Polyeucte
affiche composée et lithographiée par Jules Chéret pour la création de Polyeucte (1878)
Opéra en cinq actes et neuf tableaux, livret de Jules BARBIER et Michel CARRÉ, d'après Polyeucte, tragédie en 5 actes (1642) de Pierre CORNEILLE, musique de Charles GOUNOD.
partition :
version 5 actes, 1878 ;
version 4 actes, 1887
manuscrit : 1er acte ; 2e acte ; 3e acte ; 4e acte ; 5e acte
Création au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) le 07 octobre 1878. Mise en scène d'Adolphe Mayer. Décors d'Emile Daran (1er acte), Jean-Louis Cheret (2e acte), Auguste Rubé et Philippe Chaperon (3e acte), Antoine Lavastre et Eugène Carpezat (4e acte), Jean-Baptiste Lavastre (5e acte). Costumes d'Eugène Lacoste. « Fête Païenne » réglée par Louis Mérante.
29 représentations à l’Opéra au 31.12.1961.
personnages |
emplois |
Opéra 07 octobre 1878 (création) |
Opéra 22 mars 1879 (29e) |
Pauline, fille de Félix et femme de Polyeucte | soprano dramatique | Mmes Gabrielle KRAUSS | Mmes Joséphine de RESZKÉ |
Stratonice, nourrice de Pauline | mezzo-soprano | CALDÉRON | Anna SOUBRE |
Polyeucte, seigneur arménien, gendre de Félix | ténor | MM. Marius SALOMON | MM. Henri SELLIER |
Sévère, chevalier romain | premier baryton | Jean-Louis LASSALLE | Jean-Louis LASSALLE |
Félix, sénateur romain, gouverneur d'Arménie | première basse | Charles BÉRARDI | GASPARD |
Néarque, ami de Polyeucte | baryton | Numa AUGUEZ | Numa AUGUEZ |
Albin, grand prêtre de Jupiter | première basse | Georges François Léopold MENU | Georges François Léopold MENU |
Siméon, vieillard chrétien | deuxième basse | Eugène BATAILLE | Eugène BATAILLE |
Sextus, jeune patricien | premier ténor léger | Jules BOSQUIN | Jules BOSQUIN |
un Centurion | troisième basse | GASPARD | Hermann DEVRIÈS |
Danses |
Rosita MAURI Louise MARQUET |
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Gardes, soldats romains, prêtres, chrétiens, femmes de Pauline, serviteurs, peuple, etc. | |||
Chef d'orchestre | Charles LAMOUREUX | Charles LAMOUREUX |
La scène est à Mélitène, capitale d'Arménie.
Gabrielle Krauss (Pauline) lors de la création (photo Nadar)
Costumes d'Eugène Lacoste pour la création : Polyeucte et Pauline - autres rôles.
décor de l'acte V lors de la création, dessin d'Henri Meyer (le Journal illustré, 13 octobre 1878)
« Corneille traduit en opéra ! quelle impiété littéraire ! Les messieurs qui de nos jours ont affiché le plus de mépris pour nos grands auteurs classiques vont, comme tous les faux dévots, crier le plus haut à la profanation. Deux mots de réponse : J’ai fait pour une tragédie de Corneille ce que nos pères avaient fait pour une tragédie de Racine : Iphigénie en Aulide, traduite en opéra, a fait connaître à la France une des plus belles partitions de l’immortel Gluck. Ensuite, s'il est vrai, comme l'attestent nos plus illustres compositeurs, que la musique veuille avant tout des passions et des effets dramatiques et que l'opéra le meilleur soit celui qui présente le plus de belles situations, on concevra sans peine que tous les ouvrages de Corneille doivent offrir, comme ils offrent en effet, de magnifiques sujets d'opéra. »
C'est en ces termes que plaidait Scribe, dans la préface de son opéra les Martyrs (musique de Donizetti), représenté pour la première fois à l'Académie royale de musique, le 20 avril 1840. Certes je n'irai pas grossir le nombre des messieurs qui crient à la profanation parce qu'on traduit une tragédie de Corneille en opéra, surtout lorsque cette transformation est opérée par un esprit littéraire et poétique comme celui de M. Jules Barbier. Mais, si je suis disposé à me montrer coulant sur la question d'impiété, je le suis moins sur la valeur lyrique des conceptions cornéliennes. Malgré la grande autorité de Scribe qui a laissé, dans le genre du drame lyrique des modèles immortels ; malgré la nouvelle tentative de deux maîtres du théâtre comme M. Jules Barbier et Michel Carré, je ne puis me persuader que Polyeucte offre au librettiste et au compositeur un sujet d'opéra, dans la véritable acception du mot. Sans doute, comme le dit Scribe, la musique veut des passions, et la passion religieuse est peut-être la plus forte de toutes ; mais le théâtre d'opéra, comme le théâtre littéraire, vit avant tout d'action : les passions ne lui sont nécessaires que parce qu'elles en sont le ressort naturel. Or, dans la donnée de Polyeucte, il n'est point d'action ; du moins y en a-t-il fort peu. L'enthousiasme du héros chrétien est pour ainsi dire tout intérieur ; il s'épanche en effusions lyriques et ne se traduit nullement en mouvements de théâtre. Dans cette âme toute pleine de sa foi nouvelle, point de lutte, point de combat. Polyeucte aime-t-il ? Il est permis d'en douter à la manière indifférente dont il écoute l'éloge des charmes de Pauline, tombé de la bouche de Sévère. C'est un héros tout d'une pièce, qui ne voit que son Dieu et qui marche au martyre, sans qu'il lui en coûte un regret, un sacrifice. Tout autre est le Raoul des Huguenots. S'il persiste dans sa foi, du moins y a-t-il quelque mérite. Il aime Valentine éperdument, et lorsqu'il s'arrache de ses bras pour courir à la mort, il vient d'obtenir un aveu qui lui donne le délire de l'ivresse. Aussi que d'efforts et de tourments pour rester fidèle au cri de sa conscience ; encore succomberait-il si la voix grave de Marcel ne venait soudain le relever de sa défaillance. Tel est Polyeucte, telle est Pauline. Pour ce cœur pur, pour cette âme sereine, les souvenirs du passé ne sont rien. Sa vertu surhumaine chasse de son esprit toute pensée qui pourrait le souiller, et lorsque son amant la conjure de lui dire que c'est pour obéir aux ordres de son père qu'elle a épousé Polyeucte, elle lui répond sans hésiter : « Non Sévère, je l'aime ! » Dit-elle la vérité ? veut-elle simplement arracher au cœur de son amant sa dernière espérance ? Je n'oserais le décider. Mais, feint ou sincère, cet aveu est fait avec une telle placidité que celle qui le laisse tomber n'en parait éprouver aucune douleur. Polyeucte ne regarde que le ciel, Pauline ne voit que son devoir. Et Sévère lui-même ! Renonce-t-il assez facilement à cet amour qui faisait sa vie. Il suffit d'un regard de Pauline pour qu'il brise toutes ses espérances. En vérité tous ces gens sont doués d'une vertu impeccable, et je ne vois pas quelle prise auraient sur ces natures surhumaines les passions dont Scribe nous parlait tout à l'heure. Tout cela, Gounod le savait sans doute aussi bien et mieux que nous. S'il a voulu le sujet de Polyeucte, s'il a visé cette donnée, de longue date, c'est qu'il avait un but particulier et qu'il voulait écrire, comme il l'a dit quelque part, une œuvre d'art apostolique. En effet, la pièce telle qu'elle est là devant nous, est une sorte de compromis entre le drame sacré et le drame profane, une transition entre l'opéra et l'oratorio. Quoi qu'il en soit, constatons en abordant la partition, et sans abdiquer les droits de la critique, que nous nous trouvons devant une œuvre de maître qui impose le respect et commande l'admiration. C'est avec ces sentiments que nous allons l'analyser sans accorder à notre opinion d'autre valeur que celle d'une impression fugitive qui laisse intacts tous les droits de l'avenir.
La préface symphonique entrelace deux motifs : le premier, emprunté à la scène du martyre de Polyeucte, symbolise sans doute l'élément chrétien ; le second, qui sert de thème au chœur festival du deuxième acte, représente l'élément païen. Si l'idée du maître a été, comme il est permis de le conjecturer, du mettre en opposition ces deux principes ennemis, il semble que ces thèmes pourraient être plus caractéristiques. Ce prélude écourté se termine par quelques mesures de largo que nous retrouverons à la tin du ballet et dont nous avouons ne pas saisir le sens dans l'introduction d'un drame aussi sévère. Le premier acte s'ouvre par un chœur de femmes plein de grâces et de caresses :
Déjà dans l'azur des cieux Apparaît de Phœbé le char silencieux.....
Il est suivi par le songe obligatoire des tragédies, récit d'une grande force pathétique et d'une déclamation vigoureuse. Ce songe, dit en grand style par Mme Krauss, a donné le signal des premiers applaudissements. A cette belle page succède un duo entre Pauline et Polyeucte, sur lequel se détache en relief une phrase émue et palpitante de Mme Krauss :
Pardonnez si pour vous je tremble Je vous aime et je suis à vous.
Elle nous a paru produire moins d'effet lorsqu'elle est reprise à deux voix, à la fin du morceau. Après cette scène d'intérieur, le décor change, et nous assistons au triomphe de Sévère, faisant son entrée à Mélitène, sur un quadrige attelé de quatre chevaux blancs. Pour ce défilé pompeux, Gounod a naturellement déchaîné toutes les sonorités de l'orchestre, doublées par le souffle puissant de la fanfare Sax. L'impression musicale est saisissante, à l'exception toutefois d'un motif d'allure un peu légère, et la mise en scène de l'Opéra est un véritable éblouissement. Mais il serait temps peut-être de laisser tous ces accessoires aux magasins du théâtre et d'en finir avec ces cortèges dont on a tant abusé, depuis le jour où un mauvais plaisant, à l’occasion du célèbre défilé de la Juive, écrivit sur les murs de l'Opéra cette épigramme à la craie : « Ici l'on chante à pied et à cheval. » Le récit de Sévère annonçant sa mission est d'une grande noblesse, et Lassalle le dit avec ampleur et dignité ; la voix du héros s'attendrit dès qu'il aperçoit Pauline et prend des accents tragiques lorsqu'il apprend qu'elle est à jamais perdue pour lui. De cette scène bien conduite se dégage, en se développant, un grand ensemble polyphonique, qui nous conduit à la fin de l'acte par une reprise de la marche. Le deuxième acte, comme le précédent, se divise eu deux tableaux. Le premier, représentant un paysage sur lequel se détache, dans les lueurs du soleil couchant, un petit temple de Vesta, s'ouvre par un chœur derrière les coulisses dont nous avons entendu le thème principal dans le prélude. C'est une page délicate et gracieuse qui rappelle le chœur de Philémon et Baucis, tant par le charme de l'allure mélodique que par son instrumentation pittoresque : deux flûtes, un piccolo, un piston, deux harpes, un piano à quatre mains et un triangle. Ce morceau ravissant à la lecture aurait fait plus d'effet, croyons-nous, s'il avait été chanté avec des nuances plus délicates et si le coloris de l'orchestration avait mieux été mis en lumière. On a craint sans doute que toutes ces finesses ne fussent noyées dans les vastes espaces de la scène de l'Opéra et l'on a sacrifié l'effet de détail à l'impression d'ensemble. A la fin de ce chœur, chanté par les convives du festin offert au triomphateur, Sévère entre seul en scène pour donner un libre cours aux sentiments qui l'oppressent. Après une courte cavatine, où nous trouvons la trace d'une coupure, faite sans doute au dernier moment, Sévère se met à l'écart, voyant entrer Pauline. Elle vient porter à Vesta son offrande et supplier la chaste déesse de garder son âme intacte et pure. Cette prière, dont le tracé mélodique fait songer à la Vestale, et , dans un passé plus lointain et plus estompé, à l'hymne religieux d’Iphigénie en Aulide : « chaste fille de Latone », est belle et touchante. Le timbre virginal de la clarinette lui prête une sonorité pudique et voilée et le reste de l'instrumentation lui donne une transparence mystique et céleste, qui font de cette courte cantilène un morceau presque achevé. Il le serait en effet, si de fâcheuses répétitions de paroles, que le maître a sévèrement proscrites dans le reste de son œuvre, ne venaient çà et là troubler les contours de celle mélodie suave. Ajoutons que Mme Krauss la chante avec une noble simplicité et une pureté d'accent qui font voir à quel point cette éminente artiste cherche à pénétrer la pensée des maîtres qu’elle interprète. A cette prière se rattache immédiatement une des plus belles inspirations de l'œuvre ; nous avons désigné le duo entre Pauline et Sévère. Il y a là une phrase, chantée d'abord par Mme Krauss, redite par M. Lassalle et reprise sous forme d'imitation par les deux voix, dont la douceur pénétrante a fait tressaillir le public tout entier. Gouuod est incomparable pour ces mélodies touchantes, qui semblent tremper leur aile dans l'amertume des larmes en s'envolant dans les régions sereines des douleurs vaincues. Pour moi je n'ai jamais pu entendre sans en être remué jusqu'au fond de l'âme la douce mélodie de Marguerite :
Mon frère est soldat. J'ai perdu ma mère !
J'éprouve la même émotion dans Polyeucte en écoutant se dérouler cette admirable supplication de Pauline :
Soyez généreux, De ce temps heureux Oubliez l'ivresse ; Nous devons bannir Jusqu'au souvenir De notre tendresse.
Cela est vraiment trouvé. Cette musique adorable s'épanche de l’âme du maître pour aller tout droit au cœur de celui qui l'écoute. Pourquoi ce duo et le tableau tout entier ne se terminent-ils pas sur cette exquise inspiration. La scène de Polyeucte et de Néarque est inutile et le duo ne peut que laisser refroidir l'impression si vivace qu'il a fait naître tout d'abord. Il y a là surtout une cabalette à l'italienne qui dépare la beauté de ce chef-d'œuvre. Evidemment à ce moment Donizetti, courroucé de l'outrage que lui faisait Gounod en remettant en musique un sujet qu'il avait déjà traité, lui aura perfidement poussé le coude.
Le changement de décor nous transporte dans un paysage grandiose, éclairé par les rayons de la lune et par le scintillement d'astres sans nombre. C'est un vallon sauvage dont l'accès est défendu par de hauts rochers et au fond duquel se glissent les ondes transparentes d'une rivière, où tout à l'heure le patriarche Siméon puisera les eaux sacrées dont il inondera le front de Polyeucte. En attendant, Sextus, un personnage épisodique, y fait glisser sa barque chargée de couples amoureux, et lance aux échos les accents de sa barcarolle. C'est d'un heureux contraste avec la scène religieuse qui va suivre ; d'ailleurs la chanson est charmante, d'une grande fraîcheur et d'une grâce toute païenne. Il me paraît toutefois que Gounod n'a pas été bien inspiré en interrompant à deux reprises le dessin vocal pour essayer de peindre, par le babillage des flûtes, le murmure des flots. La barcarolle y perd quelque chose de sa franchise mélodique et son bercement rythmique en est tout contrarié. Ce détails pittoresques qui complètent un tableau, ont-ils le droit de se montrer au premier plan ? Ne faut-il pas plutôt qu'ils s'abritent discrètement sous les ailes de la mélodie ? A peine la voix de Sextus s'est-elle éteinte dans la coulisse, qu'aux accents mystérieux d'une marche religieuse les chrétiens descendent les rochers et viennent se grouper autour de Siméon. C'est la scène du baptême, scène grandiose, conçue par un esprit souverain, écrite par la main d'un grand maître. Régénéré par les eaux saintes, Polyeucte s'exalte et se perd dans une extase céleste, tandis que les chrétiens, enflammés par son délire, chantent la gloire infinie de Dieu. Il y a là une progression d'un effet magnifique. On dirait que, pareil à Jacob, Polyeucte veut escalader le ciel qu'il vient de voir s'ouvrir, aux lueurs de sa foi nouvelle. Il faut bien le dire, le premier soir, cette page capitale n'a pas reçu l'accueil qu'elle méritait ; mais peut-être la faute en est-elle plus à Gounod qu'au public. Par une faiblesse qu'il a cruellement expiée, il avait altéré son plan primitif pour y faire tenir un hors-d'œuvre inutile : un Pater noster qui rappelait par la tournure mélodique la Pâque de la Juive, et par l'accompagnement obstiné du basson, les « Noces funèbres » du cinquième acte des Huguenots. Cette longue et monotone mélopée a lourdement pesé sur la scène tout entière et sa belle ordonnance s'en trouvait comme troublée et masquée. Débarrassée de ce lest, inutile, dès la seconde soirée, la conception de Gounod sera désormais plus claire, plus lumineuse, et. je prédis hardiment qu'on ne tardera pas à lui rendre une éclatante justice ; il y a là une grande et noble inspiration, puisée à la même source que le beau finale de Gallia. Je suis loin d'éprouver la même admiration pour le tableau suivant, longue suite de récits, coupée par une cantilène de Sévère, et par un duo entre Néarque et Polyeucte. La Cantilène, bien dite par la belle voix de Lassalle, a paru beaucoup plaire au public de la première ; je la trouve cependant d’une inspiration ordinaire ; quant au duo, il renferme un dialogue vigoureusement déclamé, qui se couronne malheureusement par une phrase cavalière et empanachée, d'une allure beaucoup trop martiale pour des soldats du Christ, qui ne combattent, après tout, qu'avec les armes de la foi. En revanche, le ballet qui occupe la meilleure partie du troisième acte, renferme des pages exquises. Je citerai tout d'abord l'invocation au dieu Pan, thème charmant qu'on croirait dicté par la muse divine de Mozart ; puis la danse de Pan lui-même, avec ses sonorités rustiques passant du cor dans la clarinette, et son motif sautillant enlevé par les instruments à cordes, à la pointe de l'archet ; puis encore les rythmes aériens de la valse des Néréïdes, et enfin le tourbillon vertigineux de la tarentelle bachique. Ce ballet, gracieusement réglé par M. Mérante, qui suffirait à captiver l'attention par le charme de la musique, reçoit une attraction irrésistible par le talent tout à fait hors ligne de Mlle Rosita Mauri, la nouvelle ballerine de l'Opéra, qui nous vient de la Scala de Milan. C'est une véritable sylphide que M. Halanzier a découverte, en cette gracieuse et mignonne Espagnole ; car jamais on ne vit danseuse plus légère et plus séduisante. Ajoutez à ces qualités de grâce une sûreté qui donne de l'aisance aux pas les plus difficiles et une précision de mesure qui est le rythme même. Mlle Mauri est entrée à l'Opéra comme en pays conquis ; elle était, du reste, très bien secondée par le jeune Vasquez, son compatriote. On voit que l'Espagne envahit victorieusement notre corps de ballet. Pour M. Halanzier, il n'y a plus de Pyrénées. Mais revenons à la musique. Au moment où la tarentelle de Bacchus se résout dans un mouvement largo, que nous avons déjà rencontré à la fin du prélude, le ballet est brusquement interrompu par l'apparition d'Albin, le grand-prêtre de Jupiter. Il vient annoncer au peuple épouvanté que le courroux du Dieu s’est manifesté par une série terrifiante de présages funestes. L'Olympe réclame des victimes et commande le sanglant sacrifice des chrétiens. Cette scène est remarquablement belle. Les accents vaticinateurs d'Albin, la terreur du peuple, la révolte de Polyeucte accusant le prêtre d’imposture, le cri d'angoisse de Pauline tremblant pour son époux ; tout cela est largement exprimé. Il plane sur cette page comme un souffle de Gluck. Mais, faut-il le dire, la scène qui termine l'acte, celle du brisement des statues, l'une des rares situations de Polyeucte, nous semble manquée. Peut-être, pourtant, y a-t-il là des beautés qui nous ont échappé, et je ne saurais mieux faire que de rappeler au lecteur que je ne traduis ici qu'une simple impression sur laquelle je me réserve le droit de revenir.
Le quatrième acte ne comprend qu'un tableau assez court, mais plein de pages excellentes. Polyeucte isolé dans sa prison attend le martyre. Son âme s'abime en Dieu, son cœur est calme et résigné ; il répudie toutes les joies de ce monde dans une cantilène qui a l'ampleur solennelle et les suavités pénétrantes d'un cantique. A cette mélodie qui est pour ainsi dire le pivot musical de cet acte et que Polyeucte évoquera tout à l'heure contre la tentation de vivre, succède un duo d'un pathétique élevé, où nous signalerons particulièrement une phrase émotionnante de Pauline :
Polyeucte, je t'aime et je mourrais pour toi ; Si tu m'aimas jamais, pour moi consens à vivre.
Il faut y recueillir encore une petite perle instrumentale, la pastorale symphonique qui soutient la lecture de l'évangile et qui n'est nullement déparée par une réminiscence, involontaire ou peut-être calculée. A ce duo se superpose, par une gradation naturelle, un trio entre Pauline, Polyeucte et Sévère, qui renferme, sous une forme concise, de grandes beautés, et la toile tombe sur le cri héroïque de Polyeucte, marchant au martyre d'un pas ferme et résolu :
Où le conduisez-vous ? — A la mort ! — A la gloire !
Ce quatrième acte, tout plein de magnificences, forme avec une partie du deuxième et la scène du baptême les trois points culminants d'une œuvre grandiose. Il est vraiment regrettable, qu'après une aussi grande dépense de talent et de génie, le cinquième acte ait trompé nos espérances par un dénouement incomplet, qui déconcerte l'esprit du spectateur. Il nous semble qu'on pourrait encore y porter remède et il est certainement possible de trouver une solution, qui sera d'autant meilleure qu'elle sera plus simple. Ce ne serait certes pas la première fois qu'on verrait des auteurs modifier la conclusion d'une œuvre, alors même qu'elle est déjà sacrée par le succès. A tout prix il faut que ce dénouement frappe les yeux du spectateur, à tout prix, il faut qu'on nous montre Polyeucte et Pauline, unis dans la foi et dans l'amour, affrontant la mort et cueillant la palme du martyre. Ce ne serait pas la peine en vérité d'avoir rendu sensible aux yeux tout ce que les récits de Corneille réservent aux oreilles, pour nous amener à ce dénouement qui se passe à la cantonade.
Polyeucte a trouvé deux interprètes de premier ordre en la personne de Mme Krauss et en celle de M. Lassalle. Mme Krauss est une Pauline incomparable, d'autant que chez cette éminente artiste la cantatrice se double d'une grande tragédienne. Nous avons indiqué dans le courant de notre analyse les effets les plus saillants de son rôle, mais ce que nous n'avons pu dire, c'est qu'elle apporte jusque dans les moindres détails la conscience et le souci d'une âme véritablement éprise d'un art qu'elle honore. M. Lassalle prête à Sévère sa belle prestance, sa tête toute romaine et sa grande voix, ferme et souple comme l'acier ; car ce fier organe, quand il est touché par l'émotion, sait se fondre en demi-teintes d'un effet délicieux. La voix de M. Salomon n'a pas la franchise et l'éclat qui conviennent au rôle de Polyeucte, — rôle écrit, il faut le reconnaître, d'une manière trop tendue, dans le registre aigu de la voix de ténor. — Pour bien interpréter un pareil Polyeucte, il ne faudrait rien moins que la résurrection d'Adolphe Nourrit. Les rides secondaires sont en bonnes mains. Citons en première ligne M. Berardi, qui dessine avec talent le personnage effacé de Félix. Nommons ensuite M. Bataille, qui joue Siméon ; M. Auguez, un bon Néarque, et M. Menu qui donne une physionomie un peu trop calme et trop placide au fanatisme d'Albin. M. Bosquin dans le personnage de Sextus n'a qu'une barcarolle à chanter, mais il l'interprète avec beaucoup de goût. Les chœurs ont été remarquables de sûreté et de précision. Quant à l'orchestre, il a été supérieur à lui-même et Gounod n'a certes eu qu'à se féliciter de voir le bâton du commandement aux mains expertes de M. Ch. Lamoureux. C'était pour la première fois que cet éminent artiste avait à diriger une œuvre nouvelle. Ici plus de précédents, plus de traditions ; le chef d'orchestre reçoit directement l'inspiration de l'auteur. M. Lamoureux possède cet art difficile de s'assimiler l'émotion du compositeur tout en gardant le sang-froid du chef d'orchestre. Nous avons déjà dit que la mise en scène de M. Halanzier est éblouissante ; ajoutons que plusieurs des décors brossés pour Polyeucte sont de véritables toiles de maîtres. Citons particulièrement le deuxième tableau du premier acte, par M. Daran, celui du baptême, par M. Cheret, la fête de Jupiter, de MM. Rubé et Chaperon, et enfin le tableau mouvementé des arènes, de M. Lavastre jeune, dont l'effet serait bien plus considérable si on l'entrevoyait dans une apparition fugitive, au lieu de le garder dans les yeux pendant toute la durée du dernier acte. Les costumes de M. Lacoste sont étudiés aux sources et variés avec habileté.
(Victor Wilder, le Ménestrel, 13 octobre 1878)
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Les sujets religieux dans lesquels la foi profonde et résolue jusqu'au martyre est l'élément capital ne réussissent jamais au théâtre, quel que soit le mérite et les talents qu'y déploient les auteurs. Le génie de Corneille a triomphé sans doute des difficultés du sujet chrétien, en forçant le spectateur à admirer de belles pensées et des vers sublimes ; cependant, au point de vue dramatique, le Cid, Horace, Cinna, ont été moins contestés à l'origine que Polyeucte. Le Martyre de saint Genest, de Rotrou, renferme des passages admirables ; néanmoins cette tragédie n'a pu rester au répertoire. Pour que ces pièces, chrétiennes par le sujet, sinon par l'objet et l'intention, ne perdent point de leur caractère et de leur effet, il faudrait qu'elles fussent représentées en dehors de l'Opéra ; je ne vais pas jusqu'à dire que l'oratorio soit la seule forme qui leur convienne ; on peut parfaitement représenter une tragédie lyrique sacrée ailleurs qu'à l'Opéra et à l'Opéra-Comique. Le voisinage des idées profanes écarté, tout ballet voluptueux banni, le spectacle des passions humaines contenu dans des limites qui laissent à la vertu son prestige et son charme, voilà des conditions essentielles au succès d'une pièce dont le sujet est chrétien. Si les auteurs de ce temps-ci considèrent et veulent qu'on considère le christianisme comme une mythologie, il n'y a plus rien à leur objecter : ils sont dans la logique de leurs opinions. Mais nous n'en sommes pas là, et les sentiments de religion sont encore trop délicats pour qu'on prenne plaisir à voir conférer le baptême sur les planches de l'Opéra, où se produiront, quelques instants plus tard, dans les poses les plus voluptueuses, les demoiselles du corps de ballet. La tragédie de Corneille a dû être très modifiée par les librettistes. Le proconsul Félix ne se convertit point. Il devient donc le bourreau de sa fille Pauline et de son gendre ; ce fait est, à lui seul, plus tragique que celui d'Agamemnon sacrifiant Iphigénie, que celui de Brutus condamnant ses fils à mort, et, dans l'opéra, Félix n'est qu'un personnage secondaire. Néarque, l'auteur de la conversion de Polyeucte, est massacré sur la scène, tandis que Polyeucte et Pauline, sur lesquels ont dû se concentrer l'intérêt, ne meurent que derrière la toile. Les auteurs ont sans doute eu leurs raisons pour traiter ainsi leur livret, et les erreurs dans lesquelles ils sont tombés témoignent de l'impossibilité de faire un opéra avec le sujet de Polyeucte. Le livret de Scribe, mis en musique par Donizetti, était de beaucoup meilleur et n'a pas réussi non plus. Quant à la forme, il n'y a que des éloges à en faire. Les vers de M. Jules Barbier sont très beaux et très lyriques. Les stances de Corneille, « source délicieuse, en misères féconde », ont été conservées ; elles sont chantées par Polyeucte dans la prison. La partition n'a pas d'ouverture. Un prélude expose quelques-uns des motifs du deuxième acte et du cinquième. Le premier morceau important est le duo dans lequel Pauline exprime à Polyeucte les pressentiments que lui suggère un songe ; elle le prie de ne pas la quitter au moment où on annoncera le retour de Sévère, qui devait l'épouser et qu'on avait cru mort. En effet Sévère, vainqueur des Perses, fait une entrée triomphale dans Mélitène. Toute cette scène a de la grandeur et le quatuor est à la hauteur du sujet. Les fragments les plus saillants dans le second acte sont le duo de Pauline et Sévère, où se trouve une phrase charmante : « Soyez généreux » ; la barcarolle chantée par Sextus ; le choral des chrétiens ; la scène du baptême chantée par Siméon, très froide à l'Opéra, mais d'une inspiration élevée. Dans le troisième acte, on a applaudi la cavatine de Sévère, Pour moi, si mes destins. La fête païenne est très brillante, variée, très développée, et on peut dire que c'est la partie de l'ouvrage à laquelle les spectateurs de l'Opéra, dans son état actuel, s'intéressent le plus. Les danses agrestes, guerrières, voluptueuses et dionysiaques se succèdent ; marche lente, pastorale, pyrrhique, bacchanale, toutes les ressources de l'art chorégraphique sont employées, et même, par un anachronisme qui aurait dû être évité, M. Gounod s'est laissé entraîner à y mêler une valse, une mazurka et une tarentelle. La scène dans laquelle Polyeucte et Néarque renversent les idoles, où Sévère protège le héros chrétien, son rival heureux, contre la fureur du peuple, où Néarque est frappé par la hache du grand prêtre Aubin, est habilement conduite. Sauf le rôle de Pauline, les parties du quatrième acte ont paru languissantes. Le cinquième est rempli de nobles accents ; c'est la profession de foi de Polyeucte, Credo ; la conversion de Pauline et les élans de leurs deux âmes en face de la mort, mêlés aux cris d'une multitude féroce. M. Gounod avait ajouté un dernier tableau représentant les martyrs dans le cirque ; il a été supprimé. Dans les représentations suivantes, on a de beaucoup abrégé la scène du baptême, supprimé le Pater noster et opéré quelques autres changements. Les amateurs du grand art ne peuvent qu'apprécier comme ils doivent l'être les efforts de M. Gounod pour s'élever à la hauteur d'un pareil sujet, et désirer que la partition de Polyeucte, allégée de la fête païenne et des concessions faites au public de l'Opéra, soit exécutée dans des conditions mieux appropriées au sujet.
(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément, 1880)
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Les librettistes ont conservé un grand nombre de vers de la tragédie cornélienne. « Il est trop aisé de les reconnaître pour que nous les signalions », disent-ils dans la brochure de Polyeucte ; mais ils ont fait ça et là des modifications. Néarque est massacré sur la scène, le proconsul Félix, fidèle à sa religion, ne se convertit point et devient ainsi le bourreau de sa fille et de son gendre. La partition de M. Gounod fut froidement accueillie ; le succès, qu'on avait espéré d'abord, ne vint pas. Chose singulière ! la partie mystique, chrétienne, sur laquelle le compositeur avait concentré tous ses efforts, ne réussit point. On la trouva longue, monotone, surtout vers la fin de l'opéra. Il y a trop de messes, disait-on dans le public. Ce défaut, l'orchestration avec ses allures lentes, ses blanches et ses rondes, ses tenues et ses unissons, ne cherchait guère à l'amoindrir ; c'est que M. Gounod, comme il le disait à la première représentation, avait voulu faire une fresque. Les morceaux les plus applaudis, au contraire, étaient la barcarolle du païen Sextus, et le ballet païen, où Mlle Mauri remporta un véritable triomphe. Les amateurs de ballets, enthousiasmés, ne songèrent pas à reprocher à M. Gounod le singulier anachronisme de certaines danses : mazurka, tarentelle, valse, introduites en pleine musique antique. Signalons encore un quatuor au premier acte, et un duo (Pauline et Sévère) qui contient une phrase charmante : Soyons généreux. Mlle Krauss eut un grand succès dans Pauline ; M. Salomon, trouvant le rôle de Polyeucte trop haut pour lui le céda, dès la troisième représentation, à M. Sellier, le nouveau ténor, qui s'y fit applaudir. On fit quelques coupures, notamment dans la scène du baptême, et l'ouvrage, ainsi abrégé, alla jusqu'à 29 représentations, dans le courant de l'année 1879. Depuis, il n'a pas été repris.
(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 2e supplément, 1888) |
Catalogue des morceaux
Acte I - Premier Tableau : la Chambre de Pauline |
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Prélude | |||
01 | Chœur et Scène | Déjà dans l'azur des cieux | Pauline, Stratonice, Chœurs |
02 | Duo | Quelle morne douleur | Pauline, Polyeucte |
Acte I - Deuxième Tableau : une Place |
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03 | Marche triomphale et Chœur | Le voilà ! le voilà ! | Chœurs |
04a | Scène | L'ordre de l'Empereur | Pauline, Polyeucte, Sévère, Félix |
04b | Quatuor avec Chœur | Je frémis ! je reste sans voix ! | Pauline, Polyeucte, Sévère, Félix |
05 | Reprise de la Marche avec le Chœur | Clairons ! répondez, répondez à nos voix ! | Chœurs |
Acte II - Premier Tableau : un Jardin |
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06 | Chœur de fête (dans la coulisse) | Que le myrte et la rose | Chœurs |
07 | Récit et Cavatine | Ah ! quittons le festin ! | Sévère |
08 | Récit et Invocation à Vesta | A Vesta portez vos offrandes | Pauline |
09 | Duo | Pauline !... Dieux ! Sévère | Pauline, Sévère |
10 | Scène | Mais qui donc vient surprendre | Polyeucte, Sévère, Néarque |
Acte II - Deuxième Tableau : un Site sauvage |
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11 | Barcarolle | Nymphes attentives | Sextus, Siméon |
12a | Marche religieuse | Christus ! | Siméon, Chœurs |
12b | Prière | A genoux ! à genoux ! | Siméon, Chœurs |
13 | Scène et Finale | Frères, je vous amène un frère | Polyeucte, Sévère, Néarque, Siméon, Chœurs |
Acte III - Premier Tableau : une Salle du palais |
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14 | Scène | Oui, cette nuit encor | Polyeucte, Sévère, Félix, Albin |
15 | Récit et Cantilène | Quoi ! c'est peu de perdre Pauline ! | Polyeucte, Sévère |
16 | Duo | Où pensez-vous aller ? | Polyeucte, Néarque |
Acte III - Deuxième Tableau : Place publique |
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17 | Marche avec Chœur (la procession sacrée) | Gloire aux maîtres du monde ! | Polyeucte, Chœurs |
18 | Ballet (fête païenne) | a) le Dieu Pan - b) la Déesse Bellone (fanfare et marche des légionnaires romains) - c) Vénus (valse des Néréïdes) - d) Danse de Vénus - e) Bacchus - f) Danse de Bacchus - g) Bacchanale | |
19 | Finale (brisement des idoles) | Peuple ! suspends tes jeux | Pauline, Polyeucte, Néarque, Sévère, Félix, Albin, Chœurs |
Acte IV - une Prison |
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20 | Stances | Source délicieuse en misères féconde | Polyeucte |
21 | Duo | Polyeucte ! il en est temps encore | Pauline, Polyeucte |
22 | Trio | Sévère ! vous ici ! maître de son sort | Pauline, Polyeucte, Sévère |
23 | Scène | Polyeucte ! voici l'heure de ton supplice ! | Pauline, Polyeucte, Sévère, Félix |
Acte V - Premier Tableau : une Place de la ville |
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24 | Chœur | Les chrétiens à la mort ! | Polyeucte, un Centurion, Albin, Chœurs |
25 | Credo | Je crois en un seul Dieu | Polyeucte, Albin, Chœurs |
26 | Scène et reprise du Credo (en duo) | Qu'on le mène à la mort ! | Pauline, Polyeucte, Sévère, Félix, Albin, Chœurs |
Acte V - Deuxième Tableau : l'Intérieur des arènes |
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27 | Chœur et Scène finale | A la mort ! à la mort ! | Pauline, Polyeucte, Chœurs |
Acte IV. Stances "Source délicieuse en misères féconde" José Luccioni (Polyeucte) et Orchestre Symphonique dir Eugène Bigot Gramophone DB 11.115, mat. 2LA421-1, enr. à Paris le 03 juin 1946
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