Thérèse
Lucy Arbell dans Thérèse (Thérèse) [photo Paul Nadar]
Drame musical en deux actes, livret de Jules CLARETIE, musique de Jules MASSENET.
Dédié par Massenet et Jules Claretie à Mlle Georgette Wallace [Lucy Arbell], en respectueux sentiments.
manuscrit de la partition d'orchestre (acte I)
manuscrit de la partition d'orchestre (acte II)
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Créé à l'Opéra de Monte-Carlo le 07 février 1907. Mise en scène de Raoul Gunsbourg. Décors de Visconti.
Première en France, au Théâtre du Grand Casino de Vichy, le 04 juillet 1907, en présence du compositeur qui a dirigé les répétitions. Mise en scène de Saugey. Décors de Julien Grandjean.
Première au Théâtre des Arts de Rouen le 10 novembre 1909.
Première à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 19 mai 1911, donnée avec la création de l'Heure espagnole de Ravel. Mise en scène d’Albert Carré. Décors d’Alexandre Bailly et Gabin. Costumes de Marcel Multzer.
31 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950.
Première à la Monnaie de Bruxelles le 28 octobre 1911.
Première au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) le 10 décembre 1911, le 2e acte seulement, au cours d'un Gala Massenet organisé pour le 10e anniversaire de l'œuvre des Trente Ans de Théâtre.
Seule représentation à l’Opéra jusqu’au 31.12.1961.
Lucy Arbell à Monte-Carlo dans le rôle de Thérèse [photo P. Boyer]
Une répétition de Thérèse à Monte-Carlo pour la création. Massenet, assis, donne des indications à ses interprètes, Lucy Arbell et Edmond Clément, en présence du directeur Raoul Gunsbourg.
personnages |
emplois |
Monte-Carlo 07 février 1907 (création) |
Vichy 04 juillet 1907 (1re en France) |
Rouen 10 novembre 1909 (1re) |
Monte-Carlo 29 mars 1910
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Monnaie de Bruxelles 28 octobre 1911 (1re) |
Thérèse, femme d'André Thorel | contralto | Mme Lucy ARBELL | Mme Lucy ARBELL | Mme SOINI | Mme Lucy ARBELL | Mme Claire CROIZA |
Armand de Clerval | ténor | MM. Edmond CLÉMENT | MM. Léon BEYLE | MM. BRUZZI | MM. Charles ROUSSELIÈRE | MM. Louis GIROD |
André Thorel, girondin | baryton | Hector DUFRANNE | Hector DUFRANNE | SAIMPREY | Max BOUVET | Maurice DECLÉRY |
Morel | baryton | Victor CHALMIN | ROUGON | Victor CHALMIN | Charles DANLÉE | |
un Officier | ténor | Edmond GLUCK | VINCENT | Charles DELMAS | Hector DOGNIES | |
un autre Officier | baryton | THONNERIEUX | Raymond GILLES | Gaston DEMARCY | ||
un Officier municipal | baryton | LAMBRETTE | STEPHAN | Louis DUFRANNE | ||
Chef d'orchestre | Léon JEHIN | Auguste AMALOU | Théodore MATHIEU | Otto LOHSE |
Coulisses : Une voix de femme et une voix d'homme (au loin). Deux crieurs : une voix d'enfant et une voix d'homme (parlé).
Chœurs : Soldats (ténors et barytons).
Figuration : Sectionnaires. Soldats. Gardes nationaux. Foule : hommes et femmes.
La scène se passe à Clagny, près de Versailles, et à Paris, en octobre 1792.
personnages |
Opéra-Comique 19 mai 1911 (1re) |
Opéra-Comique 23 novembre 1912
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Opéra-Comique 30 janvier 1915 (19e) |
Opéra-Comique 06 février 1930 (23e) |
Opéra de Paris 10 décembre 1911 (1re) [2e acte seul lors d'un gala] |
Thérèse | Mme Lucy ARBELL | Mme Suzanne BROHLY | Mme Lucy ARBELL | Mme Suzanne BROHLY | Mme Lucy ARBELL |
Armand de Clerval | MM. Edmond CLÉMENT | MM. Emile MARCELIN | MM. Charles FONTAINE | MM. Paul SAVERNY | MM. Maurice SENS |
André Thorel | Henri ALBERS | Raymond BOULOGNE | Raymond BOULOGNE | Hector DUFRANNE | Henri ALBERS |
Morel | Hippolyte BELHOMME | Hippolyte BELHOMME | Hippolyte BELHOMME | Jean VIEUILLE | Hippolyte BELHOMME |
un Officier | Robert PASQUIER | Robert PASQUIER | Albert PAILLARD | Marcel GÉNIO | |
un autre Officier | Raymond GILLES | Louis VAURS | Louis VAURS | Raymond GILLES | |
un Officier municipal | Pierre ANDAL | Pierre ANDAL | Pierre ANDAL | Alban DERROJA | |
Chef d'orchestre | François RÜHLMANN | François RÜHLMANN | Paul VIDAL | Georges LAUWERYNS | François RÜHLMANN |
affiche pour la première de Thérèse en France, au Théâtre du Grand Casino de Vichy le 04 juillet 1907 [fonds Musée de l'Opéra de Vichy]
esquisse de décor pour le 1er acte de Thérèse, par Julien Grandjean, pour la première au Théâtre du Grand Casino de Vichy le 04 juillet 1907 [fonds Musée de l'Opéra de Vichy]
[la création à Monte-Carlo]
En octobre 1792, à Clagny, aux environs de Versailles, les feuilles rousses et dorées des platanes géants tombent lentement, en voletant de-ci de-là et couvrent d'un tapis aux tons variés et chauds le parc d'un château Louis XIV dans lequel fait halte un bataillon en route vers la frontière menacée. Sur le perron du château, d'officielles affiches blanches ; la demeure seigneuriale, bien d'émigrés, fut en effet vendue, et c’est le propre fils de l'intendant du marquis de Clairval, André Thorel, qui l'a achetée avec l'intention de la rendre à son légitime propriétaire, Armand, son camarade d'enfance, si, un jour, les lois lui permettent de rentrer en France. André Thorel, girondin et représentant du peuple, a épousé aussi une orpheline élevée au château, Thérèse. Celle-ci aima autrefois Armand de Clairval, et malgré l'affection très grande, l’admiration profonde qu'elle porte à son mari, y pense encore quelquefois. Voici précisément Armand. Il va rejoindre ses amis royalistes, qui combattent en Vendée, et n'a pas voulu traverser la France sans revoir la maison de ses souvenirs, la maison de ses rêves. Il rappelle à Thérèse les heures jolies de l'enfance tranquille, les premiers troubles charmants et dangereux d'un amour naissant et l'heure inoubliable où leurs deux cœurs se donnèrent tout entiers. Thérèse se défend de songer à toute autre chose qu'au dévouement passionné de celui qui l'a prise sous sa protection dans la débâcle révolutionnaire et l'a choisie pour femme. Au moment où Armand devient plus pressant, Thorel paraît et, confiant et affectueux, va se jeter dans les bras de l'ami de toujours. A l'officier municipal en ronde qui dévisage Armand avec insistance, Thorel dit que c'est son compagnon, son frère. « Ah ! qu'ai-je fait ?... je les ai réunis ! » murmure avec effroi Thérèse. En juin 1793, a Paris, l'émeute gronde dans la rue et les hurlements d'une foule que le sang enivre montent, avec les appels des crieurs du Bulletin des suspects, jusqu'a l'appartement où Thorel, au mépris de sa vie, tient Armand caché. Thérèse tremble tout à la fois et pour le mari, car les Girondins sont cruellement menacés, et pour l'amant. Celui-ci sera sauvé, car Thorel a pour lui un sauf-conduit ; mais Armand ne consent à fuir que si l'aimée part avec lui. Et Thérèse est désespérément tenaillée et par l'amour et par le devoir. Va-t-elle donc abandonner le mari et faiblir à l'honneur en trahissant lâchement celui dont les jours sont menacés ?... Va-t-elle, en retenant Armand, le condamner à l'inévitable guillotine ?... Les vociférations de la populace en furie éclatent en tempête ; les tambours semblent battre à la mort… On vient annoncer que Thorel a été arrêté !... Vite, vite, qu'Armand parte ! Thérèse ira le rejoindre à la frontière... et à peine la porte refermée sur l’amant, elle se précipite anxieuse à la fenêtre... une charrette débouche sur le quai et, debout sur cette charrette, Thorel, en prononçant le nom de sa femme, lui envoie un baiser d'adieu... C'est l’effroyable marche à l’échafaud !... Affolée, échevelée, farouche et superbe dans son exaltation, elle supplie Thorel d'attendre qu'elle vienne mourir avec lui, elle implore la foule pour qu'on lui fasse place sur la voiture horrible... le convoi passe, hurlant toujours et indifférent... Et alors, de toutes ses forces, Thérèse clame « Vive le Roi !... » Des sectionnaires et des tricoteuses fanatiques, et dépenaillés, enfoncent la porte, envahissent la chambre et, brutaux et féroces, aux cris de « A mort la Girondine ! » entraînent Thérèse, maintenant calme et sereine et forte de toute la force du devoir accompli.
Tel est le drame d'amour et de dévouement poignant, réel et bref — trop brièvement conté — que M. Jules Claretie a très documentairement et lyriquement encadré dans la période révolutionnaire et pour lequel M. Massenet a écrit une partition qui prendra rang parmi les toutes meilleures de sa féconde et merveilleuse production. Et au lendemain de la belle victoire de l'héroïque, vaste et pour ainsi dire classique et surhumaine Ariane — que la voisine de Monte-Carlo, Nice, vient de superbement monter — il nous est doux d'applaudir ici à la non moins belle victoire de cette Thérèse, intime, humaine et si proche de nous, et d'admirer, une fois encore, avec quelle unique souplesse, quelle compréhension toujours avertie, l’illustre maître français sait transformer, suivant le sujet qu'il traite, son inépuisable génie. Faut-il citer des pages de l'œuvre nouvelle ? Il les faudrait, de toute évidence, nommer de la première à la dernière, tant l'inspiration y demeure vivace, franche et jeune, tant l'invention y est inattendue et heureuse, tant la facture s'y affirme une fois de plus d'admirable technique, tant le sens dramatique et la vérité d'expression, l'exact coloris, le pittoresque vrai y dominent triomphalement. L'on s'en voudrait pourtant de ne point sortir du précieux écrin quelques gemmes parmi les plus rares, de celles-là dont une seule suffirait pour établir la renommée de plus d’un compositeur moderne. Après un prélude où les cuivres grondent les violences de l'époque lugubrement agitée, tandis que passent les thèmes de tendresse et de dévouement, voici la belle phrase amoureuse de Thorel, avec son curieux accompagnement de harpes, puis la noble scène de Thérèse avec sa longue invocation à « la maison de l'ivresse, la maison des fantômes », l'exquis morceau symphonique au cours duquel les cordes susurrent la lente chute des feuilles, l'invocation juvénile et ardente d'Armand : « Le passé, c’est ta jeunesse », qu'on a bissée d'acclamation, et, dans le premier acte, toujours, cette inestimable et infiniment poétique et évocatrice trouvaille du menuet chanté par Armand et accompagné dans la coulisse par le clavecin aux sonorités lointaines et cristallines, ce clavecin tenu par Diémer, s'il vous plaît, luxe que seul un théâtre comme celui de Monte-Carlo a le pouvoir de s'offrir. On a bissé encore ; on aurait même trissé, si l’on avait osé. Au second acte. c'est l'entracte où les cordes reprennent avec des harmonies délicates et vaporeuses le « menuet d'amour », c'est l’air superbe, sombre et mélancolique de Thérèse, « Jour de juin ! jour d’été ! », c'est la phrase si expressive de Thorel, « Je vous aimais », soutenue par le chant des violoncelles et qui se résout en un court trio de poésie intense, et c'est enfin la scène déclamée finale véhémente, dramatique, angoissante, de Thérèse se livrant à la guillotine.
Thérèse a trouvé à Monte-Carlo une interprétation superbe et d’une parfaite homogénéité, ce qui est assez rare en ce pays d’exotisme outrancier. L’héroïne, c’est Mlle Lucy Arbell, et si l’on savait, depuis Ariane, où elle fut la première Perséphone, la puissance de son contralto et l’aisance de sa déclamation, l’on a appris en plus, ici, la justesse d’expression, la joliesse d’attitudes, l’ampleur et le tempérament dramatiques de la jeune artiste qui a joué et dit la dernière scène du drame en tragédienne accomplie et puissante. Armand, c’est M. Clément, dont la voix facile au timbre sympathique, au phrasé élégant, a conquis tous les suffrages ; et M. Dufranne donne toute l’autorité de son organe sonore, de sa diction large et de son art de la composition au personnage tour à tour tendre et grandiloquent de Thorel. Il faut féliciter aussi MM. Chalmin, Gluck et Ananian, excellents dans de petits rôles, et l’orchestre tout à la fois souple, sonore, fluide et de belle envolée sous la baguette de M. Léon Jehin, et le peintre décorateur, M. Visconti, qui a brossé deux forts séduisants décors, et, enfin, M. Gunsbourg, qui a monté l’œuvre avec un soin tout particulier et a su lui donner une mise en scène de bon goût, discret et prenant. Cette soirée triomphale comptera très certainement dans les annales de l’Opéra de Monte-Carlo, comme aussi très certainement elle restera heureusement gravée dans la mémoire de M. Massenet, que la salle entière a salué d’enthousiastes acclamations.
(Paul-Emile Chevalier, le Ménestrel, 16 février 1907)
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Thérèse est un drame révolutionnaire intime. Au premier acte, la scène se passe à Clagny, près de Versailles, en octobre 1792, dans un château ayant appartenu au marquis de Clerval. Ce château, mis en vente comme bien d'émigrés, a été acheté par le député girondin André Thorel, fils de l'ancien intendant du marquis, qui l'a acquis dans l'intention bien arrêtée de le rendre à son véritable propriétaire, si jamais celui-ci peut rentrer en France. Thorel a épousé une jeune orpheline, Thérèse, qui avait été élevée au château, brave fille dont l'ingénuité avait séduit le cœur du jeune Armand de Clerval, fils du marquis, d'où l'ébauche d'un petit roman d'amour. Justement, voici que passe à Clagny Armand, qui va rejoindre en Vendée ses compagnons royalistes. Il retrouve Thérèse et lui parle du passé. Mais Thérèse est honnête et estime profondément son mari, qui l'a protégée et sauvée pendant la tourmente. Armand pourtant devient pressant, lorsque survient Thorel, qui presse dans ses bras son ami d'enfance. A ce moment, se présente un officier municipal, qui dévisage Armand et demande qui il est. Thorel répond que c'est un compagnon à lui, dont il est sûr. Et voilà Armand dans l'impossibilité de s'éloigner. Le second acte se passe à Paris, en juin 1793, dans le logis de Thorel, qui, au péril de sa vie, cache Armand dans sa maison. Les clameurs de la rue éclatent de tous côtés, l'émeute gronde, le sang coule, et l'on entend les crieurs annoncer le Bulletin des suspects. L'infortunée Thérèse tremble à la fois pour son mari, les Girondins étant devenus suspects à Robespierre, et pour celui qu'elle a aimé, dont les jours sont incessamment menacés. Thorel a obtenu un sauf-conduit pour Armand. Ce dernier peut fuir ; mais, dans une scène enflammée, il déclare à Thérèse qu'il ne partira que si elle consent à le suivre. Entre l'amour et le devoir, Thérèse est désespérée. Abandonnera-t-elle lâchement son mari ? Et si elle refuse d'accompagner Armand le condamnera-t-elle au supplice qui l’attend infailliblement ?... A ce moment, les cris de la rue redoublent, les tambours font rage, et l'on crie l'arrestation et la condamnation de Thorel. « Vite, dit-elle à Armand, partez ! » et elle lui promet d'aller le retrouver à la frontière. Armand s'enfuit, et Thérèse, anxieuse, s'approchant de la fenêtre, voit passer la charrette emmenant à la guillotine Thorel, qui lui envoie un baiser d'adieu. Et alors, affolée, superbe d'exaltation, voulant mourir avec lui, devant cette foule écumante, elle lance de toutes ses forces le cri de Vive le roi ! La maison est aussitôt envahie par les sectionnaires et les tricoteuses, qui enfoncent la porte et se jettent sur Thérèse, l'emmenant brutalement en vociférant : « A mort, à mort la Girondine ! » Tel est ce drame, bref, émouvant et rapide, non sans quelque brutalité parfois, mais dont le caractère passionné était bien de nature à provoquer et à exciter l'inspiration d'un compositeur. Il est difficile d'analyser une partition comme celle qu'a écrite Massenet sur ce livret douloureux et poignant. Tout se tient dans une telle œuvre, tout s'enchaîne, et c'est beaucoup plus par l'ensemble que par le détail que l'on peut la juger. Il faut surtout envisager le ton général, la couleur répandue sur ce drame sombre et mouvementé, dont certains épisodes seulement se détachent parfois d'une façon lumineuse. Il est néanmoins certaines scènes qui produisent une impression profonde, parce que leur accent pathétique retentit jusqu'au fond de l'âme et produit une intense émotion. Sous ce rapport, on doit signaler l'arrivée d'Armand au premier acte, sa rêverie en se retrouvant, seul, dans le parc de ce château où il a été élevé, près de ces bosquets où il a ressenti les premières atteintes de son amour pour Thérèse, puis sa rencontre avec celle-ci, le rappel de leurs souvenirs, et la scène dans laquelle, à l'aide de ces souvenirs, il veut lui arracher l'aveu qu'elle se refuse à lui faire. Il faut citer, dans ce premier acte, la phrase brûlante d'Armand : Le passé, c'est ta jeunesse... et, dans le second, l'air si mélancolique de Thérèse : Jour de juin, jour d'été. Il faut mentionner encore cette autre scène dans laquelle Armand, muni du sauf-conduit, ne veut partir que si Thérèse consent à fuir avec lui. Là encore la passion prend un langage ardent, plein de flamme. Mais, nous le répétons, c'est l'ensemble qu'il faut embrasser dans ce drame, dont la partie intime se trouve mêlée étroitement aux incidents et aux épisodes extérieurs : au premier acte, le départ des volontaires qui vont combattre au nom de la liberté et de l'indépendance de la patrie ; au second, les cris de la rue, les hurlements de la populace, les roulements du tambour... On peut s'en rapporter à Massenet pour avoir fait ressortir avec la vigueur nécessaire ces oppositions et ces contrastes incessants. En résumé, l'œuvre est puissante, hardie, d'une construction solide, et digne de la main qui l'a tracée.
(Arthur Pougin, Larousse mensuel illustré, avril 1907)
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A Vichy, la saison théâtrale se continue avec éclat. L'évènement du jour a été le triomphe remporté par le nouvel opéra Thérèse, de M. Massenet. L'œuvre a été portée aux nues par un public enthousiasmé, et l'interprétation n'a pas été moins chaleureusement accueillie en la personne de Mlle Lucy Arbell, qui a porté l'émotion à son comble dans la scène finale, qu'elle a dû interrompre tant on l'y acclamait, en celle aussi de MM. Beyle et Dufranne, qui furent des plus remarquables. C'est M. Amalou qui dirigeait l'orchestre et c'est M. Saugey qui avait réglé la mise en scène. C'est tout dire.
(le Ménestrel, 13 juillet 1907)
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couverture de la partition de Thérèse
Je ne crois pas qu'il existe un compositeur plus souple et plus divers que Massenet. Il a créé un tel nombre de figures, imaginé un si grand univers de sons et de couleurs, qu'il semble n'avoir plus rien de nouveau dire, plus de nouvelle chanson à chanter. Et pourtant chacune des créations que nous devons à son rêve, à son imagination ou à sa vision, nous apparaît avec une étonnante facilité d'évocation. Cette revivification d'une époque est, je crois, l'impression que dégage Thérèse. Thérèse nous décrit l'époque de la Révolution Française. D'un drame intime, d'un drame d'amour placé par Jules Claretie en 1792 et en 1793, Massenet a fait jaillir l'atmosphère d'émeute que nous pouvions nous figurer. Mais ce n'est pas l'émeute seulement que nous avons entendue, c'est l'émeute de ce temps-là, avec ses étranges retours à l'idylle après les minutes sanglantes ; car ce fut là un des caractères distinctifs de cette fin du XVIIIe siècle : on rêvait bergeries en dénonçant son voisin ou en faisant tomber des têtes ; on avait soif de la campagne après s'être abreuvé du sang de ses concitoyens. Jules Claretie, qui depuis longtemps a étudié la Révolution et l'a transportée sur la scène, a très habilement marqué, dans Thérèse, cette particularité. Mais ce n'est pas le seul intérêt de ce petit drame. Il importait de trouver un poème où Massenet pût faire chatoyer à nouveau ses qualités de grâce et de tendresse passionnée, dans un cadre différent de ceux où il s'était complu jusqu'alors. Jules Claretie a imaginé comme cadre la Révolution, le tumulte de la rue, la foule qui veut des victimes. Il y avait là à fixer un contraste violent avec le caractère si délicieusement féminin de la musique de Massenet. Le poème de Thérèse présente habilement ces deux aspects. Le premier acte situe l'action dans un paysage automnal, un parc abandonné près de Versailles. Les feuilles qui tombent lentement sont comme des larmes de l'été qui s'est enfui. Le parc et la maison, si délabrés qu'ils soient, sont cependant habités par le girondin André Thorel et sa femme Thérèse. Thorel a acheté ce domaine aux enchères ; c'était le patrimoine du marquis Armand de Clerval. Armand, royaliste, a émigré ; ses biens ont été confisqués. Mais il avait un ami d'enfance, André Thorel, qui veillait et qui, ne voulant pas que ce château familial pût tomber en des mains étrangères, l'a acquis, tout prêt à le rendre au proscrit dès que ce dernier pourra rentrer légalement en France. Or, voici qu'un homme erre dans le parc. C'est Armand ; il est venu revivre son enfance et, surtout, sa jeunesse ; il aime Thérèse, la femme d'André ; il veut, ne fût-ce que quelques instants, évoquer les souvenirs du passé et inique en goûter à nouveau la saveur. Thérèse parle faiblement de devoir. Elle est reprise par Armand et trahira son mari. Thorel, confiant, donne asile à Armand. Dans le lointain passent les volontaires qui vont défendre la patrie en danger. Il ne faut pas qu'on reconnaisse Armand l'émigré. Armand restera chez Thorel. Au deuxième acte, ce sont les journées de juin 1793. Nous sommes Paris, chez Thorel et sa femme. De la fenêtre on aperçoit la Seine qui coule blafarde. De loin en loin, on crie des listes de suspects. C'est la Révolution qui gronde, c'est l'émeute qui sourd, nous sommes en pleine Terreur. Malgré le danger, André Thorel garde Armand sous son toit. Sur la demande de Thérèse, il lui donne même un sauf-conduit. Or, Armand n'a qu'un rêve : c'est de partir, grâce à ce sauf-conduit, et d'emmener Thérèse. Thérèse est, du reste, très près de céder. Mais c'est la journée terrible on les Girondins eux-mêmes ont été déclarés suspects par la Convention. « La Révolution, comme Saturne, dévore ses enfants ! », a dit Danton. Thorel est allé rejoindre ses amis. Tout à coup, Morel, le portier de la maison, vient, de la part de Thorel, annoncer à Thérèse qu'il est prisonnier, lui, le représentant girondin. Et voici dans la rue le cortège qui va passer, emmenant André à l'échafaud. Thérèse n'écoute plus les paroles brûlantes d'Armand ; elle est ressaisie par le devoir. Elle se met à la fenêtre ; elle crie : « Vive le Roi ! » La foule furieuse envahit la demeure et emmène Thérèse. Sur la dernière charrette, elle ira rejoindre son mari ; elle mourra avec lui... Quant au marquis Armand, qui sait si bien reconnaître l'hospitalité et le périlleux dévouement de son meilleur ami, en lui prenant sa femme, il est parti tranquillement avant que la police n'arrive dans la demeure. Thérèse, comme on peut s'en rendre compte par cette analyse, est un poème rapide, poignant. Jules Claretie a puissamment indiqué l'atmosphère de colère que fut la Terreur ; l'idylle s'y mêle a la haine civique. Le contraste est saisissant. *** La partition de Thérèse vient apporter une pierre de plus au joyau sentimental que Massenet a depuis longtemps serti. Thérèse n'est pas seulement une amoureuse, une sensuelle comme ses autres sœurs en qui Massenet a résumé le langage harmonique de la passion ; c'est une héroïne, elle n'est pas fermée à la notion morale; il y a lutte en elle, et le devoir finit par l'emporter sur la spontanéité de l'amour. C'est là une orientation nouvelle dans l'œuvre de Massenet. Le compositeur n'a, du reste, pas abdiqué sa personnalité. Quand il fait chanter par Armand la douceur du passé : « Le passé ? mais c'est ta jeunesse ! », il y a là une phrase dont le dessin rythmique a toute la chaleur fiévreuse et aussi la tendresse poudrerizée de Manon : « Dis-moi que je suis belle ! » Quelques pages auparavant, dans le dialogue du mari avec Thérèse : « Oui, je t'aime », avec sa mélancolique succession d'accords aux cordes, c'est, esquissée à nouveau, la phrase de la lettre de Werther. Je pourrais multiplier ces exemples. J'ai simplement voulu montrer que Thérèse est une enfant que son père ne pouvait renier. Il n'y songea du reste pas un instant. J'ai parlé de la couleur locale de Thérèse. C'est avec une étonnante simplicité (mais la simplicité n'est pas toujours ce qu'il y a de plus simple à réaliser), que Massenet nous décrit, dès le prélude, le bruit de la foule déchaînée; ces trois notes persistantes qui battent le rappel, réapparaissent à la scène finale et sont angoissantes. Ce qu'il faut louer, c'est le sentiment mélancolique des scènes initiales de Thérèse. Le décor, la musique, l'atmosphère, tout est à l'unisson, tout est triste, non pas solennellement triste, mais d'une intimité grise, charmante. Le lancinant accompagnement de harpes et de célesta, le dialogue d'André et de sa femme devant le bassin où se réfléchissent les traits de Thérèse, est d'un effet tout à fait réussi. Puis, c'est la scène muette, à l'entrée du Marquis, l'interlude de la chute des feuilles avec sa couleur si automnale. C'est aussi, en sa grâce de pastel éventé, où flotte un parfum insaisissable de jeunesse et d'élégance, l'évocation du passé au moyen de cet impalpable menuet joué au clavecin dans la coulisse. Ce menuet, qui a la sonorité douce d'un rêve, est une vraie trouvaille ; c'est un rien si l'on veut ; mais c'est si bien en place dans la partition, qu'on se laisse prendre par cette évocation sentimentale si discrète. Je disais que le menuet est en place dans Thérèse. C'est là le grand art de Massenet. Nul n'a autant le sens de la situation théâtrale, nul ne sait mieux adapter la matière orchestrale aux épisodes dramatiques ou sentimentaux. Là, c'est l'esquisse de la Marseillaise, quand André parle de la patrie en danger ; plus loin, c'est encore l'esquisse de la Marseillaise, quand Thérèse la girondine essaie de se débattre contre les assauts du Marquis vendéen. Ailleurs, au deuxième acte, c'est le hautbois qui, après la belle et large invocation de Thérèse : « Jour de juin, jour d'été ! », décrit la saveur agreste du souhait de Thérèse : « Comme on serait heureux aux champs ! » Cette virtuosité dans l'instrumentation, Massenet la possédait depuis longtemps ; il la prouva une fois de plus dans Thérèse. L'orchestre chez ce maître ès-sons est précis, définitif, avec des contours nettement tracés, avec une couleur impeccablement dosée Personne n'a plus conscience de soi-même que Massenet. (Louis Schneider, Massenet, 1908)
fac-similé du manuscrit de Thérèse (1re scène du 2e acte)
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Une visite à l'ancienne abbaye des Carmes que rendirent tristement célèbre les massacres de septembre ; un déjeuner à l'ambassade d'Italie, ancien hôtel de Gallifet, où furent évoqués des souvenirs de la Révolution, telles sont les circonstances qui conduisirent M. Massenet à accepter avec enthousiasme le scénario de Thérèse lorsqu'il lui fut soumis par M. Claretie. J'emprunte à l'illustre compositeur les quelques lignes qu'il a consacrées au sujet de ce drame dans un article publié récemment par l'Echo de Paris. En octobre 1792, aux environs de Versailles, les feuilles rousses et dorées des platanes géants tombent lentement en voletant, de-ci de-là, et couvrent d'un tapis aux tons variés et chauds le parc d'un château Louis XIV dans lequel fait halte un bataillon en route vers la frontière menacée. Sur le perron du château, d'officielles affiches blanches ; la demeure seigneuriale, bien d'émigrés, fut, en effet, vendue c'est le propre fils de l'intendant du marquis de Clairval, André Thorel, qui l'a achetée avec l'intention de la rendre à son propriétaire légitime, Armand, son camarade d'enfance, si, un jour, les lois lui permettent de rentrer en France. André Thorel, girondin et représentant du peuple, a épousé aussi une orpheline élevée au château, Thérèse. Celle-ci aima autrefois Armand de Clairval, et, malgré l'affection très grande, l'admiration qu'elle porte à son mari, elle pense encore à lui quelquefois. Voici précisément Armand. Il va rejoindre ses amis royalistes, qui combattent en Vendée et n'a pas voulu traverser la France sans revoir la maison de ses souvenirs, la maison de ses rêves. Il rappelle à Thérèse les heures jolies de l'enfance tranquille, les premiers troubles charmants et dangereux d'un amour naissant et l'heure inoubliable où leurs deux cœurs se donnèrent tout entiers. Thérèse se défend de songer à tout autre chose qu'au dévouement passionné de celui qui l'a prise pour femme. Au moment où Armand devient plus pressant, Thorel paraît, et confiant et affectueux va se jeter dans les bras de l'ami de toujours. A l'officier municipal en ronde, qui dévisage Armand avec insistance, Thorel dit que c'est son compagnon, son frère. « Ah ! qu'ai-je fait ?... je les ai réunis ! » murmure avec effroi Thérèse. En juin 1793 à Paris, l'émeute gronde dans la rue et les hurlements d'une foule que le sang enivre montent avec les appels des crieurs du Bulletin des suspects, jusqu'à l'appartement où Thorel, au mépris de sa vie, tient Armand caché. Thérèse tremble tout à la fois et pour le mari, car les Girondins sont cruellement menacés, et pour l'amant. Celui-ci sera sauvé, car Thorel a pour lui un sauf-conduit : mais Armand ne consent à fuir que si l'aimée part avec lui. Et Thérèse est désespérément tenaillée et par l'amour et par le devoir. Va-t-elle donc abandonner le mari et faiblir à l'honneur en trahissant lâchement celui dont les jours sont en péril ?... Va-t-elle, en retenant Armand, le condamner à l'inévitable guillotine ?... Les vociférations de la populace en furie éclatent en tempête ; les tambours semblent battre à la mort... on vient annoncer que Thorel est arrêté !... Vite, vite, qu'Armand parte ! Thérèse ira le rejoindre à la frontière.... et à peine la porte refermée sur l'amant, elle se précipite anxieuse à la fenêtre... Une charrette débouche sur le quai et, debout sur cette charrette, Thorel, en prononçant le nom de sa femme, lui envoie le baiser d'adieu... C'est l'effroyable marche à l'échafaud !... Affolée, échevelée, farouche et superbe dans son exaltation, elle supplie Thorel d'attendre qu'elle vienne mourir avec lui, elle implore la foule pour qu'on lui fasse place sur la voiture horrible... Le convoi passe, hurlant toujours et indifférent... Et alors, de toutes ses forces, Thérèse clame : « Vive le roi ! » Des sectionnaires et des tricoteuses fanatiques enfoncent la porte, envahissent la chambre et, brutaux et féroces, aux cris de « A mort la Girondine ! » menacent Thérèse, maintenant calme et sereine, et forte de toute la force du devoir accompli. Cette analyse un peu détaillée suffit à montrer la puissance d'émotion qui se dégage d'un tel drame, très sobre de faits mais où les sentiments et la passions atteignent au paroxysme. La partition fut exécutée pour la première fois le 7 février 1907 à Monte-Carlo ; elle y remporta un triomphal succès. Après les chaleureux applaudissements dont un public enthousiaste vient de la saluer, on peut aisément prédire que sa carrière sera brillante sur notre seconde scène lyrique. D'ailleurs M. Massenet ne nous a pas caché l'affection toute particulière qu'il porte à cet ouvrage, l'un de ceux auxquels il tient le plus parmi sa nombreuse production. Il faut reconnaître en effet qu'il a su trouver des accents d'une sincérité rare pour exprimer les sentiments divers et complexes des différents personnages du drame. Lorsqu'Armand de Clairval entre en scène, revoyant après une longue absence ce château où il naquit et grandit et qu'il dut quitter pour fuir la Révolution menaçante, un chant de violoncelle s'élève à l'orchestre, lent et douloureux, d'une intensité poignante, et avant même qu'Armand ait parlé nous connaissons sa pensée ; nous ressentons, nous éprouvons les mêmes émotions que lui, que de charme et de mélancolie dans le duo avec Thérèse ; ils évoquent tous deux les souvenirs de jadis, l'insouciante enfance, l'heureuse jeunesse ; comme en un rêve on entend un clavecin égrenant les grêles mélodies d'un gracieux menuet : c'est toute l'évocation des beaux jours disparus, et il semble vraiment qu'on les voie revivre tant l'impression est intense. Le second acte, plus violent, où les cris sinistres de la rue et les vociférations de la populace servent de cadre au drame intime qui se joue dans le cœur de Thérèse, renferme également de très belles pages, notamment le duo du début entre Thorel et sa femme et la scène finale si angoissante. J'ai dit le très chaleureux accueil fait par le public à cette belle œuvre, il n'est que juste de louer aussi, comme ils le méritent, les excellents interprètes. M. Clément, Armand de Clairval, est absolument parfait, il joue le rôle en comédien, il le chante avec l'exquise voix que vous connaissez ; cette nouvelle création pourra compter comme l'un des plus beaux succès d'une carrière brillante. A ses côtés M. Albers, André Thorel, mérite les mêmes éloges. Quant à Mlle Arbell il faut regretter qu'une mauvaise émission, trop sombre, ne lui permette pas de tirer de son bel organe une plus grande variété d'effets. Cette restriction une fois faite, il convient également de lui décerner les plus grands éloges, parce qu'elle a composé et joué son rôle en grande artiste.
(Albert Bertelin, Comœdia illustré, 15 juin 1911)
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décor de l'Acte I pour la première à l'Opéra-Comique d'après la maquette de Bailly
[la première à l'Opéra-Comique]
Il nous faut franchir la distance qui sépare l'art de M. Maurice Ravel de celui de M. Massenet. Le voyage est plutôt agréable, je le déclare sans fausse honte. Et si M. Massenet n'a pas cherché à régénérer quoi que ce soit, il a du moins écrit une œuvre d'un intérêt puissant, tendre, mélancolique, avec un sentiment de jeunesse exaltée dans sa première partie, passionnée, pathétique et douloureuse dans la seconde, avec des accents poignants et d'une émotion sincère et profonde. Octobre 1792, à Clagny, prés de Versailles, dans le parc d'une riche habitation appartenant au jeune marquis de Clerval, lequel a disparu, chassé par la Révolution. Des soldats se rendant à Paris, commandés par deux officiers, ont fait halte dans ce parc, où ils ont été cordialement reçus par le représentant André Thorel et sa jeune femme Thérèse. Au moment où la toile se lève, nous assistons à leurs préparatifs de départ, les faisceaux sont rompus, chacun prend son sac et son fusil, les officiers, après avoir offert leurs remerciements de l'hospitalité reçue, prennent le commandement, les tambours battent, les rangs sont formés... en marche ! Ils s'éloignent, et peu à peu disparaissent dans le lointain, laissant seuls André et Thérèse. André Thorel est le fils de l'intendant de feu le marquis de Clerval. Il a été élevé dans ce domaine, familièrement auprès du fils de celui-ci, dont il a partagé les jeux, et qui aujourd'hui s'est exilé. Lorsque la propriété a été mise en vente, André, devenu représentant du peuple et girondin, l'a rachetée, non pour la conserver, mais pour la rendre un jour, s'il reparait, à son légitime possesseur. Dans le même temps il a épousé Thérèse, une jeune orpheline recueillie naguère par le marquis et qui a grandi dans la maison. C'est un honnête homme, cet André, et un brave cœur, qui commande l'estime et l'affection que lui porte très sincèrement sa femme. Il y a pourtant, dans le cœur de celle-ci, un souvenir, celui du jeune Armand de Clerval, auprès de qui elle aussi a été élevée. Entre eux s'est formée comme l'ébauche d'un roman d'amour, qui a laissé dans l’âme de Thérèse une empreinte encore vivante. La mélancolie de l'heure présente s'augmente encore en elle du souvenir des jours passés, des jours heureux, et cette mélancolie s'exhale en un chant d'une douceur infinie. Au moment où les premières ombres du crépuscule l'engagent à rentrer, nous voyons paraitre furtivement... Armand lui-même. Il est rentré en France au prix de mille dangers, pour aller rejoindre, en haine de la Révolution, les armées de Vendée et combattre au nom de son roi. Mais il a voulu revoir une fois encore le lieu où s'est écoulée son enfance, et tout en se cachant il a pénétré dans ce parc, témoin jadis de ses jeux et de ses joies, aujourd'hui morne et silencieux. A la vue de ces arbres, de cette source, de ces bancs de pierre couverts de mousse, ses souvenirs lui reviennent en foule ; et comme il s'approche du perron, Thérèse, qui a cru entendre du bruit, sort et se trouve devant lui. — « Ah ! malheureux, c'est vous ! » s'écrie-t-elle. On devine la scène : le rappel des jours passés, des serments et des rêves d'avenir... Armand aime Thérèse. Mais Thérèse est honnête, elle est mariée, elle estime et elle aime celui dont elle porte le nom, qui l'a protégée, qui l'a défendue. « Oubliez, lui dit-elle, oubliez. » Mais lui ne veut rien entendre, et n'en est que plus pressant, malgré sa résistance. Soudainement arrive André ; Thérèse est sauvée d'elle-même. André reconnait Armand. « Comment, toi ! quelle joie ! Mais le danger... » — « Il va partir », lui dit Thérèse. En quelques mots échangés, André apprend le projet d'Armand, lorsque le parc est envahi par une foule de paysans accompagnés d'un officier municipal. A la vue d'un étranger, celui-ci demande qui il est. « C'est mon frère », dit André. Et tout bas, à Armand : « Pas un mot ; mon toit sera ton asile. » Et Thérèse, affolée, se dit à elle-même : « Ah ! qu'ai-je fait ? je les ai réunis ! » Juin 1793, à Paris, chez le représentant du peuple André Thorel, qui, au titre de Girondin, court en ce moment les plus grands dangers, l'esprit révolutionnaire ayant atteint son paroxysme. Dans cette chambre, dont la large fenêtre laisse monter en clameurs tous les bruits du dehors, on entend les cris furieux de la multitude, houle humaine qui hurle des cris de mort. Thorel n'en cache pas moins chez lui le marquis Armand de Clerval, ce qui suffirait à lui procurer un entretien rapide avec les membres du Tribunal révolutionnaire. Il a même réussi a obtenir pour celui-ci un sauf-conduit qui lui permettra de s'éloigner sans crainte et de gagner la frontière. Au moment même où il lui remet ce sauf-conduit, un serviteur dévoué vient lui dire que la journée s'annonce mal, que tout est en tumulte et que les Girondins sont en péril. « Il n'importe ! dit André, je vais où le devoir m'appelle. » Et il part, après avoir embrassé Thérèse, qui lui exprime les craintes dont elle est pour lui tourmentée. Ici, une scène très pathétique. Restée seule avec Armand, Thérèse le conjure de partir, puisqu'il le peut sans danger. Lui, ne veut pas partir seul ; il la supplie de le suivre. Elle refuse, considérant comme une suprême tacheté d'abandonner son mari en un pareil moment. — « Alors, je reste, dit Armand. — Mais c'est la mort ! — Eh bien, je mourrai si tu ne consens pas à me suivre. » La malheureuse est affolée. « Partez, lui dit-elle, partez ! — Soit ! mais alors, promets-moi de venir me rejoindre à la frontière. — Oui, je vous le promets. » — Et elle le pousse dehors. A peine a-t-il disparu, que les bruits de la rue deviennent de plus eu plus furieux. La foule est en délire. « A mort ! à mort ! » crie-t-on de tous côtés. Qu'est-ce donc ? Thérèse court à la fenêtre, au moment où passe un cortège que poursuivent les huées de la populace... C'est la charrette conduisant au supplice les victimes qu'une justice sommaire vient de confier au bourreau, et parmi ces victimes elle reconnaît, épouvantée, André, son mari, qui l'appelle et lui envoie un dernier baiser ! Alors, héroïque, elle veut mourir avec lui. « André, lui dit-elle, je te suis, tu ne mourras pas seul ! » Et, résolue, devant cette foule immense et exaspérée, elle jette un cri strident de : Vive le Roi ! Aussitôt la maison est envahie par la meute des forcenés, qui se jettent sur elle et l’emmènent en hurlant : A mort, à mort la Girondine ! — Thérèse mourra, comme son mari. Tel est le drame, douloureux et poignant, d'une rapidité parfois brutale, mais pathétique et passionné, sur lequel M. Massenet a exercé cette fois son inspiration. On sait si M. Massenet excelle à ramasser ses idées lorsqu'il en est besoin, à resserrer, à comprimer sa pensée pour la rendre plus émouvante et plus expressive, de façon à éviter les longueurs, à suivre et à interpréter l'action avec la concision nécessaire, en évitant toute espèce de hors-d'œuvre qui tendrait à rendre l'émotion moins profonde et moins intense. C'est que M. Massenet est vraiment un homme de théâtre, qui va droit au but et ne s'égare point dans les broussailles. Jamais peut-être, grâce à ce sentiment scénique qui est une de ses qualités premières et que l'auditeur admire sans s'en rendre compte exactement, jamais il n'a donné une plus grande preuve de sa puissance dramatique et de l'habileté avec laquelle il produit et force l'émotion. Quant à l'inspiration proprement dite, on sait ce qu'elle est chez lui et quelle en est la valeur. Je suis un peu embarrassé pour détailler cette partition si savoureuse de Thérèse, dont l'unité est si remarquable et dans laquelle il semble que tout se tienne et fasse corps en un ensemble d'une merveilleuse solidité. Faut-il dresser un catalogue thématique ?... Essayons. C'est d'abord l'introduction — très curieuse — pendant laquelle on entend, derrière le rideau, la chanson en chœur des soldats qui font halte dans le château :
Sellé, paqueté, bridé, Le cheval part pour la guerre...
Puis, dans la scène des deux époux, il faut signaler la délicieuse phrase d'André : Mon bonheur, ô Thérèse, regarde ! que les harpes soulignent si heureusement, et que M. Albers a chantée d'une façon exquise. Après cette scène vient celle, si importante, où Thérèse évoque son passé dans cette demeure : O maison de l'ivresse ! ô maison des fantômes ! dans un langage empreint d'une émotion profonde. L'entrée d'Armand est précédée d'une page symphonique dont je renonce à décrire le charme pénétrant, page où le violon solo et le violoncelle solo, se répondant l'un l'autre et doucement soutenus par les bois, semblent se disputer à qui fera entendre les accents les plus suaves et les plus mystérieux. Quant à l'air d'Armand : Je veux vous retrouver, souvenirs et sourires, qui ne saurait mieux exprimer la poésie et la mélancolie que comporte la situation, il contraste naturellement avec la scène chaleureuse et passionnée dans laquelle celui-ci, rappelant à Thérèse les jours de leur enfance et de leur jeunesse, et leurs premières amours, et leurs rêves d'autrefois, s'efforce de la ramener à lui et de lui faire oublier les devoirs auxquels elle ne veut point se soustraire. Et de cette scène, qui est presque le point culminant, de l'œuvre, il faut détacher cette véritable trouvaille, ce « menuet d'amour », inspiré par les paroles d'Armand : Un soir, ouvrant le bal, ce menuet dont le rythme caressant et plein de grâce se fait entendre dans la coulisse par les sons délicieux et mignards du clavecin. Cela est enchanteur. Deuxième acte. Après l'entr'acte, qui nous rend, pour la plus grande joie de l'oreille, le motif délicieux du menuet d'amour, c'est la cantilène si expressive et d'un accent si pénétrant de Thérèse à la fenêtre : Jour de juin, jour d'été, sorte d'invocation à la nature, dite par Mlle Lucy Arbell avec un grand charme et un sentiment plein de poésie ; puis la jolie phrase à deux de Thérèse et d'André : Bientôt viendra l'heure..., et aussi celle si tendre et si émue, de celui-ci à Thérèse et à Armand : Je vous aimais comme je l'aime, qui aboutit à un bref terzetto. Et enfin, et surtout, la scène enflammée dans laquelle, enivrée par les paroles d'Armand, Thérèse, sur le point de faiblir, s'écrie, dans une mélopée entrainante : Ah ! viens, partons ! Tout cela est tantôt touchant et mélancolique, tantôt pathétique, dramatique et passionné, toujours caractéristique de la situation et de l'inspiration la plus chaleureuse. Lorsque Thérèse parut pour la première fois, le 7 février 1907, à Monte-Carlo, où son succès fut retentissant, l'ouvrage avait pour interprètes Mlle Lucy Arbell (Thérèse), M. Edmond Clément (Armand de Clerval) et M. Dufranne (André Thorel). Deux de ces interprètes se retrouvent ici, Mlle Arbell et M. Clément. L'une et l'autre sont excellents, pleins d'ardeur, de jeunesse, de passion, et Mlle Arbell apporte surtout dans le personnage de Thérèse une note poétique et tendre qui la met hors de pair ; elle est charmante. Quant au rôle d'André Thorel, confié cette fois à M. Albers, il ne saurait être en de meilleures mains. Comédien expert et chanteur d'un goût parfait, il joint à une réelle habileté scénique le charme pénétrant d'une voix conduite avec une rare sûreté. L'ensemble obtenu par trois artistes de cette valeur est vraiment au-dessus de tous les éloges. Celui de l'orchestre, sous la direction toujours souple et intelligente de M. Ruhlmann, n'est pas moins digne de louanges. Mais combien cet orchestre doit se trouver à l'aise avec cette musique si claire, si limpide, si musicale, au sortir des excentricités baroques qui « distinguent » celle de l'Heure espagnole ! Et qui tient la partie de clavecin ? Le maître Louis Diémer lui-même ! Pour terminer, un bon point aux décors et à leurs auteurs, dont je regrette de n'avoir point le nom sous la plume ; celui du premier acte surtout, le parc du château de Clerval, est un pur chef-d'œuvre.
(Arthur Pougin, le Ménestrel, 27 mai 1911)
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décor de l'Acte II pour la première à l'Opéra-Comique d'après la maquette de Bailly
Ce drame rapide, sombre et ramassé, a un défaut capital : le spectateur ne peut sympathiser pleinement avec l'héroïne, parce qu'elle vit dans un répugnant mensonge. Même son sublime sacrifice final ne rachète pas la duplicité de sa conduite. Tous les cœurs vont à Thorel, qui seul est entier et loyal. Plus encore que celle de Thérèse, la conduite d'Armand révolte. André Thorel, représentant du peuple et Girondin, a épousé Thérèse, qu'il aime de toute son âme et en qui il a mis toute sa confiance. Il ignore que sa femme en a aimé un autre, et que cet autre c'est le marquis Armand de Clerval, qu'il chérit comme un frère, au point de se compromettre gravement pour lui : n'a-t-il pas racheté le château de Clerval dans l'unique but de le remettre un jour à celui qu'il persiste à considérer comme le légitime propriétaire ? Thérèse respecte et admire son mari ; elle est prête pour lui au sacrifice de sa vie, s'il le faut, mais elle ne peut lui sacrifier son amour, qui appartient à Armand. Elle se rassure en pensant qu'Armand est en fuite, émigré, et que sans doute elle ne le reverra jamais. En quoi elle se trompe. A peine Thorel et sa femme ont-ils assisté au départ des conscrits qu'Armand surgit. Il se rend en Vendée, mais a voulu revoir d'abord une dernière fois les lieux où il aima. Un instant il se trouve seul avec Thérèse ; puis on vient : Thorel, des soldats, des notables ; le marquis va être reconnu. Au péril de sa vie, Thorel couvre le proscrit et lui offre asile. Thérèse est affolée : « Ah ! qu'ai-je fait ?... Je les ai réunis !... » Le second acte se passe chez Thorel, le jour de l'arrestation des Girondins. Thorel, Armand et Thérèse vivent sous le même toit. Le royaliste se cache dans la demeure du Girondin, sûre retraite. Il profite de son hospitalité pour lui voler sa femme. Le concierge vient apporter de fâcheuses nouvelles : les Girondins sont menacés, il y a de l'orage dans l'air. Thorel fait face au danger et part pour l'assemblée, mais non sans avoir remis à Armand un sauf-conduit qui lui permettra de quitter Paris sans danger. Pas plus tôt Thorel a-t-il le dos tourné qu'Armand propose à Thérèse de fuir avec lui. Elle hésite à perpétrer cette infamie : profiter d'un sauf-conduit donné par son mari pour fuir avec son amant ! M. Claretie a vraiment été dur pour la pauvre femme. Elle reste pourtant lorsqu'elle apprend que Thorel est arrêté et va être conduit à la Conciergerie. Désormais le devoir lui apparaît clairement : elle doit mourir avec celui qui mérite et son admiration et son estime. Elle renvoie Armand en promettant de le rejoindre, puis lorsque passe devant la fenêtre la charrette qui porte son mari, elle insulte la populace et crie « Vive le roi ! » Suicide stoïque et digne d'une femme de la Révolution, par où elle entend racheter le passé. Pour ce beau geste final, soyons cléments à sa longue défaillance. (Edouard Combe, les Chefs-d’œuvre du répertoire, 1914)
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On a repris Thérèse pour la rentrée de Mme Brohly à l'Opéra-Comique, et on a bien fait. Ce n'est pas que l’œuvre soit l'une des meilleures de Massenet, bien au contraire, on comprend en l'écoutant les raisons pour lesquelles son effet sur le public fut toujours des plus médiocres, mais elle comporte des parties émouvantes et elle a l'avantage de fournir aux contralti, si peu favorisés par les compositeurs actuels, une admirable occasion de développer leurs dons vocaux ou tragiques. Mme Brohly a peut-être la plus belle voix de contralto que je connaisse. Ce genre de voix qui très souvent est empreint d'une certaine dureté, d'une virilité parfois désagréable chez une femme, prend chez Brohly un moelleux, un velouté qui donnent du charme à des sonorité qui chez d'autres paraîtraient trop noires. On peut réellement avec elle, employer le mot de velours. C'est du beau velours noir. Malgré la très grande émotion qui l'étreignait en reparaissant sur la scène de ses grands succès, elle chanta sans défaillance un rôle redoutable par son étendue, sa tessiture et la violence de ses imprécations à la dernière scène. La belle phrase qui commence le second tableau, Jour de juin, jour d'été, les hirondelles passent, en prit une pathétique sonorité. J'ai l'impression que Mme Brohly se livre davantage qu'autrefois, et conséquemment, nous émeut beaucoup plus. Je suis un peu gêné pour donner raison à l'affirmation d'un directeur éminent que la génération de chanteurs d'avant-guerre, fut réellement exceptionnelle, puisque j'en faisais partie ; mais je voudrais tout de même le dire en ce qui concerne Dufranne, qui est un artiste réellement complet et admirable dans tous les éléments qui constituent un artiste lyrique, la voix, le chant et l'art scénique... Quelle articulation, et quelle autorité dans ses phrases !!! Quelle noblesse dans ses attitudes !!! Dufranne est réellement un modèle pour les jeunes générations. Il est lui aussi de ceux qu'on remplacera difficilement. Ce qu'il y a d'étonnant chez des artistes de cette trempe, c'est qu'ils n'arrêtent jamais de travailler et qu'ainsi ils peuvent montrer des progrès continuels, même à l'automne de leur carrière. Thérèse ne comporte que trois protagonistes. Le ténor Saverny fut l'amoureux, il y déploya les ressources d'une voix à l'aigu brillant, et malgré une tendance à faire trop de mouvements, joua avec une chaleur des plus communicatives. Au contraire de ceux de Pelléas et Mélisande, les décors sont très réussis et très en rapport avec l'action et l'époque qu'ils accompagnent. Je ne veux pas oublier de signaler deux silhouettes épisodiques très bien réalisées par Jean Vieuille et le ténor Génio. Je n'ai que des compliments à adresser à Lauweryns et à son orchestre qui joua d'une façon à atténuer dans la mesure du possible, les longueurs qui déparent un peu cet ouvrage. Mais je ne peux pas terminer sans dire la joie que je garde du merveilleux petit menuet enchâssé au milieu du duo d'amour, comme un diamant dans un écrin de velours grenat...
(Thomas Salignac, Lyrica, février 1930)
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Acte I - octobre 1792 |
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Prélude | ||
Scène I | Sellé, paqueté, bridé... Nous serons à Paris demain... | Chœur de soldats, un Officier |
Scène II | Pauvres gens ! Braves gens !... A chacun son devoir, soldats de la Patrie... | Thérèse, André |
Scène III | Le devoir !... C'est ici dans cette demeure... Si je ne t'aimais pas... Mon bonheur ! Regarde | Thérèse, André |
Scène IV | Ce seuil, mes pas éperdus le franchirent... O maison de l'ivresse, ô maison des fantômes... | Thérèse |
la Chute des feuilles | ||
Scène V | Le parc !... Et le perron... Le vieux banc... Je veux vous retrouver, souvenirs et sourires... | Armand |
Scène VI | Malheureux ! C'est vous ! Vous en France... Menuet : Veux-tu que j'oublie l'heure délicieuse... | Thérèse, Armand |
Scène VII | Armand ! Toi ! quelle joie... Saluez ceux-là qui vont mourir... | André |
Acte II - juin 1793 |
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Prélude : le Menuet d'amour | ||
Scène I | Jour de juin ! Jour d'été ! Les hirondelles passent... Eh ! bien, c'est ma fierté ! L'amitié sainte a ses lois... | Thérèse, André |
Scène II | Voilà ! C'est effrayant... là-bas... aux Tuileries... La mort, pourquoi la mort ?... | Morel, André |
Scène III | Armand... Le danger s'accroît, l'heure presse... Je vous aimais comme je l'aime... Amour... Amitié... | André |
Scène IV | Loin de toi, c'est la mort !... Va-t-en, puisqu'il te rend la vie... Ah viens, partons ! Fuyons... | Armand, Thérèse |
Scène V | Qui vient là ?... Ah ! si vous saviez... un malheur... | Thérèse, Morel |
Scène VI | Le voir !... Le voir !... Grand Dieu !... Je partirai, mais au moins jure-moi... | Thérèse, Armand |
Scène VII | Il est sauvé ! Adieu le cher passé !... Mais quelle est cette foule ?... O mort, ouvre tes bras !... | Thérèse |
LIVRET
décor de l'acte I lors de la création
(édition de mai 1911)
En octobre 1792. A Clagny, près de Versailles. Un coin de parc. — A gauche, le perron d'un château du temps de Louis XIV. — Au fond, une allée dont la lointaine perspective se perd sous une voûte d'arbres aux feuillages rouillés. Cette allée est précédée par un bassin où lentement pleuvent les feuilles qui tombent... Un banc de pierre à droite. Des piédestaux vides de leurs statues, çà et là, des bustes. Une de ces figures de marbre reste intacte. Ce n'est pas la ruine, mais c'est l'abandon. Des affiches blanches sont posées sur la porte du château. Des soldats, faisceaux formés, sont groupés çà et là sous les arbres et achèvent le repos d'une halte.
SCÈNE PREMIÈRE LES SOLDATS, LEURS OFFICIERS, puis ANDRÉ THOREL et THÉRÈSE. (Soli et chœur derrière le rideau qui ne se lève qu'après cette chanson.)
SOLDATS, chantant. Sellé, paqueté, bridé, Le cheval part pour la guerre ! Le fantassin marche à terre Sans souliers, s'en va partout ! Mais baste il ne s'en plaint guère. Il marche alerte et content, Laissant Misère en arrière, Trouvant La gloire en avant !
UN OFFICIER. Nous serons à Paris demain ! Avant Versailles, le château de Clerval valait bien un coup d'œil !
DEUXIÈME OFFICIER. D'autant plus que beaucoup d'entre les camarades, prends-en bien ton parti, ne le reverront pas.
PREMIER OFFICIER. Qui sait ? On part gaiement en soldat volontaire, et si le sort le veut on revient général.
DEUXIÈME OFFICIER. Et s'il reste là-bas, tombant à la frontière, tel qui ne revient pas, du moins fait son devoir !
PREMIER OFFICIER. Allons, la halte cesse ! Il faut partir !... En route !
DEUXIÈME OFFICIER. Mais notre hôte vaut bien qu'on lui dise merci.
PREMIER OFFICIER. Notre hôte ! et notre hôtesse ! Lui, fils de la Gironde. Elle, la girondine et châtelaine ici.
DEUXIÈME OFFICIER. Châtelaine ?
PREMIER OFFICIER. Thorel a, sur enchères, acquis parc et château... le marquis ayant fui.
DEUXIÈME OFFICIER. Le marquis de Clerval, émigré !
PREMIER OFFICIER. Disparu.
DEUXIÈME OFFICIER, ironique. Et nos nouveaux seigneurs remplacent nos marquis. (André Thorel a paru sur le perron à gauche. Il est accompagné de Thérèse. Elle et lui regardent un moment les soldats qui refont leurs sacs, vont et viennent).
THÉRÈSE. Pauvres gens ! Braves gens !
THOREL. Ils vont à la frontière.
THÉRÈSE. Mourir...
THOREL. Pour le pays. C'est la plus belle mort... Mais, chère âme, il est doux de savourer la vie, même dans le péril, quand on a ton amour. (Les soldats aperçoivent Thorel et Thérèse. Ils s'avancent. L'un d'eux crie : Vive Thorel !... Les autres répètent le cri.)
PREMIER OFFICIER. Merci pour ces enfants qui, gardant la mémoire de cette halte heureuse, à leur représentant enverront de là-bas leur dernière pensée avec tous leurs respects, citoyenne Thérèse. (Roulement de tambour. Sur un signe du commandant, le détachement se met en ligne. Avant le départ il présente les armes.)
THOREL, grave. A chacun son devoir, soldats de la patrie ! Protégez nos foyers et la terre natale. Nous veillerons ici sur vos sœurs et vos mères. (Le détachement disparaît à travers les arbres, le soleil couchant rougissant la pointe des baïonnettes.)
SCÈNE II THOREL, THÉRÈSE.
Leur devoir !... Le devoir !... Sais-tu quelle est ma crainte ? Eh bien, c'est ce devoir qui me fait, loin de toi, t'attendre toute seule et le cœur plein d'angoisse. La solitude est lourde à des cœurs de vingt ans.
THOREL. La solitude ?
THÉRÈSE. Oui. Ta femme reste seule, tandis que tu t'en vas parler, combattre, agir... Chaque jour nous sépare et, parfois effrayée, penchée à la fenêtre et guettant ton retour, je me dis : Que fait-il ? Quel danger le menace ? S'il ne revenait pas ? S'il ne revenait pas ! Pour vous, l'honneur suffit à remplir une vie, mais à nous, vois-tu bien, à toute âme de femme, il faut aussi l'amour.
THOREL. Mais quand je te reviens, n'es-tu pas consolée ?
THÉRÈSE. Consolée ?... Un malheur me semble là toujours, oui, toujours près de nous !
THOREL. Chasse de ta pensée la terreur inutile et crois en l'avenir.
THÉRÈSE. L'avenir... il est plein d'angoisse et de mystère... Je voudrais m'arrêter dans cette solitude, respirer l'air du soir et ne pas revenir dans l'immense Paris brûlant comme une forge, et qui gronde là-bas de ses cris de fureur.
THOREL. Mais ce n'est pas pour nous, ce n'est pas pour y vivre que j'ai mis une enchère au prix de ce château ; c'est ici, dans cette demeure que, fils d'intendant, j'ai vu grandir auprès de moi celui qui, fugitif, errant et mort peut-être, me rappelle le temps de ma jeunesse, où, écoliers échappés, nous courions par les bois.
THÉRÈSE. Le marquis !...
THOREL. Cher compagnon d'enfance, proscrit ; si quelque jour il revient au pays, le Girondin rendra le foyer de famille à celui que le vent, comme ces feuilles mortes, emporte vers l'exil !
THÉRÈSE. L'exil... Mais c'est l'exil aussi, la triste vie, inquiète et terrible avec le vent d'orage qui monte de la rue et nous serre le cœur. Là-bas, si loin d'ici, là-bas dans la fournaise !
THOREL. Alors ce qui te rend triste et silencieuse, ce n'est pas un chagrin que tu me cacherais... et le cœur de ma femme m'appartient tout entier, aujourd'hui comme hier ?
THÉRÈSE. Mon cœur ? Pourquoi mon cœur ?... Et que veux-tu me dire.
THOREL. Ah ! pardon, l'amour est plein de crainte. Mais, cher être adoré, comment douter de toi ?
THÉRÈSE. Si je ne t'aimais pas, serais-je pas ingrate ? Cette gloire qui rayonne éclatante autour de nos deux noms, c'est à toi que la doit Thérèse l'orpheline ; et mon devoir à moi, vois-tu, c'est ton bonheur.
THOREL. Mon bonheur !... (Il la conduit jusqu'au bassin, près de l'allée.) Mon bonheur ! O Thérèse, regarde... Regarde dans cette eau, clair miroir de mon cœur ! Mon bonheur, chère enfant, penche-toi, je te prie ! Il a tes traits, il a ton sourire et tes yeux ; le reste est peu de chose, et j'ai deux espérances : mourir pour mon pays ou vivre près de toi !
THÉRÈSE. L'amour fait vivre ! Il faut aimer ! Aimer, c'est vivre ! (Lointain roulement de tambour.)
Le bataillon s'éloigne... Il nous faut le rejoindre à la grille... Je vais voir si les chevaux sont prêts... Je dois rentrer cette nuit à Paris ; tu n'es pas seule ici... Je reviens... Aime-moi.
SCÈNE III THERÈSE, seule.
THÉRÈSE. Oui, je t'aime, André, je te vénère… Bonté, douceur, dévouement, c'est bien toi... Mais pourquoi ce doux nom que je n'ose redire, le nom de l'exilé... du fond de ma pensée où dort son souvenir, pourquoi l'as-tu donc évoqué ?... Armand !... Ce seuil, mes pas éperdus le franchirent... Et ce château désert est plein de mes douleurs... C'est là que, me fuyant et fuyant sa patrie, un soir, un soir d'été plein de trouble et de fièvre, me parlant de mourir et prêt à disparaître, Armand me demanda d'emporter mon amour... Et mon cœur a gardé son image... Et ce parc nous a vus nous sourire et pleurer. O maison de l'ivresse, ô maison des fantômes !... Oui, c'est bien là, cœur en détresse comme au printemps la fleur d'avril, que mon seul amour, fleur de jeunesse, s'épanouit dans le péril... dans le péril et dans les larmes. C'est là que je lui dis adieu, c'est là que je passais ; parmi les alarmes, avec ses douleurs et ses charmes, le cher amour vit encore ! O crépuscule de ma vie, ô maison du bonheur suprême, c'est toi que j'ai voulu revoir... Ici, le rêve et la tristesse... Là-bas, la vie et le devoir ! (Elle monte lentement les marches du perron et entre dans le château.) (La scène reste vide un moment. Puis on aperçoit à travers les arbres un homme, enveloppé d'un manteau de voyage, qui semble du regard chercher autour de lui s'il ne pourrait être aperçu ; jusqu'au perron il s'avance lentement. Il s'arrête. Il regarde... Scène muette. Il va au bord du bassin, contemple l'eau où les feuilles tombent, se dirige pas à pas vers le banc de pierre à droite et le regarde en hochant la tête.)
SCÈNE IV
ARMAND, seul. Le parc !... Et le perron !... Le vieux banc... Ma jeunesse !... Mon enfance et le sol qui vit mes premiers jeux... Le château de famille... et là, cette fenêtre où les fronts vénérés du père et de la mère apparus, disparus, m'apparaissent encore... Je veux vous retrouver, souvenirs et sourires, ô mains de mes chers morts qui semblent me bénir !... Je veux vous retrouver, spectres de ma tendresse. O toi, qui vins ici, furtive enchanteresse, amour cher à mon cœur, je veux te retrouver... Et qu'importe au proscrit qu'on lui prenne la vie ? On étouffe en exil, on ne vit qu'au pays où palpite notre âme... Logis de mes parents, logis de mes amours... (Il regarde encore le banc, écartant les feuilles tombées sur la pierre.) Elle était là, pleurant, lorsque je l'ai quittée... Notre dernier adieu, ces arbres l'entendirent... Un an déjà passé..., un an, mais c'est l'oubli... Et la pierre du banc, où tous deux nous assîmes, me paraît aujourd'hui la pierre d'un tombeau... (En revenant sur ses pas il aperçoit sur la muraille, à la porte du château, les affiches apposées.) Mais qu'est-ce que leurs mains ont mis sur la muraille ?... Comme un stigmate au front sacré de quelque aïeul, ils placardent leurs lois... Oh ! que ma main l'arrache cette injure au logis du marquis ! (Il monte vivement les marches.)
SCÈNE V ARMAND, THÉRÈSE.
THÉRÈSE, apparaissant et arrêtant le geste du marquis. Ah ! malheureux, c'est vous !
ARMAND, avec un cri. Thérèse !
THÉRÈSE. Vous ? En France ?
ARMAND. En France et près de vous, près de mes deux amours.
THÉRÈSE. Je vous croyais au loin, sauvé.
ARMAND. Tant que la lutte, pour ma foi, pour mon roi, n'aura pas eu sa fin, j'appartiens au danger, Thérèse, et je le brave... et je vais en Vendée où tombent mes amis.
THÉRÈSE. En Vendée !
ARMAND. Déguisé, errant, cherchant ma route ; mais comme un viatique aimé, délicieux, j'ai voulu retrouver et j'ai voulu revivre par le cher souvenir une heure d'autrefois.
THÉRÈSE. Ici…
ARMAND. Dans ce château plein de ta chère image, dans ce parc où ton ombre encor semble passer, près de ce banc désert où nos mains se joignirent... sous cette voûte sombre où nos cœurs ont aimé.
THÉRÈSE, tremblante. Taisez-vous, taisez-vous, Thorel peut nous entendre !
ARMAND. Il est ici ?
THÉRÈSE. Tout près. Je l'attends pour partir.
ARMAND. L'ami de mon enfance et l'homme qui t'a prise...
THÉRÈSE. Que nous avons trahi, qui m'aime et que j'admire.
ARMAND. Ton mari.
THÉRÈSE. Mon sauveur et mon guide.
ARMAND. Ah ! tais-toi... Laisse-moi croire encore à ce qui fut un rêve.
THÉRÈSE. Oubliez.
ARMAND. Oublier ? jamais ! seul je puis savourer la douceur du passé.
THÉRÈSE, songeuse. Le passé...
ARMAND. Le passé... Mais c'est ta jeunesse... c'est ton sourire virginal... c'est ta crainte... c'est ta pudeur... c'est le doux baiser de ta lèvre... le regard profond de tes yeux. C'est le parfum de tes cheveux d'enfant... C'est toi ! c'est toi ! c'est toi !...
THÉRÈSE. Oubliez ! Je ne veux plus aimer, ami, que le devoir. D'ailleurs, songez-y bien, voyez, tout nous sépare... Et le nom que je porte et nos périls divers.
ARMAND. Thérèse !
THÉRÈSE. Elle a son titre aussi, votre Thérèse... Elle a juré de suivre au danger son époux... Marquis, songez-y bien, je suis la girondine, et nos cœurs désunis n'ont pas la même foi.
ARMAND. Ils ont le même sang, nos cœurs, la même flamme ! Ne cherche pas à dire non, tu mentirais... Que venais-tu revoir ce parc, cette demeure, où moi-même aujourd'hui je ne cherchais que toi ?
THÉRÈSE. Je venais...
ARMAND. Tu venais sur ce banc, évoquer comme moi les exquis souvenirs.
THÉRÈSE. Oubliez...
ARMAND. Oublier !... T'oublier ! Veux-tu que j'oublie l'heure délicieuse où ton cœur se donna ? Souviens-toi, souviens-toi... Les arbres de Versailles, comme ceux de ce parc, gardent ces souvenirs... Un soir, un soir d'été, la belle jeune fille avec, moi, le proscrit, dansait, ouvrait le bal... Ah ! le doux menuet, tendre, mélancolique, le menuet de cour à la fête champêtre, le menuet d'amour par un beau soir d'été !...
THÉRÈSE. Le soir du bel été, des songes, des mensonges.
ARMAND. Le soir du cher été, des rêves de vingt ans.
THÉRÈSE. O les rêves d'amour !... des songes, des mensonges.
ARMAND. L'été de nos amours, l'été de nos serments.
THÉRÈSE. Mais l'automne est venu, voyez, les feuilles tombent, et nos songes aussi tourbillonnent là-bas.
ARMAND. Les mêmes mots d'amour, dans le froid de l'automne, redisent nos serments.
THÉRÈSE. Des songes, des mensonges ! Je ne pense qu'à lui dont je suis la compagne.
ARMAND. Eh ! bien, je partirai, ma place est en Vendée. Mais je veux ton regard, ta dernière pensée. Une dernière fois dis-moi que tu m'aimas.
THÉRÈSE. Jamais...
ARMAND. Thérèse, il faut aimer... Thérèse, il faut revivre... Donne-moi ton sourire dans un dernier adieu... Laisse-moi t'emporter dans un dernier baiser.
THÉRÈSE. Laisse-moi... Laisse-moi !
ARMAND. Je t'adore, Thérèse ! (Un bruit de pas. Un grelot de chevaux. André Thorel apparaît à droite.)
SCÈNE VI LES MÊMES, THOREL.
THÉRÈSE, se dégageant rapidement et courant à André. Lui... Mon ami !...
THOREL. Armand ! Toi ! Quelle joie !
THÉRÈSE, rapidement. Il va partir. Mourir !
THOREL. Mourir !
THÉRÈSE. Mourir !
ARMAND. C'est le devoir...
THOREL. Il est à la frontière.
(On entend au lointain le chant des
soldats.)
ARMAND. Il est partout, André, où l'on meurt pour sa foi ! (La scène est envahie peu à peu par une foule qui pénètre dans le parc et vient saluer Thorel.)
SCÈNE VII LES MÊMES, PAYSANS, GARDES NATIONAUX, UN OFFICIER MUNICIPAL.
THÉRÈSE. Qu'est cela ?
THOREL. Ne crains rien !
LA FOULE. Vive Thorel !
THOREL. Silence !... Écoutez, saluez ceux-là qui vont mourir.
(Il désigne, à travers les arbres, les
volontaires dont le chant s'efface.)
L'OFFICIER MUNICIPAL, regardant Armand. Mais votre compagnon, je crois le reconnaitre...
THÉRÈSE, avec effroi. Perdu !
THOREL, très calme. Lui ? C'est mon compagnon, mon frère ! (Armand fait un mouvement. — Bas.) Pas un mot ! (Haut.) Et qui vient avec moi ?
ARMAND. André !
THOREL, bas. Mon toit, c'est ton asile.
ARMAND, à part, très ému. Près d'elle !
THOREL, à la foule. Laissez passer ceux-là qui vont combattre !
THÉRÈSE, à part, avec effroi. Ah ! qu'ai-je fait ?... Je les ai réunis !... (La foule s'écarte devant les trois personnages et Thérèse effrayée suit lentement Thorel qu'on salue avec respect.)
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décor de l'acte II lors de la création
En juin 1793. — Un intérieur de bourgeois aisé du XVIIIe siècle. — Livres, bustes, meubles de style. — Un bureau chargé de papiers. — Une statuette de la Liberté sur le bureau. — Portes à droite et à gauche. — Au fond, une fenêtre à large baie s'ouvrant sur une perspective des quais de Paris. On aperçoit dans le lointain la Seine. — Le logis où se déroule l'action est situé au premier étage. — Un grand peuplier qui peut être orné de rubans tricolores donne la sensation de la distance. — Il est deux heures de l'après-midi et le soir vient à la fin de l'acte.
SCÈNE PREMIÈRE ANDRÉ THOREL, THÉRÈSE (Thorel, à son bureau à gauche, rangeant des papiers. Thérèse, debout, contemplant, songeuse, le fleuve au loin.)
UN CRIEUR, voix d'enfant. Demandez, demandez le dernier bulletin : « Noms et professions des suspects ». Demandez ! Achetez ! C'est pour rien !
THÉRÈSE. Jour de juin ! jour d'été ! Les hirondelles passent jetant leurs cris de joie au ciel clair, au ciel bleu. Et les hommes là-bas, avec leurs cris de haine, font tressaillir mon cœur d'un invincible émoi. Comme on serait heureux aux champs ou dans la plaine ! Les bleuets sont fleuris parmi les blés jaunis... Comme on serait heureux loin des bruits de la ville !... Jour de juin ! jour d'été !
THOREL, interrompant son travail et la regardant. Que dis-tu ? Le tambour te fait peur, girondine !
THÉRÈSE. Oui, le roulement sourd qui chasse la pitié. Ah ! s'il pouvait couvrir, couvrir la voix sinistre des crieurs, colportant la liste des suspects.
THOREL. Tu songes à l'ami qui vit en cet asile ; mais qui soupçonnerait son refuge ? Un proscrit chez moi, représentant !... Oui, je dis que ma vie a préservé la sienne. Eh bien, c'est ma fierté. L'amitié, l'amitié sainte a ses droits, je les connais ; et je garderai sans crainte, pour le mettre hors d'atteinte, l'hôte que mon toit protège, restant à la fois fidèle à deux devoirs de ma vie : l'Amitié, la Liberté !
THÉRÈSE, montrant la statuette. La liberté, c'est ta déesse, elle coûte cher aux mortels ! (On entend jouer et chanter la romance de Fabre d'Églantine : « Il pleut, bergère ».)
ANDRÉ. « Il pleut, il pleut, bergère. » Mais il pleut des décrets proscrivant les bergers ! (Roulement de tambour. Un appel dans la rue.)
LE CRIEUR, invisible. Demandez, demandez la liste officielle ! La séance complète du jugement du jour !
THÉRÈSE. Toujours, toujours ces cris !
ANDRÉ. Ferme cette fenêtre. On dirait que l'appel de tous ces malheureux arrive jusqu'à nous.
THÉRÈSE. Mais lui, ne pourrait-il, au lieu d'attendre l'heure, ici sous notre toit, s'éloigner, disparaître ? Ne pourrais-tu trouver un sauf-conduit pour lui ?
THOREL. Ce sauf-conduit, au nom d'un fournisseur des guerres, je l'ai là !...
THÉRÈSE. Le salut ?
THOREL. Oui, chère, et tu pourras ne plus trembler pour l'hôte et ne penser qu'à toi.
THÉRÈSE. Moi ?...
THOREL. Bientôt viendra l'heure où, libres, nous pourrons chercher, modeste et sûre, une demeure où, blottis, nous pourrons cacher le cher amour que je te garde. Mais qu'as-tu donc, et que regarde ton œil qui semble s'égarer ?
THÉRÈSE. Je cherche au loin cette demeure où nous pourrons vivre cachés...
THOREL. Au fond d'une retraite obscure, oubliant, de tous oubliés...
THÉRÈSE, répète mélancolique. Au fond d'une retraite obscure, oubliant, de tous oubliés...
SCÈNE II LES MÊMES, MOREL. (Morel est le portier du logis, il apparaît en costume de sectionnaire.)
THÉRÈSE. Ah ! vous ?...
THOREL. Quoi donc, Morel ?
THÉRÈSE Morel, mon vieil ami ?
MOREL. Voilà ! C'est effrayant. Là-bas, aux Tuileries, la foule est grande, ardente, et je crains bien quelque orage, quelque journée terrible pour vous, les Girondins.
THÉRÈSE. Grand Dieu !...
MOREL. La vérité, c'est que ça sent la poudre.
THOREL. C'est bien. Je vais au poste où mon devoir m'appelle ; tu m'accompagneras, Morel. Va, je descends ! (Morel sort.)
SCÈNE III THOREL, THÉRÈSE, puis ARMAND.
Ah ! c'est la mort, peut-être ?
THOREL. La mort, pourquoi la mort ? Cent fois, je l'ai bravée. Soit ! une fois de plus elle reculera.
THÉRÈSE. Tu pars ?
THOREL. Et maintenant, à lui ! (Il va à la porte et appelle.) Armand ! (Armand entre, portant des vêtements différents de ceux du 1er acte.) Le danger s'accroît, l'heure presse... et, qui sait... pour vous protéger, demain n'aurai-je plus peut-être le pouvoir ! Fuyez le danger.
ARMAND. Quitter ce toit ?...
THÉRÈSE. Quitter la France.
THOREL. Il faut toujours se séparer. La vie est un départ dont le départ suprême s'appelle de ce nom : la Mort ! (Il s'approche, ému, d'Armand et de Thérèse. — A Armand.) Je vous aimais comme je l'aime. Amour, amitié, vos deux cœurs battront pour moi, si l'heure sonne où je ne dois plus vous revoir.
THÉRÈSE et ARMAND, à part. Adieu, maintenant, ô mon rêve ! Espoir, ô songes d'avenir ! Tout finit !Le jour qui s'achève n'est plus déjà qu'un souvenir !
THOREL. Armand, si vous voulez, voici. Vous êtes libre.
ARMAND. Libre ?
THOREL, lui tend un sauf-conduit pris dans son portefeuille. Ce sauf-conduit vous permet de partir !
ARMAND. Partir !
THÉRÈSE. Être sauvé !...
THOREL. La carte de civisme permet de circuler.
ARMAND. Sous quel nom ?
THOREL. Eh ! qu'importe ! Votre salut d'abord. Partez ; si je reviens, je serai votre guide jusqu'au faubourg, et puis à la grâce de Dieu !
THÉRÈSE, à Armand. Oui, oui, vous partirez...
ARMAND, regardant la carte. La liberté, la vie...
THOREL. A ce soir ! Je m'en vais où mes amis m'appellent.
THÉRÈSE. Là-bas... l'orage gronde...
THOREL. Eh bien ! va pour l'orage ! La foudre frappe nuit et jour, mais, péril, échafaud et rage, je brave tout, et je garde tout mon courage tant que je garde ton amour. (Armand fait un mouvement de douleur. — Thorel s'approche de Thérèse et lui donne un baiser sur le front.)
THOREL. Cher être !
Mon ami !
A ce soir !... (à Armand qui a semblé hésiter à prendre sa main.) Confiance !... (regardant la statuette de la Liberté sur son bureau.) C'est pour toi que je vais combattre, ô Liberté ! (Il envoie un dernier baiser à Thérèse et disparaît par la porte de droite.)
SCÈNE IV
ARMAND, THÉRÈSE. THÉRÈSE, avec inquiétude et presque en défaillant. Je suffoquais... (Elle ferme les verrous de la porte par laquelle est sorti Thorel.)
ARMAND. Et moi, mon cœur se déchirait. Sous mes yeux son baiser devant moi, quel martyre ! Et sa loyale main me tendant mon salut !
THÉRÈSE. Le salut ! Oui, la fuite, Armand, et l'existence. Pars ! N'attends pas ce soir !... Quitte-moi... Quitte-nous !
ARMAND. Te quitter ?... Qu'as-tu dit ? Y penses-tu ? La vie... la vie, elle est ici avec toi... Loin de toi... c'est la mort, et la mort la plus sûre... Ah ! ce baiser ! Atroce et cruelle morsure ! Si je partais, c'est lui que je verrais toujours. Oui... dans ses bras, je verrais ton image, son front se pencher vers toi, sa lèvre sur ta lèvre ! Thérèse, entends-tu bien, je ne partirai pas !
THÉRÈSE. Mais regarde donc cette foule, ces piques, ces poings, ces bras nus... Elle monte comme une houle, c'est un torrent humain qui coule, roulant des périls inconnus. Va-t-en, puisqu'il te rend la vie. Renonce à notre cher désir, pars sans tristesse et sans envie, je garderai ton souvenir.
ARMAND. Je ne partirai pas !...
THÉRÈSE. Tu veux donc que je meure !
ARMAND. Veux-tu donc me chasser ? As-tu, si je demeure, peur que l'autre, l'époux, te prenne encore à moi ?
THÉRÈSE. Je n'ai peur que pour toi ! Mais j'ai peur pour ta vie. Si tu restes ici, mon aimé, quelque jour la hache te prendra, m'arrachant mon amour.
ARMAND. Eh ! bien, si c'est pour moi que tu veux que je vive, vivons, vivons tous deux.
THÉRÈSE. Que dis-tu ?
ARMAND. Viens, suis-moi !
THÉRÈSE. Te suivre ?
ARMAND. On laissera passer la Girondine, et nous le trouverons, le paradis rêvé.
THÉRÈSE. Armand, y penses-tu ?
ARMAND. Je pense à ta tendresse, je pense à ce baiser que je veux retrouver. Ici, c'est le danger plus vil, le mot qui trompe. Assez de trahison ! Fuyons ! Fuis avec moi !...
THÉRÈSE. Ah ! ton accent m'affole. Oh ! ta douce parole !
ARMAND. Ou me laisser mourir, ou partir avec moi ! Choisis !
THÉRÈSE. Ah ! toi ! tu me perdras !... Armand, tu m'as perdue ! Eh bien ! oui, je t'adore et ne te quitte pas.
ARMAND. Tu veux ? tu le veux bien, tu veux bien que je vive ?
THÉRÈSE. Vis, vis, ô cher amour !
ARMAND. Avec toi !
THÉRÈSE, avec une exaltation croissante. Eh bien ! oui, mon cœur étouffe, mon cœur n'a qu'un unique amour. Et puis, mourir, je ne veux pas, non, je ne veux pas que tu meures !... On laissera passer, passer la Girondine au bras du bien-aimé qui l'emporte là-bas !
ARMAND. Là-bas !...
THÉRÈSE. Au loin, là-bas ! (Elle le regarde extasiée.) Va, partons, viens, Paris est trop lourd à nos âmes, et nous irons chercher le rêve où tu voudras ! Il est des pays où l'on aime, des cieux plus doux, allons vers eux, partons ! O terre inconnue et lointaine où vit l'amour, c'est toi que mon espoir appelle. Je veux aimer, je n'ai, jusqu'à ce jour, rien connu de la vie que l'austère devoir et les jours sans soleil. Partons, car toute ma tendresse s'épanouit. Fleur de printemps, ô ma jeunesse, ô terre inconnue et lointaine où vit l'amour, c'est toi que mon espoir appelle ! Je veux aimer ! Je veux aimer !...
SCÈNE V
LES MÊMES, MOREL.
THÉRÈSE. Qui vient là ?...
ARMAND. Si c'était...
THÉRÈSE. Si l'on vient t'arrêter... (Thérèse, après avoir rapidement fait cacher Armand, qui rentre dans la chambre dont il était sorti précédemment court à la porte, dont elle ouvre d'abord les verrous.) Morel !... Mais vous êtes tout pâle...
MOREL. Ah ! c'est que si vous saviez... un malheur !...
THÉRÈSE. Un malheur ?...
MOREL. Votre mari...
THÉRÈSE. André...
MOREL. Arrêté !...
THÉRÈSE. Arrêté ! Lui !
MOREL. J'accours... « Morel, va-t'en vers elle », m'a-t-il dit.
THÉRÈSE, allant à la fenêtre, qu'elle ouvre. Mais, ces cris...
MOREL. Vous verrez un cortège... oui... là-bas... oui, nos représentants accusés... accusés !
THÉRÈSE. Où les emmène-t-on ?...
MOREL. A la Conciergerie.
THÉRÈSE. André !... Lui !... Prisonnier !... André !... Le tribunal…
MOREL. Et de cette fenêtre... là... vous pourrez les voir ! (Morel sort épouvanté.)
SCÈNE VI THÉRÈSE, ARMAND.
THÉRÈSE. Les voir !... Le voir !... Grand Dieu !
ARMAND, sortant de sa retraite et courant vers Thérèse, qui est à la fenêtre. Là !
THÉRÈSE, vivement, empêchant Armand d'approcher de la fenêtre. Pas vous ! Non ! pas vous ! (Désignant l'horizon.) Ah ! c'est horrible ! Là !... Le soleil est rouge et rouge aussi la Seine ! (Soleil couchant sur le fond du fleuve.)
Soir de juin ! soir d'été ! Les hirondelles passent, mêlant leurs cris de joie à nos cris de terreur.
ARMAND. Mais, nous irons cherchant le rêve où tu voudras !...
THÉRÈSE. Oh ! non, non, pas ces mots, pas ces mots de folie. Partez...
ARMAND. Je partirai... Mais au moins, jure-moi que lorsque tu sauras où t'attendra mon âme, quand je te le dirai, tu viendras, tu viendras...
THÉRÈSE. Oui, oui...
ARMAND. Tu le promets ?
THÉRÈSE. Oui, oui...
ARMAND. Tu me le jures ?
THÉRÈSE. Oui ! Mais va-t'en ! va-t'en !
ARMAND. Jure-moi, jure-moi lorsque tu le sauras, tu viendras. Jure-moi ?
THÉRÈSE. Je le jure, je le jure... Va-t'en...
ARMAND. La liberté n'est rien sans ton amour.
THÉRÈSE. Adieu !
ARMAND. Non ! Au revoir ! (suppliant.) Au revoir !
THÉRÈSE. Au revoir ! (Armand disparaît à droite.)
SCÈNE VII
THÉRÈSE, seule. Il est sauvé !... Adieu le cher passé !... J'aurai, pour consoler mon âme inassouvie, le souvenir exquis et l'austère devoir ; André !... mot dont le froid accent glace mes lèvres ; devoir pour qui l'on vit, devoir pour qui l'on meurt... (On entend, très au loin, d'abord, le rythme du rappel ; puis, peu à peu, le bruit du tambour grandit. Ce sera, à un moment, sous les fenêtres, une sonorité effrayante mêlée de cris furieux.)
THÉRÈSE, comme si elle apercevait une horrible vision. Mais, quelle est cette foule ? Elle gronde ! Elle avance ! C'est l'échafaud qui vient, la charrette qui passe ! J'entends des cris de mort !... Et qui donc va mourir ? (Se penchant vers la fenêtre. Avec un grand cri.) Grand Dieu ! Qu'ai-je donc vu ?... Est-ce lui ?... C'est André !... André ! Lui, mon époux ! André qui va périr pour le salut de l'autre !... André !... C'est moi !... André !... Je pouvais fuir, oui..., fuir avec Armand ! Mais je veux te rejoindre ! Je te donne ma vie ayant porté ton nom ! (Avec exaltation.) Salut, devoir ! A bas la guillotine ! André !... Attends ! Attends ! André, regarde-moi !
VOIX D'ANDRÉ, au dehors. Thérèse !...
THÉRÈSE. André ! Je te rejoins ! Allons, foule stupide, réunis les époux ! André ! Je veux mourir ! André ! Vive le roi ! (Elle a poussé ce cri d'une façon éperdue, affolée, échevelée, superbe, debout, à la fenêtre.) (Cris farouches au dehors.) (La chambre est envahie par les sectionnaires, les gens du peuple, les femmes.)
LA FOULE, hurlant. A mort ! à mort ! Au tribunal, la Girondine ! A mort ! A l'Abbaye ! A mort ! à mort !
THÉRÈSE. O mort ! ouvre tes bras ! (Fièrement, héroïquement.) Marchons ! (La foule se précipite en hurlant sur Thérèse, qui marche, statue vivante, au milieu des cris de colère et de haine.)
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affiche pour la première de Thérèse à l'Opéra-Comique, par Paul Nadar