; ce n'est plus cette boutique de brocanteur où s'entassaient pêle-mêle et sans soin les fragments de chefs-d’œuvre. Peu à peu, l'édition du disque s'est créé des obligations envers la science et envers l'art. Il importe qu'elle les respecte sans défaillance.
L'esthétique et le rôle du disque. — Il fut un moment où l'on pouvait parler d'une esthétique du disque. C'était celui où avait encore un sens le mot de « phonogénie ». Le phonographe n'était pas alors capable de reproduire exactement tout le réel : il le transformait selon certaines lois et conduisait le compositeur à résoudre des problèmes. On était contraint d'envisager les transpositions imposées par le disque à une musique donnée. Alors que la copie du réel paraissait impossible et restait décevante, cette transposition constituait l'intérêt d'art du phonographe. C'est à ces problèmes que s'appliquait un texte de Valéry, la Conquête de l'ubiquité par le phonographe : « Il y a, disait-il, dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance moderne. Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, allant peut-être jusqu'à modifier la notion même de l'art. » Ces problèmes de transposition ont disparu avec la perfection technique. L'esthétique du phonographe s'est déplacée ; elle ne réside plus dans le souci que pouvait alors avoir le compositeur de préserver sa personnalité à travers celle du phonographe. C'est maintenant la composition des montages phonographiques, la combinaison de fragments du réel vers une réalité poétique supérieure, qui constituent la véritable esthétique du disque. Dans ce domaine, le disque s'est révélé l'adjuvant le plus ingénieux des émissions radiophoniques. Des enregistrements utilisés à point nommé selon les besoins du scénario permettent toutes sortes de réalisations : reconstitution d'enquêtes judiciaires, illustrations d'événements historiques, transpositions de films d'aventures, bruits étranges accompagnant l'évocation des contes de fées, grâce aux procédés audacieux de la technique (disques tournant à l'envers, superposition d'acoustiques insolites, sonorités irréelles produites par la musique électronique), sans parler des enregistrements réalisés dans tous les points de l'univers, pour apporter à l'auditeur le reflet de la plus immédiate réalité. Et dans le même temps le disque joue ses rôles de plus en plus variés et féconds. Il est conservateur de musée, dans la mesure où il offre à l'avenir les trésors du passé ; il est musicologue, quand il assure au conférencier l'appui de ses exemples authentiques ; il est pédagogue, quand dans l'enseignement littéraire ou linguistique il démontre, corrige et perfectionne ; il est explorateur, quand il recueille dans les contrées lointaines des documents inconnus ; il est folklorique et national, quand il assure la pérennité aux voix des provinces prêtes à s'éteindre. Il est un humaniste qui a bien mérité de l'Esprit.
André CŒUROY.
(la Musique des origines à nos jours, Larousse, janvier 1959)