Sapho
Sappho, sculpture de James Pradier (1852)
Opéra en trois actes, livret de Guillaume Victor Émile AUGIER (Valence, Drôme, 17 septembre 1820* – Croissy-sur-Seine, Seine-et-Oise [auj. Yvelines], 25 octobre 1889*), musique de Charles GOUNOD.
Émile Augier par Édouard Dubufe [beau-frère de Charles Gounod] en 1877 (musée de Versailles)
partition ; partition
orchestre :
acte
I ;
acte
II ;
acte
III
Création au Théâtre de l'Opéra [Académie nationale de musique] (salle Le Peletier) le 16 avril 1851. Mise en scène de Leroy. Décors de Charles Séchan (actes I et II) et Edouard Desplechin (acte III). Costumes de Paul Lormier.
Repris au Théâtre de l'Opéra (salle Le Peletier) le 26 juillet 1858 dans une version réduite à deux actes.
Première au Palais Garnier le 02 avril 1884 (20e représentation) dans une version nouvelle en quatre actes, cinq tableaux et un ballet. Mise en scène d'Adolphe Mayer. Décors d'Auguste Rubé et Philippe Chaperon (acte I), Jean-Baptiste Lavastre (actes II, tableaux 1 et 2, et acte IV), Eugène Carpezat (acte III). Costumes dessinés par Eugène Lacoste. Ballet réglé par Louis Mérante.
48 représentations à l’Opéra dont 29 au Palais Garnier au 31 décembre 1961.
personnages |
emplois |
Opéra de Paris 16 avril 1851* (création), 21, 23 et 28 avril, 02 et 12 mai 1851 |
Opéra de Paris 26 juillet 1858
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Opéra de Paris 02 avril 1884 (20e) |
Opéra de Paris 29 décembre 1884 (48e) |
Sapho | mezzo-soprano | Mmes Pauline VIARDOT | Mmes Désirée ARTÔT | Mmes Gabrielle KRAUSS | Mmes Gabrielle KRAUSS |
Glycère | soprano | Anne POINSOT | Emilie Francisque RIBAULT | Renée RICHARD | Renée RICHARD |
Œnone | DUMENIL | DUMENIL | |||
une Femme du Peuple | NASTORG | NASTORG | |||
Phaon | ténor | MM. Louis GUEYMARD | MM. Etienne SAPIN | MM. Etienne DEREIMS | MM. Etienne DEREIMS |
Pythéas |
basse |
BRÉMOND |
Mécène MARIÉ |
Pedro GAILHARD |
Auguste DUBULLE |
Alcée | baryton | Mécène MARIÉ | Pierre Léon MELCHISSÉDEC | Eugène CARON | |
Pittacus |
basse |
Pol PLANÇON |
Pol PLANÇON |
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Cratès | ténor | Fidèle Ernest Joseph KŒNIG | Auguste Frédéric GIRARD | Auguste Frédéric GIRARD | |
Cygénire | basse | Jean Claudius NOIR | LAMBERT | LAMBERT | |
un Pâtre | ténor | Alexandre AIMÈS | Alexandre AIMÈS | PIROÏA | PIROÏA |
le Grand-Prêtre | baryton | Ferdinand PRÉVÔT | Georges Marie Vincent PALIANTI | Georges Marie Vincent PALIANTI | |
Agathon | ténor | Etienne SAPIN | Etienne SAPIN | ||
deux Hérauts |
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ALEXANDRE BÉRAUD |
MALVAUT BOUTENS |
MALVAUT BOUTENS |
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une Esclave de Glycère |
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les Coryphées | Auguste Hippolyte DONZEL, François Alphonse HENS, Gaston GOYON, ROBERT, Jean Charles Edmond CHAZOTTE | ||||
Chœur de Prêtres, d'Athlètes, de Conjurés, de Jeunes Gens, de Jeunes Filles, de Peuple |
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Danses |
Mlles Julia SUBRA, INVERNIZZI, MONTCHANIN, Mélanie HIRSCH M. VASQUEZ et le Corps de Ballet |
Mlles Julia SUBRA, INVERNIZZI, MONTCHANIN, Mélanie HIRSCH M. VASQUEZ et le Corps de Ballet |
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Chef d'orchestre | Narcisse GIRARD | Charles GOUNOD | Ernest ALTÈS |
* FIGURATION PREMIER ACTE. – MARCHE. Comparses. Un peloton de treize hommes. – Douze Trompettes. – Quatre Édiles. – Quatre Magistrats. Huit Joueurs de Lyre. MM. Bussy, Wagner, Domingi, Hoquante, Diany, Vazquez, Dieul, Gabiot. Douze Prêtresses. Mmes Meurant, Hermet, Mullier, Blanc, Morel, Randon, Leroy, Juliette, Marchand, Pacalet, Lydia, Minkwidz. Huit Joueurs de Flûte. MM. Porcheron, Galland, Élisée, Berger, Meunier, Gamforin, Chenat, Ribert. Seize jeunes Filles grecques. Mlles Deschamps, Anat, Rossy 1re, Rossy 2e, Tremblay, Desprez, Poulain, Corzoli, Marchisio 1re, Campion, Flechelle, Martin, Prince, Sonandal, Leriche, Parent. L'Athlète vainqueur. M. Guillemot. Comparses. Un peloton de treize hommes. Huit élèves de Sapho. Mlles Monnier, Evanoff, Laurençon, Drouineau, Buret, Ferney, Hayet, Samary. Peuple. MM. Vandris, Javon 2e, Férouelle, Javon 1er, Ladam, Keller, Domingi, Regnier. Mlles Chasles, Mestais, Regnier, Monté, Hatrel, Sandrini, Boos, Vangœuthen, Guerra, Doucet, Carrelet, Comte. Mmes Jeanne, Bicard, Blanc 2e, Lasne, Henry, Morand, Pennemann, Hélène, Yxart, Malgorne, Guéroult, Dilon. Comparses. 30 hommes du peuple.
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DEUXIÈME ACTE. – DIVERTISSEMENT Terpsichore : Mlle Subra. Batyle : M. Vazquez. Flore : Mlle Invernizzi. Pomone : Mlle Monchanin. Quatre Nymphes de Terpsichore. Sujets. – Mlles Bernay, Roumier, Hirsch, A. Biot. Quatre Nymphes de Flore. Sujets. – Mlles Ottolini, Gallay, Moïse, C. Invernizzi. Deux Sylvains. Sujets. – MM. Lecerf, Marius. Deux Mimes grotesques. Sujets. – MM. Stilb, Soria. Huit Esclaves asiatiques. Sujets. – Mlles M. Biot, Grangé, Keller, Lecerf, Salle, Sacré, Stichel, Leffrich 2e. Seize Bacchantes guerrières. Coryphées. – Mlles Jourdain, Leppich, Pamélar 1re, Grandjean 2e, Grandjean 1re, Moris, Vuthier, Méquignon 2e. 1er Quadrille. – Mlles Prince, Sonendal, Campion, Marchisio 1re, Tremblay, Desprez, Deschamps, Franck. Huit Nymphes de Terpsichore. Coryphées. – Mlles Méquignon, Girard, Vandoni, Vignon, Rat, Sarcy, Stilb 1re, Blanc. Huit Nymphes de Flore. Coryphées. – Mlles Treluyer, Perrot, Kahn, Pamélar 2e 2e Quadrille. – Mlles Parent, Corzoli, Leriche, Rossy 2e. Huit Nymphes de Pomone. Quadrille. – Mlles Fléchelle, Martin, Poulain, Marchisio 2e, Rossy 1re, Anat, Sergis, Laîné. Huit Paysannes. 2e Quadrille. – Mlles Monnier, Evanoff, Buret, Hayet, Mestais, Laurençon, Chasles, Drouineau. Huit Sylvains. MM. Leroy, Lefèvre, Friant, Baptiste, Perrot, Javon 2e, Ladam, Férouelle. Huit Paysans. MM. Berger, Elisée, Chenat, Régnier, Domingi 2e, Meunier, Galland, Keller. Huit Mimes grotesques. MM. Gabiot, Wagner, Domingi, Dieul, Vazquez, Diany, Bussy, Porcheron. Douze jeunes Filles. Élèves. – Mlles Régnier 2e, Charles, Beauvais, Boutouyrie, Mante, Robin, Yxart, Carré, Letellier, Moorrans, Parent 2e, Villard. Quatre jeunes Garçons. Élèves. – MM. Cuvelier, Odeyn, Pacalet, Rockembeach. Douze Prêtresses. Mmes Meurant, Hermet, Mullier, Blanc, Morel, Randon, Leroy, Juliette, Marchand, Pacalet, Lydia, Minkwidz. Dix Esclaves de Phaon. Mlles Jeanne, Bicard, Blanc 2e, Lasne, Henry, Morand, Pennemann, Hélène, Yxart, Malgorne. Un Esclave de Pittacus. Mlle Doneet. |
Autres interprètes des principaux rôles à l'Opéra :
Sapho : Mmes Elisa MASSON (1851), Eva DUFRANE (1884).
Glycère : Mme Gabrielle FIGUET (1884).
Signature autographe de Gounod sur un laissez-passer pour la répétition générale de Sapho à l'Opéra [coll. Yvonne Gall]
La scène se passe à Mytilène, où Sapho règne par l'éloquence et la poésie, tandis que son cœur est dominé par sa passion pour Phaon l'indifférent. Sapho a pour rivale Glycère. Une conspiration, ourdie par Pythéas et le poète Alcée, est découverte par la courtisane, et le sort de Phaon, l'un des conjurés, est dans ses mains. Armée de ce redoutable secret, elle obtient de Sapho de renoncer à Phaon, de le laisser fuir seul sa patrie, et de lui faire croire à sa propre inconstance. Au troisième acte, qui se passe sur le promontoire de Leucade, les proscrits, au nombre desquels se trouve Phaon, maudissent Sapho, qu'ils supposent être l'auteur de leur infortune ; mais Sapho est venue chercher en ce lieu le remède au mal qui la dévore. Elle a entendu les imprécations de son amant et elle se précipite dans les flots. M. Augier traite les faits historiques à peu près comme le faisait Scribe. Il a réuni dans le même personnage les deux Sapho de l'antiquité. En outre, celle qui fut la contemporaine d'Alcée conspira avec ce poète pour renverser le tyran Pittacus, au lieu de protéger celui-ci. Cet ouvrage fut le début de M. Gounod sur notre première scène lyrique. Il fut accueilli froidement par le public et très chaleureusement ailleurs. La partition de Sapho est l'œuvre d'un excellent musicien, dont le goût est toujours fin et juste, les tendances élevées, et qui aspire à se faire dans l'histoire de l'art une place à part. C'est une noble ambition que justifient suffisamment plusieurs ouvrages distingués. On a remarqué au premier acte la romance : Puis-je oublier, ô ma Glycère ; le chant d'amour de Sapho : Héro sur la tour solitaire, suivi d'un beau finale qui a obtenu un grand succès. Le trio du second acte : Je viens sauver ta tête, est d'un bon sentiment dramatique. Le troisième acte offre quatre morceaux fort expressifs une romance de Phaon : O jours heureux ; une élégie de Sapho ; la chanson du pâtre : Broutez le thym, qui a un caractère fort pittoresque, et enfin les stances finales : O ma lyre immortelle. Cet opéra passe pour avoir été inspiré aux auteurs par Mme Pauline Viardot. Elle a interprété avec beaucoup de talent le rôle de Sapho. Celui de Glycère a été traduit par Mlle Poinsot. Gueymard, Brémond, Marié et Aymès ont chanté les rôles de Phaon, Pythéas, Alcée et du jeune pâtre. (Félix Clément, Dictionnaire des opéras, 1869)
Sujet souvent traité et froidement conçu cette fois ; opéra où les ballets sont remplacés par une conspiration politique. L'air du pâtre, chanté par le ténorino Aymès, mérite une mention spéciale. Beaux chœurs écrits dans la manière large et solennelle de Händel. Partition d'un vif intérêt musical, mais où l'on sent peut-être trop l'idée de rappeler la couleur antique. (Gustave Chouquet, Histoire de la musique dramatique en France, 1873)
C'était le début de Gounod au théâtre. La façon dont le sujet était traité était bien peu dramatique. Cela fit du tort sans doute à la musique, qui renfermait des pages exquises et du plus heureux sentiment, telles que la romance : Puis-je oublier, ô ma Glycère ! le joli chant d'amour de Sapho : Héro, sur la tour solitaire ; le finale du premier acte ; le trio du second, et, au troisième, la romance de Phaon : Ô jours heureux ! Mais ce qui était exquis, dans ce troisième acte, c'est la délicieuse chanson du pâtre : Broutez le thym, broutez, mes chèvres, et ce qui était grandiose et plein de poésie, ce sont les stances superbes de Sapho : Ô ma lyre immortelle, d'un caractère si émouvant. Réduit en deux actes le 26 juillet 1858, cet opéra ne put dépasser sa dixième représentation. En quatre actes le 2 avril 1884, il ne rencontra encore que l'indifférence. (Nouveau Larousse Illustré, 1897-1904)
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[création, version en trois actes, 16 avril 1851]
De toutes les femmes en renom de l'antiquité, Sapho est la plus célèbre. C'est un sujet qui a déjà été traité au théâtre. Les amours de Sapho et de Phaon et la conspiration d'Alcée contre Pittacus, tyran de Lesbos, forment le sujet du poème de l'auteur de la Ciguë et de Gabrielle. Le premier acte représente l'Agora, le temple de Jupiter, et devant ce temple l'autel d'Apollon. Tout le peuple arrive pour voir couronner le vainqueur des jeux ; Pythéas et Phaon paraissent ; l'un est vieux, laid et d'une obésité désespérante, l'autre est jeune et beau. Sapho et Glycère aiment Phaon, qui hésite entre l'amour du génie ou de la beauté. Le poète Alcée arrive. Le concours commence. Alcée chante les strophes à la liberté ; ce chant détermine le peuple à se révolter contre Pittacus. Sapho monte à son tour sur l’autel ; elle chante les amours d'Héro et de Léandre, et termine par une invocation à Venus ; ce chant excite le plus grand enthousiasme dans la foule ; les juges du concours décernent la palme du vainqueur à Sapho. Phaon n'hésite plus ; le génie l'emporte sur la beauté. Au deuxième acte nous sommes dans la maison de Phaon. Les conjurés sont réunis ; Pythéas chante l'hymne à Bacchus ; on tire au sort pour savoir qui frappera Pittacus ; Phaon est désigné ; Alcée remet à Pythias le Manifeste avec les noms des conjurés et lui commande de le faire copier ; Pythéas reste seul et s'endort. Sapho entre avec ses femmes et va directement dans les appartements secrets de Phaon. Glycère surprend sa rivale et jure de s'en venger ; elle réveille Pythéas qui, pour lui plaire, veut prouver qu'il est brave et fait connaître le complot ; la courtisane lui promet son amour, mais à la condition d'avoir le Manifeste avec la liste des conjurés ; Pythéas a la faiblesse de lui abandonner cette fatale liste. Sapho revient ; Glycère la menace de révéler le complot à Pittacus si elle ne renonce pas à Phaon ; mais Sapho, pour sauver son amant bien aimé, se résigne et promet tout. Phaon arrive ; Glycère lui dit que le complot a été révélé à Pittacus par Pythéas ; elle l'engage à fuir ; il y consent, mais il veut partir avec Sapho, qui refuse ; de là, indignation de Phaon, qui finit par accepter Glycère pour l'accompagner dans sa fuite. Le. troisième acte représente des rochers ; sur l'un d'eux se trouve Sapho ; un pâtre est caché sur un pic. Phaon fait ses adieux, maudit Sapho et part avec Glycère et les autres conjurés. Sapho se lamente et déplore son malheureux sort ; puis elle se précipite dans la mer. L'action de ce poème est simple et n'offre pas de grandes complications. Nous avons surtout remarqué dans le premier acte, la romance de Phaon : Puis-je oublier, ô ma Glycère, Nos jours heureux ? L'hymne à la liberté : Ô liberté, déesse austère, On a brisé ton fier autel ; L'ode de Sapho : Héro, sur la tour solitaire, Des mers aspirant la fraîcheur, Attend le nocturne nageur Que guide l'amour vers la terre. Dans le deuxième acte, les couplets à Bacchus : Que Mars renonce à notre hommage ! Oui, de lui nous nous passerons. Bacchus est le dieu du courage, Car, seul, il en donne aux poltrons. La scène entre Sapho et Glycère, et les imprécations de Phaon. Le troisième renferme un fort beau cantabile de Phaon : Ô jours heureux où j'entendais ta voix ! Félicité de tant de maux suivie ! Le chœur : Adieu, patrie, Terre chérie, Toi que tes fils n'ont pu sauver ! La malédiction de Phaon : Non, je la hais et la méprise De tout le respect et l'amour Dont mon âme s'était éprise, Le délicieux chant du pâtre : Broutez le thym, broutez, mes chèvres, Le serpolet avec le thym... La blonde Aglaé, de ses lèvres, Toucha les miennes ce matin ; Le dernier chant de Sapho, au moment où elle va se précipiter dans les flots. Il est impossible de pouvoir apprécier à une seule audition un opéra comme Sapho. Nous signalerons dans le premier acte l'introduction qui est large et savante ; le chœur des prêtres qui produit un grand effet ; la délicieuse romance de Phaon ; le chant à la liberté, qui est sublime de grandeur et d'élévation ; l'ode de Sapho qui est d'une inspiration allant jusqu'au délire. Ce finale a été bissé et très applaudi. Dans le deuxième acte, nous avons remarqué le cantabile et le récit de Phaon ; les couplets à Bacchus, d'une mélodie franche et originale ; le duo entre Pythéas et Glycère ; le pathétique duo entre Sapho et Glycère ; le trio final entre Phaon, Sapho et Glycère, d’un grand effet dramatique. Le troisième acte est une longue plainte de la pauvre amante délaissée ; il y a un contraste du plus grand effet dramatique : c'est le refrain des montagnes que chante le pâtre ; ce délicieux motif tranche avec beaucoup de bonheur sur les plaintives mélodies qui le précédent et qui le suivent ; aussi ce chant du pâtre a été bissé et a provoqué tous les bravos. Le chant de mort de Sapho est sublime. Mme Viardot a créé le rôle de Sapho avec son immense puissance de talent de cantatrice et de Tragédienne ; elle a été rappelée à chaque acte. Il est impossible d'être plus passionnée, plus pathétique et plus dramatique. Certainement cette création est pour elle un magnifique triomphe. — Gueymard a chanté le rôle de Phaon avec beaucoup de bonheur, il a été applaudi et rappelé au deuxième acte. — Les brillants débuts de Mlle Poinsot dans la Juive ont valu a cette jeune artiste la distinction d’une création ; elle a parfaitement chanté et joué le rôle de Glycère. — Brémont a provoqué plusieurs fois le rire par son jeu comique ; il rend avec beaucoup d’originalité le rôle de Pythéas. L'orchestre et les chœurs ont rivalisé avec les artistes pour contribuer au succès de l'œuvre si importante et si remarquable de M. Gounod. Les décors, les costumes et la mise en scène sont dignes de l'Opéra. L'intelligent et habile directeur a voulu que tout fût digne de la belle partition du jeune maestro ; aussi il n'a rien négligé pour atteindre ce but. Nous avons ce soir la deuxième représentation de Sapho ; nous sommes persuadés que son succès grandira à chaque représentation.
(L. Grimaux, l'Argus des théâtres, 21 avril 1851)
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[reprise, version en deux actes, 26 juillet 1858]
Dans le petit groupe d'artistes hors ligne qui gravitent vers notre grand drame lyrique, Charles Gounod, Félicien David et Gevaert forment une trinité rayonnante sur laquelle l'avenir a le droit de compter. En attendant que l'auteur de Quentin Durward et le chantre du Désert abordent cette terre promise où Gounod a déjà récolté des fruits, c'est, de la part de l'Opéra, une bonne et heureuse idée d'avoir repris cette belle partition de Sapho. Représentée pour la première fois sous les auspices de Mme Viardot, le 16 avril 1851, Sapho fut un véritable événement. Dans cette œuvre, le jeune maestro avait révélé toutes ces éminentes qualités dont notre grande scène est si friande à bon droit : élévation dans la pensée, distinction de style, justesse de déclamation, avec un bon appoint de couleur antique. Tout le monde se rappelle les remarquables pages de notamment la scène de la conjuration, le duo des deux femmes, l'air de Phaon, la charmante mélodie : Broutez le thym, broutez mes chèvres, et surtout la dernière scène, dont l'effet est des plus grandioses. La nécessité de réduire cet opéra aux dimensions d'un lever de rideau l'a privé d'une grande partie de ses éléments. Mais les belles pages qui ont survécu à cette mutilation ont soulevé lundi soir, comme il y a huit ans, d'enthousiastes applaudissements. Le final du premier acte, le trio du second, la chanson du pâtre et les strophes de Sapho ont vivement impressionné l'auditoire. Mlle Artôt, chargée du principal rôle, d'un rôle d'autant plus formidable qu'il avait été créé par une grande artiste, — n'a pas failli à cette lourde tâche. Elle a déployé un véritable talent de cantatrice et de comédienne. Mlle Artôt grandit chaque jour dans les sympathies du public. Mlle Ribault, succédant à Mlle Poinsot, MM. Sapin et Marié, à MM. Gueymard et Brémond, enfin M. Aimès (le pâtre de la fondation) tenaient les autres rôles ; ils n'ont pas démérité de l'œuvre. Sapho a été suivie, lundi dernier du ballet de Sacountala, dont le succès est toujours en pleine floraison.
(le Ménestrel, 01 août 1858)
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[reprise, version en quatre actes, 02 avril 1884]
L'Opéra vient de reprendre avec succès la Sapho de M. Charles Gounod, une Sapho agrandie, augmentée et embellie. Nous avons parlé hier de l'homme, nous allons parler aujourd'hui de l'œuvre. La première version de Sapho écrite par le futur auteur de Faust, alors âgé de trente ans, fut représentée à l'Opéra le 16 avril 1851 grâce à la puissante protection de Mme Pauline Viardot. Mmes Viardot et Poinsot, MM. Gueymard, Marié, Brémont et Aymès (ce dernier dans le rôle de pâtre) interprétèrent la partition du jeune compositeur à qui M. Emile Augier, jeune aussi et déjà célèbre par la Ciguë, Gabrielle et l'Aventurière, avait fourni un poème en trois actes. L'œuvre, saluée comme la promesse d'un beau talent, n'eut cependant que neuf représentations. L'Opéra voulut appeler de ce jugement du public et, sept ans après, il présentait une nouvelle Sapho remaniée et réduite en deux actes. Il faut l'avouer, l'ouvrage n'obtint qu'une représentation de plus qu'à sa première apparition. Malgré tout, cette partition conserva une bonne renommée et les admirateurs du maître aspiraient à lui voir rendre justice. Le maitre lui-même, par un sentiment bien vrai, bien humain, désirait, à l'apogée de sa gloire, qu'on remît à la scène cette Sapho qui avait commencé sa carrière et que la génération nouvelle n'avait jamais entendue.
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L'immense scène de l'Opéra réclamait une Sapho appropriée a sa taille. MM. Gounod et Augier se mirent à la besogne et apportèrent à M. Vaucorbeil une Sapho comportant cette fois quatre actes, cinq tableaux et un ballet. La femme illustre qui avait nom Sapho et qui vivait vers 620 avant l'ère chrétienne, est une des figures les plus étranges de l'antiquité. Ses contemporains l'appelaient la dixième muse et la postérité a entouré sa mémoire d'une légende impérissable. Aujourd'hui, on cherche a réhabiliter Sapho, et on tient à nous la présenter comme une parfaite épouse et une excellente mère de famille. Pour un peu, on lui donnerait le prix de vertu, à elle qui écrivit l'Ode à Aphrodite. Nous préférons la légende qui nous la donne comme une femme de génie, passionnée d'art et insatiable d'amour. On comprend ainsi ces admirables et brûlantes poésies qui firent l'admiration des Grecs et des Latins ; on ne les comprendrait pas sortant du cerveau d'une bonne petite bourgeoise de Lesbos.
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D'après des récits empruntés aux comiques grecs, Sapho était tombée éperdument amoureuse d'un batelier de Mitylène, le beau Phaon. Phaon resta insensible aux ardeurs de Sapho. Elle courut après lui par terre et par mer et, désespérée de se voir préférer une rivale, elle revint à Lesbos et se précipita dans la mer du haut du promontoire de Leucade. De ce récit, M. Emile Augier, notre grand auteur dramatique, a tiré le poème suivant : « Sapho aime Phaon, un jeune et beau seigneur de Lesbos. Mais Phaon a pour maîtresse la belle Glycère, et Sapho cherche à lutter contre cet amour. Elle se présente aux jeux d'Olympie et emporte le prix de poésie. Ce triomphe fait pencher vers elle le cœur encore hésitant de Phaon. Phaon est à la tête d'une vaste conspiration qui a pour but de renverser le tyran Pittacus. Glycère, pour ressaisir l'amour de Phaon qu'elle devine prêt à lui échapper, va se servir du secret de cette conspiration qu'elle arrache au conjuré Pythéas. Elle écrit au tyran une courte dénonciation qui se termine par ces mots : « Devinez votre sauveur. » Et elle fait en sorte que Pittacus prenne Sapho pour ce sauveur inattendu.
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C'est, en effet, ce qui a lieu. Pittacus se présente chez Sapho ; il la remercie du service rendu et lui déclare qu'il lui accordera, en échange, la première faveur qu'elle sollicitera. A ce moment paraît Glycère. Tous les conjurés ont été arrêtés ; ils vont inévitablement être mis à mort. Phaon marchera le premier au supplice. Glycère se prosterne devant Pittacus et lui demande la grâce de son amant. Mais le tyran n'a rien à accorder à Glycère. Seule, Sapho peut obtenir cette grâce ; mais la demander c'est s'avouer coupable de la dénonciation, c'est en réclamer le prix. Ne pas la demander, c'est laisser Phaon aller à la mort. Sapho, défaillante, comprenant dans quel terrible piège elle est tombée, se dévoue et demande la grâce de Phaon. La peine de mort sera commuée en bannissement. Mais Phaon a entendu. Il maudit Sapho, qu'il prend pour la dénonciatrice ; il lui jette son mépris à la face et part pour l'exil en emmenant avec lui Glycère triomphante. Sapho, restée seule, exhale sa douleur et ne pouvant survivre à son amour perdu, se précipite dans l'abime des flots.
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Le premier acte est le seul que le musicien n'ait pas retouché. Il s'ouvre par une marche d'un caractère vraiment antique et écrit dans un style magistral. Puis vient une très gracieuse romance, d'un sentiment moderne, joliment détaillée par le ténor Dereims (Phaon.) Mme Krauss (Sapho), fait entendre ensuite l'air devenu célèbre et que M. Gounod a déjà adapté au Soir de Lamartine. Le final est clair, sonore, d'un mouvement heureux, mais nous aimons moins l'air d'Alcée (Melchissédec) d'un rythme vigoureux mais un peu banal. Au deuxième acte, après un chœur de conjurés, M. Gailhard (Pythéas) entonne un chanson à Bacchus que la belle voix de l'artiste ne suffit pas toujours à mettre en plein relief. Mais une des plus jolies, des plus délicates et des plus fines choses de l'œuvre, c'est le chœur de femmes avec chant de Sapho, par où débute le troisième acte. Ce morceau, plein d'une poésie calme et charmante, a été redemandé avec enthousiasme.
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Le compositeur a placé à cet acte un ballet dont la musique est entièrement nouvelle. La mise en scène en est fort attrayante. D'un vaste escalier qui s'élève en larges gradins, tout au fond du théâtre, descendent en cadence, pressés les uns contre les autres et rythmant lentement leurs pas sur un motif d'orchestre très doux, danseuses et danseurs en costume de fantaisie aux couleurs harmonieuses et plaisantes à l’œil. Tout ce ballet est écrit dans des sonorités douces et discrètes qui nous plaisent infiniment. La première danseuse est Mlle Subra, fort légère, fort habile sur les pointes et constamment gracieuse. A côté d'elle, citons Mlles Invernizzi, Montchanin et Hirsch. Le troisième acte comprend un long duo d'amour entre Sapho et Phaon, duo remarquablement écrit, mais manquant un peu de cette note de passion intime que l'auteur de Faust a si heureusement trouvée depuis.
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Le grand succès de Mme Krauss s'est affirmé avec éclat au dernier acte, qui lui est presque entièrement consacré. Après la chanson du pâtre, si aimable, si jolie, mais très faiblement interprétée par M. Piroïa, Mme Krauss déclame les stance célèbres, où elle met une chaleur si contenue, une telle profondeur d'accent, qu'elle transporte la salle entière. Cette grande tragédienne, cette admirable cantatrice, a donné là toute sa mesure. C’est un triomphe qui ne se heurtera à nul critique. M. Gounod l'a bien compris l'autre soir quand il a joint ses applaudissements émus à ceux des spectateurs. M. Dereims, très en progrès, a joué et chanté avec élégance le rôle du beau Phaon. Mlle Richard (Glycère) et M. Gailhard (Pythéas) sont parvenus, à force talent, à faire bisser le nocturne du deuxième acte : Va m'attendre, mon maître, et M. Plançon (Pittacus) s’est montré consciencieux, quoique encore inexpérimenté.
(Emile Desbeaux, la Petite Presse, 05 avril 1884)
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Acte I |
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Introduction et Marche | |||
01 | Chœur | Ô Jupiter | Chœurs |
02 | Scène et Romance | Tu ne suis pas la multitude... Puis-je oublier ô ma Glycère | Phaon, Pythéas |
03 | Chœur | Voilà Sapho | Sapho, Phaon, Pythéas, Chœurs |
04 | Quatuor | Quel entretien si doux | Glycère, Sapho, Phaon, Pythéas |
05 | Chœur d'hommes | Salut, Alcée | Phaon, Alcée, Pythéas, Chœurs |
05A | Chœur | Les entrailles des victimes | Chœurs |
05B | Chœur des Prêtres | Ô puissant Jupiter | Chœurs |
Récitatif | Les Dieux d'un œil clément | un Grand-Prêtre, deux Hérauts | |
06 | Ode | Ô Liberté | Alcée |
07 | Chœur | Meure la tyrannie | Phaon, Alcée, Pythéas, Chœurs |
Scène | Sapho Sapho | un Héraut, Chœurs | |
08 | Ode | Héro sur la tour solitaire | Sapho |
Scène | Evoé ! Gloire ! | Glycère, Sapho, Phaon, Alcée, Pythéas, Chœurs | |
09 | Final | Fille d'Apollon | Sapho, Phaon, Alcée, Pythéas, Chœurs |
Acte II |
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10 | Chœur et Scène | Gloire à Bacchus | Phaon, Alcée, Pythéas, Chœurs |
11 | Serment | Oui, jurons tous | Phaon, Alcée, Cratès, Cynégire, Pythéas, Chœurs |
12 | Duo | Reste là | Glycère, Pythéas |
13 | Cantilène | Ma vie en ce séjour | Sapho, Chœurs |
14 | Duo | Glycère ici | Glycère, Sapho |
15 | Trio | Phaon ! Phaon ! | Glycère, Sapho, Phaon |
Acte III |
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16 | Entr'acte et Air | J'arrive le premier | Phaon |
17 | Chœur | Adieu Patrie ! | Glycère, Sapho, Phaon, Alcée, Cratès, Cynégire, Chœurs |
18 | Chanson du Pâtre | Broutez le thym | Sapho, un Pâtre |
19 | Stances | Ô ma lyre immortelle | Sapho |
LIVRET
Enregistrement accompagnant le livret
- Version intégrale 1979 : Katherine Ciesinski (Sapho), Eliane Lublin (Glycère), Alain Vanzo (Phaon), Frédéric Vassar (Pythéas), Alain Meunier (Alcée), Nouvel Orchestre Philharmonique et Chœurs de Radio-France dir. Sylvain Cambreling, enr. en public à la Maison de la Radio à Paris le 05 janvier 1979.
esquisse de décor de l'Acte I par Philippe Chaperon en août 1883 pour la reprise de 1884
Version originale (édition de 1885)
ACTE PREMIER
A Olympie, pendant les Jeux. Une place devant le temple de Jupiter. Sur l'un des côtés de la scène, an fond, le temple, dont la façade et les degrés se présentent de face au public. En avant des degrés du temple, l'autel d'Apollon. Au lever du rideau, la foule se rend processionnellement au temple.
SCÈNE PREMIÈRE
Introduction
CHŒUR PROCESSIONNEL. Ô Jupiter ! si tu te plais aux jeux, Aux jeux sacrés que célèbre Olympie, Ne permets pas le triomphe à l'impie, Ne permets pas la honte au courageux ! (Entre le cortège d'un Athlète vainqueur.)
LE CORTÈGE. I Pétrissons le miel avec l'orge ! Gloire au vainqueur de trois combats ! Ses rivaux, serrés à la gorge, Jusqu'à la mort n'oublieront pas Que le rude marteau de forge Est moins terrible que son bras. Pétrissons le miel avec l'orge ! Gloire au vainqueur de trois combats ! II Allons, flûteurs, qu'on exécute Un chant de coq, joyeux et clair, Comme il sied aux joueurs de flûte Qui conduisent à Jupiter Un mortel vainqueur à la lutte, A la course, au disque de fer ! Allons, flûteurs, qu'on exécute Un chant de coq, joyeux et clair ! (Le cortège entre dans le temple.)
CHŒUR PROCESSIONNEL. Heureux celui que la foule contemple, Et dont le nom est porté jusqu'aux cieux ! Rien n'est plus beau qu'un vainqueur dans un temple, Agenouillant sa gloire aux pieds des Dieux. (Le chœur entre dans le temple.)
SCÈNE II PHAON, PYTHÉAS.
PYTHÉAS. Tu ne suis pas la multitude, Phaon ?
PHAON. Je suis mieux seul ici.
PYTHÉAS. Tu vas passer pour amoureux transi.
PHAON Pourquoi ?
PYTHÉAS. Parce que d'habitude Les cœurs épris de solitude Ne sont pas les cœurs sans souci.
PHAON. On marche la tête baissée, Quand on porte dans sa pensée La liberté d'un peuple et la mort d'un tyran.
PYTHÉAS. Je devrais donc avoir la tête aussi pesante, Etant conspirateur avec toi conspirant ; Mais je crois que Phaon plaisante : La mer Égée, aux bleus sillons, Du bon Pittacus nous sépare ; Je dirai qu'il a les bras longs, Si de nous, à pareil intervalle, il s'empare. Je ne tremble pas de si loin, Ni toi non plus, homme héroïque ; Et si tu te mets dans un coin, Ce n'est pas pour la République. Glycère et Sapho... quoi ! déjà de la rougeur ?... Donc, Glycère et Sapho se disputent l'honneur De te nommer leur maître ; De toi l'une est aimée, et l'autre voudrait l'être. De là dans ton esprit grande perplexité ; Car l'une a le génie, et l'autre la beauté. Ai-je deviné ?
PHAON. Je l'avoue ; Mon cœur flotte entre deux amours, Et Vénus méchamment se joue A le voir s'égarer dans ses propres détours.
Romance
I Puis-je oublier, ô ma Glycère, Nos jours heureux ? Et tant de grâce, et la lumière De tes beaux yeux ? Ta belle épaule éblouissante, Sous ton collier ? Ô Glycère ! et ta voix mourante, Puis-je oublier ?
PYTHÉAS. Si ta mémoire est infidèle, Mille environ Mille autres amants de la belle Se souviendront.
PHAON. II Forme terrestre, âme divine, Regard vainqueur. Lampe d'argile qu'illumine Le feu du cœur, Sapho, j'ignore par quels charmes Tu me retiens ; Mais j'ai vu tes yeux pleins de larmes Et m'en souviens.
PYTHÉAS. Oui, conserves-en la mémoire, Car son amour Mêlera ton nom à sa gloire Pendant un jour !
VOIX D'HOMMES DU PEUPLE, au fond. Voilà Sapho !... Sapho !... Sapho qui vient !... regarde !
PYTHÉAS, à Phaon. Lorsque Glycère passe, on ne dit rien du tout.
PHAON. Ses pieds nus sont si beaux sur un tapis de Sarde !
PYTHÉAS. Et sa joue est si rose, alors qu'elle se farde !
LE PEUPLE. Elle entre, amis, debout ! debout !
SCÈNE III LES MÊMES, SAPHO, suivie par des jeunes filles.
CHŒUR DE JEUNES FILLES. Salut, ô rivale d'Alcée ! Salut, ô muse de Lesbos ! En naissant tu fus caressée Par le Dieu qu'adore Délos !
SAPHO. Phaon ! — cette rencontre est un heureux présage.
PHAON, à Sapho. Tout s'émeut sur votre passage. (A part.) Je sens à ses regards tous mes sens se troubler. (Haut, à Sapho.) Ma voix à tant de voix peut-elle se mêler ?
SAPHO. De la lyre et des vers je dispute la palme, Non sans crainte, non sans effroi, Mais j'entrerais dans la lice plus calme, Si je savais que vos vœux sont pour moi.
PHAON. Ah ! Sapho, mes vœux et mon âme !
PYTHÉAS, à part. Bien, très bien ! voilà qu'il s'enflamme ! Enorgueillis-toi de Sapho ! Glycère est tout ce qu'il me faut
SCÈNE IV
LES MÊMES, GLYCÈRE. GLYCÈRE. Quel entretien si doux tient ton âme occupée, Phaon, pour t'oublier si longtemps loin de moi ?
PHAON. Que voulez-vous ?
GLYCÈRE. Je vois qu'on ne m'a pas trompée, Et ma place en ton cœur est près d'être usurpée.
PYTHÉAS, à part. Bon ! l'affaire s'engage ! Écoutons, restons coi !
SAPHO, à Phaon. Quelle est cette femme hardie ?
GLYCÈRE. Cette femme !... Ce n'est qu'une femme sans nom, Que les Grecs n'ont pas applaudie, Qu'on prend et que l'on congédie, Sans même en dire la raison ; Mais si peu qu'elle soit, elle est fière, Phaon ! Et ne supporte pas que son amant lui donne Une rivale, fût-ce Aphrodite en personne !
PHAON, à Glycère. Vous écoutez beaucoup l'orgueil de vos appas.
GLYCÈRE, à Phaon. Oui, je l'écoute ; et pourquoi pas ? Penses-tu que je sois confuse De lutter avec une muse ? Je crois que, s'il s'agit d'amour, La beauté des filles d'Asie Est la première poésie... Et ce fut ton avis un jour !...
[ PHAON. [ Quand de choisir elle me presse, [ Faut-il que, par un jeu moqueur, [ Le sort, balançant ma tendresse, [ Ici fasse hésiter mon cœur ! [ [ PYTHÉAS. [ On se dispute sa tendresse, [ Est-il heureux, ce beau vainqueur ! [ Et moi, je frise la vieillesse, [ Sans avoir pu placer mon cœur ! [ [ SAPHO. [ Il avait donc une maîtresse, [ Et je dois disputer son cœur ! [ Qu'importe ! j'aurai sa tendresse [ Avec la palme du vainqueur. [ [ GLYCÈRE. [ Il n'ose nommer sa maîtresse ; [ Mais par le souvenir vainqueur [ De ses feux et de notre ivresse, [ Je saurai retenir son cœur ! (Phaon veut retenir Sapho, qui l'arrête du geste ; elle entre dans le temple.)
SCÈNE V GLYCÈRE, PHAON, PYTHÉAS.
GLYCÈRE, à Phaon. Laisse-la traîner ses cothurnes Loin de nous, et porter ailleurs Sa lyre et ses pleurs taciturnes : Mon sourire vaut bien ses pleurs !
SCÈNE VI
LES MÊMES, ALCÉE, suivi par un groupe de
jeunes gens. CHŒUR DE JEUNES GENS. Salut, Alcée, amer poète, Rapide ennemi des tyrans. Salut encor, chantre de fête, Des yeux et des vins transparents ! Deux esprits brûlent dans ta tête Et te font grand parmi les grands.
ALCÉE, au peuple. Ô Grecs mélodieux, merci de votre hommage ! — Salut, Phaon ! salut, Glycère... et Pythéas.
PYTHÉAS. Que l'applaudissement éclatant sur vos pas Vous soit, Alcée, heureux présage, Et qu'un laurier nouveau...
ALCÉE. Que m'importent mes vers ! Il s'agit bien ici de la palme olympique ! Il s'agit de savoir si la race hellénique A pour les opprimés des cœurs toujours ouverts, Ou si notre action contre la tyrannie Par les amphictyons doit être un jour punie.
PHAON. Quelle épreuve en fais-tu ?
ALCÉE. Les Grecs de tous pays Par les jeux solennels sont ici réunis : Au lieu de réciter à la foule attentive Ces vers harmonieux dont le charme captive, Je vais lui célébrer, d'un mâle et rude accent, Les mains qui des tyrans ont répandu le sang. Si la foule se tait, nous n'avons rien à faire.
PYTHÉAS, à part. Je voudrais bien qu'elle se tût ! Conspirer n'est pas mon affaire.
ALCÉE, continuant. Mais si j'éveille en eux leur antique vertu, Et si l'enthousiasme à ma voix les soulève Comme les vents du sud les vagues sur la grève, Avançons hardiment, et, sûrs du lendemain, Au cœur de Pittacus frayons-nous un chemin.
PYTHÉAS, à part. Ah ! fallait-il que je fusse ivre Quand je m'engageai dans leurs rangs, Moi qui suis si content de vivre Et qui hais si peu les tyrans !
ALCÉE, bas. Silence, amis, on nous contemple ! (Haut.) Déjà la foule sort du temple.
SCÈNE VII LES MÊMES, PRÊTRES, PEUPLE.
CHŒUR pendant lequel le peuple sort du temple et se range sur la scène. Les entrailles des victimes Nous annoncent que les dieux Sont joyeux ; Poètes, soyez sublimes ! Car vos chants harmonieux Sont écoutés dans les cieux.
LES PRÊTRES, sur les degrés de l'autel d'Apollon. Ô puissant Jupiter, ô souverain des dieux, Modérateur du monde, assembleur de nuages, Chasse leur noir troupeau de la plaine des cieux Et vers d'autres climats exile les orages. (Entrent Sapho et Alcée.) Les poètes divins vont t'apporter leur miel ; Si tu te plais aux jeux de ces nobles abeilles, Commande, roi des airs, aux quatre vents du ciel De laisser parvenir leurs chants à tes oreilles.
LE PEUPLE. Exauce-nous, ô Jupiter ! Maître de la terre et de l'air.
LE GRAND PRÊTRE. Les Dieux, d'un œil clément, ont vu nos sacrifices.
DEUX HÉRAUTS. Ô poètes, chantez, car les dieux sont propices !
UN HÉRAUT. Alcée ! Alcée ! Alcée !
ALCÉE, monté sur les degrés de
l'autel, chante. Ode
Ô liberté, déesse austère, On a brisé ton fier autel ; Mais de tes pas la vieille terre Garde un souvenir immortel ! Il vient une heure où chaque fibre Se révolte aux cœurs généreux, Et crie à l'homme qu'il est libre Et n'a pour maîtres que les dieux ! Que le bras se lève Pour les maux soufferts A défaut de glaive, Brandissons nos fers !
L'humanité qui dégénère N'est-elle plus fille des dieux ? Son œil baissé vers la poussière N'ose-t-il regarder les cieux ? Ressaisis donc ton héritage, Noble race, avec ta fierté ; Si tu naquis dans l'esclavage, Lègue à tes fils la liberté ! Que le bras se lève Pour les maux soufferts ; A défaut de glaive, Brandissons nos fers !
LE PEUPLE, s'élançant autour de l'autel. Honte à la tyrannie ! Malheur à qui s'endort Dans cette ignominie ! Plutôt la mort !
ALCÉE, à Phaon. Les entends-tu, Phaon, ces cris d'enthousiasme ?
PHAON. C'est de l'espoir pour nous.
PYTHÉAS, à part. Je suis dans le marasme.
LE HÉRAUT, sur les degrés de l'autel. Sapho ! Sapho ! Sapho !
SAPHO, s'avance et chante. Ode
Héro, sur la tour solitaire, Des mers aspirant la fraîcheur, Attend le nocturne nageur Que guide l'amour vers la terre. Tremblant à la voûte des cieux, Phœbé sur la plaine marine Répand la caresse argentine De ses rayons silencieux. Tout dort sur la terre embaumée Mais au cœur de la bien-aimée La nuit d'amour Est le vrai jour. La mer qui les sépare est si large et profonde L'heure s'avance... il ne vient pas !... Mais soudain sur les flots brille sa tête blonde, Encor bien loin... bien loin, hélas !... Mais l'amour soutient son courage, Il avance.., il approche.., il a touché la plage, Et vers la tour précipite ses pas... Héro, pâle et joyeuse, est enfin dans ses bras ! Viens dans les bras de ton amante, Vainqueur des flots retentissants ! Viens partager la flamme ardente Qui met notre âme dans nos sens. Un jour nos feux impérissables, Des temps perçant l'obscurité, A nos deux noms inséparables Donneront l'immortalité.
LE PEUPLE. Évoé ! Gloire ! Évoé ! Gloire !
ALCÉE. Je veux proclamer ta victoire.
LE PEUPLE. Évoé !
GLYCÈRE. Tombe sur eux mon anathème ! (Elle sort.)
LE PEUPLE. Évoé !
PHAON, à Sapho. Chacun t'admire, et moi je t'aime !
CHŒUR DES PRÊTRES. Fille d'Apollon, Viens, sous la couronne Que le Dieu te donne, Incliner ton front !
LE PEUPLE. Évoé !
SAPHO. Merci, Vénus, ô protectrice ! Tu prends pitié de mon supplice. Tu m'inspires l'accent vainqueur ! C'est toi qui souris à ma peine ! Et ta puissance me ramène Toute ma joie avec son cœur !
PHAON. Bonheur enivrant et suprême ! Oui, c'est toi, toi seule que j'aime ! C'est toi, fille des cieux, Dont la foule éperdue Porte jusqu'à la nue Le nom victorieux !
SAPHO. Dans ce peuple qui me salue, Phaon, c'est toi seul que je vois ! Dans ces cris de la foule émue, Phaon, je n'entends que ta voix !
LE PEUPLE. Que tout un peuple te salue Et que par nous jusqu'à la nue Soit élevé ton nom vainqueur ! Honneur ! honneur ! honneur !
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Nouvelle édition conforme à la représentation de 1884
ACTE PREMIER
A Olympie. Place devant le temple de Jupiter. Sur l'un des côtés de la scène, au fond, le temple, dont la façade et les degrés se présentent de face au public. Au lever du rideau, la foule se rend processionnellement au temple.
SCÈNE PREMIÈRE
Introduction (Marche et Chœur.)
CHŒUR PROCESSIONNEL. Ô Jupiter, si tu te plais aux jeux, Aux jeux sacrés que célèbre Olympie, Ne permets pas le triomphe à l'impie, Ne permets pas la honte aux courageux ! (Entre le cortège d'un Athlète vainqueur.)
LE CORTÈGE. Pétrissons le miel avec l'orge ! Gloire au vainqueur de trois combats ! Ses rivaux serrés à la gorge, Jusqu'à la mort n'oublieront pas Que le rude marteau de forge Est moins terrible que son bras. Pétrissons le miel avec l'orge ! Gloire au vainqueur de trois combats. (Le cortège entre dans le temple.)
CHŒUR PROCESSIONNEL. Heureux celui que la foule contemple, Et dont le nom est porté jusqu'aux cieux. Rien n'est plus beau qu'un vainqueur dans un temple, Agenouillant sa gloire aux pieds des dieux. (Le chœur entre dans le temple.)
SCÈNE II PHAON, PYTHÉAS.
PYTHÉAS. Tu ne suis pas la multitude, Phaon ?
PHAON. Je suis mieux seul ici.
PYTHÉAS. Tu vas passer pour amoureux transi.
PHAON. Amoureux, et pourquoi ?
PYTHÉAS. Parce que d'habitude, Les cœurs épris de solitude Ne sont pas les cœurs sans souci.
PHAON. Certes, j'en ai ; mais j'imagine, Bon Pythéas, que tu n'en manques point, Du tyran avec nous conspirant la ruine !
PYTHÉAS. Pittacus et Lesbos sont loin ! Oublions donc une minute Lesbos, Pittacus et sa chute ! De Glycère tu sens se détacher ton cœur, Et pour Sapho ... Mais quoi, déjà la rougeur ? J'ai donc deviné ?
PHAON. Je l’avoue !... Mon cœur flotte entre deux amours Et Vénus méchamment se joue A le voir s'égarer dans ses propres détours !
Romance I Puis-je oublier, ô ma Glycère, Nos jours heureux Et tant de grâce et la lumière De tes beaux yeux, Ta belle épaule éblouissante Sous le collier, Ô Glycère, et ta voix mourante... Puis-je oublier ?
PYTHÉAS. Si ta mémoire est infidèle, Mille environ, Mille autres amants de la belle Se souviendront. Et Sapho ?
PHAON. Sapho !
II Forme terrestre, âme divine, Regard vainqueur ! Lampe d'argile qu'illumine Le feu du cœur ! Sapho, j'ignore par quels charmes Tu me retiens ; Mais j'ai vu tes yeux pleins de larmes Et m'en souviens.
PYTHÉAS. Oui, conserves-en la mémoire, Car son amour Mêlera ton nom à sa gloire Pendant un jour !
VOIX D'HOMMES DU PEUPLE, au fond. Voilà Sapho ! Sapho ! Sapho qui vient, regarde !
PYTHÉAS, à Phaon. Lorsque Glycère passe, on ne dit rien du tout.
PHAON. Ses pieds nus sont si beaux sur un tapis de Sarde !
PYTHÉAS. Et sa joue est si rose alors qu'elle se farde !
PEUPLE. Elle entre, amis, debout ! debout !
SCÈNE III LES MÊMES, SAPHO, suivie par des jeunes filles.
CHŒUR DE JEUNES FILLES. Salut, ô rivale d'Alcée ! Salut, ô muse de Lesbos ! En naissant tu fus caressée Par le Dieu qu'adore Délos !
SAPHO. Phaon ! cette rencontre est un heureux présage .
PHAON, à Sapho. Tout s'émeut sur votre passage. (A part.) Je sens, à ses regards, tous mes sens se troubler. (Haut à Sapho.) Ma voix à tant de voix peut-elle se mêler ?
SAPHO. De la lyre et des vers je dispute la palme, Non sans crainte, non sans effroi ; Mais j'entrerais dans la lice, plus calme, Si je savais que vos vœux sont pour moi.
PHAON. Ah ! Sapho, mes vœux et mon âme !
SCÈNE IV LES MÊMES, GLYCÈRE.
GLYCÈRE. Quel entretien si doux tient ton âme occupée. Phaon, pour t'oublier si longtemps loin de moi ?
PHAON. Que voulez-vous ?
GLYCÈRE. Je vois qu'on ne m'a pas trompée, Et ma place en ton cœur est près d'être usurpée.
PYTHÉAS, à part. Bon ! l'affaire s'engage ! Écoutons, restons coi !
SAPHO, à Phaon. Quelle est cette femme hardie ?
GLYCÈRE. Cette femme !... Ce n'est qu'une femme sans nom Que les Grecs n'ont pas applaudie, Qu'on prend et que l' on congédie, Sans même en dire la raison ; Mais si peu qu'elle soit, elle est fière, Phaon ! Et ne supporte pas que son amant lui donne Une rivale, fût-ce Aphrodite en personne.
PHAON, à Glycère. Vous écoutez beaucoup l'orgueil de vos appas.
GLYCÈRE, à Phaon. Oui, je l'écoute ; et pourquoi pas ? Penses-tu que je sois confuse De lutter avec une muse ? Je crois que, s'il s'agit d'amour, La beauté des filles d'Asie Est la première poésie ... Et ce fut ton avis un jour !...
[ PHAON. [ Quand de choisir elle me presse, [ Faut-il que, par un jeu moqueur, [ Le sort, balançant ma tendresse [ Ici fasse hésiter mon cœur ! [ [ PYTHÉAS. [ On se dispute sa tendresse, [ Est-il heureux, ce beau vainqueur [ Et moi je frise la vieillesse, [ Sans avoir pu placer mon cœur ! [ [ SAPHO. [ Il avait donc une maîtresse, [ Et je dois disputer son cœur ! [ Qu'importe ? j'aurai sa tendresse [ Avec la palme du vainqueur. [ [ GLYCÈRE. [ Il n'ose nommer sa maîtresse ; [ Mais par le souvenir vainqueur [ De ses feux et de notre ivresse, [ Je saurai retenir son cœur !
SCÈNE V LES MÊMES, PRÊTRES, PEUPLE.
CHŒUR, pendant lequel le peuple sort du temple et se range sur la scène. Les entrailles des victimes Nous annoncent que les Dieux Sont joyeux; Poètes, soyez sublimes ! Car vos chants harmonieux Sont écoutés dans les cieux.
LES PRÊTRES, sur les degrés du temple. Ô puissant Jupiter, ô souverain des Dieux, Modérateur du monde, assembleur de nuages, Chasse leur noir troupeau de la plaine des cieux Et vers d'autres climats exile les orages. (Entrent Sapho et Alcée.)
LE PEUPLE. Exauce-nous, ô Jupiter ! Maître de la terre et de l'air.
LES PRÊTRES. Ces poètes divins vont t'apporter leur miel ; Si tu te plais aux jeux de ces nobles abeilles, Commande, roi des airs, aux quatre vents du ciel, De laisser parvenir leurs chants à tes oreilles !
LE PEUPLE. Exauce-nous, ô Jupiter ! Maître de la terre et de l'air.
LE GRAND PRÊTRE . Les Dieux d'un œil clément ont vu nos sacrifices.
DEUX HÉRAUTS. O poètes, chantez, car les Dieux sont propices !
LE HÉRAUT, sur les degrés du temple. Alcée ! Alcée ! Alcée !
ALCÉE. Ô liberté, déesse austère, On a brisé ton fier autel ; Mais de tes pas la vieille terre Garde un souvenir immortel. Il vient une heure où chaque fibre Se révolte aux cœurs généreux, Et crie à l'homme qu'il est libre Et n'a pour maître que les Dieux. Que le bras se lève Pour les maux soufferts ; A défaut de glaive, Brandissons nos fers.
L'humanité qui dégénère N'est-elle plus fille des Dieux ? Son œil baissé vers la poussière N'ose-t-il regarder les cieux ? Ressaisis donc ton héritage, Noble race, avec ta fierté ; Si tu naquis dans l'esclavage, Lègue à tes fils la liberté ! Que le bras se lève Pour les maux soufferts ; A défaut de glaive, Brandissons nos fers.
LE PEUPLE. Meure la tyrannie ! Malheur à qui s' endort Dans cette ignominie ! Plutôt la mort !
ALCÉE. Les entends-tu, Phaon, ces cris d'heureux présage ?
PHAON. La Grèce t'a compris ! Elle nous encourage.
LE HÉRAUT, sur les degrés de l'autel. Sapho ! Sapho ! Sapho !
LE PEUPLE, s'écartant. Silence ! écoutons !
SAPHO, s'avance et chante.
Ode Héro, sur la tour solitaire, Des mers aspirant la fraîcheur, Attend le nocturne nageur Que guide l'amour vers la terre. Tremblant à la voûte des cieux, Phœbé sur la plaine marine Répand la caresse argentine De ses rayons silencieux. Tout dort sur la terre embaumée ; Mais au cœur de la bien-aimée, La nuit d'amour Est le vrai jour. La mer qui les sépare est si large et profonde, L'heure s'avance... il ne vient pas... Mais soudain sur les flots brille sa tête blonde Encor bien loin... bien loin, hélas ! Mais l'amour soutient son courage, Il avance, il approche, il a touché la plage Et vers la tour précipite ses pas... Héro, pâle et joyeuse, est enfin dans ses bras ! Viens dans les bras de ton amante, Des flots vainqueur audacieux, Viens partager la flamme ardente Qui nous élève au rang des Dieux. Un jour cette flamme si belle, Des temps perçant l'obscurité, A notre amour tendre et fidèle Donnera l'immortalité.
LE PEUPLE. Evoé ! Gloire ! Evoé ! Gloire !
ALCÉE. Je veux proclamer ta victoire.
LE PEUPLE. Evoé !
PYTHÉAS. O Glycère, ô beauté suprême ! Je t'aurai !
LE PEUPLE. Evoé !
PHAON, à Sapho. Chacun t'admire, et moi je t'aime.
SAPHO. Merci, Vénus, ô protectrice ! Tu prends pitié de mon supplice, Tu m'inspires l'accent vainqueur ! C'est toi qui souris à ma peine ! Et ta puissance me ramène Toute ma joie avec son cœur !
PHAON. O bonheur enivrant et suprême, Oui, c'est toi, toi seule que j'aime ; C'est toi, fille des cieux, Dont la foule éperdue Porte jusqu'à la nue Le nom victorieux.
SAPHO. Dans ce peuple qui me salue, Phaon, c'est toi seul que je vois ! Dans ces cris de la foule émue, Phaon, je n'entends que ta voix.
LE PEUPLE. Que tout un peuple te salue, Et que par nous, jusqu'à la nue, Soit élevé ton nom vainqueur. Honneur ! honneur ! honneur !
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scène finale de l'Acte I lors de la création : au premier plan, de g. à dr. : Louis Gueymard (Phaon), Pauline Viardot (Sapho), Brémond (Pythéas), Mécène Marié (Alcée)
Version originale (édition de 1885)
ACTE DEUXIÈME
A Lesbos, dans la maison de Phaon.
SCÈNE PREMIÈRE
PHAON, ALCÉE, PYTHÉAS, CRATÈS, CYNÉGIRE,
CONJURÉS, ESCLAVES, qui remplissent les coupes des conjurés. CHŒUR. Gloire à Bacchus, dieu de la coupe ! Pour nous à la céleste troupe Il déroba le jus divin : Gloire à Bacchus, dieu du bon vin !
PHAON. Il a voulu, quand l'homme pleure Sous le poids des jours attristé, A chacun procurer une heure, Une heure de divinité !
CHŒUR. Gloire à Bacchus, etc.
PHAON. Mon œil se trouble ; un doux mystère M'a transporté parmi les dieux : Quand ce qu'on voit n'est plus la terre, C'est sans doute qu'on voit les cieux.
CHŒUR. Gloire à Bacchus, etc.
CYNÉGIRE. Mais toi, gros Pythéas à la face vermeille, Tu bois beaucoup et ne dis rien !
PHAON. Allons, pour réveiller ta gaîté qui sommeille, La chanson à Bacchus !
PYTHÉAS. Allons, je le veux bien.
Couplets
I Que Mars renonce à notre hommage ! Oui, de lui nous nous passerons. Bacchus est le dieu du courage, Car seul il en donne aux poltrons. Un homme ivre, amis, en vaut quatre ! Un soldat à jeun est transi. Bacchus, merci ! Plus de souci ! A m'enhardir par toi j'ai réussi. Buvons, amis ; s'il s'agit de se battre, Voir double est le moyen de frapper double aussi.
II Vénus n'est plus une déesse, A Bacchus transportons ses droits ; C'est le vrai dieu de la tendresse, Car seul il en donne aux plus froids. Un homme ivre, amis, en vaut quatre ! Un amant à jeun est transi. Bacchus, merci ! Plus de souci ! A m'enhardir par toi j'ai réussi. Buvons, amis ; s'il s'agit de se battre, Voir double est le moyen de frapper double aussi.
ALCÉE. Maintenant, cher Phaon, fais sortir tes esclaves ; Nous avons à parler ici de choses graves. (Phaon fait un signe aux esclaves, qui se retirent.)
PHAON. Ainsi le jour de l'œuvre est arrivé ?
ALCÉE. Demain, s'il plaît aux dieux, le pays est sauvé. Oui ! le tyran offre à la première heure Une hécatombe à Jupiter. Espérez-vous trouver l'occasion meilleure ?
TOUS. Non ! non !
PHAON. En quelles mains remettrons-nous le fer ?
ALCÉE. Le sort décidera ; voici des dés ; qu'on tire, Et le point le plus bas frappera Pittacus. (Il jette les dés.) J'ai cinq. — A toi, Cratès.
CRATÈS, jetant. Huit ! — A toi, Cynégire.
CYNÉGIRE. Douze.
PYTHÉAS, à part. J'achèterais son point dix mille écus.
ALCÉE. A toi, Pythéas.
PYTHÉAS, à part. Quelle transe ? (Il jette les dés.) Trois !
ALCÉE. Beau point. C'est à toi, selon toute apparence, Que l'honneur de frapper le monstre est réservé.
PYTHÉAS, à part. Je déclare dès lors que le monstre est sauvé.
PHAON. A moi pourtant. — Deux.
PYTHÉAS, à part. Ouf ! (Haut.) Je n'ai guère de chance !
ALCÉE, à Phaon. Heureux joueur, par qui le bon dé fut jeté, Prends l'enjeu, cher Phaon, c'est l'immortalité ! Nous nous chargeons du reste. Voici, seigneurs, un manifeste Pour expliquer au peuple notre plan ; J'avais laissé le nom du meurtrier en blanc ; J'écris ton nom, toi que le sort désigne ; Et maintenant que chacun signe. (Tous signent.)
PYTHÉAS, à part. Pittacus ne lira ceci qu'après sa mort ; Signons sans crainte et sans remord.
PHAON, à Pythéas. En ta qualité d'homme riche, Tu feras copier par des esclaves sûrs (Il le lui remet.) Ce manifeste, afin que demain on l'affiche Dans tous les coins, sur tous les murs.
PYTHÉAS. Je m'en charge.
ALCÉE. C'est bien. Pour la grande journée Chacun de nous a sa tâche assignée. Axant de nous quitter, jurons de l'accomplir !
TOUS. Nous jurons tous de la remplir ; Honte à celui dont la main tremble ! Liberté, nous vaincrons, ou nous mourrons ensemble, Pour te conquérir !
PYTHÉAS, à part. Je le connais celui dont la main tremble !
PHAON. A demain donc, amis. (A Alcée.) Allons dans le jardin, Et, devisant de toutes choses, Sous les myrtes fleuris et sous les lauriers-roses, De nos dangers présents promenons le dédain. (Ils sortent, hors Pythéas.)
SCÈNE II
PYTHÉAS, seul. Promenez vos dédains… moi je songe à Glycère, Pour essayer de me distraire. Il me faut à tout prix conquérir ses faveurs ; Son Phaon la délaisse ; et sans doute, moins fière, Elle aura de ses yeux adouci les rigueurs !
SCÈNE III PYTHÉAS, GLYCÈRE, suivie d'une esclave.
Reste là. (Elle s'avance et frappe sur l'épaule de Pythéas.) Pythéas !
PYTHÉAS, se lève, un peu ivre. Ô charmant tête-à-tête !
GLYCÈRE. Où sont-ils ces heureux amants ?
PYTHÉAS. Et que leur voulez-vous ?
GLYCÈRE. Je veux troubler la fête ; Ah ! l'on se donne ici des divertissements ! Les cymbales et les cithares Font éclater ma honte dans les airs En joyeuses fanfares ! De mes yeux à Phaon j'apporte les éclairs.
PYTHÉAS. Vous voulez vous venger ?
GLYCÈRE. Je le veux ardemment.
PYTHÉAS. Eh bien ! prenez-moi pour amant.
GLYCÈRE. Ce serait me venger de lui, mais non pas d'elle.
PYTHÉAS. Dites, dites le mot : je vous déplais, cruelle ! Vous me croyez poltron ; mais vous verrez demain Que je suis un vaillant par le cœur et la main.
GLYCÈRE. Demain ? Expliquez-vous.
PYTHÉAS. Non, non, c'est inutile ; Vous saurez mon courage avec toute la ville. Pour l'instant il suffit de vous dire en un mot Que nous sommes en train de jouer notre tête ; (A part.) Ce qui n'est pas le fait d'un poltron... mais d'un sot.
GLYCÈRE. Quelque complot s'apprête ?
PYTHÉAS. Pas du tout.
GLYCÈRE, à elle-même. C'est cela. — J'avais déjà surpris Des mots entre Cratès, Alcée et Cynégire. (A Pythéas.) Phaon en est-il ?
PYTHÉAS. Non ; — je n'ai rien à vous dire, Sinon qu'il ne se trame aucun complot.
GLYCÈRE. Tant pis !
Duo
Il m'aurait plu de vous voir cette audace.
PYTHÉAS, à part. Je lui plairais par cette audace !
GLYCÈRE. Elle vous eût rendu beau tout à fait !
PYTHÉAS, à part. Je semblerais beau tout à fait !
GLYCÈRE. Car la valeur, des hommes c'est la grâce.
PYTHÉAS, à part. Oui, la valeur, c'est notre grâce.
GLYCÈRE. Et je ne sais tout ce que j'aurais fait.
PYTHÉAS, à part. Je comprends ce qu'elle aurait fait.
[ GLYCÈRE, à part. [ Un peu d'espérance [ Va bientôt, je pense, [ Le rendre indiscret. [ Je tiens ma vengeance, [ Si j'ai leur secret ! [ [ PYTHÉAS, à part. [ Ô douce espérance [ Pour mon imprudence [ Quoi ! je lui plairais [ Par la confidence [ De tous nos secrets !
PYTHÉAS. Vous m'aimeriez, avez-vous dit, ma belle, Si je trempais dans de mâles desseins ?
GLYCÈRE. Je me plairais à l'amour d'un rebelle ; Mais les complots sont pour vous trop malsains.
PYTHÉAS. Eh bien ! il faut tout vous dire, Puisque vous m'y provoquez. Demain Pittacus expire.
GLYCÈRE. Vous vous moquez !
PYTHÉAS. Pour massacrer ce satrape, Nous sommes tous convoqués, Et c'est Phaon qui le frappe.
GLYCÈRE. Vous vous moquez !
PYTHÉAS. Par Pluton et par l'Érèbe, Jamais en vain invoqués, Je dois haranguer la plèbe.
GLYCÈRE. Vous vous moquez !
PYTHÉAS. Ah ! c'est trop me laisser accuser de mensonge.
GLYCÈRE. Non, vous ne mentez pas, mais vous avez dormi, Et me racontez votre songe. Éveillez-vous, mon bel ami.
PYTHÉAS. En croirez-vous la preuve écrite ?
GLYCÈRE. Vous l'avez là, sur vous ?
PYTHÉAS. Je l'ai.
CLYCÈRE. Donnez-la moi.
PYTHÉAS. Non, pas si vite ; Je ne veux pas être volé. Je vous la vends.
GLYCÈRE. Je vous l'achète.
PYTHÉAS, tirant le manifeste de sa robe. Reste à s'entendre sur le prix.
GLYCÈRE. Le procédé n'est pas honnête.
PYTHÉAS. Je ne veux pas être surpris.
GLYCÈRE. Va m'attendre, mon maître, Va clore ta fenêtre, Allumer ton trépied : J'irai, vêtue en rose, Te joindre à la nuit close, Sur la pointe du pied.
PYTHÉAS, lâchant le manifeste. Oui, je comprends, mignonne, Ton désir ; Le mystère assaisonne Le plaisir !
[ GLYCÈRE. [ Adieu, du mystère ! [ Attends que la nuit [ Ait éteint sur terre [ Le jour et le bruit. [ [ PYTHÉAS. [ Adieu, du mystère ! [ J'attends que la nuit [ Ait éteint sur terre [ Le jour et le bruit. (Pythéas sort.)
SCÈNE IV
GLYCÈRE, à son esclave. Comprends-moi bien, ma bonne Phèdre ; Porte chez moi ce parchemin ; Mets-le dans ma boite de cèdre, Et cache-la dans le jardin. Si je n'ai point passé ma porte Après l'étoile de Vénus, Pleure-moi, car je serai morte, Et porte cet écrit au noble Pittacus. Quelqu'un ! — Va-t'en sans être vue. (L'esclave sort.) Sapho vient, de sourire et de bonheur pourvue, Tournant vers l'avenir un œil riant et sûr... C'est ton dernier sourire ! — Une foudre imprévue Va bientôt éclater dans tes rêves d'azur.
SCÈNE V SAPHO, GLYCÈRE.
SAPHO, en entrant. Glycère ici ! Que cherche-t-elle ?
GLYCÈRE. Le hasard a conduit par ici mes loisirs : De joie et de chansons cette maison ruisselle, Et j'ai trouvé piquant d'épier vos plaisirs. (Admirant avec ironie le luxe de l'appartement.) Phaon pour vous fait bien les choses ; Mais il les faisait mieux pour moi ! Il versait l'or à larges doses Comme eût pu faire le grand roi.
SAPHO. Il versait l'or, — tandis qu'il m'aime.
GLYCÈRE. Ainsi votre bonheur est le bonheur suprême ! Par un fleuve d'amour votre cœur emporté S'enivre pleinement de sa félicité.
SAPHO. Vous l'avez dit.
GLYCÈRE. Phaon rend justice au mérite ! — Eh bien! il faut qu'il meure ou qu'il te quitte !
SAPHO. Que dis-tu ?
GLYCÈRE, Je suis Némésis ! Tu t'étonnais de ma visite ? C'est l'exil ou la mort que j'apporte : choisis. Je sais tout ; j'ai le manifeste ; Je l'ai surpris à Pythéas.
SAPHO. A moi ! Phaon !
GLYCÈRE. Pas un mot, pas un geste ! Cela ne vous sauverait pas. Le manifeste est en mains sûres, Et j'ai pris toutes mes mesures, Pour qu'au tyran le complot soit trahi, Si l'on ne m'a dans une heure obéi.
SAPHO. Qu'ordonnez-vous ?
GLYCÈRE. Que Phaon parte.
SAPHO. Pour quel pays ?
GLYCÈRE. Athène ou Sparte.
SAPHO. C'est bien,
GLYCÈRE. Tu vas jurer aussi De ne pas lui montrer ma main dans tout ceci ; Tu m'entends ?
SAPHO. Oui.
GLYCÈRE. Jure donc.
SAPHO. Je le jure !
GLYCÈRE. Mais par le Styx.
SAPHO. Par le Styx !
GLYCÈRE. Ton serment Est reçu par les dieux punisseurs du parjure ; Songes-y si tu tiens aux jours de ton amant.
SAPHO. Est-ce tout ?
GLYCÈRE. Ce ne serait guère, N'est-ce pas ? car tu le suivrais ; Et joyeuse avec lui sur la terre étrangère, De ma vengeance tu rirais ! Jure encor de ne pas le suivre.
SAPHO. Ah ! jamais !
GLYCÈRE. Il le faut.
SAPHO. Non ; plutôt ne pas vivre !
GLYCÈRE. Aimes-tu mieux que je le livre ?
SAPHO. Cruelle ! que vous ai-je fait ? Tenez, ma fierté s'humilie, Je m'agenouille et je supplie ; Votre orgueil est-il satisfait ? Ne poussez pas la barbarie Jusqu'à la dernière rigueur ; Et chassez-moi de ma patrie, Mais ne m'arrachez pas le cœur. (Elle tombe à ses genoux.)
GLYCÈRE. Non, je veux t'arracher le cœur !
SAPHO, se relevant avec indignation. Ah ! c'en est trop !... Va-t'en, fuis, misérable ! Fais connaître une femme assez inexorable, Assez vouée à Némésis, Pour immoler sans épouvante Celui qu'elle se vante D'avoir aimé jadis !
GLYCÈRE. Ainsi donc ?...
SAPHO. Non !
GLYCÈRE. Adieu ! je vais chez Pittacus. (Elle sort lentement ; Sapho la suit des yeux avec anxiété. Au moment où elle ouvre la porte, Sapho s'élance.)
SAPHO. Arrêtez ! je promets...
GLYCÈRE. De ?...
SAPHO. De ne pas le suivre.
GLYCÈRE. Enfin !
SAPHO. Ô Dieux ! qu'un tel monstre ait pu vivre !
GLYCÈRE. L'injure est permise aux vaincus.
[ SAPHO. [ Tu m'as vaincue, oui, fais-en gloire ; [ Mais sache, après de tels combats, [ Que Sapho ne changerait pas [ Sa défaite pour ta victoire ; [ Sache qu'au prix des plus grands biens [ Je ne voudrais pas, sur mon âme ! [ Etre aussi lâchement infâme [ A tes yeux que tu l'es aux miens ! [ [ GLYCÈRE. [ Je t'ai vaincue et j'en fais gloire, [ Car en de semblables combats [ Il n'est rien d’ignoble et de bas, [ Pourvu que l'on ait la victoire. [ Qu’importe donc par quels moyens [ Ta rivale t’arrache l'âme ! [ A tes yeux je suis moins infâme [ Que tu n'es exécrable aux miens.
SCÈNE VI LES MÊMES, PHAON.
GLYCÈRE, courant à Phaon. Phaon, je viens sauver ta tête ; Tons vos complots sont découverts Et votre châtiment s'apprête.
PHAON. Ô coup inattendu ! d'où nous vient ce revers ?
GLYCÈRE. Pythéas vous trahit. — Ce soir ton manifeste Par lui-même est remis aux mains de Pittacus. Va, ne perds pas de temps en discours superflus.
PHAON, à Sapho. Fuyons, Sapho.
SAPHO. Fuis seul... je reste.
PHAON. Tu restes ?
SAPHO. Oui.
PHAON. Tu ne m'aimes donc plus ?
SAPHO. Je t'aime.
PHAON. Eh bien, nous partirons ensemble. Tu te tais ? — Réponds-moi. — Tu pâlis... ta main tremble ! Tu consens à me quitter ! De ton cœur me faut-il douter ? Non, je ne croirai pas que Sapho m'abandonne Le jour où le malheur visite ma maison ; (Se tournant vers Glycère.) Et sous cet abandon... Glycère, je soupçonne Quelque odieuse trahison.
GLYCÈRE. Ingrat ! voilà ma récompense ! Et voilà ta façon de me remercier ! Je ne descendrai pas à me justifier : Que Sapho prenne ma défense.
SAPHO. Dans ma décision Glycère n'est pour rien, Je suis obligée à le dire. (A part.) Ô mensonge cruel, dont chaque mot déchire Et son cœur et le mien !
[ GLYCÈRE. [ Ô ruse vengeresse ! [ Phaon croit sa maîtresse [ Infidèle au malheur, [ Et, grâce à mon adresse. [ Va me rendre son cœur ! [ [ SAPHO. [ Ô douleur qui m'oppresse ! [ Phaon croit ma tendresse [ Infidèle au malheur ! [ Il va dans sa détresse [ M'arracher de son cœur. [ [ PHAON. [ Ô douleur qui m'oppresse ! [ Je trouve sa tendresse [ Infidèle au malheur. [ Il faut dans ma détresse [ L'arracher de mon cœur ! Adieu donc ! je vous rends votre foi décevante, Et je pars seul pour mon exil.
GLYCÈRE, à Phaon. Non, pas seul... si tu veux de moi pour ta servante, Je te suivrai d'un cœur viril.
SAPHO. Ah ! c'en est trop, et puisqu'on me déchire...
PHAON. Eh bien ?...
GLYCÈRE, à Sapho. Pas de mots superflus. (Avec intention.) Chaque retard le livre à Pittacus.
SAPHO. C'est vrai. Partez, je n'ai rien à vous dire.
PHAON. Et tu prétends m'aimer ?
SAPHO, avec effort. Je ne vous aime plus.
PHAON, à Glycère. Et c'est toi, que j'ai dédaignée, Qui veux suivre ma destinée, T'attacher à mes pas proscrits !
GLYCÈRE. Oui, Phaon, tu m'as méconnue ; Mais je me suis ressouvenue De l'amour et non du mépris.
PHAON, à Sapho. Vous l'entendez, madame ? (A Glycère.) Viens avec moi, viens, noble femme.
[ GLYCÈRE, à Phaon. [ Viens, fuyons ces lieux ; [ A qui te délaisse, [ Que ta fierté laisse [ L'oubli pour adieux. [ [ PHAON, à Glycère. [ Viens, fuyons ces lieux ; [ A qui me délaisse, [ En partant je laisse [ L'oubli pour adieux. [ [ SAPHO. [ Est-ce assez, grands dieux ! [ Je perds sa tendresse, [ Et son cœur me laisse [ L'oubli pour adieux ! (Phaon et Glycère sortent ensemble. — Sapho reste anéantie.)
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Nouvelle édition conforme à la représentation de 1884
ACTE DEUXIÈME
PREMIER TABLEAU
A Lesbos, chez Phaon. – Une grande salle fermée au fond par des rideaux. – A gauche, disposée obliquement, une longue table chargée d'amphores, de coupes et de fruits . – A droite, un guéridon à trois pieds à côté d'un fauteuil. – Sièges des deux côtés de la table de gauche.
SCÈNE PREMIÈRE PHAON, PYTHÉAS, ALCÉE, AUTRES CONJURÉS.
ALCÉE. Délibérons ; l'endroit et l’heure sont propices, Car la fête qu'ici Phaon donne à Sapho Dissipe les soupçons sous ses joyeux auspices, Et laisse du tyran la prudence en défaut. Demain, dès l'aube, il part avec très peu de suite Pour la chasse ; c'est nous qu'il doit trouver au gîte !
PYTHÉAS, très ému. Quoi ! demain ?...
PHAON. Oui ! lui-même à nos coups va s'offrir.
ALCÉE. Pour la grande journée Chacun de nous a sa tâche assignée ; Avant de nous quitter, jurons de l'accomplir.
TOUS. Nous jurons tous de l'accomplir. Honte à celui dont la main tremble ! Liberté, nous vaincrons ou nous mourrons ensemble Pour te conquérir !
PHAON. Voici venir la reine de la fête. Oublions tout, amis, jusqu'à demain.
PYTHÉAS, sur le devant de la scène, pendant que Phaon et les autres vont à la rencontre de Sapho, à part : Devant le péril qui s'apprête, Où trouver l'oubli ? Dans le vin ! (Il s'assied près de la table de gauche et se verse à boire.)
SCÈNE II LES MÊMES, SAPHO, suivie de SES FEMMES.
PHAON. Salut , belle victorieuse ! Votre présence sur mon seuil M'emplit de bonheur et d'orgueil. Je marquerai de blanc cette journée heureuse.
LE CHŒUR. Nous marquerons de blanc cette journée heureuse.
SAPHO. C'est moi, seigneur, que votre accueil Remplit de bonheur et d’orgueil.
LE CHŒUR. Salut, belle victorieuse !
SCÈNE III LES MÊMES, PITTACUS, suivi d' un serviteur qui porte un coffret d'ivoire.
TOUS. Pittacus !
PHAON. Lui !...
PITTACUS, à Phaon. Voilà qui vous surprend ? Je sais que de Sapho vous fêtez la victoire, Et je m'empresse, en bon tyran, D'offrir mon tribut à sa gloire. (A Sapho.) Muse, ouvrez ce coffret d'ivoire. (Sapho ouvre le coffret et en tire une couronne d'or.)
LE CHŒUR. Une couronne d'or !
SAPHO. C'est trop, seigneur, vous me rendez confuse !
PITTACUS. Dites que c'est trop peu ! Par Pollux et Castor ! Vous mériteriez plus encor ! Que n'ai-je à vous offrir, ô muse, Un diadème au lieu d'un simple laurier d'or !
SAPHO. Ô chastes sœurs, troupe savante, Daignez recommander aux dieux Celui dont le respect pieux Vous honore en votre servante !
PITTACUS. Les dieux vous entendront... s'ils entendent quelqu'un. (A Phaon.) En faveur de son but excusez ma visite, Seigneur ; maintenant je vous quitte, Ne voulant pas être importun.
ALCÉE, à Sapho. Souffrez qu'en votre nom, Sapho, Phaon l'invite.
SAPHO. Certes.
PITTACUS, à Phaon. Vous vous taisez ?
PHAON, s'inclinant. Elle est reine ici.
PITTACUS, offrant la main à Sapho. Hé bien ! Couronnons-la !
SAPHO. Noble seigneur, merci ! (Pittacus la conduit au fond du théâtre entourée de ses femmes ; pendant qu'on lui place la couronne sur la tête, les conjurés se rassemblent à gauche et chantent en sourdine :)
PITHÉAS. Voilà mettre sa tête Dans la gueule des loups.
ALCÉE. Ensanglantons la fête !
UN AUTRE. Qu'il tombe sous nos coups !
PHAON. Tant qu'il est sous mon toit, qu'il soit sacré pour tous ! (Pittacus conduit Sapho au fauteuil près du guéridon à droite et reste debout derrière elle.)
ALCÉE, à Phaon. L'épargner, quelle faute !
PHAON remplit deux coupes sur la table de gauche, envoie l'une à Pittacus par un esclave et levant l'autre : Je bois à vous, mon hôte. Se tournant vers les conjurés. Je bois le vin de l'hospitalité !
LE CHŒUR. A l'hospitalité !
PITTACUS. Et moi, Sapho, je bois à l'immortalité !
LE CHŒUR. A l'immortalité ! Gloire à Bacchus, dieu de la coupe ! Gloire a Bacchus, dieu du bon vin ! Pour nous à la céleste troupe Il déroba le jus divin ! (Pendant le chœur et ses reprises, Pittacus parle à voix basse à Sapho ; Phaon les observe avec défiance.)
ALCÉE. Il a voulu, quand l'homme pleure, Sous le poids des jours, attristé, A chacun procurer une heure, Une heure de divinité !...
CHŒUR. Gloire à Bacchus, etc.
PHAON. Mon œil se trouble, un doux mystère M'a transporté parmi les dieux ; Quand ce qu'on voit n'est plus la terre , C'est, sans doute, qu'on voit les cieux !...
CHŒUR. Gloire à Bacchus, etc.
PITTACUS. Mais toi, gros Pithéas, à la face vermeille, Tu bois beaucoup et ne dis rien !
PHAON. Allons ! Pour réveiller ta gaieté qui sommeille, La chanson à Bacchus !
PYTHÉAS. Allons ! je le veux bien. (Il se lève avec peine ; Pittacus le fait remarquer en souriant à Sapho.)
I Que Mars renonce à notre hommage ! De ce dieu nous nous passerons. Bacchus est le dieu du courage Car seul il en donne aux poltrons ! Un homme ivre, amis, en vaut quatre ! Un soldat à jeun est transi. Bacchus, merci ! Plus de souci ! A m'enhardir par toi j'ai réussi ! Buvons, amis, buvons ! S'il s'agit de se battre, Voir double est le moyen de frapper double aussi.
II Vénus n’est plus une déesse ! A Bacchus transportons ses droits ! C'est le vrai dieu de la tendresse, Car seul il en donne aux plus froids ! Un homme ivre, amis, en vaut quatre ! Un amant à jeun est transi. Bacchus, merci ! A m'enhardir par toi j'ai réussi ! Buvons, amis, buvons ! S'il s'agit de se battre, Voir double est le moyen de frapper double aussi. (Il se rassied près de la table, au milieu des rires et des applaudissements des assistants.)
PHAON. Et maintenant, seigneurs, allons dans les jardins Où, devisant sur toutes choses, Sous les myrtes fleuris et sous les lauriers roses, Nous attendrons gaîment l'heure des baladins. Sapho ! seigneurs ! daignez me suivre !...
PITTACUS. Sauf Pythéas !... car il est ivre ! (Tous sortent par le fond.)
SCÈNE IV PYTHÉAS seul, puis GLYCÈRE.
PYTHÉAS. Oui, je le suis, tyran, mais pas encore assez Pour te dire à quel point tes jours sont menacés !
GLYCÈRE, enveloppée d'un voile épais, entre sans voir Pythéas. Les cymbales et les cithares Font éclater ma honte dans les airs En joyeuses fanfares ... De mes yeux à Phaon j'apporte les éclairs ! Pythéas ?...
PYTHÉAS. Vous, Glycère ?
GLYCÈRE. Et pourquoi pas ? – Où sont-ils ?
PYTHÉAS. Par Bacchus ! Vous avez l'air d'une panthère !
GLYCÈRE. Où sont-ils ?
PYTHÉAS, montrant les jardins au fond. Avec Pittacus.
GLYCÈRE. Pittacus ici ?
PYTHÉAS. Sans cortège, L'imprudent !
GLYCÈRE, étonnée. L'imprudent ?
PYTHÉAS. Sans doute ! Par malheur L'hospitalité le protège !
GLYCÈRE. Contre quoi ?
PYTHÉAS, cherchant à se rattraper. Contre... la chaleur !
GLYCÈRE. Qui l'avait invité ?
PYTHÉAS. Personne... Il apportait une couronne...
GLYCÈRE, amèrement. Pour la muse ?
PYTHÉAS. Oui, dans ce coffret. (Il le lui montre sur le guéridon où l'esclave de Pittacus l'a déposé.)
GLYCÈRE. Ainsi son triomphe est complet ! Oh ! je la hais ! qui me vengera d'elle ? Qui me vengera de Phaon ?
PYTHÉAS. Oubliez donc votre infidèle, Et vengez-vous de la bonne façon En me laissant cueillir sur votre joue...
GLYCÈRE, le repoussant. Vous êtes ivre !
PYTHÉAS. Je l'avoue... Un peu, mais pas encor assez Pour lui dire à quel point ses jours sont menacés.
GLYCÈRE, à part. Assurément quelque chose se trame. (Elle se dirige vers la table à gauche.)
PYTHÉAS, la suivant. Oh ! qu'elle est belle cette femme !
GLYCÈRE, prenant sur la table une coupe et une amphore et versant à boire à Pythéas. Buvons au succès du complot !
PYTHÉAS, interdit. De quel complot ?
GLYCÈRE. Celui dont Pythéas est l'âme.
PYTHÉAS, retombant assis près de la table. Moi ?... Conspirer n'est pas mon lot.
GLYCÈRE. Tant pis ! – Il m' aurait plu de vous voir cette audace !
PYTHÉAS. Je lui plairais par cette audace ! (Il boit, elle remplit la coupe.)
GLYCÈRE. Elle vous eût rendu beau tout à fait !
PYTHÉAS. Je semblerais beau tout à fait ! (Il boit, même jeu.)
GLYCÈRE. Car la valeur des hommes c'est la grâce !
PYTHÉAS. Oui, la valeur est notre grâce ! (Il boit, même jeu.)
GLYCÈRE. Et je ne sais tout ce que j' aurais fait !
PYTHÉAS, se levant. Je comprends ce qu'elle aurait fait !
[ GLYCÈRE, à part. [ Un peu d'espérance [ Va bientôt, je pense, [ Le rendre indiscret ; [ Je tiens ma vengeance [ Si j'ai leur secret ! [ [ PYTHÉAS, à part. [ Ô douce espérance, [ Pour mon imprudence ! [ Quoi, je lui plairais [ Par la confidence [ De tous nos secrets !
PYTHÉAS, mystérieusement. Hé bien ! il faut tout vous dire Puisque vous m'y provoquez : Demain Pittacus expire !
GLYCÈRE, assise près du guéridon où est le coffret. Vous vous moquez !
PYTHÉAS, de l'autre côté du guéridon. Non... sur sa route à la chasse Nous serons tous embusqués, Et malheur à lui s'il passe !
GLYCÈRE. Vous vous moquez !
PYTHÉAS. Par le Styx ! faut-il vous dire Tous les noms des conjurés ? Phaon, Cratès, Cynégire...
GLYCÈRE. Vous vous moquez !
PYTHÉAS. Alcée, Alcidamas, Egisthe...
GLYCÈRE. Je n'en crois rien !
PYTHÉAS, tirant des tablettes de son sein. Voici la liste, De la main même de Phaon Et vous pouvez y voir mon nom. (Il donne les tablettes à Glycère et reste la main tendue pour les reprendre.) Doutez -vous encor?
GLYCÈRE. Non ! (Elle met sa main droite dans celle que lui tend Pythéas et garde les tablettes dans la main gauche :) Va m'attendre, mon maître ! Va clore ta fenêtre, Allumer ton trépied, J'irai, vêtue en rose, Te joindre à la nuit close, Sur la pointe du pied !
PYTHÉAS, baisant la main qu'il tient. Oui, j'aime ton caprice De candeur !... Le mystère est complice Du bonheur !...
GLYCÈRE. Va m'attendre, mon maître ! etc. [ GLYCÈRE. [ Adieu ! du mystère ! [ Attends que la nuit [ Ait éteint sur terre [ Le jour et le bruit ! [ [ PYTHÉAS. [ Adieu ! du mystère ! [ J’attends que la nuit [ Ait éteint sur terre [ Le jour et le bruit ! (Pythéas sort en titubant.)
SCÈNE V
GLYCÈRE, seule. J'aime mieux le voir mort qu'heureux par ma rivale ! Ah ! ceux qui souffrent sont méchants ! (Ses yeux s'arrêtent sur le guéridon.) Ce coffret me suggère une idée infernale... Une vengeance à deux tranchants ! (Elle écrit sur les tablettes de Pythéas.) « Gardez-vous, seigneur ; on conspire. Voici les noms des conjurés. Leurs coups sont déjà préparés Aux lieux où doit demain la chasse vous conduire. Dérobez-vous à leur fureur Et devinez votre sauveur ! » (Elle dépose les tablettes dans la coffret.) Ô volupté de la haine assouvie, Raffinements de vengeance en retour, Vous apportez à mon âme ravie Autant d'ivresse que l'amour ! Je te savoure, amer délice, Avec des battements de cœur ! Je vais à ma rivale infliger un supplice Qui dépassera son bonheur ! Va, maudite ! promène, Couronnée et sereine, Ce triomphe d'un jour que tu crois éternel !... Une foudre soudaine Va bientôt éclater dans l'azur de ton ciel !... (Elle sort par la droite, emportant le coffret sous ses voiles. Changement à vue. Le théâtre représente les jardins de Phaon.)
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ACTE DEUXIÈME
DEUXIÈME TABLEAU
Le théâtre représente les jardins de Phaon.
SCÈNE VI SAPHO et son cortège descendent du fond.
SAPHO. Ma vie en ce séjour est un ruisseau limpide Qui coule sur la mousse et reflète le jour : Aimons, mes sœurs, aimons, car la vie est rapide Et le temps est perdu qui passe sans amour !
SCÈNE VII LES MÊMES, PHAON, PITTACUS, INVITÉS.
PITTACUS. Ami Phaon, la fête est magnifique ! J'aime à vous voir épris de danse et de musique.
PHAON. Cela vaut-il pas mieux que nous embarrasser De la chose publique ? Vous êtes là pour y penser.
PITTACUS. Vous parlez d'or !
PHAON. Fi de la politique ! Asseyons-nous : les chœurs vont commencer. (Tous s'asseyent. – Entrée du ballet.)
BALLET
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Acte II : le Ballet (reprise de 1884)
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Nouvelle édition conforme à la représentation de 1884
ACTE TROISIÈME
Chez Sapho. – Salle fermée. – Une statue d'Apollon vers la gauche, au deuxième plan.
SCÈNE PREMIÈRE SAPHO et ses FEMMES, puis un ESCLAVE. (Une des femmes accroche la couronne du deuxième acte au piédestal de la statue.)
SAPHO. Que fais-tu ?
LA FEMME. Je suspends ici cette couronne En attendant que l'esclave Agathon Rapporte le coffret oublié chez Phaon.
SAPHO. Il tarde bien, ma chère Œnone.
LA FEMME. Le voici. (Entre Agathon.)
SAPHO. Quel air effaré !
AGATHON. Ah ! Madame, quelle aventure ! Le palais de Phaon de soldats entouré, Lui-même en fuite à ce que l'on assure, Un complot découvert et tous les conjurés, Sauf Phaon, capturés !
LES FEMMES. Grands Dieux, quelle aventure !
SAPHO, s'agenouillant devant la statue. Dieux immortels en qui j'ai foi, Que ma prière vous arrive : Si son amour était trop de bonheur pour moi, Retirez-moi son amour, mais qu'il vive !
LES FEMMES. Sauvez Phaon, Dieux immortels, Et nous fleurirons vos autels !
SCÈNE II LES MÊMES, PHAON.
SAPHO. Phaon ! (A ses femmes.) Laissez-nous seuls. Et toi veille à la porte, Agathon ; que personne ici n'entre ou ne sorte ! (Ils sortent tous.)
PHAON. Apprenez...
SAPHO. Je sais tout.
PHAON, étonné. Tout ? Et par qui ?
SAPHO. N'importe ! Que faites-vous ici ? Vous vous perdez ! Partez, malheureux, partez vite ! On m'avait dit que vous étiez en fuite...
PHAON. Tous les passages sont gardés, On ne peut sortir de la ville.
SAPHO. Alors restez caché dans ma maison.
PHAON. Je ne viens pas vous demander asile... Entouré par la trahison, La résistance est inutile. Je viens vous faire mes adieux Avant de me livrer moi-même ! Gardez un souvenir pieux A ce malheureux qui vous aime !
SAPHO. Si tu m'aimes, conserve-toi Pour moi, cruel, pour moi !
PHAON. Je suis perdu : ce qui me reste A sauver en ce jour funeste C'est la dignité du vaincu. Dans une heure j'aurai vécu, Mais que je tombe sous la hache En intrépide et non en lâche !
SAPHO. Ingrat, n'as-tu que de l'orgueil ? Le mien, devant toi, s'humilie ; Je m'agenouille et te supplie, Ne mets pas mon amour en deuil ! Résiste à l'orgueil qui te presse D'aller au-devant de ton sort, Et n'empêche pas ma tendresse De te disputer à la mort !
PHAON. Dieux, soutenez dans cette épreuve Ma vertu prête à s'énerver !
SAPHO. De ton amour j'exige cette preuve ! Si malgré tout je ne peux te sauver, Laisse du moins, laisse à ta veuve Ce souvenir à conserver.
PHAON. Ma veuve ! Toi ?
SAPHO, les yeux baissés. Je t'étais destinée : Reste caché... qu'un secret hyménée…
PHAON. Ô ciel !... (Il se jette aux genoux de Sapho et l'entoure de ses bras.) Enivrons-nous de notre amour ! Dans un baiser buvons la vie ! Et que la mort trouve à son tour La coupe tarie Par notre soif d'un seul et dernier jour !
SAPHO. Reste caché !... Notre hyménée Détournera la destinée ... Et le frapper entre mes bras Non ! la mort ne l'osera pas !
[ SAPHO. [ Enivrons-nous de notre amour ! [ Dans un baiser buvons la vie ! [ Et que la mort trouve à son tour [ La coupe tarie [ Par notre soif d'un seul et dernier jour ! [ [ PHAON. [ Enivrons-nous de notre amour ! [ Dans un baiser buvons la vie ! [ Et que la mort trouve à son tour [ La coupe tarie [ Par notre soif d'un seul et dernier jour !
AGATHON, entrant. La rue est pleine de soldats, Et Pittacus est sur mes pas...
PHAON. Déjà ! Tu vois, il vient me prendre.
SAPHO. Ah ! jusqu'au bout laisse-moi te défendre. (Elle le pousse vers un rideau à droite ; il la serre dans ses bras, la baise au front et disparaît derrière le rideau. Sapho se retourne en souriant vers Pittacus qui entre par le fond, cuirassé, casque en tête, suivi de quelques soldats qui restent sur la porte en dehors.)
SCÈNE III SAPHO, PITTACUS, PHAON caché, puis GLYCÈRE.
SAPHO. Quoi ! seigneur, vous chez moi ? quelle faveur !
PITTACUS. Ai-je deviné mon sauveur ?
SAPHO. Votre sauveur ? (Entre Glycère par la gauche ; elle se cache derrière la statue.)
PITTACUS. Ô surprise ingénue... Mais il fallait, pour rester inconnue, Prendre un messager plus discret, Madame, que certain coffret.
GLYCÈRE, à part. Ma ruse a réussi !
SAPHO, à Pittacus. Vous vous raillez, sans doute, Car je ne comprends pas...
PITTACUS. Est-ce qu'on nous écoute ?
SAPHO, vivement. Personne !
PITTACUS. Pourquoi feindre alors ? Quel est ce jeu ?
SAPHO, tournant les yeux vers la cachette de Phaon. Personne !
GLYCÈRE, à part. Bien ! Phaon est là.
PITTACUS. Rompons la glace : A qui m'a dénoncé le complot, j'ai fait vœu D'accorder une grâce.
GLYCÈRE, à part. Je la tiens ! Némésis l'amène sous mes coups.
SAPHO. Hé bien, seigneur ?...
PITTACUS . Hé bien, que me demandez -vous ?
SAPHO. Moi ! c' est moi qu'on accuse ... Oh ! de quelle infamie !
PITTACUS. Simplement d'être mon amie. Je viens payer votre bienfait. (Glycère paraît en scène.) Vous voyez bien que l'on nous écoutait. (Glycère tombe à ses pieds.) Qu'est ceci ?
SAPHO, à part. Quelle audace !
GLYCÈRE, à Pittacus. C'est la maîtresse de Phaon Qui pour lui vient demander grâce !
PITTACUS. Quel service m' as-tu rendu, quel est ton nom, Pour m'oser demander l'impunité du crime ?
GLYCÈRE. Noble seigneur, sois magnanime !
PITTACUS, la relevant. La grâce de Phaon ? Jamais !
SAPHO. Et si je vous la demandais ?
PITTACUS. C' est différent ; vous, je vous dois la vie, Et j' ai fait un vœu qui me lie.
GLYCÈRE , à part, se tournant vers le rideau qui cache Phaon. En voilà plus, Phaon, que tu n'en attendais !
PITTACUS. Que votre volonté sois faite. Est-ce assez vous payer ma dette ?
SAPHO. Oui, seigneur. Ma prière a pénétré les cieux !
GLYCÈRE. La mienne aussi. Rendons grâce aux dieux.
[ GLYCÈRE. [ À tes aveux je t'ai rivée : [ C'est Phaon qui les a reçus ! [ Tu n'en peux être relevée ; [ Je ne demande rien de plus. [ [ SAPHO. [ À mes aveux je suis rivée : [ C'est Phaon qui les a reçus ; [ Mais enfin sa vie est sauvée ! [ Je ne demande rien de plus. [ [ PITTACUS. [ Sa conduite est mal motivée [ Par les aveux que j'ai reçus ; [ Mais enfin ma vie est sauvée, [ Je ne demande rien de plus.
PITTACUS, à Sapho. Qu'il vive donc ! Mais sa présence A Lesbos me crée un péril Qui passe ma reconnaissance : Acceptez-vous pour lui l'exil ?
SAPHO. Oui, seigneur !
PHAON, bondissant en scène. Je viens livrer ma tête. (Pittacus porte la main à son épée.) Laisse du fourreau ton épée inquiète ! Je suis sans armes devant toi, Comme tu l'étais hier chez moi. J'ai perdu, prends l'enjeu ! Que le bourreau s'apprête !
PITTACUS, à Sapho. Du complot dénoncé vous recéliez l' auteur ?
SAPHO. Je voulais vous sauver l'un et l'autre, seigneur...
GLYCÈRE, à Pittacus qui se tourne vers elle d'un air indécis. Afin de s'en tirer la conscience nette.
PITTACUS fait un geste d'assentiment et se tournant vers Phaon. Puisque vous écoutiez, vous avez entendu...
PHAON. Oui, que Madame m'a vendu.
PITTACUS. Mais aussi qu’elle vous rachète.
PHAON, à Sapho. Et de quel droit ? Crois-tu qu'après ta trahison J'aie encor un désir de vivre ? La mort, l'exil ou la prison Je choisis la mort qui délivre.
PITTACUS. Vous n'avez pas le choix, Phaon.
PHAON, à Sapho. Malheureuse ! quelle pensée Dans un tel crime t'a poussée ? Espérais-tu par là changer Cette couronne en diadème ? (Il arrache la couronne suspendue au piédestal et la foule aux pieds en remontant la scène.)
SAPHO, à part. Il croit !...
GLYCÈRE, à part. Bien ! tout s'accorde à la charger.
PITTACUS, à part. Au fait, qui sait ? La femme, quel problème !
SAPHO, à part. Grands dieux ! vous me vendez son salut à quel prix !
PHAON, redescendant la scène. Hé bien, non ! ce n'est pas possible ! Non ! tu ne nous as pas trahis ! Éveille-moi d'un rêve horrible ! Jure-moi que ce n'est pas toi !
SAPHO avec élan. Ah ! je jure... (Glycère l’arrête en lui touchant l'épaule : elle tourne la tête et se trouve en face de Pittacus.)
PITTACUS. Achevez.
SAPHO, froidement. Je jure que c' est moi.
[ SAPHO. [ Ô cruel sacrifice ! [ Faut-il que je subisse [ Pour payer sa rançon, [ Cet horrible supplice, [ Cet horrible soupçon ! [ [ PITTACUS. [ Intérêt ou caprice, [ Tu m'as rendu service ; [ Mais une trahison, [ Ma belle protectrice, [ N'ouvre pas ma maison. [ [ GLYCÈRE. [ Ô bonheur ! ô délice ! [ Grâce à mon artifice, [ Pour payer sa rançon, [ Il faut qu'elle subisse [ Cet horrible soupçon ! [ [ PHAON. [ Ô vous, dieux de justice ! [ Fallait-il que je visse [ Pareille trahison ! [ Un si cruel supplice [ Égare ma raison.
PITTACUS, à Phaon. Tu partiras demain pour le Bosphore.
PHAON. Ta clémence me déshonore ; Je veux de mes amis partager le malheur.
PITTACUS. Mais ta grâce entraîne la leur ! Je vous embarque tous sur le même navire ; Les sauvant avec toi, tu n'as plus rien à dire. (Phaon baisse la tête.)
GLYCÈRE. J'ai quelque chose à dire, moi ! PITTACUS, souriant. Vraiment ?
GLYCÈRE. J'étais du complot : je me livre.
PHAON, bas, à Glycère. Ce n'est pas vrai !
GLYCÈRE, de même. Je veux te suivre !
SAPHO. Ah ! c'en est trop !...
PITTACUS, à Glycère. Oui, trop de dévouement.
GLYCÈRE. Madame en a moins, je l'avoue, Car cet exil auquel je me dévoue, (A Phaon.) C'est elle à qui vous le devez.
PHAON. Hélas !
SAPHO, à part. Faut-il, quand tout mon cœur vers mes lèvres s'élance, Me condamner par mon silence !
GLYCÈRE, à Phaon. Je veux m'attacher à tes pas, Accepte-moi pour ta servante ! (A Pittacus.) J'étais du complot et m'en vante, Seigneur, ne nous séparez pas !
PHAON, à Sapho. Vous l'entendez, Madame ? (A Glycère.) Viens avec moi, viens, noble femme !
[ PITTACUS. [ La fille aux yeux bleus [ Vraiment m'intéresse ; [ Si c'est sa maîtresse... [ Le monstre est heureux ! [ [ PHAON, à Glycère. [ Viens, quittons ces lieux ! [ A cette traîtresse [ En partant je laisse [ L'oubli pour adieux ! [ [ GLYCÈRE, à Phaon. [ Viens, quittons ces lieux ! [ A cette traîtresse [ Que ta fierté laisse [ L'oubli pour adieux. [ [ SAPHO. [ Est-ce assez, grands dieux ! [ Je perds sa tendresse ; [ Une autre maîtresse [ L'emmène à mes yeux !
PITTACUS, aux soldats qui sont restés au fond. Soldats, emmenez-les tous deux. (Phaon et Glycère sortent entre quatre soldats : Pittacus les suit ; Sapho tombe accablée aux pieds de la statue.)
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esquisse de décor de l'Acte III par Edouard Desplechin pour la création (1851)
Version originale (édition de 1885)
ACTE TROISIÈME
Un plateau de rochers sur le bord de la mer. Au milieu de la scène, au deuxième plan, un bloc énorme ; au fond, à droite, un sentier qui descend au rivage ; à gauche, un pic très élevé sur lequel est couché un pâtre.
SCÈNE PREMIÈRE
PHAON, seul. J'arrive le premier au triste rendez-vous. Je vais donc fuir la terre où l'ingrate respire ! Ô pays qu'elle habite ! ô ciel toujours si doux ! En vous quittant tout mon cœur se déchire.
Cantabile
Ô jours heureux où j'entendais ta voix ! Félicité de tant de maux suivie ! Sapho, je donnerais le reste de ma vie Pour te revoir une dernière fois. De cet exil que tu fuis, ô cruelle, Je sens que ton regard allégerait le poids. Reviens, Sapho ! reviens, même infidèle... Je veux te voir une dernière fois !...
Récit
Hélas ! la plage est solitaire ; Rien ne répond à mes sanglots... Je n'entends que le bruit des flots Qui vont me transporter sur la rive étrangère ! Redites-lui, ma plainte, ô fidèles échos !... Maintenant, reçois-moi sur tes flots, mer profonde ! Elle me laisse fuir sans regrets, sans adieux ! Emporte où tu voudras ma course vagabonde, Car je n'attends plus rien des hommes ni des dieux.
SCÈNE II
PHAON, GLYCÈRE, ALCÉE, CRATÉS, CYNÉGIRE,
CONSPIRATEURS. CHŒUR. Adieu, patrie, Terre chérie, Toi que tes fils n'ont pu sauver ! Loin des bords chers à leur enfance, Pour le jour de ta délivrance Tes vengeurs vont se conserver. (Tous se dirigent vers le vaisseau, excepté Phaon qui reste pensif sur le devant de la scène, et Glycère qui l'observe. Sapho entre avec précaution, et se cache derrière le bloc, an milieu de la scène.)
SCÈNE III GLYCÈRE, SAPHO, PHAON.
SAPHO, à part. La mer et le vaisseau vont emporter ma vie, Et je viens assister à ma propre agonie.
GLYCÈRE, s'approchant de Phaon. A quoi donc rêves-tu ?
PHAON. Oh ! qui l'aurait pu croire Quoi ! si peu de vertu, Ou si peu de mémoire !
SAPHO, à part. Ô facile vertu de partager ton sort
GLYCÈRE. Tu ne peux l'oublier !... l'aimes-tu donc encor ?
PHAON. Non, je la hais, et la méprise De tout le respect et l'amour Dont mon âme s'était éprise, Et qu'elle trahit en ce jour. En ce moment elle médite Peut-être des plaisirs nouveaux... Ô Sapho, sois trois fois maudite ! Je te voue aux dieux infernaux ! (Il descend vers la mer avec Glycère.)
SCÈNE IV
SAPHO, seule. Sois béni par une mourante ! Si ma prière arrive aux dieux, Que leur main clémente en tous lieux S'étende sur ta vie errante ! (Elle se tourne vers la mer, suivant avec anxiété le vaisseau des yeux.)
PHAON et les PASSAGERS, dans le lointain. Adieu, patrie, Terre chérie ! (Sapho pousse un cri et tombe évanouie.)
UN PÂTRE descend du rocher du fond, et traverse la scène en chantant. Broutez le thym, broutez, mes chèvres, Le serpolet avec le thym... La blonde Aglaé de ses lèvres Toucha les miennes ce matin ; Et j'attends que Vénus se lève Pour la rejoindre sur la grève. Brille enfin, étoile d'amour ! Et dans les cieux éteins le jour. (Il disparaît.)
SCÈNE V
SAPHO, seule, revenant à elle. Où suis-je ? — Ah ! oui, je me rappelle Tout ce qui m'attachait à la vie est brisé ; Il ne me reste plus que la nuit éternelle Pour reposer mon cœur de douleur épuisé. (Elle prend sa lyre.) Ô ma lyre immortelle, Qui, dans les mauvais jours, A tous mes maux fidèle, Les consolais toujours ! En vain ton doux murmure Veut m'aider à souffrir ; Tu ne peux pas guérir Ma dernière blessure : Elle est au fond du cœur ! Le trépas seul peut finir ma douleur ! Adieu, flambeau du monde, Tu descends dans les flots ; Quand tu quitteras l'onde, Mes yeux resteront clos ! Le jour qui doit éclore, Phaon, luira pour toi ; Mais sans penser à moi Tu reverras l'aurore !... Ouvre-toi, gouffre amer, Je vais dormir pour toujours dans la mer ! (Elle gravit le rocher du fond ; arrivée à la cime, elle reprend les derniers vers.) Ouvre-toi, gouffre amer, Je vais dormir pour toujours dans la mer ! (Elle se précipite.)
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Nouvelle édition conforme à la représentation de 1884
ACTE QUATRIÈME
Rochers au bord de la mer. – Coucher de soleil.
SCÈNE PREMIÈRE
SAPHO, seule. C'est là que le vaisseau funeste attend sa proie. Une dernière fois il faut que je te voie ! (L'orchestre rappelle la romance de Phaon au premier acte.) Pourquoi ces souvenirs de mon bonheur perdu, Quand mon âme est en deuil et pleure ? Que me voulez-vous à cette heure Échos d'un chant tant de fois entendu ? (Elle prend sa lyre et s'accompagne.) Forme terrestre, âme divine, Regard vainqueur, Lampe d'argile qu'illumine Le feu du cœur, Sapho, j'ignore par quels charmes Tu me retiens, Mais j'ai vu tes yeux pleins de larmes Et m'en souviens ! (Glycère entre par la droite suivie d'esclaves qui portent des coffres.)
SCÈNE II SAPHO, GLYCÈRE, ESCLAVES.
SAPHO. Encore elle !
GLYCÈRE. Est-ce ici votre place ou la mienne Est-ce vous que Phaon emmène ? On m'a permis de prendre les devants Avec quelques-uns de mes gens Pour embarquer ce monde de parures Sans quoi de nos attraits nous sommes si peu sûres ! Le tyran a compris qu'à mon maître et seigneur, Je veux, même en exil, encore faire honneur ! (Sapho s'éloigne dédaigneusement sans répondre ; Glycère se jette devant elle en lui barrant le passage.) Ah ! c'est trop d'insolence ! Je comprends ton silence, Ton mépris en dedans ! Mais j'ai droit à ta haine, Et d'un mot, noble reine, Je te ferai grincer des dents ! (Sapho hausse les épaules et fait quelques pas encore ; Glycère la suivant.) C'est moi qui, d'un besoin de vengeance rongée, Ai vendu le complot et me suis arrangée Pour te faire accuser de cette trahison.
SAPHO. Misérable !...
GLYCÈRE. Crois-tu que je sois bien vengée ? De la haine à ton tour ressens-tu le frisson ?
SAPHO. Mais vous êtes bien imprudente De me prendre pour confidente !
GLYCÈRE. A Phaon tu répèteras Mes aveux ? j'y consens ; essaie ! Je nierai tout, il ne te croira pas ! La vérité sans témoins n'est pas vraie. Par ton serment d'ailleurs tu l'as trop convaincu. Suis-je un ennemi méprisable, Dixième muse, qu'en dis -tu ?
SAPHO. Ô deux et trois fois misérable !
GLYCÈRE. L'injure est permise au vaincu.
SAPHO. Tu m'as vaincue, oui, fais-en gloire ! Mais sache, après de tels combats, Que Sapho ne changerait pas Sa défaite avec ta victoire.
GLYCÈRE. Eh ! qu'importe par quels moyens Ta rivale t'arrache l'âme ! A tes yeux je suis moins infâme Que tu n'es exécrable aux miens.
[ SAPHO. [ Jamais, au prix des plus grands biens, [ Je ne voudrais, non ! sur mon âme ! [ Être aussi lâchement infâme [ A tes yeux que tu l'es aux miens ! [ [ GLYCÈRE. [ Qu'importe donc par quels moyens [ Ta rivale t'arrache l'âme ! [ A tes yeux je suis moins infâme [ Que tu n'es exécrable aux miens. (Après l'ensemble entrent Phaon et les conjurés, escortés par les soldats de Pittacus. – Glycère et Sapho restent de l'autre côté de la scène, dissimulées derrière un quartier de roche.)
SCÈNE III
CHŒUR DES CONJURÉS. Adieu, patrie, Terre chérie, Toi que tes fils n' ont pu sauver ! Loin des bords chers à leur enfance, Pour le jour de la délivrance Tes vengeurs vont se conserver. (Se tournant vers les soldats.) Mercenaires de Thrace, Moins soldats que larrons, Tremblez !... nous reviendrons, Et chassant qui nous chasse, Au bruit de nos clairons, Mercenaires de Thrace Nous vous retrouverons. Adieu, patrie... etc. (Ils se dirigent vers le fond entre deux haies de soldats et disparaissent entre les rochers. – Phaon marche le dernier : Glycère le retient et lui montrant Sapho :)
GLYCÈRE. Voilà Sapho qui vient dire un adieu suprême A sa victime...
PHAON. A Pittacus Qu'elle demande un diadème, Pour moi je ne la connais plus. Je la déteste et la méprise, De tout le respect et l'amour Dont mon âme s'était éprise Et qu'elle a trahis en ce jour ; J'ai pitié de ce que médite Ce cœur ambitieux et faux. Perfide, sois trois fois maudite, Je te voue aux Dieux infernaux ! (Ils rejoignent les autres conjurés, quelques soldats qui les attendaient ferment la marche.)
SCÈNE IV
SAPHO, seule. Sois béni par une mourante ! Si ma prière arrive aux Dieux, Que sur toi leur bonté veille du haut des cieux Et protège ta vie errante.
PHAON et LES CONJURÉS, dans le lointain. Adieu, patrie, Terre chérie ! (Sapho pousse un cri et tombe évanouie.)
UN PÂTRE descend du rocher du fond, et traverse la scène en chantant. Broutez le thym, broutez, mes chèvres, Le serpolet avec le thym... La blonde Aglaé, de ses lèvres Toucha les miennes ce matin ; Et j'attends que Vénus se lève Pour la rejoindre sur la grève. Brille enfin, étoile d'amour, Et dans les cieux éteins le jour. (Il disparaît.)
SCÈNE V
SAPHO, seule, revenant à elle. Où suis-je ? Ah ! oui, je me rappelle. Tout ce qui m'attachait à la vie est brisé ; Il ne me reste plus que la nuit éternelle Pour reposer mon cœur de douleur épuisé. (Elle prend sa lyre.)
Ô ma lyre immortelle, Qui dans les tristes jours, A tous mes maux fidèle, Les consolais toujours ! En vain ton doux murmure Veut m'aider à souffrir ; Non, tu ne peux guérir Ma dernière blessure ; Ma blessure est au cœur ! Seul le trépas peut finir ma douleur !
Adieu, flambeau du monde ! Descends au sein des flots ; Moi je descends sous l'onde Dans l'éternel repos ! Le jour qui doit éclore, Phaon, luira pour toi ; Mais sans penser à moi Tu reverras l'aurore !... Ouvre-toi, gouffre amer, Je vais dormir pour toujours dans la mer ! (Elle gravit le rocher du fond ; arrivée à la cime, elle reprend les derniers vers.) Ouvre-toi, gouffre amer, Je vais dormir pour toujours dans la mer ! (Elle se précipite.)
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