le Portrait de Manon

 

 

 

Opéra-comique en un acte et en vers libres, livret de Georges BOYER, musique de Jules MASSENET (1892-1893).

 

 

   partition

 

 

 

Création à l'Opéra-Comique (salle du Châtelet) le 08 mai 1894.

 

113 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950, dont 18 entre le 01.01.1900 et le 31.12.1950.

 

Première à la Monnaie de Bruxelles le 22 novembre 1894.

 

Représentation au Théâtre du Trianon-Lyrique le 27 septembre 1922.

 

 

personnages

emplois

Opéra-Comique

08 mai 1894

(création)

Opéra-Comique

22 février 1900

(96e)

Monnaie de Bruxelles

22 novembre 1894

(1re)

Jean, vicomte de Morcerf, 18 ans mezzo-soprano Mmes Suzanne ELVEN Mmes Cécile EYREAMS Mmes DE ROSKILDE
Aurore, 16 ans soprano Jeanne LAISNÉ VILMA LEJEUNE
le Chevalier Des Grieux, 50 ans baryton MM. Lucien FUGÈRE MM. Louis VIANNENC MM. Charles GILIBERT
Tiberge, 50 ans ténor François-Antoine GRIVOT François-Antoine GRIVOT DEPÈRE
Chœurs et Voix dans la coulisse        
Chef d'orchestre   Jules DANBÉ GIANNINI  

 

 

 

 

Lucien Fugère (Des Grieux) lors de la création

Jeanne Laisné (Aurore) lors de la création

 

 

 

manuscrit autographe de la partition

 

 

 

 

 

Il est plaisant ou triste, intéressant toujours, de suivre, au delà du théâtre ou du livre, les héros d'une comédie ou d'un roman. L'auteur lui-même parfois le fait et donne un corps à ses réflexions. Ainsi, Beaumarchais écrivant la suite du Barbier de Séville et nous montrant les deux charmants amoureux de la première heure, Almaviva et Rosine, aux prises avec la vie courante et subissant la loi de l'âge.

 

Une spéculation de ce genre a inspiré à M. Georges Boyer, mais dans un tout autre sens — car le sujet est propre à des développements fort variés — le Portrait de Manon, un petit acte, illustré de musique par M. J. Massenet et récemment représenté à l'Opéra-Comique.

 

Il a songé à la vieillesse du chevalier des Grieux, encore obstinément hantée par l'image de Manon ; et il a vu — ce qui est selon la logique humaine — que l'âge avait fait de l'amoureux, naguère si aventureux et parfois quelque peu aventurier, un homme sage et rangé, et professant toutes les vertus bourgeoises, comme il a repris tous les préjugés de sa race. Il a un fils adoptif, et il entend que cet enfant se marie bien, non selon l'entraînement du cœur, mais selon les conseils de la raison, et surtout qu'il épouse une fille de sa caste. Or le jeune homme aime déjà. Il aime Aurore, une ravissante fille de rien, dont le vieux Tiberge, si raisonneur, d'une sévérité si haute, dans le roman de l'abbé Prévost, s'est fait le paternel protecteur.

 

Des Grieux ne veut pas entendre parler d'un mariage pareil ; mais comme, d'autre part, le chevalier a conservé pieusement le portrait de Manon, sa volage maîtresse, ce témoignage de son orageux passé va servir contre lui les deux jeunes gens. Tiberge — qui se serait attendu à tant d'ingéniosité de la part d'un tel moraliste ? — s'avise d'habiller Aurore de ce joli costume de grisette que portait Manon quand elle arriva à Paris et apparut pour la première fois au chevalier. Il la fait ainsi passer devant les yeux de son ami, qui croit revoir le fantôme charmant de ses rêves, et dont le cœur s'emplit tout à coup et déborde d'une irrésistible émotion. Il ne se défend plus contre les supplications de son fils adoptif ; pour achever sa conversion, Tiberge lui apprend, du reste, qu'Aurore est la fille de Lescaut, ce joli chenapan, frère de Manon. Et voici comme, par l'intervention de Tiberge, Des Grieux cesse de jouer les tuteurs moroses pour laisser fleurir auprès de lui un peu de juvénile amour.

 

Cette gentille fantaisie, galamment rimée, a donné à M. J. Massenet l'occasion heureuse de faire passer à travers une partition où s'affirment une fois de plus la grâce, la délicatesse et l'esprit de ses inspirations, un souffle léger qui apporte à l'auditeur l'écho discret de cette Manon, déjà plus que centenaire à l'Opéra-Comique et toujours toute fraîche de jeunesse.

 

Il est très heureux et très salutaire que des musiciens tels que M. Camille Saint-Saëns et M. J. Massenet, avec des œuvres légères comme Phryné et le Portrait de Manon, donnent à ceux de leur génération l'exemple de cette souplesse d'esprit, de cette variété de conception, qualité éminemment française, qui les fait, avec une si aimable désinvolture, aller du grave au léger et se plaire, à la suite de quelque œuvre magistrale, à un badinage qui nous ravit autant qu'il a pu les amuser.

 

Ils sont de plus en plus rares, hélas ! ceux de la musique comme ceux de la littérature, qui, au souci de la forme, ajoutent le goût des idées riantes. Entre l'ennui sacré qui nous vient des partitions monumentales et les grossièretés de la muse des carrefours, il y a peut-être encore pourtant quelque petite place pour ces œuvres légères, doucement émues, illuminées de sourires, auxquelles se plaisent ceux qu'on appelait autrefois « les honnêtes gens ».

 

Le Portrait de Manon est excellemment interprété par M. Fugère, un artiste complet, toujours d'une égale valeur, toujours pourtant différent de lui-même ; c'est lui qui fait des Grieux ; — par M. Grivot, si plein de finesse et donnant aux moindres choses une valeur pénétrante, — et enfin par la charmante Mlle Laisné, qui joue et chante à ravir le rôle d'Aurore. Le petit amoureux est Mlle Elven, dont on sait le jeu spirituel et la grâce mutine.

 

Avec Phryné, avec le Portrait de Manon, avec Cavalleria Rusticana si différente, l'Opéra-Comique compose une affiche telle qu'il n'en a pas eu depuis longtemps d'aussi intéressantes, dans le goût de ces spectacles coupés, qui plaisaient tant à nos pères et auxquels nous nous sommes trop habitués à préférer les soirées remplies par un seul ouvrage, parfois lourd.

 

(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 01 juin 1894)

 

 

 

 

 

     Des Grieux a cinquante ans. Héritier de la fortune de son père, qui lui a pardonné, il vit retiré dans un vieux château, qu'il habite avec un adolescent, le jeune vicomte de Morcerf, que le père de celui-ci lui a confié en mourant. Il prend soin de l'éducation de cet enfant, qu'il veut mettre en garde contre de fâcheuses amours, son expérience personnelle le rendant d'autant plus sévère. Ce qui n'empêche point Des Grieux de vivre avec le souvenir de sa chère Manon, qu'il ravive douloureusement, chaque fois qu'il est seul, en contemplant un portrait pieusement conservé. Tout à coup, son élève lui confie qu'il est amoureux, et que l'objet de son amour est une jeune fille du nom d'Aurore, que Des Grieux sait sans fortune et sans naissance. A cet aveu, Des Grieux prend la résolution d'éloigner son pupille, et lui intime l'ordre de se tenir prêt à partir. Tiberge, son vieil ami, qui est le tuteur d'Aurore, intercède vainement auprès de lui en faveur des deux enfants. Ceux-ci sont désolés. Leur amour pourtant l'emporte sur leur chagrin ; ils jasent, ils chantent, ils rient, et tout en jouant, comme Jean veut prendre un baiser à Aurore, qui s'en défend, il fait tomber, en la poursuivant, un écrin qui s'ouvre et laisse voir un portrait charmant. Tandis qu'ils considèrent ce portrait, Tiberge arrive, qui est surpris de la découverte. « Oh ! le sournois ! » s'écrie-t-il. Puis une idée lui vient. Il calme nos amoureux, leur dit de ne pas perdre tout espoir, et emmène Aurore. Il a son projet.

 

La nuit est venue. Des Grieux est seul, absorbé dans la contemplation de son cher portrait. Soudain paraît auprès de la fenêtre, éclairée par un rayon de lune, la jeune Aurore, dans le costume de Manon à son arrivée à Paris, lors de sa première rencontre avec Des Grieux. Le chevalier se retourne : frappé et comme épouvanté de la ressemblance, il s'écrie : « Mais je délire ! Manon ! c'est toi !... » Aurore chante, il l'écoute religieusement, en proie à une indicible émotion, et ne sait ce qu'il doit penser. Tiberge, qui épie le moment, se présente bientôt. Des Grieux lui demande le secret de cette étonnante ressemblance, et Tiberge lui apprend qu'Aurore est la nièce de Manon, la fille de Lescaut, qu'il a recueillie et élevée. Le chevalier alors consent à tout, et Aurore deviendra, avec son aveu, vicomtesse de Morcerf.

 

Ce petit acte ingénieux est traité avec délicatesse. Il n'y avait que M. Massenet, que l'auteur de Manon pour en écrire la musique ; et elle est charmante, cette musique, pleine de grâce et de poésie, avec des ressouvenirs heureux et fréquents de l'œuvre dont celle-ci n'est qu'une sorte de continuation et qui viennent, de la façon la plus piquante, en souligner et en éclairer certaines situations. On retrouve en effet, au courant de cette mignonne partition, l'écho furtif de certaines pages exquises de son aînée. Ici, c'est un rappel de la jolie scène de la première rencontre ; là, un retour fugitif du délicieux duo de la table ; ailleurs, c'est autre chose encore, et l'oreille, familière avec ces motifs, éprouve un singulier plaisir à les ressaisir un instant pour les voir s'envoler aussitôt et se fondre dans une idée nouvelle. Car il n'y a pas que des souvenirs dans cette aimable et délicate partition du Portrait de Manon, et l'on y trouve des pages savoureuses dont les unes, comme l'air de Des Grieux : Voilà ton image chérie, sont empreintes d'une mélancolie pénétrante, dont d'autres sont pleines de franchise et de gaieté, comme la première partie de son duo avec Tiberge, dont d'autres encore sont d'une inspiration exquise et d'une grâce achevée, comme le duo des amoureux et la jolie chanson d'Aurore : Au jardin, Colin s'en vint au matin. Tout cela dans les proportions voulues, dans la mesure qui convient, avec un orchestre qui rehausse encore, par ses dessins piquants, délicats et variés, la valeur des idées exprimées.

 

(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément d’Arthur Pougin, 1903)

 

 

 

 

 

Cette ingénieuse et délicate bluette est, comme le fait pressentir le titre, apparentée au chef-d'œuvre de Massenet ; elle n'est point indigne de cette illustre descendance.

 

Le livret de M. Georges Boyer est par lui-même très séduisant. Il a pour héros le des Grieux de Manon, des Grieux qui, après la mort de sa bien-aimée, s'est retiré dans la solitude, le cœur plein du souvenir de sa chère disparue.

 

Des Grieux vit donc maintenant dans un château de province, où va se dérouler l'action. Quand le rideau se lève, un gai chœur de paysans retentit ; on entend aussi la voix d'Aurore, une jeune fille aussi jolie que vive, pupille de Tiberge, l'ami de des Grieux. Elle chante la joie des baisers. Cependant des Grieux, du cabinet de travail où il est assis seul, entend ces accents pleins de jeunesse, qui réveillent dans son cœur la chimère du bonheur d'autrefois. Lui ne connaît plus que la tristesse, la désillusion ; à peine ose-t-il espérer, dans la mort, le calme suprême. Il contemple un portrait de Manon, miniature précieusement conservée au fond d'un coffre, et se rappelle l'hôtellerie d'Amiens, la ravissante apparition descendue du coche ; les péripéties de leur amour ardent et malheureux.

 

Pour se distraire un peu de ces brûlantes songeries, des Grieux avait accepté de diriger l'éducation du jeune vicomte de Mortcerf, son neveu. Et, à ce moment précis où il était prêt à s'abîmer de nouveau dans les souvenirs douloureux, il entend les pas de son élève. Jean vient prendre sa leçon d'histoire romaine. Il lit studieusement l'histoire de la continence de Scipion, mais bientôt se laisse aller à parler de l'amour auquel son jeune cœur aspire. Il veut révéler à des Grieux, si bon et si vigilant, le secret de cet amour, et il en fait l'aveu, malgré les sévères exhortations qui l'accueillent. Avec une ardeur juvénile il décrit celle qu'il aime, et des Grieux s'attendrit de cette fougue ; c'est ainsi qu'autrefois lui-même parlait de Manon à son père. Cependant, il conserve son air grave et, quand Jean lui dit que c'est Aurore qu'il aime, il gronde sévèrement le jeune homme. Aurore n'a ni fortune, ni noble origine, et ne saurait devenir la femme d'un Mortcerf. Des Grieux, dont Jean est l'héritier, ne veut pas entendre parler d'une pareille mésalliance.

 

Sur ces entrefaites, Tiberge arrive et, à son tour, se heurte à la mauvaise humeur de des Grieux. Il était venu avec l'intention de parler en faveur de Jean, sans doute ; mais, devant l'accueil nerveux de l'oncle de Jean, il n'ose aborder son sujet et finit par reprocher à des Grieux, au nom des anciens souvenirs, cette attitude hostile. Douloureusement ému par cette évocation, le grincheux se radoucit, et Tiberge peut enfin présenter sa requête.

 

Des Grieux refuse énergiquement de consentir au mariage de Jean avec Aurore. Tiberge veut faire entrer les deux amoureux, afin que leurs supplications fléchissent la décision du barbon, mais celui-ci sort sans rien vouloir écouter. Aurore, Tiberge, Jean se désolent. Restés seuls, les jeunes gens songent à mourir, naïvement ; puis ils s'attendrissent en rêvant du bonheur dont ils auraient pu jouir si on leur avait permis de s'unir. Un duo d'amour monte à leurs lèvres, Jean s'enhardit, cherche à ravir un baiser. Il poursuit Aurore effarouchée, dans la lutte fait tomber le coffret, et voilà qu'apparaît la miniature de Manon. « Qu'elle est jolie ! » s'écrie Aurore. Tiberge rentre sur ces entrefaites et, voyant le portrait, est frappé d'une idée. Il entraîne Aurore dans la pièce voisine. Jean resté seul doit subir les reproches de des Grieux revenu, des Grieux plus ému que fâché, mais résolument décidé à préserver son cher petit Jean des embûches de la passion. Jean s'est retiré, navré mais docile. L'oncle saisit le portrait adoré, le contemple encore et rêve. Soudain apparaît une jeune femme ; elle est vêtue comme autrefois Manon descendant du coche ; elle ressemble d'une façon frappante à la bien-aimée de des Grieux qui, troublé à cette vue, s'écrie : « La raison n'est qu'un sacrilège, l'amour est vérité ! » et décide d'unir les deux amoureux, en souvenir de Manon, dont il a cru revoir le fantôme. La jeune femme n'est autre qu'Aurore. Celle-ci, fille de Lescaut, recueillie et élevée par Tiberge, ressemblait extraordinairement à Manon, sa tante. Tiberge a eu l'idée, en accentuant cette ressemblance par un costume approprié, de provoquer cette pseudo-apparition pour toucher des Grieux, pour l'amener à des sentiments plus doux. Les deux amoureux reviennent, un peu confus, mais bien heureux ; Tiberge et des Grieux se réjouissent également, et la pièce s'achève sur cette scène de gaîté cordiale et familière.

 

La musique que Massenet a brodée sur ce délicieux petit conte est, comme l'affabulation, simple, pleine de grâce et de tendre émotion. Quiconque connaît la partition de Manon en retrouvera, épars dans les scènes du Portrait, les principaux motifs mélodiques, que le Maître a repris pour les traiter dans la demi-teinte du ressouvenir ; comme un pastel d'après un tableau, mais un pastel exécuté par le peintre lui-même. Par exemple, au moment où des Grieux ouvre le coffret, on entend le thème de la chanson : « Je suis encore tout étourdie » ; un instant après : « Tes yeux d'azur » ; le motif de Manon : « On m'appelle Manon », qui reviendra souvent...

 

La partition est d'une grande unité ; un court prélude instrumental s'enchaîne au chœur des villageois. Ensuite vient la preste et gracieuse chanson d'Aurore à la cantonade, coupée par le début du monologue de des Grieux. Ce monologue même est rempli de tendresse rêveuse et pénétrante. Après commence le dialogue parlé, au-dessus d'une discrète trame musicale ou bien disposé sous forme de véritable récitatif mélodique mesuré. L'andantino que chante Jean a de la grâce, de la chaleur.

 

Louons en passant la preste et ironique fable que fredonne Tiberge : « Dans le puits où jadis logeait la vérité », scherzo de quelques mesures coupant le mouvement passionné de la scène. Une autre jolie page, c'est le duo de tendresse ingénue que chantent Jean et Aurore, si pleins d'espérance dans leur désespoir même. Il est interrompu par une bergerette d'Aurore, aimable rappel de l'époque : « Au jardin Colin... ». La scène de l'évocation de Manon est traitée avec un art sobre et sûr ; et cette fin constitue, avec quelques autres parties de l'œuvre, des pages qui ne sont pas indignes de figurer parmi les plus aimablement touchantes du Maître.

 

(Louis Schneider, Massenet, 1908)

 

 

 

 

Catalogue des morceaux

 

Prélude    
Chœur dans la coulisse Hardi ! Hardi ! les jeunes filles Chœurs
Chanson Les baisers sont des papillons Aurore
Souvenirs de Des Grieux Voilà ton image chérie Des Grieux
Duo En l'an deux cent onze de Rome Jean, Des Grieux
Duo La rose est douce à regarder Tiberge
Dans le puits où jadis logeait la vérité Tiberge
Manon, toujours Manon Des Grieux
Terzetto Bon Monsieur, vous avez réussi Aurore, Jean, Tiberge
Duetto Aurore, il faut mourir Jean
Chanson : Au jardin, Colin s'en vint au matin Aurore
Bravo ! Bravo ! la chanson est charmante Jean
Cantabile O toi qui nous viens des Enfers Des Grieux
Chœur invisible L'Amour, ineffable mystère Aurore, Chœurs
Scène finale Enfants, mes chers enfants, votre peine est finie Aurore, Jean, Des Grieux, Tiberge

 

 

 

LIVRET

 

 

 

 

ACTE UNIQUE

 

 

Une salle basse dans un château de province, ameublement riche, un peu sévère. Une table de travail. Au fond, large baie ouvrant sur une place de village, elle est encadrée de feuillages et de fleurs.

 

 

Scène I

AURORE, le CHŒUR, dans la coulisse, puis DES GRIEUX. Au lever du rideau, la scène est vide ; on entend au dehors les chants des villageois.

 

LE CHŒUR

Hardi ! Hardi ! les jeunes filles,

Dansez, gentilles !

Celle qui dansera le mieux

Aura le plus bel amoureux ;

Hardi ! Hardi ! les jeunes filles !

Vous aurez bien le temps

De filer la quenouille

Quand s'envolera le printemps,

Lorsque l'automne rouille

Les bois mystérieux

C'est l'heure d'être sérieux,

Mais les froids hivers sont finis,

L'amour chante dans tous les nids,

Hardi ! Hardi ! les jeunes filles,

Dansez, gentilles.

Celle qui dansera le mieux

Aura le plus bel amoureux ;

Hardi ! Hardi ! les jeunes filles !

 

DES GRIEUX (il entre pensif, il écoute les chants)

L'amour, toujours l'amour maudit!...

Donnez-lui votre cœur, chantez-le, pauvres êtres !

Plus tard, vous pleurerez, mes maîtres,

C'est Des Grieux qui vous le dit.

 

LE CHŒUR

Hardi ! Hardi ! les jeunes filles,

Dansez, gentilles !

Celle qui dansera le mieux

Aura le plus bel amoureux.

Hardi ! Hardi ! les jeunes filles.

 

AURORE

Les baisers sont des papillons

Dont nos deux lèvres sont les ailes ;

Semblables à des oisillons

Nés avec les roses nouvelles,

Les baisers sont des papillons

Dont nos deux lèvres sont les ailes.

Les baisers sont un doux parfum

Qui nous pénètre jusqu'à l'âme ;

Pour ranimer l'amour défunt,

Il suffit d'un peu de leur flamme,

Les baisers sont un doux parfum

Qui nous pénètre jusqu'à l'âme.

 

DES GRIEUX (a écouté très troublé)

N'écoutons plus !... Oh ! Cette voix

Qui m'enchante et, tout à la fois,

Me désespère ;

En mon cœur éperdu,

Elle réveille la chimère

Du paradis perdu.

Faudra-t-il donc, toujours, lutter contre moi-même ?

Par mes larmes vaincu, mon père a pardonné.

Dois-je souffrir encore, et le calme suprême,

Par la mort seulement me sera-t-il donné ?

Mon repentir, ta fin terrible,

N'ont-ils donc pas su désarmer,

O Manon, le ciel inflexible ?

N'ai-je pas le droit de t'aimer ?

(Il ouvre un coffret qui se trouve sur la table de travail et en tire une miniature de Manon.)

Voilà ton image chérie,

Oui, c'est ainsi que je te vis,

Pour la première fois, dans cette hôtellerie,

T'offrant, timide et pure, à mes regards ravis.

Tes yeux d'azur brûlaient sous ta mante de soie,

Et ta bouche exhalait un souffle parfumé ;

Je t'ai dû la première joie

D'aimer et d'être aimé.

Puis c'est notre petite table

Où nous étions si bien tous deux,

Jusqu'au jour où je fus coupable

De ne pas te comprendre mieux.

Pour souffrir tu n'étais point faite,

Ce qu'il fallait à tes seize ans,

C'était le plaisir et la fête

Interminable du printemps.

Ce fut alors que ma famille,

Me voyant prêt à succomber,

Entre nous deux mit une grille ;

Un seul baiser la fit tomber.

Hélas ! que de fautes, de crimes

Je me reproche dès ce jour !...

Nous fûmes tous deux les victimes,

Toi du plaisir, moi de l'amour.

Sur mon front que l'automne glace,

Je sens parfois comme un baiser.

Manon, c'est ton âme qui passe

Et vient sur moi se reposer !

Voilà ton image chérie ;

Oui, c'est ainsi que je te vis

Pour la première fois dans cette hôtellerie

T'offrant, timide et pure, à mes regards ravis.

Mais quelqu'un vient. C'est Jean sans doute.

C'est le gentil sauveur que Dieu mit sur ma route,

Pour éloigner un rêve décevant.

(Il remet le portrait dans le coffret et le referme.)

 

 

Scène II

DES GRIEUX, JEAN.

 

JEAN (salue en s'inclinant très respectueusement.)

Monsieur le chevalier !

 

DES GRIEUX (très paternel)

Bonjour, mon cher enfant !

Êtes-vous bien heureux ?

 

JEAN

Si le bonheur sur terre

Pouvait se refléter, monsieur, je vous dois tant,

Que votre front austère

En serait radieux.

 

DES GRIEUX

Votre père, en mourant, confia votre enfance

A son ami fidèle, à moi ; ma récompense

Est de vous voir joyeux.

Mais voici que l'heure s'avance ;

Reprenons nos leçons.

 

JEAN

Oui, monsieur, commençons.

(Il ouvre un gros livre et lit :)

En l'an deux cent onze de Rome,

Scipion l'Africain,

Guerrier fameux et fort bon gentilhomme,

Vainquit le peuple ibérien,

Et, lorsqu'il eut conquis la plaine,

Il s'empara de Carthagène.

Le soir, après un grand festin,

On se partagea le butin,

Et comme il avait droit à la part la plus belle,

On vint amener au vainqueur

Une très noble demoiselle

Qui pleurait à fendre le cœur.

Scipion l'Africain, ému par sa souffrance,

Au jeune Allucius, qu'il savait son amant,

Sans rançon, la rendit immédiatement,

Et l'on vanta très fort sa continence.

 

DES GRIEUX

C'est très bien ! Le héros, comme vous pouvez voir,

Au-dessus de l'amour sut mettre son devoir.

C'est un exemple à suivre.

 

JEAN (rêveur)

Sans amour comment vivre ?

 

DES GRIEUX.

Hein ? j'ai mal entendu ?

 

JEAN

Hélas ! Je suis perdu !

Oh ! mon cher secret qui s'envole

Sur les ailes d'une parole !...

Je fais appel à vos bontés.

Monsieur, je vais mourir, si vous ne m'écoutez !

J'aime !... J'aime, et mon existence

Dépend de vous...

 

DES GRIEUX

Mon indulgence

Vous enhardit, vicomte, je le vois.

Un tel aveu !...

 

JEAN

Monsieur, je crois

Que vous êtes la bonté même,

Je n'ai plus de mère ; à genoux

Quand je viens vous dire que j'aime...

 

DES GRIEUX

Assez, monsieur, relevez-vous !

 

JEAN

Oh ! je sens toute l'étendue

De la faute que je commets ;

Toute ma joie en est perdue,

Et, s'il le faut, je me soumets,

Mais me jugez-vous si coupable,

O mon vénéré bienfaiteur ?

Et m'estimez-vous responsable

De l'amour qui naît en mon cœur ?

A l'heure où la rose s'éveille,

Sous le mignon baiser d'avril,

Au bois, quand le rossignol veille

Avide d'aimer, se peut-il

Que la raison puisse défendre

A la fleurette d'embaumer,

Au doux oiselet d'être tendre,

Au cœur de dix-huit ans d'aimer ?

 

DES GRIEUX

Ainsi voilà ma récompense !

Voilà le fruit de mes leçons !

 

JEAN

Chevalier ! ma reconnaissance...

 

DES GRIEUX

N'en parlons pas, vicomte, finissons !

Peut-on savoir au moins quelle est la femme

Dont le charme vainqueur

Fit naître une si vive flamme,

Malgré mes soins, dans votre cœur ?

 

JEAN

Sous un front charmant, que couronne

Sa chevelure aux reflets d'or,

Brillent les yeux bleus que Dieu donne

Quand il les a longtemps cherchés dans son trésor.

Sa voix qui semble une caresse,

Sort d'une bouche enchanteresse.

 

DES GRIEUX (à part)

[Perfide et séduisant mirage

Qui trouble les cœurs innocents,

Amour, c'est bien là ton langage,

Je reconnais après tant de jours tes accents.

Ces mots inspirés par ta fièvre

Quand j'aimais, ont brûlé ma lèvre.]

C'est ainsi qu'autrefois je parlais de Manon

A mon père irrité !

(Haut.)

Mais vous taisez son nom !

 

JEAN

Elle a seize ans, elle s'appelle Aurore.

 

DES GRIEUX

Grand Dieu ! Gardez-vous bien de plus songer encore

A cette fille qui n'a rien !

Je vous ai fait riche et mon bien

N'est pas pour une aventurière.

Tout vous promet une belle carrière,

Vos illustres aïeux, au combat redoutés,

De moi n'auront pas à se plaindre ;

Vicomte de Morcerf, je saurai vous contraindre

A respecter le nom que vous portez !

Oui, de moi, vos aïeux n'auront pas à se plaindre !

 

JEAN

O mes pauvres amours,

De qui réclamer le secours ?

(Tiberge entre et lui fait un signe d'intelligence. Avec joie)

Monsieur Tiberge.

 

DES GRIEUX

Allez !

(Jean se retire.)

 

 

Scène III

DES GRIEUX, TIBERGE.

 

TIBERGE (à part)

Mon camarade

A la mine maussade ;

Il vaudrait mieux, je crois,

Remplir une autre fois

Mon ambassade.

 

DES GRIEUX (brusquement)

Que voulez-vous, Tiberge ?

 

TIBERGE

Oh ! rien ! Vous consulter

Sur quelques vers, s'il vous plaît m'écouter !

(Des Grieux fait un geste d'impatience.)

« La rose est douce à regarder

« Sa fraîcheur est pareille à la vôtre, madame,

« Elle a des traits piquants pour se garder,

« La rose est femme.

« Le lis a la blancheur... »

 

DES GRIEUX (l'interrompt)

Mais c'est tout un jardin, déplorable rimeur !

Je ne suis pas d'humeur

A goûter vos sornettes.

 

TIBERGE

Au moins vos jugements ont des allures nettes.

 

DES GRIEUX

Tiberge, c'est qu'aussi vous lassez à la fin

Toute ma patience,

Je vous connus, jadis, ne parlant qu'en latin,

Plein de vertu, plein de science !

Austère puritain,

On vous citait comme exemplaire.

Maintenant, débauché vulgaire...

 

TIBERGE

Je prouve de mon mieux,

En dépit de la Fable,

Que quand il devient vieux

L'ermite se fait diable.

Dans le puits où jadis logeait la Vérité,

En costume assez court, à ce qu'on a conté,

Sans qu'elle en eût de honte,

L'un des seaux remontait

Quand l'autre descendait,

Moi, je remonte...

Nous ne valons pas mieux l'un que l'autre, mon cher.

 

DES GRIEUX

Tout autant que le mien votre langage est clair,

Mais votre raillerie est d'un goût détestable,

Tiberge, allez au diable !

 

TIBERGE

Vous, vous en revenez, montrez-moi le chemin.

Vous parliez, chevalier, d'un ton plus débonnaire,

Quand vous veniez, le lendemain

De vos... adieux au séminaire,

Trouver l'ami Tiberge avec votre Manon !

 

DES GRIEUX

Manon, toujours Manon !

Je vous ai défendu de prononcer ce nom !

De ce passé que je déteste

Dont un affreux chagrin me reste,

Pourquoi donc m'obséder ? Pourquoi ces mots cruels ?

Mes dernières années

Sont-elles destinées

Pour la faute d'un jour aux remords éternels ?

Et c'est vous qui pouvez raviver ma souffrance !

 

TIBERGE

Ami, pardonnez-moi. Je viens très sottement

Vous offenser quand justement

J'avais à recourir à votre bienveillance.

 

DES GRIEUX

Qu'est-ce encore ?... De l'argent !

 

TIBERGE

Oh ! chevalier !...

 

DES GRIEUX

Je vous offense.

Excusez-moi, Tiberge, à votre tour,

Et parlez sans tarder...

 

TIBERGE

Vous connaissez l'amour

De votre beau vicomte et de ma douce Aurore,

Et le dessein que je formais

Était de les unir...

 

DES GRIEUX (ironique)

La démarche m'honore !...

(Brusquement.)

Je ne me prêterai jamais

A pareille mésalliance !

Votre pupille Aurore est sans naissance !

 

TIBERGE

Si vous saviez !

 

DES GRIEUX

Quoi ?

 

TIBERGE

Rien ! consentez à la voir,

Je la faisais venir ici dans cet espoir.

 

DES GRIEUX

Ici ? Vous avez de l'audace !

 

TIBERGE

Tenez, la voici !

 

DES GRIEUX

Sur ma foi,

Je ne suis plus maître chez moi.

Monsieur, je vous quitte la place.

 

TIBERGE

Oh ! chevalier !

 

DES GRIEUX

Adieu !

(Il sort.)

 

TIBERGE

Les pauvres chers enfants !

 

 

Scène IV

TIBERGE, JEAN et AURORE, entrent joyeux, se tenant par la main.

 

JEAN et AURORE

Bon monsieur, vous avez réussi sans nul doute,

Le chevalier, qui vous écoute,

Unit nos deux cœurs triomphants.

Quand aura lieu le mariage ?

Nous sommes bien impatients.

Que voulez-vous, c'est de notre âge.

 

TIBERGE

Hélas ! mes pauvres chers enfants,

Combien votre erreur m'est pénible !

Le chevalier reste inflexible !

Je vais tenter encore un effort cependant ;

Demeurez, ne pleurez pas trop en m'attendant.

(Il sort, Jean et Aurore tombent en sanglotant chacun sur un siège.)

 

 

Scène V

JEAN et AURORE.

 

JEAN (toujours pleurant)

Aurore, il faut mourir !

 

AURORE (de même)

Oui, j'allais vous le dire.

 

JEAN

Je ne pourrai supporter le martyre

De vivre sans Aurore.

 

AURORE

Et moi non plus sans vous !

Il faut mourir !

 

JEAN

Oh ! oui, mais comment mourrons-nous ?

Cherchons donc !

 

AURORE

Si nous nous jetions dans la rivière,

Bravement, tous les deux ?

 

JEAN

Oui, c'est une manière,

Mais j'ai vu des noyés, ils faisaient peur à voir,

Avec leur corps gonflé, leur visage tout noir.

 

AURORE

Quelle horreur ! taisez-vous ! N'avons-nous pas encore

Le poison ?

 

JEAN

C'est qu'on souffre abominablement,

Et je ne pourrai pas vous voir souffrir, Aurore !

 

AURORE

Oh ! comme vous m'aimez !... Il faut mourir pourtant !

 

JEAN

Oui !

 

AURORE

Si nous nous pendions au chêne sur la place ?

 

JEAN

Fi ! l'on tire une langue !... Et puis la corde casse,

Et l'on est ridicule !

 

AURORE

Ah ! ne le soyons pas !

Pour en finir cherchons un plus noble trépas.

Attendez, j'ai trouvé ! Vous avez votre épée !...

 

JEAN

Mais je n'aurai jamais l'âme assez bien trempée,

Pour percer votre cœur, ce cœur qui m'appartient.

 

AURORE

C'est que je ne trouve plus rien !

 

JEAN

Pourtant il faut que la mort nous délivre.

 

AURORE

Il eût été si bon de vivre !

 

JEAN

Aurore, à qui le dites-vous ?

Les yeux dans vos yeux, à genoux,

J'aurais passé toute ma vie,

Sans avoir jamais d'autre envie,

Que de couvrir de baisers fous

Votre petite main jolie.

Les yeux dans vos yeux, à genoux,

J'aurais passé toute ma vie.

 

AURORE

Et moi, je vous aurais permis

De vous lever, tant je suis bonne !

Vous attachant à ma personne,

J'aurais, à votre front soumis

De baisers fait une couronne.

Et moi, je vous aurais permis

De vous lever, tant je suis bonne !

 

JEAN et AURORE

Oui, mais hélas ! il faut mourir,

Voici que va s'évanouir

Le doux rêve qui nous enivre !...

 

AURORE

Laissant à d'autres le souci

Qui nous enlaidit de ses rides,

Sans trêve jamais, ni merci,

Courant dans les clairières vides,

Nous aurions, sans les voir finir,

Partagé les jeux des chevrettes,

Pendant que, pour nous réjouir

Auraient gazouillé les fauvettes.

Ensuite on se serait assis sur le gazon,

Et je vous aurais dit une belle chanson,

Que m'apprit ma grand'mère.

Je la sus bien plus vite, hélas ! que ma prière.

 

« Au jardin, Colin

« S'en vint au matin,

« L'âme radieuse.

« Le givre habillait

« D'un très fin duvet

« La terre frileuse.

« Voyant que Lucette a suivi ses pas,

« Il veut l'embrasser, mais il n'ose pas,

« Il marche vers elle, il se sauve ensuite,

« Et finalement voici, vite, vite,

« Que déjà bien loin le sot s'est enfui.

« Les merles siffleurs se moquaient de lui.

 

« Mais le soir d'après,

« Il revient exprès,

« Dès lors sans faiblesse ;

« Car l'obscurité

« A notre effronté

« Rend la hardiesse ;

« Lucette pourtant croit à son dédain,

« Pour la rassurer, lui disant soudain,

« Ces mots dont jamais fille ne s'irrite,

« Il prend un baiser, puis deux, vite, vite...

« La belle aima fort ce jeu tout nouveau,

« Et les rossignols crièrent : « bravo ! »

 

JEAN

La chanson est charmante,

L'exemple de Colin me tente,

Je veux vous embrasser !

 

AURORE

Non ! Gardez-vous-en bien.

Monsieur, je vous conjure !...

 

JEAN

Oh ! je n'écoute rien !

Il me faut un baiser !

 

AURORE

Mais c'est abominable !

Ayez pitié de moi, Jean, soyez raisonnable !

(Elle veut s'échapper, il la poursuit autour de la table. Ils font tomber le coffret qui s'ouvre, le portrait en sort.)

 

AURORE

Ah ! mon Dieu, nous avons fait ouvrir le coffret.

 

JEAN (ramasse la miniature.)

Le chevalier toujours me cacha ce portrait.

 

AURORE (regardant avec lui.)

Comme cette dame est jolie !

 

JEAN

Ce doit être, à coup sûr, la sœur du chevalier.

Tout respire en ses traits la sagesse accomplie.

(Entre Tiberge.)

 

 

Scène VI

LES MÊMES, TIBERGE.

 

JEAN et AURORE

Eh ! bien, monsieur ?

 

TIBERGE

J'ai beau le supplier,

J'épuise en vain mon éloquence,

Des Grieux reste sourd !... Mais que cachez-vous donc ?

(Jean lui donne la miniature. A part.)

Eh ! c'est le portrait de Manon !

Oh ! le sournois !

(Haut)

Enfants, calmez votre souffrance,

Car le bonheur encor vous peut être rendu.

Ne fermez pas vos cœurs à l'espérance,

Peut-être tout n'est pas perdu.

Viens, Aurore, avec moi ! Vicomte, à cette place,

Veuillez m'attendre... Allons ! Je permets qu'on s'embrasse !

(Aurore embrasse Jean et sort avec Tiberge.)

 

 

Scène VII

JEAN seul, puis DES GRIEUX.

 

JEAN

Ils me laissent tout seul ! Qu'est-ce qu'il adviendra,

Quand le chevalier rentrera ?

Ah ! combien je crains sa colère !

C'est lui !...

 

DES GRIEUX

Vous méritez un châtiment sévère.

Malgré mes ordres absolus,

Non content de voir cette Aurore,

Vicomte, vous osez encore

Me l'amener !

 

JEAN

Monsieur, je...

 

DES GRIEUX

Pas un mot de plus !

Dans votre chambre allez attendre

Que je vous dise où vous devrez vous rendre :

Vous partirez ce soir.

 

JEAN

C'en est fait ! plus d'espoir !

Il sort. — La nuit est venue insensiblement. Quand l'obscurité s'épaissit, un valet apporte un flambeau à plusieurs branches. La baie du fond s'éclaire d'un rayon de lune.

 

 

Scène VIII

DES GRIEUX seul, puis AURORE.

 

DES GRIEUX

Le pauvre enfant ! combien je le tourmente !

Mais je dois préserver sa jeunesse imprudente,

Des maux que j'ai soufferts !

O toi, qui nous vins des enfers,

Amour, à la trompeuse joie,

Amour ! amour !

Monstre enivrant, aux griffes de vautour,

Non, tu n'auras pas cette proie !

Je te disputerai le cœur de cet enfant !

Contre moi tu fus triomphant,

Au temps de ma folle jeunesse,

Mais je sais aujourd'hui ce que vaut ton ivresse

Amour ! tu n'auras pas le cœur de cet enfant !

[Je lui dirai l'histoire de ma vie,

Hélas ! combien me coûtera

Cette confession de ma honte suivie,

Mais mon aveu le sauvera.

Il saura que lorsque l'on aime,

Tout en notre âme est en danger,

Que l'on risque son honneur même

Pour un délire passager.]

Toi qui partageas mon martyre,

Tu lui parlerais comme moi,

Manon ! Manon !

(A ce moment, Aurore paraît à l'extérieur de la baie encadrée de fleurs ; un rayon de lune éclaire son visage ; elle porte le costume de Manon au premier acte de cet ouvrage.)

Mais je délire.

Manon ! Manon ! Manon ! c'est toi !...

(Il la regarde extasié et épouvanté à la fois. Aurore chante, le chœur l'accompagne très discrètement, à bouche fermée, dans la coulisse.)

 

AURORE

L'amour, ineffable mystère !

Nous fut donné par l'Éternel.

Pour nous consoler de la terre

Et pour nous rappeler le ciel.

Tout ici-bas subit ses charmes,

Le maudire, c'est blasphémer,

Et l'on bénit jusqu'à ces larmes,

Car pleurer, c'est encore aimer.

L'amour, ineffable mystère,

Nous fut donné par l'Éternel,

Pour nous consoler de la terre

Et pour nous rappeler le ciel.

(Aurore se retire.)

 

DES GRIEUX

La raison n'est qu'un sacrilège,

L'amour est vérité. Je me rends à tes vœux.

Manon ! Ceux que ton souvenir protège,

Je les unirai ! Tu le veux !

 

Scène IX

DES GRIEUX, TIBERGE, JEAN, AURORE.

 

DES GRIEUX (court vers la porte et ramène Jean et Aurore qui entrent un peu timides, suivis de Tiberge.)

Enfants ! mes chers enfants ! votre peine est finie,

Votre union par Dieu soit à jamais bénie !

 

JEAN et AURORE

Monsieur ! nous voudrions vous prouver tous les deux

Notre reconnaissance !

Mais nous ne savons pas hélas !

 

DES GRIEUX

Soyez heureux !

(A Tiberge.)

Vous, Tiberge, je vous écoute,

Car vous allez sans doute,

Maintenant, il le faut

Me livrer le secret de cette ressemblance.

 

TIBERGE

Il le faut ?

 

DES GRIEUX

Il le faut !

 

TIBERGE

Un mot vous suffira, je pense !

Pour père, Aurore eut le sergent Lescaut,

Quand il mourut, elle était sans ressource,

Pour l'élever, je dépensai mon bien ;

Plus tard, lorsque je n'eus plus rien,

Je fis appel à votre bourse

Sans rougir, c'était la nièce de Manon.

Ne vous étonnez plus de la voir si jolie.

 

DES GRIEUX

Moi qui blâmais votre folie,

Mon véritable ami, pardon !

Comment ai-je pu méconnaître

Votre simple bonté !... Mais cet ajustement...

 

TIBERGE

J'ai trouvé le renseignement,

— Vous allez vous fâcher, peut-être —

Dans ma mémoire autant que dans certain coffret,

Où le hasard m'a fait découvrir un portrait...

Voilà tout le mystère !

 

DES GRIEUX

Chut ! ces enfants sont là ! Tiberge, taisez-vous !

 

TIBERGE

Je n'ai pas besoin de me taire,

Ils s'occupent trop d'eux pour s'occuper de nous.

 

JEAN

Aurore !

 

AURORE

Jean ! Quel bonheur nous enivre.

 

JEAN et AURORE

Ah ! combien il est bon de vivre !

 

JEAN

Les yeux dans vos yeux, à genoux...

 

AURORE

Vous passerez toute la vie,

Sans avoir jamais d'autre envie...

 

JEAN

Que de couvrir de baisers fous,

Votre petite main jolie !

 

 

 

 

 

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