le Docteur Tam-Tam
Opérette-bouffe en un acte, livret de Francis TOURTE, musique de Frédéric BARBIER.
Dédiée à Louis Huart (1813-1865).
Création aux Folies-Nouvelles le 05 mars 1859.
personnages | emplois | créateurs |
Carlotta, fille de Bemolini | jeune chanteuse | Mlle Blanche LESTRADE |
Bemolini, ex-vétérinaire | basse | MM. TISSIER |
Puppo Da Capo, jeune célibataire | ténor comique | ALLAIS COUSIN |
La scène se passe dans la villa de Bemolini, aux environs de Bresello, en Italie.
Catalogue des morceaux
Ouverture | |||
01 | Couplets | Ce mari qu'on me destine | Carlotta |
02 | Air bouffe | Cette invention-là | Bemolini |
03 | Duetto | Allons, allons, mon gentil secrétaire | Carlotta, Puppo |
04 | Scène de pantomime | ||
04bis | Scène de pantomime | ||
04ter | Scène de pantomime | ||
05 | Tarentelle | Venez à moi | Carlotta |
06 | Trio | Marguerite, ma petite | Carlotta, Puppo, Bemolini |
07 | Final, Polka | Votre invention fait merveille | Carlotta, Puppo, Bemolini |
LIVRET
(édition de 1859 ; en rouge, les parties chantées)
ACTE UNIQUE
Le théâtre représente le jardin de Bémolini. Mur de clôture au fond. Au premier plan, de profil et à droite, le pavillon d’habitation, avec portes d’entrée et fenêtres ouvrant sur le jardin ; table, chaises rustiques, caisse de fleurs ; une caisse d'emballage vide, à gauche, et sur laquelle on lit : M. BÉMOLINI, A BRESELLO, Sax-fragile. [Les changements de position des personnages sont indiqués entre crochets].
SCÈNE PREMIÈRE.
CARLOTTA, seule, regardant du côté de la maison. Mon père est inflexible !... il exige que j'épouse son ami Coricolo... et il m'ordonne d'écrire à Pouppo de ne jamais se présenter ici, quelle perspective ! Épouser un monsieur qui a passé sa jeunesse à attendre la mienne ! Non, jamais ! plutôt mourir vieille fille.
I Ce mari, qu'il me destine, Est vieux comme Barrabas ; Clopin-clopant, il chemine. Un gros carlin sous le bras ! Ce doit être un petit homme Grisonnant et déjà sourd, Vêtu d'un habit vert-pomme Et d'un pantalon trop court.
Avec perruque et béquille L'amour a bien peu d'appas : Mieux vaut cent fois rester fille ; Les garçons ne manquent pas.
II Je suis libre, j'imagine ; J'ai vingt ans, je puis aussi Coiffer sainte Catherine, Sans en prendre grand souci. Plus d'un galant de Modène, Qui fait beaucoup d'embarras, Sans en être plus en peine, A coiffé saint Nicolas.
Avec perruque et béquille L'amour a bien peu d'appas : Mieux vaut cent fois rester fille ; Les garçons ne manquent pas.
SCENE II.
CARLOTTA, BÉMOLINI, orné d'une foule d'instruments [B. C.] BÉMOLINI, sortant de la maison. Eh bien ! mignonnetta... cette lettre est- elle prête ?...
CARLOTTA. Non, papa, pas encore, c'est si difficile !
BÉMOLINI. Bagatella, bagatella !...
CARLOTTA. Mais puisque M. Pouppo m'aime, et que... je l'aime aussi, pourquoi ne voulez-vous pas qu'il m'épouse ?...
BÉMOLINI. Tu vas récriminer derechef ? Tu vas recommencer la scène de tout à l'heure ?
CARLOTTA. Donnez-moi une bonne raison, alors je tâcherai de vous obéir.
BÉMOLINI. Eh bien ! apprends donc que je n'accepterai jamais pour gendre le fils d'un pharmacien... fût-il apothicaire.
CARLOTTA. C’est là votre raison ?... Le fils d'un pharmacien ne peut donc pas rendre sa femme heureuse ?
BÉMOLINI. On ne sait pas, on ne sait pas !
CARLOTTA, d'un air ironique. Oh ! par exemple !... comme si M. Pouppo n'était pas capable...
BÉMOLINI, scandalisé. Silence, Mademoiselle ! Voulez-vous bien vous taire !... (Au public, avec amertume.) Oh ! les pensionnats !... les pensionnats !
CARLOTTA. Mais vous-même, vous avez bien été vétérinaire.
BÉMOLINI. Jadis... et j'en rougirais, si je n'avais pas inventé une science sublime, qui doit m'immortaliser.
CARLOTTA. Ah ! oui... votre musico-co... co... cocorico...
BÉMOLINI. ...pathie ! guérir ses semblables par la musique, rien que par la musique ! Quelle découverte ! quel progrès ! [C. B.] La musicopathie, voilà la science qui doit transmettre le nom de Bémolini à la postérité !
RONDEAU
RÉCITATIF. Cette invention-là doit me couvrir de gloire. Ah ! fi des médecins et des médicaments ! Ma maison de santé, c'est un conservatoire, Où je guéris au son des instruments ! Pour toutes les maladies, (bis.) J'ai de douces mélodies ; Ma manne, c'est la polka, La schotisch, la mazurka, Redowe ou varsoviana, Et mon opium l'Opéra. Aux natures nerveuses, Les romances filandreuses ; (bis.) Aux tempéraments actifs, Les plus sautillants motifs, Les plus gais, les plus frais motifs ; La harpe est pour le poète, La flûte pour la coquette, Le clairon pour le soldat, Et l'orgue pour l'Auvergnat ; Le fifre est pour la marine, Le cuivre pour la cuisine ; Aux enfants les mirlitons, Aux chanteurs tous les pistons. Grands, petits, fous ou sages, Malades de tous âges,
Accourez, et pressez-vous, A bas les docteurs, Menteurs, imposteurs ; Grâce à la musique, Leur règne est fini. Pour la thérapeutique Ma Méthode est unique. Vive désormais Rossini !
CARLOTTA. En attendant vous n'avez guéri personne.
BÉMOLINI. Ça viendra.
CARLOTTA. Et dans le pays, savez-vous comment on vous nomme ?... le docteur Tam-Tam.
BÉMOLINI. Tam-Tam, tant que tu voudras. Qu'est-ce que ça prouve ?... que ma découverte fait du bruit dans le monde. Et, tiens, dans cette villa si agréablement assise sur les bords du Pô, j'ai déjà un malade.
CARLOTTA. Un sourd ?
BÉMOLINI. Oui, mais ce sourd-ci guéri, et je le guérirai, il m'en viendra d'autres.
CARLOTTA. D'autres sourds ?
BÉMOLINI. Oui... c'est-à-dire non !... d'autres malades. Et, tiens, j'attends, d'un moment à l'autre, un jeune muet de Plaisance, lequel m'est envoyé par mon ami Coricolo, tu sais, ce gros mince, ton futur...
CARLOTTA, d'un air de doute. Oh ! mon futur...
BÉMOLINI. Oui, oui... ton futur... et ce mot me ramène à la situation !.. Voyons, oui ou non, veux-tu écrire à ton M. Pouppo, qu'il aille se faire... photographier ailleurs ?...
CARLOTTA. Mais vous ne m'en laissez pas le temps...
BÉMOLINI. Ce n'est que cela ? Eh bien ! soit !... je te donne une heure pour écrire cette lettre.... et dans dix minutes je reviens la chercher. Voici le moment de ma consultation, mon sourd m'appelle : première douche musicale ! Où donc ai-je laissé mon trombone ? Ah !... je sais... Comment diable ai-je pu l’oublier là ?... (En sortant.) Dans dix minutes...
SCÈNE III.
CARLOTTA, seule. Eh bien ! soit... mais puisqu'il me donne dix minutes, au lieu d'écrire une lettre, j'en écrirai deux ! La première à M. Coricolo.... pour qu'il sache que je ne l'aime pas, et que je préfère coiffer sainte Catherine, plutôt que de me marier avec lui... (Elle s'assied à la table.) Et s'il persiste à m’épouser, si mon père m'y force... eh bien ! ce n'est pas sainte Catherine que je coifferai...
SCÈNE IV. CARLOTTA, POUPPO.
POUPPO, paraissant sur le mur du fond. Bell' alma inamorata... Bell' alma inn' amora... (Il fait un couac.)
CARLOTTA, se levant. Hein !... qui m'appelle ?... cette voix si pure…
POUPPO. Moi, par ici !...
CARLOTTA, l'apercevant. Pouppo... c'est lui !... (Elle remonte.)
POUPPO, à cheval sur le mur. Pardon, ô alma mia, de me présenter à cheval devant vous, mais il y a plus d'un quart d'heure que je vous guette à travers les interstices de cette porte... Enfin, votre bonhomme de père est parti... et me voici !
CARLOTTA. Mais si l'on vous voyait ! Descendez, descendez, descendez vite !
POUPPO, sautant. Voilà !
CARLOTTA. Hein !... mais pas de ce côté, Monsieur.
POUPPO. Eh ! quoi !... quand je brave tous les dangers pour venir me jeter à vos pieds, vous voulez mettre un mur entre nous ? Ah ! Carlotta mia, ce n'est pas délicat !
CARLOTTA. Mais il faut que vous partiez ; pendant que vous êtes là, je ne puis vous écrire.
POUPPO. Ma perché ? au contraire ! vous me remettrez la lettre en mains propres... la poste seule s'en plaindra.
CARLOTTA. C'est bien le moment de plaisanter, quand mon père m'ordonne de vous congédier... en termes très durs.
POUPPO. Je le sais...
CARLOTTA. Vous savez aussi qu'il va venir chercher ma lettre ?
POUPPO. Je n'ai pas perdu une parole... Ah çà ! mais, c'est donc un tyran que votre bonhomme de père ? Avec sa musicopathie, je le croyais simplement toqué.
CARLOTTA, sévèrement. Monsieur Pouppo.
POUPPO. Oh ! pardon ! c'est juste... le respect... je m'arrête... mais, c'est égal, c'est une vieille buse ! (On entend dans la coulisse Bémolini chanter sur l'air de Figaro.)
Tra la la la la la la la la la la ! (Coup de tam-tam.)
POUPPO, sautant. Hein…
CARLOTTA. Ce n'est rien ; c'est sa manière de faire entendre les sourds.
POUPPO. Et de rendre sourds ceux qui entendent. A propos, et son muet, est-il arrivé ?
CARLOTTA. Non, pas encore. Mais vous me faites causer... partez donc !
POUPPO. Oui, je pars... je suis parti... (Revenant.) [C. P.] c'est-à-dire... non, pas encore. Carlotta, une idée !... si nous faisions ma lettre ensemble, hein ?
CARLOTTA. Mais…
POUPPO. Oh ! si ! oh ! si ! Je me dirai des injures, et votre bonhomme de père sera enchanté.
CARLOTTA. Mais s'il nous surprend ?
POUPPO. Allons donc ! j'ai vingt-cinq ans, l'œil vif et le pied léger !
CARLOTTA, à table. Eh bien ! voyons... mais dépêchons !...
POUPPO. Allons ! mon gentil secrétaire, Il faut contenter votre père ; En me prenant pour amoureux, Notre choix n'était pas heureux. Écrivez-le, c'est pour le mieux, Et prouvez-moi tout le contraire.
CARLOTTA. Dictez à votre secrétaire, Car il faut contenter mon père ; En vous prenant pour amoureux, Mon choix n'était pas fort heureux. Je vais l'écrire, et c'est affreux ! Car je pense tout le contraire.
POUPPO, dictant. Monsieur, mon père m'engage A refuser votre hommage, Et je cède à son désir; C'est, pour une fille sage, Plus qu'un devoir, un plaisir !
CARLOTTA. Plus qu'un devoir, un plaisir !
POUPPO, dictant. Donc, pour une autre maîtresse, Conservez votre tendresse ; Car, hélas ! votre beau feu Indifférente me laisse, Et vous me plaisez fort peu.
CARLOTTA, répétant. Et vous me plaisez fort peu. (L'interrompant, et se levant.) [P. C.] Cela n'est pas aimable à dire, Mon cœur se refuse à l'écrire.
POUPPO. La phrase est dure, j'en conviens ; Si vous voulez le permettre, De l'adoucir j'ai les moyens : Il faut affranchir cette lettre.
CARLOTTA. Comment ?
POUPPO, l'embrassant. Eh ! mais... comme ceci, La phrase peut passer ainsi.
ENSEMBLE.
C'est charmant, Comme il sera content De mon/son obéissance ! Refuser Un baiser Après tant d'éloquence, Eût été mal, vraiment.
BÉMOLINI, appelant en dehors. Carlotta ! Carlotta !
CARLOTTA. C'est lui, partez !
POUPPO. Je pars... je suis parti !...
BÉMOLINI, en dehors. Carlotta ! Carlotta !
CARLOTTA, regardant. Le voici !... il vient, vite ! ...
POUPPO, sautant et essayant, mais inutilement, de grimper au mur. Diable ! Le mur est plus uni que de l'autre côté. (Sautant encore.) Impossible !...
CARLOTTA, vivement. Alors, cachez-vous !
POUPPO, courant. Je veux bien... mais où ?... mais où ?...
CARLOTTA, avisant la caisse vide. Ah !... là...
POUPPO, hésitant, et regardant dans la caisse. Bien ! ah ! mais, dites donc, il n'y a pas de toiles d'araignée ?
CARLOTTA, le poussant. Allez donc !
SCÈNE V.
CARLOTTA, POUPPO, caché, BÉMOLINI,
entrant joyeux. BÉMOLINI. [C. B.] Ah ! mia filia ! que je suis content ! que je suis donc content ! mon traitement opère... mon sourd... tu sais ? Eh bien ! après la consultation, je lui ai demandé : « Quel temps fait-il ? » Et il m'a répondu : « Avec beaucoup de pommes de terre frites autour. » Ah ! je suis bien content ! mon traitement opère.
CARLOTTA. Quand vous m'avez appelée, j'allais vous porter cette lettre...
BÉMOLINI, la prenant. [B. C.] Ah ! c'est juste. Voyons ! (Il lit tout bas.) Bravo! parfait !... mais, c'est-à-dire que je suis enchanté... tu enchantes ton vieux père... (Surprenant un signe que Carlotta envoie à Pouppo pour le faire rentrer dans la caisse.) Hein ?... quoi ?...
CARLOTTA. Plaît-il ?
BÉMOLINI. Non... Tu me fais... (Il répète le signe.)
CARLOTTA. Moi ?... ah ! c'est pour vous dire : continuez.
BÉMOLINI. Ah ! bon !... quelle drôle de manière de dire : continuez... Est-ce assez italien ? (Il achève de lire tout bas.) C'est égal... viens que je t'embrasse !
CARLOTTA. Oui, papa. (Il l'embrasse.)
BÉMOLINI, mettant la lettre dans sa poche. Ma fille chérie ! je la mettrai ce soir dans la boîte de l'épicier, pas ma fille… la lettre ; mais, dis-moi, pendant ma consultation, il n'est venu personne ?
CARLOTTA. Personne.
BÉMOLINI. Alors mon muet n'est pas arrivé ! c'est dommage ! j'ai hâte de l'entreprendre... (Pouppo éternue dans sa caisse. Bémolini croyant que c'est sa fille et s'interrompant.) Dieu te bénisse !
CARLOTTA. Merci, papa !
BÉMOLINI. Où en étais-je ?... Ah !... j'ai hâte de l'entreprendre... (Même jeu.) Encore ?... A tes souhaits !...
CARLOTTA. Oui, papa.
BÉMOLINI. Mais si tu éternues une troisième fois, c'est que tu te seras enrhumée hier soir dans le jardin... tu n'as pas voulu m'écouter... tu as été te baigner avec les poissons rouges. Mais il ne faut pas rougir pour cela... Il n'y a pas de honte à éternuer. (Pouppo éternue. Étonnement de Bémolini, qui regardait sa fille en lui parlant.)
CARLOTTA, à part. Ah ! mon Dieu !
BÉMOLINI. Ciel ! que veut dire ceci ?... Cc n'est pas elle ? Qui donc alors ? qui donc ? (Il se retourne et cherche.) Le son est parti de là. (Il indique la caisse et y va.) Mais je n'avais jamais entendu de caisse vide éternuer... Hein ?... elle est habitée ?... O surprise ! (A Pouppo.) Qui êtes-vous ? que demandez-vous ?...
CARLOTTA, s'avançant. Mon père, je...
BÉMOLINI. Escopette et volcan ! que faites-vous ici ?...
POUPPO, à part. Pincé ! (Il va pour répondre, Carlotta lui fait signe de se taire.)
BÉMOLINI. Eh bien ! Etes-vous muet ?... (Carlotta fait signe à Pouppo de ne pas parler.)
POUPPO. Hum... hum... hum...
BÉMOLINI, criant. Que faisiez-vous là-dedans ? (Pouppo ne répond pas.)
CARLOTTA. Mon père, je crois que Monsieur...
BÉMOLINI, l'interrompant avec joie. Serait-il possible ! Mais, oui ; il ne répond pas, il fait : hum... hum… donc, c'est lui !... Ma fille, je partage ton opinion ; mais partage ma joie ! c'est lui, c'est mon muet... le muet de Coricolo. (Pouppo pousse un son inarticulé.)
BÉMOLINI. Mais que diable faisait-il là-dedans ? (A Pouppo.) Vous êtes muet, n'est-ce pas ? Répondez ! (Pouppo fait signe que oui, et tire la langue qu'il fait aller.) Parfait ! parfait !... Enfin, il est arrivé. (Il l'aide à sortir de sa caisse.) Mais, que faisiez-vous là-dedans, mon bon ami ?... (Pouppo répond en pantomime, qu'il arrive tranquillement et qu'il allait frapper à la porte, quand il a entendu un bruit épouvantable. Coup de tam-tam. Il en a eu peur, il s'est enfui, en se bouchant les oreilles, et s'est caché avec effroi dans la caisse. Musique à l'orchestre.)
BÉMOLINI, joyeux. Ah !... vous m'en direz tant... je comprends... je comprends... (A Carlotta.) Il a eu peur de ma consultation... Pauvre petit !... mais, sois tranquille, cher ami, je te guérirai... je serai paternel pour toi, va !.. (Pouppo lui exprime sa gratitude et lui ouvre ses bras ; Bémolini le repousse.) Plus tard... chez moi, on ne paye pas d'avance.
CARLOTTA, à part. Pauvre Pouppo ! heureusement qu'il pourra bientôt s'échapper.
BÉMOLINI. Oh ! oui, je te guérirai ; mais, avant que j'entreprenne ta cure, pourrais-tu me faire comprendre, par une pantomime vive et animée, comment tu as été privé de la parole ; est-ce de naissance ?... (Pouppo fait signe que non.) C'est donc par accident ?... (Pouppo fait signe que oui.) Quel accident ?
CARLOTTA, à part. Que va-t-il lui dire ?...
POUPPO, à part. Que diable vais-je lui dire ? (Il cherche.) Ah !... (Il lui raconte en pantomime qu'il était amoureux d'une jeune fille charmante. (Il montre Carlotta.) Comme elle ; il l'aimait et en était aimé, il lui prend les mains et les couvre de baisers. — Musique à l'orchestre.)
CARLOTTA. Eh bien !... eh bien ! voulez-vous finir ?...
BÉMOLINI. Laisse-le faire... puisqu'il est muet... il n'y a pas de danger... seulement, je ne comprends pas bien l'allégorie.
CARLOTTA. C'est bien simple, cependant ; il vous explique qu'il aimait une jeune fille qui me ressemblait. (A Pouppo.) N'est-ce pas ? (Pouppo fait signe que oui.)
BÉMOLINI. Ah ! j'y suis ! continue, jeune infortuné ; ton récit, que je ne comprenais pas d'abord, et que je ne comprends pas davantage, m'a déjà ému jusqu'aux larmes... continue.
POUPPO, qui cherche, à part. Ah ! maintenant, faisons-lui comprendre qu'on m'a refusé la main de celle que j'aimais, et que la douleur m'a coupé la parole. (Il explique son transport en se sachant aimé ; il a mis des gants et a couru chez le père de la jeune personne pour demander sa main. Il a sonné, le père a paru. Il lui a exposé sa demande ; mais ce vieil imbécile l'a refusé net, et lui a fermé la porte au nez en entraînant sa fille. Il a voulu crier, protester, plus de voix. Le saisissement, la douleur, lui avaient coupé la parole. — Parlé.) J'étais muet.
BÉMOLINI. Oh ! je comprends ! je comprends ! Attends, une inspiration!... (Il prend un calepin et écrit.) Toutes les deux heures, l'air... Quel air ? Ah !... Le jeune Gastibelza devient fou par amour ; toi, tu es devenu muet, il y a analogie. Tontes les deux heures, l'air de Gastibelza sur l'orgue.
CARLOTTA. Expressif, papa ?...
BÉMOLINI. Du tout ! sur un Savoyard pur sang, puisque c'est pour l'accoutumer à la barbarie du père !
POUPPO, s'oubliant, haut. Fichtre !...
BÉMOLINI, à Pouppo, lui répondant tranquillement. Il n'y a pas de fichtre ! il faut que je te rende la parole ou que tu dises pourquoi ! Tu ne sortiras d'ici que guéri, ou tu n'en sortiras jamais !...
POUPPO, à part. Ca me va !
BÉMOLINI. Je vais te rédiger une ordonnance. Attends-moi là, je reviens dans un instant. Carlotta, suivez-moi, et ne marchez pas les pieds en dedans et les bras en guirlande, suivant votre habitude.
CARLOTTA. Oui, papa. (Ils sortent. Carlotta, en s'éloignant, fait signe à Pouppo de remonter par-dessus le mur ; il répond affirmativement.)
SCÈNE VI.
POUPPO, seul. Elle est bonne ! elle est très bonne ! C'est lui qui m'installe ici... ça me va ! Il peut me loger, me nourrir, m'éclairer, me chauffer, me blanchir, je ne lui en soufflerai pas un mot ; mais quel traquenard me prépare-t-il en ce moment ?... Il revient... méfions-nous.
SCÈNE VII.
POUPPO, BÉMOLINI, un papier a la main. BÉMOLINI. Je n'ai pas été longtemps, hein ? Tiens, lis. (Lui reprenant le papier.) Au fait, non ! tu ne comprendrais pas, puisque tu es muet. Écoute. — Ordonnance : Tous les matins à jeun, prendre l'air d'il Crociato. — Alimentation : Panade à la Mario, côtelettes à la Tamberlick, asperges provençales à la Bonnehée, pruneaux à la Gueymard, café et pousse-café à la Montaubry. — Digestion : pour boisson, la limonade Roger sera la favorite ; avant de se coucher, ne pas oublier de mettre du son Obin ; Coulon sur les autres articles, mais Chapuis sur celui-ci. (Pouppo lui fait un geste de gratitude ; puis, à part.)
POUPPO. Oh ! Carlotta, quelle vieille cruche de père tu as choisi là !
SCÈNE VIII. POUPPO, BÉMOLINI, CARLOTTA, sortant du pavillon un tambour de basque à la main. [P. B. C.]
CARLOTTA.
Venez, venez vite à la danse Ah ! ah ! que l'on s'élance Avec cadence Au gai refrain Du tambourin. Venez chanter, Venez danser, Venez, c'est un beau jour De plaisir et d'amour. Beaux amoureux, Couples heureux, Venez chanter, Venez danser. Ah ! Venez, fillettes et garçons, Au gai refrain de mes chansons ! Ah ! (En entendant chanter Carlotta, Pouppo, ravi, transporté, ouvre la bouche comme s'il allait parler.)
BÉMOLINI, après la tarentelle. Puissance de la musique ! Il est ébloui... fasciné !... Et moi qui n'avais pas encore pensé à employer ma fille comme médicament !... Oh ! quel trait de lumière !... Carlotta !
CARLOTTA, s'avançant. Papa ?
BÉMOLINI. As-tu remarqué l'effet que tu as produit sur ce jeune... Polka... une roulade de plus... ahu... ahdia... ta ti ta ti ta ta et il allait parler ? Il faut provoquer la crise... il faut que tu chantes encore.
CARLOTTA. Comme vous voudrez !
BÉMOLINI. Va récolter quelques hortensias dans le parterre... pas par ici... par là... tu reviendras une fleur à la main, sans en avoir l'air, mais en en chantant un.
CARLOTTA. Oui, papa.
POUPPO, à part, les regardant. Qu'est-ce qu'il machine encore ?
BÉMOLINI. Je vais le préparer... cours et reviens.
CARLOTTA. Oui, papa !
SCÈNE IX. BÉMOLINI, POUPPO, puis CARLOTTA.
BÉMOLINI, à part. Brusquons la chose. (Haut.) Cher ami muet, comment trouves-tu ma fille ?... (Pouppo mime qu'il la trouve ravissante et se met à danser. — Bémolini l'arrêtant.) Oui, assez ! elle n'est pas mal... de trois quarts surtout... Eh bien ! cher ami, je vais la marier... à un de tes compatriotes... Coricolo, tu sais ? Coricolo ce gros mince. (Pouppo mime. Fi !... à un aussi vieux et si affreux bonhomme ! allons donc !... puis il fait comme s’il boudait Bémolini. — Bémolini à part.) Bravo ! il l’aime déjà... il est jaloux, donc il l'aime déjà ! (Regardant à droite.) Ah çà ! qu'est-ce qu'elle peut faire ?... Elle y met le temps !.. (Ritournelle.) Ah !... je l'entends... attention ! (Carlotta entre une fleur à la main.)
CARLOTTA. [P. C. B.] Marguerite, Ma petite, Oh ! cache-toi bien vite Sous les épis troublés ; Tes beaux jours, ô fleur chérie ! Hélas ! sont envolés ! (bis.) Voici la faux qui crie Et vient couper les blés ! (A Bémolini.) Est-ce bien ?
BÉMOLINI. Très bien, ma chérie ! Bientôt tu vas le transporter. Surtout, de la coquetterie !
CARLOTTA. Oh ! sur moi vous pouvez compter !
ENSEMBLE.
BÉMOLINI ET CARLOTTA. Voici le moment suprême, Il ne peut plus reculer ; Il va dire : Je vous aime ! L'amour le fera parler.
POUPPO, à part. Voici le moment suprême, Je ne puis plus reculer ; Pour lui dire : Je vous aime ! Je suis tout prêt à parler. (Pouppo mime qu'il voudrait la marguerite que tient Carlotta, pour la mettre sur son cœur.)
CARLOTTA. Je ne sais si je dois comprendre Votre regard et votre air tendre. Vous voulez ma petite fleur, Pour la mettre sur votre cœur ? (Pouppo mime que oui.) Je vous parais jolie ! Et vous m'aimez... (Pouppo prend la fleur, et l'effeuille, en même temps qu'elle dit :) Un peu ! beaucoup ! Passionnément ! à la folie ! Enfin, je suis à votre goût ? [C. B. P.] (Oh Dieu ! mime Pouppo ; et il court à Bémolini, lui prend la main, et lui fait comprendre comment il faut s'y prendre pour l'unir à Carlotta, et les bénir.)
BÉMOLINI. Soit ! car tu me plais à moi-même. Dis à ma fille : Je vous aime ! Et, je l'en donne ici ma foi, Je vous unis, elle est à toi ! Mais tu rediras avec moi : O mon bien suprême ! Je t'aime ! je t'aime !...
CARLOTTA.
Allons, répétez avec moi O mon bien suprême ! Je t'aime ! je t'aime !
CARLOTTA ET BÉMOLINI. Je t'aime ! je t'aime !!! (Pouppo, transporté, ouvre la bouche comme s'il allait parler. Tous deux s'arrêtent court. Pouppo ne dit rien.)
REPRISE ENSEMBLE.
BÉMOLINI ET CARLOTTA. Voici le moment suprême, etc.
POUPPO. Voici le moment suprême, etc.
BÉMOLINI, à Carlotta. Provoque une crise propice ; En avant, les yeux en coulisse, Un sourire, et la bouche en cœur, C'est l'ordonnance du docteur !
CARLOTTA, bas à Pouppo. Comment ! vous vous taisez encore ? Puisqu'il consent à nous unir ; Allons ! dites : Je vous adore ! Parlez, parlez, pour en finir.
POUPPO, bas à Carlotta. Un baiser ?
CARLOTTA. Non.
BÉMOLINI, à Carlotta. De la colère !
CARLOTTA. Mais il veut m'embrasser, mon père.
BÉMOLINI. Bravo ! Pourquoi t'en défends-tu ? (A Pouppo.) [C. P. B.] Et, cette fois, rediras-tu O mon bien suprême ! Je t'aime ! je t'aime ?
CARLOTTA. Allons, parlez, c'est convenu. O mon bien suprême ! Je t'aime ! je t'aime !
POUPPO, joyeux, prend Carlotta par la taille, et va l’embrasser, mais il embrasse Bémolini, qui s'est substitué à sa fille ; furieux, il s'oublie et s'écrie : [C. B. P.] (Parlé.) Oh ! que c'est bête !
BÉMOLINI. Il a parlé.
POUPPO. J’ai parlé.
ENSEMBLE. O jour heureux ! ô jour de fête ! Il vient de se révéler ; Il a dit : Oh ! que c'est bête ! L'amour l'a donc fait parler ?
BÉMOLINI. Parle, parle encore, jeune muet, parle toujours, tu es mon plus bel ornement !.. Va, ma fille est à toi, tu ne l'as pas volée !
POUPPO. Merci, beau-père, merci !
CARLOTTA. Merci, papa. [B. C. P.]
BÉMOLINI. Mais, maintenant que tu es complet, donne-moi des nouvelles de ta famille, de Plaisance ?
POUPPO. C'est trop juste, Dacapo... mon père, vous présente l'expression de sa considération distinguée.
BÉMOLINI, sautant. Hein ?... tu dis... tu es ?...
POUPPO. Frollo, Pouppo, Macadamuso, Dacapo. [B. P. C.]
BÉMOLINI, furieux. Manicardi !... Le fils du pharmacien... Le Pouppo de ma fille ! Volti subito, lazzarone ! j'étais joué !
POUPPO. Nullement. Je venais demander la main de Carlotta ; quand elle m'a appris que vous refusiez, ça m'a coupé la parole : vous me l'accordez, je la retrouve, quoi de plus naturel !...
BÉMOLINI. Mais je ne t'accorde rien du tout ! je me rétracte ! c'est un guet-apens ! une tracquenardo !...
CARLOTTA, câlinant. Oh ! mon petit père !...
BÉMOLINI. Non, non... mille fois non !...
POUPPO. C'est votre dernier mot ?.. (bis.)
BÉMOLINI. Voui. (bis.)
POUPPO. Alors, en avant la musicopathie !
BÉMOLINI, étonné. La musicopathie ! Ah ! les petits gredins, ils me prennent par mon faible.
POUPPO, allant prendre un tambour. Votre invention fait merveille, De vos leçons j'ai profité. [B. P. C.]
CARLOTTA, allant prendre son tambour de basque. Ouvrez le cœur et les oreilles...
POUPPO ET CARLOTTA. Traitons-le pour la surdité. Papatatchinn! Papatatchinn! Zing, zing, zing, boum, boum.
CARLOTTA. Ah ah ah ah ah ah ah!
BÉMOLINI, enchanté de ce tapage, va chercher sa grosse caisse. Je vous écoute avec délice ! Allons ! mariez-vous, et que Dieu vous bénisse ! Je consens à votre union ; Mais j'y mets cependant une condition : (A Pouppo.) Toi, tu diras à tout le monde, Que par mon art tu fus guéri.
POUPPO. Dès que je serai son mari, J'irai le crier à la ronde, Je vous en donne ici ma foi !...
BÉMOLINI. Et vous redirez avec moi : A bas les docteurs, Imposteurs, Et menteurs !... Grâce à la musique, Leur règne est fini ; Pour la thérapeutique, Ma/sa méthode est unique ; Vive désormais Rossini !
REPRISE DE L'ENSEMBLE. A bas les docteurs, etc.
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