Deburau

 

affiche pour la reprise de Deburau au Théâtre Sarah-Bernhardt le 07 octobre 1926

 

 

Comédie en vers libres, en quatre actes et un prologue, de Sacha GUITRY. Création au Théâtre du Vaudeville le 09 février 1918.

 

Musique de scène d'André MESSAGER pour la reprise au Théâtre Sarah-Bernhardt le 07 octobre 1926. Partition dédicacée par le compositeur à la mémoire de Gabriel Fauré.

 

 

 

 

Acte I. Deburau : "Elle est charmante..." (Théâtre Sarah-Bernhardt, 07 octobre 1926) [photo Henri Manuel]

 

 

 

personnages

Théâtre du Vaudeville,

09 février 1918

Théâtre Sarah-Bernhardt,

07 octobre 1926

Marie Duplessis Mmes Yvonne PRINTEMPS Mmes Yvonne PRINTEMPS
Justine (Colombine dans la pantomime) J. FUSIER Y. GAY
Mme Rédard (la Duchesse dans la pantomime) FAVREL Jeanne DELYS
Clara (la Soubrette dans la pantomime) Régine FÉLYANE M. DESFONDS
Honorine Cécile DUCARRE FERNIER
Madame Rabouin, marchande à la toilette Rosine MAUREL M. Louis MAUREL
une Dame Alys DELONDE Mmes Alice TISSOT
une Femme de chambre RIENZI VIOLAINE
la Caissière DE GAULTRET Marcelle BAILLY
Jean-Gaspard Deburau (Pierrot dans la pantomime) MM. Sacha GUITRY MM. Sacha GUITRY
Monsieur Bertrand CANDÉ Roger KARL
Robillard BARON fils NUMÈS
Laurent (le Marchand d'habits dans la pantomime) LOUVIGNY L. SCOTT
Laplace (Cassandre dans la pantomime) FERNAL CHANOT
Clément, directeur et comédien du Théâtre des Funambules (le Marquis dans la pantomime) BARRAL, de la Comédie-Française GRÉGOIRE
Charles Deburau HIERONIMUS, de la Comédie-Française Mme Yvonne PRINTEMPS
un Jeune homme DE GARCIN MM. PUYLAGARDE
un Docteur GILDÈS H. MONTEUX
le Journaliste ESENE Paul DUFRÉNY
un Machiniste MORANA Léon RICHARD
l'Aboyeur des Funambules Félix GALIPAUX MAXIME-LÉRY
Chef d'orchestre   Raoul LABIS

 

Il y a en outre un orchestre composé de deux violons, d'un piano, d'une contrebasse, d'un piston, d'un tuba, d'une grosse caisse et d'un chef.

La figuration ne comporte pas moins de 70 à 80 personnes, parmi lesquelles il y a Victor Hugo, George Sand, Alfred de Musset et un petit garçon de dix ans qui joue au deuxième acte le rôle de Charles Deburau.

 

 

 

En 1951, Sacha Guitry réalisa Deburau, adaptation cinématographique de sa pièce. "Utilisant l'essentiel d'une partition ravissante écrite pour Deburau naguère par André Messager, Louis Beydts composa la musique nouvelle du film" (Sacha Guitry).

 

 

 

Acte II. Deburau : "Je vous demande encore pardon d'être venu !" (Théâtre Sarah-Bernhardt, 07 octobre 1926) [photo Henri Manuel]

 

 

 

 

Le prologue est une reconstitution pittoresque de la façade du théâtre des Funambules en 1818, quand le célèbre mime Deburau (1796-1846) attirait au boulevard du Temple une foule enthousiaste et les hommages dithyrambiques des meilleurs esprits : Théophile Gautier, Jules Janin, Gérard de Nerval, George Sand, Théodore de Banville. C'était l'ancien « théâtre des Chiens savants », voisin du théâtre de « Mme Saqui » et du « Petit Lazary ». Le décor nous montre la façade portant l'écriteau, le guichet de la vendeuse des billets, les musiciens de l'extérieur, la foule en costumes de l'époque se précipitant au spectacle. On entend le boniment du pitre, qui tient la grosse caisse et qui fait l'exposition en vantant les triomphes de son patron et en échangeant quelques mots avec un habitué.

 

Au premier acte, la toile se lève sur l'intérieur du théâtre. Au fond, la scène. A droite et à gauche, les loges. Au milieu, les chaises du parterre. Au premier plan, une barrière, le long de laquelle sont quelques tables de café pour les consommateurs, près de l'entrée.

 

La salle est comble : grisettes, soldats, ouvriers, étudiants en costumes d'alors, font un ensemble intéressant comme la réalisation d'une estampe ancienne. La toile découvre sur le théâtre du fond le décor où Deburau va jouer sa célèbre pantomime, Marchand d'habits : il tue, pour le voler, un marchand fripier, mais le fantôme le poursuit, le corps traversé d'une épée dont il finit par percer l'assassin en l'appuyant contre lui pour une valse infernale. La véritable pantomime est beaucoup plus étendue et variée : elle a été réduite ici à l'état d'épisode. Le succès de Deburau est considérable ; il est acclamé, rappelé ; puis la foule se retire et s'écoule dans un défilé divertissant, qui semble un fragment d'histoire du costume. Le théâtre se vide. La troupe des artistes : Robillard, Clément, Laurent, Justine, Mmes Rebard, Clara, commentent le succès et la recette ; le directeur, Bertrand, est enchanté et augmente Deburau en portant ses appointements à 35 francs par semaine. Jules Janin a fait sur lui un feuilleton dans les « Débats » : on nous le lit. Un reporter vient interviewer l'artiste, qui prend cette occasion adroite de nous mettre au fait de toute sa vie : sa naissance en Bohême, ses exercices dans le cirque paternel, sa misère et ses succès de mime.

 

Ils lui valent des succès d'un autre ordre. Une spectatrice lui fait des avances. Il la repousse. Mais une autre entre : c'est Marie Duplessis (1816-1846), celle qui sera Marguerite Gautier, la Dame aux Camélias, l'héroïne du drame où Dumas fils a conté la passion d'Armand Duval. Deburau subit aussitôt son charme et la suit.

 

Le deuxième acte se passe chez la Duplessis. Deburau est follement épris d'elle, mais celle-ci a déjà épuisé son caprice et s'ennuie. L'arrivée d'une tireuse de cartes met fin au duo d'amour. A peine Deburau est-il sorti qu'arrive le nouveau vainqueur du cœur de Marie, Armand Duval. Le pauvre mime revient à l'improviste, juste à temps pour voir son rival dans les bras de son aimée. Il s'enfuit.

 

Le troisième acte se passe plusieurs années plus tard. Deburau pense toujours à Marie. Il est vieilli, maussade, malade, jaloux de son fils qui se sent attiré vers la pantomime. Marie vient lui faire une visite de charité et lui amène un médecin. Celui-ci lui recommande et lui ordonne de la distraction, de l'occupation : il devrait recommencer à jouer, car l'oisiveté le tue. Deburau renaît à cette idée. Le jour même, il jouera Pierrot.

 

Et voici l'acte IV, même décor qu'à l'acte II, mais combien différente est la foule ! Elle siffle, hurle, conspue, et le directeur, Bertrand, grogne : « Il est trop vieux ! » La recette baisse ; il ne veut plus de cette épave. Deburau sera remplacé par un autre mime, qui a aussi laissé un nom dans l'histoire de la pantomime, Legrand.

 

Le pauvre vieux se lamente de voir son nom retiré de l'affiche. Eh bien ! non, ce nom ne disparaîtra pas ; il restera en face du nom de Pierrot ; on lui ajoutera seulement un C., et Pierrot sera Charles Deburau, le fils Deburau, qui perpétuera la gloire paternelle. Séance tenante, pour la représentation du soir, le père grime lui-même le jeune homme, l'enfarine, lui colle le serre-tête sur la chevelure, l'habille de blanc, et voilà Pierrot redivivus ; il lui donne les conseils de son art et de son expérience, il lui fait répéter son rôle. A présent, Charles est prêt, et la toile du théâtre des Funambules se lève au moment où celle du Vaudeville descend.

 

Cet ouvrage présente un double intérêt. D'abord un intérêt documentaire de reconstitution ingénieusement présentée par le décor et les personnages. Nous retrouvons le Deburau enfariné des vieilles images, le petit théâtre et ses accessoiristes, la marchande de coco, la vogue de la pantomime dont Champfleury a dit l'épopée, et cette Marie Duplessis « au chaste ovale, aux beaux yeux noirs ombragés de longues franges, aux sourcils d'un arc pur » (Théophile Gautier), qui disait que « le mensonge blanchit les dents ». Deburau, homme privé, est assez peu connu pour que l'auteur ait pu lui forger un caractère à sa guise : il a laissé de côté l'épisode fameux de l'ouvrier tué par le mime dans la rue d'un coup de canne plombée.

 

L'intérêt littéraire n'est pas moindre. Le rôle de Deburau, le seul qui soit poussé et étudié, parmi les autres qui sont des comparses, nous donne la psychologie d'un être bon, tendre, vaniteux, fier et jaloux de son talent d'artiste. Ce portrait est tracé d'une main adroite, qui sait fouiller les replis de l'âme.

 

La pièce est écrite en vers libres d'une prosodie un peu vagabonde, mais claire et simple. Le défaut est qu'elle est un monologue, car les répliques et les partenaires n'ont guère d'importance. Des scènes sont jolies : scène de la rivalité des artistes au premier acte, scène de la lecture de l'article du Journal des Débats ; l'interview du reporter est un agréable récit, d'un sentiment touchant. Le duo du mime et de Marie, les confidences de Marie à Mme Rabouin, la tireuse de cartes, sur son état d'âme de grisette philanthropique, le chagrin de l'artiste vieillissant, la transmission des pouvoirs à son fils sont des pages pleines d'agrément, qu'on voudra relire.

 

(Léo Claretie, Larousse Mensuel Illustré, mai 1918)

 

 

 

 

 

Acte III. Deburau : "On vous a dérangé, docteur, pour un pauvre homme !" (Théâtre Sarah-Bernhardt, 07 octobre 1926) [photo Henri Manuel]

 

 

 

 

Deburau, aux théâtres du Vaudeville et Sarah-Bernhardt.

 

Le Deburau de M. Sacha Guitry fut représenté au théâtre du Vaudeville le 9 février 1918. A cette époque, peu favorable au théâtre, la guerre avait suspendu la publication de la Petite Illustration, mais la reprise de cette charmante, poétique et tendre comédie, qui vient d'être faite au théâtre Sarah-Bernhardt, fournit une excellente occasion de l'accueillir dans une collection où figurent déjà Pasteur, Béranger et Mozart, ces autres pièces « biographiques », pour autant que l'on puisse appliquer cette épithète à des œuvres très différentes de ton, mais qui ont ce trait commun de choisir pour héros un personnage véritable. L'année précédente, d'ailleurs, M. Sacha Guitry avait donné son Jean de La Fontaine, dont le vif succès ne put que l'encourager à persévérer dans un genre que son talent et sa fantaisie avaient, du premier coup, heureusement renouvelé.

Jean-Gaspard Deburau était né en Bohême le 31 juillet 1796. Son père était soldat et ses premières années se passèrent sous les murs de Varsovie, ce qui lui permit de se donner plus tard pour Polonais. La recherche d'un héritage amena sa famille en France. La route était longue, les ressources manquaient. Un expédient s'offrait pour le père, la mère et les cinq enfants, deux filles et trois fils : se faire bateleurs. L'héritage était un leurre, mais le métier restait. Les Deburau, acrobates et amuseurs du tapis, parcoururent l'Europe, revinrent à Paris. Jean-Gaspard, qui manquait de souplesse, était le moins doué de la troupe. Mais il allait trouver un autre art, où il serait incomparable : le mime. Jules Janin, qui le vit aux Funambules, s'enthousiasma et lui consacra un feuilleton — en 1839 — où il l'appelait « le plus grand comédien de notre époque ». Ce fut la gloire. Charles Nodier, Théophile Gautier, George Sand, suivis par tout Paris, vinrent applaudir Pierrot. Un jour, il fit une chute grave, voulut reparaître trop tôt sur la scène et mourut. Il avait à peine cinquante ans. Il laissait un fils, Charles, né en 1829, mort à Bordeaux en 1873 comme directeur de l’Alcazar, son élève et son continuateur, mais inférieur au génie paternel. La veuve de Charles Deburau assista à la répétition générale de la pièce de M. Sacha Guitry, auquel elle avait d'ailleurs fourni quelques indications.

A son habitude, M. Sacha Guitry a utilisé très librement les données de l'histoire, sans craindre d'y mêler les inventions personnelles. Le roman d'amour qu'il imagine entre Duburau et celle qui sera la Dame aux Camélias n'a jamais existé réellement. Mais la fiction nous fait souvent mieux comprendre l'âme réelle d'un personnage et c'est le propre de l'art que de la créer.

 

***

 

En 1918, la critique dramatique avait eu, elle aussi, ses cadres quelque peu disloqués par la guerre et, dans les journaux, où beaucoup de signatures avaient disparu, elle ne gardait pas la même importance. Deburau obtint néanmoins une « presse » assez abondante et particulièrement chaleureuse. Dans le Journal des Débats, M. Henry Bidou, qui trouvait le loisir de suivre les pièces de théâtre en même temps que les opérations militaires, écrivait :

« Il y avait un pauvre mime nommé Deburau. La gloire et l'amour lui vinrent le même jour. La gloire et l'amour le quittèrent le même jour. Voilà toute la pièce de M. Sacha Guitry. Si j'entends sa pensée, il n'est pas de vraie gloire, ou du moins de gloire agréable, si l'amour ne la suit ; quant à l'amour sans gloire, on ne nous en parle pas ; mais quel artiste s'en contenterait et aurait le cœur assez bas pour renier son art et être content d'être aimé ? Imaginez donc que, sur la scène du Vaudeville, les deux divinités passent d'un vol fraternel ; on les voit arriver au premier acte, et fuir au dernier. Et ce spectacle fut une des pièces les plus tendres et les plus tristes qui se puissent voir Un vers libre, tout voisin de la prose, comme l'ïambe des anciens, soutient le discours, le mesure à son rythme et quelquefois l'élève. Des inventions ingénieuses, des pensées gracieuses et mélancoliques en ornent la trame légère. C'est un ouvrage charmant... M. Sacha Guitry n'a rien écrit qui soit supérieur, d'un art à la fois si aisé et si sûr, si sensible, discret, et plaisamment varié. »

M. G. de Pawlowski, dans le Journal, disait :

« Le public a eu bien raison de faire un accueil enthousiaste à cette pièce dont le but principal est de l'émouvoir et de le divertir : c'est là de l'excellent théâtre qui déploie, pour nous plaire, toutes les séductions de la scène et nous ne saurions trop remercier l'un des derniers illusionnistes qui nous restent aujourd'hui de nous faire oublier, ne fût-ce qu'un instant, la gravité de certains auteurs appelés sérieux parce qu'ils manquent d'esprit et ennuient. »

Dans la Liberté, sous la signature de Raoul Aubry, on lisait :

« Voici, à, mon avis, le chef-d'œuvre de Sacha Guitry et c'est vraiment un petit chef-d'œuvre. Cette fois, avec son esprit, Sacha Guitry ouvre son cœur. Il fait du sentiment. Il le fait même en vers... »

Non moins enthousiaste était M. Victor Snell, dans l'Humanité :

« La nouvelle pièce de M. Sacha Guitry est, à mon sens, tout nettement admirable. Je sais bien que le qualificatif a été employé de façon telle qu'il ne signifie plus grand'chose. Mais on voudra bien m'accorder que, depuis dix ans que j'écris ici sur les choses de théâtre, je n'ai point contribué à le galvauder. En dépit des critiques auxquelles je n'ai pu souscrire, Cyrano me parut toujours un chef-d’œuvre. Et, depuis Cyrano, je ne crois pas qu'une pièce plus charmante, plus délicatement littéraire, plus finement et essentiellement française ait été représentée. On a fait plus noble et plus profond : on n'a pas fait plus joli. »

M. Camille Le Senne constatait, dans la Semaine de Paris :

« On a fait un prodigieux succès à Deburau. C'était justice. La fantaisie est d'un pittoresque délicieux et d'une très rare qualité sentimentale. »

Dans la Rampe, Léo Claretie déclarait :

« Un grand et irrésistible charme se dégage de cet ouvrage profondément senti et comme rempli d'une émotion personnelle. Les belles scènes se succèdent, pleines de finesse, de sentiment, de sympathique douceur. »

Au Figaro, M. Régis Gignoux affirmait que, « jamais encore sans doute, M. Sacha Guitry n'avait remporté de succès aussi complet » :

« C'est qu'à ses aveux habituels, à ses confidences, il ajoutait la plus pathétique des professions de foi. Mon Dieu ! Nous savions combien il pouvait aimer le théâtre, à voir comment il savait le servir, mais nous ne pouvions nous douter qu'il l'aimât d'un tel amour et qu'il consentît à nous en dire toutes les raisons. L'essentielle est que le théâtre nous apporte la récréation, l'oubli et principalement la faculté d'imaginer, de renouveler nos rêves et nos espérances, la faculté aussi d'approcher d'un monde inconnu. On allait au Châtelet voir des féeries. On ira à Deburau voir un homme : c'est encore plus mystérieux. Dans une langue poétique aussi riche que souple, en vers qui suivent tout le mouvement et la couleur de la pensée, dans les décors les plus discrets et les plus pittoresques, au milieu d'une foule en costumes charmants, l'auteur est son interprète, et si l'auteur grandit en valeur morale, en importance littéraire, l'acteur ne cesse pas de l'égaler. »

C'est à peu près le même langage que tenait l'Echo de Paris :

« Pour la gloire de notre théâtre français, il faut remercier M. Sacha Guitry qui pourrait si bien se contenter de succès faciles et faire sans effort le métier fructueux d'amuseur public. Il faut le remercier de se vouer ainsi à des œuvres de plus eu plus hautes qui, tout en restant divertissantes, forcent à réfléchir et à sentir. Sa forme, de même, devient de jour en jour plus sobre, plus directe, plus classique. Cet auteur dramatique né est en train de devenir, ce qui est mieux, un écrivain dramatique. »

 

***

 

Huit années se sont écoulées, pendant lesquelles M. Sacha Guitry, en multipliant les œuvres qui n'ont cessé de le grandir, a vaincu les dernières résistances, rendu périmées les critiques que l'on adressait parfois à sa « facilité », à sa virtuosité d' « amuseur », et conquis dans notre théâtre contemporain une des premières places. En ressuscitant à l'affiche, Deburau a bénéficié de l'autorité accrue de son auteur. Mais seules les pièces qui ont une valeur peuvent résister à l'épreuve du temps. Lorsque l'attrait de la nouveauté et de la surprise est passé, si elles retrouvent leur faveur, c'est à leur qualité qu'elles le doivent. Et sans doute Deburau, dont la carrière avait été interrompue en plein essor par l'avance des Allemands sur Paris, aurait-il reparu plus tôt, sans l'appareil de mise en scène qu'il exige. Il lui fallait pour cadre un grand théâtre. Les frères Isola ne pouvaient trouver mieux pour classer littérairement le théâtre Sarah-Bernhardt où ils inauguraient officiellement leur direction.

Est-il nécessaire de dire que les critiques, en mentionnant cette reprise, ont maintenu ou renouvelé les éloges dispensés naguère ?

M. Fortunat Strowski est venu tard au théâtre. Il y est venu par la Sorbonne, et d'austères et pénétrantes études sur Montaigne et Pascal. Ce ne sont point des conditions si mauvaises pour « découvrir » Sacha Guitry, comme il l'a fait dans Paris-Midi :

« Mille morceaux charmants, où la musique, la rime, viennent juste à point rythmer les paroles, courent sur cet aimable canevas. Savez-vous quelle est la pièce qui a été jouée le plus souvent à la Comédie-Française, depuis qu'il y a une Comédie-Française ? Le Florentin, de La Fontaine. Je souhaite même succès à l'auteur de Deburau. Il rappelle le Bonhomme par bien des qualités exquises. »

En 1918, M. Franc-Nohain, lui non plus, ne faisait pas de critique dramatique et il nous dit, à l’Echo de Paris, comment il a goûté Deburau dans sa nouveauté :

« Pour notre plaisir, que d'éléments précieux M. Sacha Guitry rassemble et combine ; lui, d'abord, qui possède ce don mystérieux : le charme, cette puissance : le rayonnement, et cette autre chance qu'auprès de lui il y ait sa femme, Mme Yvonne Printemps, pour qui semble avoir été inventée tout exprès l'épithète « ravissant », de quelque façon que son mari nous la présente pour tout ce qu'elle dit, pour tout ce qu’elle chante, pour les robes qu'elle porte et pour ses travestis... Oui, je ne sais pas si vous vous rendez compte de cette chance que nos petits-neveux nous envieront, que nous devons à M. Sacha Guitry, bienfaiteur et magicien ; — nous nous en rendons compte... »

Dans Excelsior, M. Charles Méré s'exprime en ces termes :

« C'est une ouvre charmante, habile et profondément émouvante. Quatre actes écrits d'une plume légère, mais qui renferment plus de substance, d'humanité, et aussi de poésie que maints ouvrages lourds et prétentieux. Nous savons bien que Sacha Guitry est mieux qu'un amuseur de génie : c'est un vrai poète, simple, touchant, et qui sait être lyrique sans cesser d'être sincère. Quelles libertés a-t-il prises avec l'Histoire en nous présentant son Deburau amoureux de Marie Duplessis, la Dame aux Camélias ; puis, surprenant la belle en conversation galante avec Armand Duval, l'Armand Duval de Dumas fils ? Peu nous importe. Les scènes sont ravissantes d'esprit, d'habileté et de grâce... La pièce est allée aux nues, les deuxième et troisième actes surtout atteignent à la perfection. »

On peut enfin citer ces lignes de M. Lucien Dubech, dans Candide :

« Sur des thèmes légers, voilés de mélancolie, M. Guitry a laissé courir une libre et heureuse veine poétique qui ouvre une vue neuve sur les dons inépuisables dont la nature a doté cet auteur. Cette façon de manier le vers libre, c'est l'aisance souveraine des maîtres, et il suffirait du premier acte de Deburau, pour mesurer la place qui revient à M. Guitry. »

 

***

 

Si Deburau a conservé, pour les spectateurs d'aujourd'hui, tous les attraits qu'il avait à sa création, il en a ajouté un autre, d'un prix rare : une musique de scène de M. André Messager. Sa délicatesse tendre, sa jeunesse étonnante ont ravi. Dans Comœdia, M. Paul Le Flem la commente ainsi :

« M. Sacha Guitry a trouvé en M. André Messager l'exquis et discret musicien qui devait enluminer sa fantaisie. Oh ! la partition n'est pas de celles qui tiendraient dans un imposant in-folio. Des préludes sobrement développés, quelques commentaires scéniques, une ravissante romance ont suffi à M. Messager pour nous enchanter et animer notre plaisir. Et cette musique nous touche et nous séduit avec une vivacité d'autant plus sensible que le compositeur ne s'est pas départi un seul instant de cette coquetterie réservée et de cette élégance subtile et tendre que nous aimons tant chez lui. Le musicien a été visiblement soucieux de ne pas gêner son collaborateur. A aucun moment, il n'entrave l'action et se garde de distraire l'attention du spectateur par de vains discours symphoniques. Les préludes contribuent également à créer l'atmosphère de chaque acte. Ils ont chacun leur caractère bien marqué et constituent autant de joyaux musicaux qu'on écoute avec ravissement. »

L'interprétation, fort abondante, a varié assez sensiblement de 1918 à nos jours. Mais ses deux protagonistes sont restés les mêmes et que pouvions-nous souhaiter de mieux ? On réalise mal une œuvre de M. Sacha Guitry qu'il n'animerait pas de son talent de comédien, égal à son talent d'auteur. Comédien et auteur, chez lui, se complètent admirablement ou, plutôt, ne sont qu'une même personne. Les créations de sa fantaisie imaginative sont faites pour être achevées par son jeu. Il leur donne véritablement leur âme. Mais il ne joue pas seul, et sa boume fortune lui a donné pour partenaire Mme Yvonne Printemps. Elle tient, maintenant, un double rôle et c'est un charme de plus que cette métamorphose, dont bien peu d'actrices seraient capables, de la Dame aux Camélias en désinvolte adolescent. Quand elle incarna pour la première fois la Marie Duplessis de Deburau, c'était presque au début d'une collaboration artistique et conjugale que la renommée a consacrée. Que n'a-t-on pas dit, depuis, de sa séduction exquise, de sa sensibilité, de sa grâce, de sa jolie voix ? Mais comment ne pas le redire, toutes les fois qu'on la voit et qu'on l'entend !

 

(Robert de Beauplan, la Petite Illustration, 27 novembre 1926)

 

 

 

 

 

Acte IV. Deburau : "Et peut-être qu'un jour tu seras populaire !" (Théâtre Sarah-Bernhardt, 07 octobre 1926) [photo Henri Manuel]

 

 

 

 

Le théâtre Sarah-Bernhardt vient de reprendre Deburau, l'exquise comédie en vers libres de Sacha Guitry, interrompue en plein succès par les bombardements, en janvier 1918.

 

Nous donnons ici la scène d'une sensibilité si fine et d'une émotion si délicate dans laquelle le mime Deburau (M. Sacha Guitry), devenu célèbre, interviewé par un journaliste, lui raconte les débuts de sa carrière mouvementée :

 

LE JOURNALISTE

C'est bien à monsieur Deburau que j'ai l'honneur

De parler ?

 

DEBURAU

Oui, monsieur, oui... vous désirez ?

 

LE JOURNALISTE

Je suis un journaliste et mon journal m'envoie

Pour obtenir de vous, monsieur, de vive voix

Quelques renseignements précis sur vos débuts...

L'article de Janin vous a mis très en vue...

Et nous voudrions bien...

 

DEBURAU

Mes débuts... mes débuts...

C'est déjà loin tout ça...

 

LE JOURNALISTE

Votre enfance...

 

DEBURAU

Oh ! Là, là !...

 

LE JOURNALISTE

C'est encore plus loin ?

 

DEBURAU

Plus loin que mes débuts ?

Non, c'est la même époque !

 

LE JOURNALISTE

On a des souvenirs que parfois l'on évoque...

 

DEBURAU

Pas moi !

Car ça dépend je crois

Des souvenirs qu'on a !

Les miens

Ne sont pas gais,

Monsieur, je vous préviens !

 

LE JOURNALISTE

Oh ! Mais, monsieur, ça ne fait rien !

 

DEBURAU

Enfin… je vais pour vous, monsieur, les évoquer !

(A Robillard.)

Dire que j'ai tant fait pour oublier tout ça...

Et qu'il faut que je m'en souvienne !

 

LE JOURNALISTE

N'évoquez que les bons...

 

DEBURAU

Hélas ! Les autres viennent...

Tant pis ! Les voici donc...

Voici ma vie...

Miséricorde !

Je naquis près de Varsovie...

Mon père était danseur de corde,

Directeur d'un cirque ambulant,

On l'appelait « l'homme volant »...

 

LE JOURNALISTE, qui prend des notes.

« L'homme volant » ?

Vous étiez trois enfants ?

 

DEBURAU

Cinq, monsieur... dont deux filles !

C'était toute la troupe et toute la famille !

Mon frère Etienne était très fort...

Chaque jour il risquait en souriant la mort !

Il faisait, en effet, le grand saut périlleux...

Et, vraiment, c'était merveilleux,

Sur la corde étant accroupi !

Il était grand...

Maigre... et très sec...

Assez méchant...

Non... rayez qu'il était méchant !

Mon autre frère Newmansec...

New-man-sec...

Etait lui « le roi du tapis »…

C'était un vrai gamin...

Léger, charmant, toqué...

Ce qu'on appelle un chenapan !

Son pauvre petit corps était tout disloqué...

Il marchait sur les mains…

Il aurait pu certainement,

S'il avait travaillé, finir « homme-serpent »...

 

LE JOURNALISTE

« Homme-serpent » !...

 

DEBURAU

Ma sœur aînée... était... jolie !

(A Robillard.)

Tu l'as connue !

Elle a fait depuis des folies !

(Au journaliste.)

Ne mettez pas non plus

Qu'elle a fait des folies !

La plus jeune était très habile

Et pouvait danser sur le fil !

Moi, j'étais chétif, indolent...

Et je n’avais aucun talent

Acrobatique !

Ah ! Que de gifles ! Que de coups !

J'ai failli me rompre le cou

Sur toutes les places publiques !

J'étais la honte de la troupe !...

Je l'ai senti souvent à l'heure de la soupe !

J'avais un maillot rose, incroyable... inouï...

Depuis longtemps le rose étant évanoui,

Il avait cette couleur assez spéciale

Qu'on appelle la couleur sale !

Il était sale, exactement… avec des trous

Un peu partout...

Et des reprises

Vertes, marron, jaunes ou grises !

Et nous allions de ville en ville,

Toujours marchant !...

En hiver on couchait la nuit dans les asiles...

On couchait en été n'importe où... dans les champs !

Ah ! Si c'est ça, la liberté... nous étions libres !

Nous avons traversé le monde en équilibre !

Que de chagrins ! Que de dangers ! Que de périls !

Mon existence alors n'a tenu qu'à ce fil...

C'est dans mon horoscope !

Et quand je pense

A mon enfance...

Quelquefois...

Je vois...

Oui, je vois dans l'espace...

Je vois un fil d'archal qui traverse l'Europe...

Avec ma famille qui passe !

Je n'ai pas autre chose à vous dire, monsieur !

 

LE JOURNALISTE

Merci, monsieur... C'est tout à fait délicieux !

 

(le Gaulois, 11 octobre 1926)

 

 

 

 

 

Scène de l'interview dans le film Deburau de Sacha Guitry (1951) [de g. à dr. : Henri Belly (le journaliste), Sacha Guitry (Deburau), Jean Duvaleix (Robillard)]

 

 

 

 

    

 

Acte I. Scène de l'Interview

Sacha Guitry (Deburau) et Orchestre

Gramophone W 1044, mat. 2-039289, enr. vers 1929

 

 

 

Acte I. Scène de l'Interview

Sacha Guitry (Deburau), Henri Belly (le journaliste) et Orchestre dir Louis Beydts

bande son du film, 1951

 

 

 

 

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