Ninon de Lenclos

 

 

 

 

Drame lyrique en quatre actes, livret de Louis BLANPAIN DE SAINT-MARS et Henri AUCHER, musique de Louis MAINGUENEAU.

 

 

Création au Théâtre des Arts de Rouen le 08 janvier 1920.

 

Première au Grand Théâtre de Bordeaux le 04 février 1921.

 

 

 

personnages créateurs
Ninon de Lenclos Mmes Mireille BERTHON, de l'Opéra
Madame Scarron MADINI
de Villiers MM. COCHERAT
Villarceaux Jules SIMARD, de l'Opéra-Comique
Gourville Paul PAYAN, de l'Opéra-Comique
Scarron COSSON
Chef d'orchestre François RÜHLMANN

 

 

 

 

Le théâtre lyrique de Rouen, qui s'est toujours distingué par son goût éclairé pour les arts, n'a pas dégénéré, sous la direction de MM. Masselon et Malausséna, de cette noble tradition : il vient de nous faire entendre un ouvrage inédit, qui est fort intéressant, et dont l'interprétation, soignée en tous ses détails, fut par certains endroits remarquable.

MM. Blampain de Saint-Mars et Henry Aucher ont pris pour héroïne l’illustre Ninon de Lenclos, qui fut aimée des déesses immortelles, car elle vécut trois âges de femme et connut Richelieu, Condé, les deux marquis de Sévigné, le père et le fils, Saint-Evremond, plus une quantité de seigneurs de non moindre importance, et eut encore le temps, devenue vieille mais non dévote, d'accueillir en sa maison un enfant, le fils de son notaire Arouet, qui devait par la suite faire quelque bruit dans le monde sous le pseudonyme de Voltaire. La bibliothèque que par testament, elle légua à son protégé, aida peut-être au développement de ce génie. Cette femme charmante avait beaucoup d'esprit. On cite d'elle, parmi d'autres maximes, plus gracieuses que celles de La Rochefoucauld, celle-ci : « Les femmes qui courent le monde sont comme les torrents qui changent souvent de lit et que les hasards grossissent dans leur cours. » On a beaucoup écrit sur elle et nul n'ignore qu'Henri Rochefort est le véritable auteur des Mémoires de Ninon de Lenclos que publia le pamphlétaire Jacquot, dit Eugène de Mirecourt.

Ninon est plus qu'une « dame galante ». Elle sut s'entourer des esprits les plus distingués de son temps et fut admirée par l'élite des écrivains et des savants. Elle appartient à l'histoire et à la légende. On croit savoir que les joies de la maternité, qu'elle goûtait peu, ne lui furent cependant pas refusées. Un nouvelliste du dix-huitième siècle est parti de là pour imaginer qu'un de ces enfants de l'amour et du hasard, négligé par sa mère, la rencontre sans la connaître et en devient amoureux ; instruit de la vérité, il ne se contente pas, comme Œdipe, de se crever les yeux : il se perce le cœur. C'est cette anecdote que les auteurs modernes ont prise pour sujet de leur drame, et je ne les chicanerai pas sur sa vraisemblance, puisqu'elle leur a permis de nous montrer successivement le château du père de Ninon, en Touraine (bien que Ninon fût née à Paris), le salon de Scarron avec sa jeune femme, la « belle Indienne », les jardins de l'hôtel de Ninon, à Paris, pendant la Fronde, pour revenir enfin au décor mélancolique du premier tableau : car Ninon, pour échapper aux folles exigences du jeune chevalier de Villiers, s'est retirée à la campagne, et c'est là qu'il va la rejoindre et que la reconnaissance funeste a lieu.

M. Louis Maingueneau a écrit sur ce poème adroit une partition élégante et délicate, qui, sans recherche ni complication superflue, sait donner à chaque scène la couleur et l'émotion, à chaque phrase l'accent et le ton qui conviennent. Tantôt, comme dans les chansons et les airs à donner, l'auteur imite fort ingénieusement, et toujours dans le sentiment le plus musical, la carrure des airs de Lulli. Tantôt, dans les scènes où Ninon dit adieu à son premier amant Villarceaux comme en celles où un nouvel amour, mêlé d'appréhension et de regret, tente son cœur, il se livre en toute sincérité à ses pensées qui sont toujours fines, naturelles, jolies et touchantes ; et la fin de l'ouvrage atteint à une émotion vraiment tragique.

Mlle de Scudéry, faisant le portrait de Ninon sous le nom de Clarice, nous apprend d'elle ceci :

« Elle a les cheveux du plus beau châtain qu'on ait jamais vu ; le visage rond, le teint vif, la bouche agréable, les lèvres fort incarnates, une petite fosse au menton, qui lui sied fort bien, les yeux noirs, brillants, pleins de feu, souriants, et la physionomie fine, enjouée et tort spirituelle. »

Mlle Mireille Berthon, de l'Opéra, dans le rôle de Ninon, a mérité tous ces éloges, et en outre ceux que d'autres contemporains ont prodigués à cette beauté accomplie : d'être délicieusement sensible à la musique (elle jouait du luth, et fort bien) et de « danser admirablement, surtout la sarabande ». Mlle Berthon possède une voix pure, souple, étendue, qu'elle conduit en chanteuse experte et en musicienne accomplie. Elle a trouvé, en outre, dans ce rôle, comme en celui de Thaïs, où elle fut plus d'une fois applaudie à l’Opéra, l'occasion de montrer un talent pour la danse qui n'a pas été moins apprécié du public. Le rôle de Ninon est de beaucoup le plus important et le brillant succès que Mlle Berthon y a remporté a contribué pour beaucoup à celui de l’ouvrage. Mais à côté de cette belle artiste, des éloges sont dus à Mme Madini, fort attrayante dans le rôle de Mme Scarron ; à M. Cocherat, qui a prêté une candeur touchante au jeune Villiers ; à MM. Simard (Villarceaux) et Payan (Gourville), tous deux de l'Opéra‑Comique ; à M. Cosson, qui a composé un pittoresque Scarron, ainsi qu’aux jeunes artistes qui interprètent les rôles secondaires avec une fraîcheur trop souvent interdite aux théâtres subventionnés par les privilèges de l’ancienneté. M. Rühlmann dirigeait l'orchestre à la première représentation ; son autorité précise et calme et sa sûre maîtrise ont une fois de plus justifié le choix que fit M. Rouché de cet excellent chef pour conduire un orchestre qui a le droit de se montrer difficile : celui de l’Opéra.

 

(Louis Laloy, Comœdia, 16 janvier 1920)

 

 

 

 

 

C’est une idée jolie — touchante, même — d'avoir innocenté « Ninon » de tant et tant d'amourettes en supposant qu'elle a donné son cœur une seule fois dans sa longue vie — et que, malgré la volupté qui émanait de sa radieuse personne, en dépit de la vocation de galanterie qui a fait d'elle une des « reines du monde », elle ne s'est prêtée qu'à des liaisons sans lendemain pour demeurer fidèle à ce souvenir de l'unique amour... C'était une idée de poète, plus conforme à la vérité psychologique, peut-être, que celle du rachat de la courtisane Marion Delorme imaginé par Hugo — et, au point de vue historique, bien moins inexacte, après tout. Les biographes généralement fantaisistes d'Anne de Lenclos s'accordent à reconnaître le caractère de la passion la plus sincère dans ses rapports suivis avec le beau Villarceaux — le « flirt » assez notoire de Madame Scarron : Les caprices les plus tenaces de Ninon duraient à peine trois mois. Villarceaux l'a gardée trois ans ! C'est à lui qu'elle avait sacrifié ses cheveux — d'où la célèbre coupe « à la Ninon ».

Les auteurs du drame lyrique dont nous nous occupons aujourd'hui se sont autorisés de cet attachement pour attribuer au marquis de Villarceaux la naissance du chevalier de Villiers. En réalité, le fils — légitimé — de Villarceaux, appelé tout d'abord le chevalier de la Boissière ; fut reconnu par le marquis en 1690 et en reçut le nom patronymique de Mornay. Une anecdote controuvée prétend que le comte d'Estrées revendiquait l'honneur d'avoir rendu Ninon heureuse mère, qu'il joua l'enfant « à père ou im-père », et qu'il le gagna. C'est de la légende. Et nous en pouvons dire autant de cet épisode du « Fils amoureux » sur lesquels MM. Louis Blanpain de Saint-Mars et Henri Aucher viennent de broder leur livret (musique de Louis Maingueneau).

M. Emile Colombey, qui a publié en 1886 la correspondance authentique de Ninon de Lenclos — (les lettres au marquis de Sévigné sont apocryphes, composées par Damours, avocat à Angers) — et qui a rectifié les erreurs innombrables de ses panégyristes et de ses contempteurs, raconte ainsi les choses :

« Ninon de Lenclos possédait une petite maison de campagne à Picpus, dont l'emplacement est occupé depuis 1828 par l'hospice d'Enghien. De cette villa dépendait un beau jardin, terminé par un bouquet de bois, où s'élevait un kiosque dont une tradition menteuse a fait le théâtre d'un horrible drame : un enfant, que l'on appelait le Chevalier de Villiers, et que Ninon avait eu du chevalier de Jarzay, quittait quelquefois le maître chargé de son éducation pour venir rendre visite à sa mère qui s'efforçait de contenir l'effusion de ses sentiments et le traitait comme un parent éloigné. Arrivé à l'âge où le cœur s'éveille, le chevalier surprit un de ces regards qu'elle lui jetait à la dérobée, et où son âme s'épanchait tout entière. C'était en 1672 ; Ninon touchait à ses cinquante-deux ans, et sa beauté surnaturelle était dans son épanouissement. Le jeune homme prit feu à ce regard embrasé d'amour maternel, mais comprima d'abord les élans de sa passion. Ninon s'aperçut bientôt de la contrainte qu'il s'imposait et en devina aisément le motif. Elle se tint alors sur une défensive inflexible — mais cette réserve ne fit qu'attiser l'ardeur du chevalier qui, à la fin, éclata en ardents propos... Energiquement repoussé, le malheureux s'abîma dans une douleur profonde, dont il ne sortait que pour se livrer à des emportements extravagants. Ninon, désespérée, ne savait à quel parti se résoudre. Jarzay la tira de sa perplexité en lui rendant sa parole ; elle écrivit au chevalier de venir la voir dans sa maison de Picpus. Il y courut avec un fol enivrement, et, se jetant aux pieds de Ninon, saisit sa main et l'inonda de larmes.

Ninon dut avouer la vérité. Mais elle eut beau lui prodiguer les consolations et les marques de vraie tendresse, le chevalier se sentait incapable d'un sentiment filial. Il eut horreur du monstrueux amour dont il était toujours possédé — se dégageant, par un mouvement fiévreux, de l'étreinte maternelle, il s'enfonça dans le bouquet de bois, et se précipita sur son épée... »

Les mémoires et les recueils du temps, si friands d'anecdotes scabreuses, ne disent pas un mot de cette aventure romanesque. Ce n'est qu'au milieu du XVIIIe siècle (1751), qu'elle commença à poindre pour la première fois. « Bret l'imagine et Douxmesnil la propage à sa suite. » Lesage, l'auteur de Gil Blas et du Diable boiteux, en a introduit le récit dans son œuvre picaresque — sans toutefois nommer Ninon.

C'est à peu près de point en point que l'opéra-comique, créé le 8 janvier 1920 au Théâtre des Arts de Rouen, suit cette fable, pittoresquement mise en scène ; l'intrigue se dessine chez le paralytique « empereur du burlesque », en cet « Hôtel de l'impécuniosité » poétiquement évoqué par M. Catulle Mendès dans sa belle comédie héroïque : Scarron. D'illustres figures entourent l'auteur du Roman Comique : Françoise d'Aubigné, sa femme — la future Maintenon ; la comtesse de la Suze et son escadron de précieuses ; l'inquiétant Gourville, et le falot abbé de Boisrobert. Nous pénétrons ensuite dans ce délicieux hôtel de la rue des Tournelles qui porte encore aujourd'hui le n° 28. On y entend tonner (un peu prématurément) le canon que la Grande-Mademoiselle fait tirer sur les troupes royales du haut des tours de la Bastille, au fort de la Fronde des Princes ; on perçoit les échos des mazarinades, et le tumulte de l'armée du grand Condé qui vient d'entrer dans Paris... et cela ne va pas sans quelque anachronisme — Mansard n'ayant bâti qu'une vingtaine d'années plus tard la demeure de Ninon. Le dernier tableau nous ramène en l'hypothétique château de Touraine où se dénoue la tragédie, dans une note romantique beaucoup trop sombre pour être bien d'accord avec la physionomie sereine de celle qu'Horace Walpole appela si heureusement : Notre-Dame des Amours.

 

***

 

La vie de Ninon de Lenclos, féconde en pages charmantes, a toujours, naturellement, inspiré les écrivains de théâtre à la suite des chroniqueurs du passé. Nous ne relevons pas moins de vingt-cinq pièces dont elle est la marraine, l'héroïne ou la protagoniste : comédies, vaudevilles, drames, à-propos historiques, actes en vers, proverbes, opérettes, opéras-comiques et opéras... parmi lesquels nous citerons ces ancêtres de l'œuvre lyrique actuelle : le Fils de Ninon, drame en trois actes, par Ancelot et Raimbault (1834) ; Ninon, opérette de Burani, musique de Vasseur (Nouveautés, 1887) ; Ninette, opérette de Clairville, musique de Charles Lecocq (1896), et Ninon de Lenclos, opéra-comique (épisode lyrique), en quatre actes et cinq tableaux, par André de Lénéka et Arthur Bernède, musique d'Edmond Missa (1895).

Il est peut-être piquant de donner ici l'opinion de Ninon de Lenclos elle-même sur le genre de l’ « opéra », que Voltaire appela « un monstre » — et qui devait la célébrer : « Par un faux goût qui s'est introduit en France depuis quelques années, au lieu de réserver la musique pour des endroits ou propres aux ornements de l'harmonie (comme les prologues, les invocations, les chœurs), ou susceptibles d'expression (comme les récits placés dans un intermède, ainsi qu'on en usait du temps de Molière), on s'est avisé de mettre en chant toute une tragédie d'un bout à l'autre, jusques aux dialogues d'un prince avec son confident, jusques aux commissions qu'il lui donne, jusques aux récits les plus indifférents. Comment cette profusion d'harmonie ne lasserait-elle pas l'attention ? Aussi est-on venu à bout par là de faire désirer au spectateur la fin d'un divertissement où l'art et la magnificence n'ont rien épargné pour le plaisir des yeux et des oreilles... » (Dialogue sur la musique des anciens, par l'abbé de Châteauneuf, 1725).

 

(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)

 

 

 

 

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