L’Invention du phonographe

 

 

La mort récente d'Edison (1) a ramené l'attention publique sur les origines du phonographe et sur la part qui peut y être légitimement attribuée à Charles Cros dont l'esprit, assurément très distingué, ne se plaisait pas moins aux rêves de la science qu'à ceux de la poésie. Il n'est pas difficile d'obtenir sur ce point des précisions propres à trancher la question.

 

C'est dans la séance du 11 mars 1878 qu'eut lieu la présentation à l'Académie des sciences, par les soins du comte du Moncel, membre de cette Académie, de l'appareil alors récemment inventé par Edison sous le nom de phonographe. Par suite d'un hasard extraordinaire, le tout jeune homme qu'était alors le signataire des présentes lignes s'est trouvé assister à cette séance et peut témoigner de la vive émotion produite dans la docte assemblée par cette sensationnelle révélation.

 

(1) Voir, dans Figaro du 19 octobre dernier, l'article dans lequel a été résumée la carrière d'Edison.

 

A la séance suivante, celle, par conséquent, du 18 mars, l'Académie recevait communication d'une lettre de Charles Cros, dont l'original a été conservé dans les archives de l'Académie, où il nous a été donné d'en prendre connaissance. Dans cette lettre, Cros rappelle qu'il avait déposé à l'Académie, le 30 avril 1877, un pli cacheté dont, sur sa demande, l'ouverture avait eu lieu le 3 décembre suivant ; la note contenue dans ce pli a d'ailleurs été publiée dans le compte rendu de la séance portant cette date. L'auteur y suggère l'idée d'un enregistrement automatique des sons en vue de leur reproduction mécanique. Sans entrer dans aucun détail, il indique en ses grandes lignes le mode de fonctionnement qu'il entrevoit pour l'appareil : enregistrement, au moyen d'un style fixé à une membrane, des vibrations de celle-ci, sur une couche de noir de fumée ; transformation, par un moyen utilisant la photographie, de cette inscription graphique en une ligne tracée en creux dans une matière résistante susceptible de faire renaître, par un effet inverse, les mouvements initiaux de la membrane. L'idée est incontestablement ingénieuse, voisine de celle qui devait se présenter à Edison, et on peut légitimement en faire honneur à son auteur, voire lui décerner, à cette occasion, le titre de précurseur du phonographe.

 

Mais autre chose — si méritoire que ce soit — est de concevoir la possibilité d'un appareil capable de produire des effets nouveaux, même en en esquissant un projet, autre chose de réaliser un tel appareil. Il faut avouer que le mode opératoire envisagé par Charles Cros ne laisse pas d'être assez vague, que les détails précis propres à en fixer l'application font dé faut, et l'on peut douter qu'il eût été de nature à aboutir à une solution pratique. Mais, surtout, il est absolument dépourvu de ce qui peut être regardé comme le caractère essentiel, fondamental, du phonographe, savoir l'exacte réversibilité du processus d'enregistrement en vue de provoquer la reproduction des sons, caractère, au contraire, admirablement réalisé dans le phonographe tel qu'il est sorti des mains d'Edison.

 

En somme, alors que le projet de Cros supposait, après l'inscription de l'onde sonore, toute une manipulation tendant à la confection d'un dispositif propre à la restitution de cette onde, l'appareil construit par Edison, dès qu'il a emmagasiné le son, est en état, sans plus, de le retransmettre. On voit que c'est, en fait, là tout autre chose et que l'on ne saurait, en toute équité, dénier à Edison le titre de véritable inventeur du phonographe.

 

Au surplus, il suffit, pour en être convaincu, de se reporter au témoignage de Charles Cros lui-même qui, dans la lettre écrite de sa main, dont nous venons de parler, toujours existante dans les archives de l'Académie des sciences, s'exprime de la façon que voici :

 

« M. Edison a pu construire son appareil ; il est le premier qui ait reproduit la voix humaine ; il a fait une œuvre admirable. »

 

Cette façon de rendre justice au grand inventeur américain est d'ailleurs toute à l'honneur de Charles Cros en qui, nous tenons à le répéter, on ne saurait, d'autre part, sans injustice, refuser de voir à cet égard un précurseur. Et cela peut encore suffire à sa gloire.

 

(Maurice d'Ocagne, de l'Académie des sciences, Figaro, 18 novembre 1931)

 

 

 

 

 

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