Jean MAURAN

 

Jean Mauran en 1926

 

 

Jean Joseph Antoine MAURAN dit Jean MAURAN

 

baryton français

(Saint-Béat, Haute-Garonne, 04 octobre 1893* – Nice, Alpes-Maritimes, 24 octobre 1984*)

 

Fils de Jules Louis François MAURAN (1873 ap. 1921), docteur en médecine, et d’Aurélie Jeanne Françoise SALIÈRES (1873 ap. 1921).

Epouse à Nice, Alpes-Maritimes, le 16 avril 1921* (divorce à Oran le 04 juillet 1942) Marguerite Jeanne Adélaïde LARROQUE (Oran, Algérie française, 18 août 1891* Paris, 08 octobre 1961).

 

 

Il a étudié le chant avec Pietro Cesari et à Paris avec Paul Lhérie. Il a débuté à Milan en 1919 dans Tosca (Scarpia), et chanta dans plusieurs théâtres italiens. En 1922, il fit une tournée en Amérique du Nord avec l'American Opera Company. Il fut invité au Théâtre Lyrique de la Gaîté à Paris, au Liceo de Barcelone, à l'Opéra de Monte-Carlo et au Covent Garden de Londres. Il débuta au Palais Garnier en 1924 et y chanta jusqu'en 1934. A sa retraite, il fut directeur de l'Opéra de Casablanca, puis secrétaire général de l'Opéra-Comique de Paris (en activité en 1958).

En 1921, il habitait 47 rue de la Buffa à Nice. Il est décédé en 1984 à quatre-vingt-onze ans, en son domicile, 10 rue Foncet à Nice.

 

 

 

Sa carrière à l'Opéra de Paris

 

Il y débuta le 13 août 1924 dans Rigoletto (Rigoletto).

 

Il y créa le 23 novembre 1925 Brocéliande (l'Ambassadeur) d'André Bloch.

 

Il y participa à la première le 21 juin 1928 de Mârouf, savetier du Caire (Ali) d'Henri Rabaud.

 

Il y chanta Aïda (Amonasro, 1924) ; Faust (Valentin, 1925) ; Padmavati (Alaouddin, 1925) ; Lohengrin (de Telramund, 1926) ; Roméo et Juliette (Mercutio, 1926) ; Thaïs (Athanaël, 1926) ; le Jardin du Paradis (Eusèbe, 1926) ; le Chevalier à la rose (de Faninal, 1927) ; les Maîtres Chanteurs de Nuremberg (Beckmesser, 1927) ; le Crépuscule des dieux (Gunther, 1928) ; les Huguenots (Nevers, 1930).

 

 

 

 

Action violente d'une brûlante Espagne.

Rendons grâces à M. Jaquelux... En tournant le Picador, dont l'action se déroule dans les milieux de la tauromachie espagnole, il a évité d'insister sur les jeux de l'arène.

Le scénario ne peut pas paraître très original ; il y a des réminiscences qui s'imposent. Quatre personnages mènent l’action : le picador Pastor, gloire de l'arène ; Dolorès, fille d'une gitane décédée, qu'il a recueillie et élevée ; le beau matador Vicente, élève de Pastor, et la star de cinéma — très américaine — May Alton. Devenue une jeune fille, Dolorès est aimée de Vicente — qu’elle aime — et de Pastor... May Alton, fort intéressée par Vicente et jalouse de Dolorès, révèle au picador certains rendez-vous nocturnes des jeunes gens. La colère de Pastor sera grande puisque, en silence, il aime Dolorès ! Altercation violente entre les deux toréadors... Le jour de la corrida, Vicente glisse si malencontreusement qu'il serait victime de la fureur du taureau si Pastor ne se dévouait. Blessé à mort, celui-ci, avant de rendre l'âme, approuve le prêtre qui met la main de Dolorès dans celle de Vicente.

Ainsi M. Jaquelux, sur une cascade d'événements, a pu placer quelques belles images. On regrette qu'il n'ait pas usé davantage des paysages d'Espagne et que, pour montrer quelques coins de Castille, il ait trop tiré au métrage. La mort de Pastor serait impressionnante si elle était moins verbeuse. En général, on parle et on chante trop tout au long de ce film. M. Jean Mauran, de l'Opéra, a une belle prestance ; l'amusant Pitouto campe une silhouette qui est la joie de cette production. Mme Madeleine Guitty campe une truculente Espagnole.

(le Petit Parisien, 25 novembre 1932)

 

 

Le Picador.

L’interprétation du Picador est catastrophique, surtout en ce qui concerne Jean Mauran, de l’Opéra, dans le rôle du picador Pastor. Je n’ai jamais rien vu ni entendu d’aussi ridicule. Pourquoi avoir choisi un artiste de l’Opéra pour interpréter un rôle qu’un simple figurant eût certainement mieux tenu ? Jean Mauran, de l’Opéra, se borne, durant tout le film, à faire des effets de poitrine et à montrer le faciès d’un homme déshérité de la nature, qu’un mauvais estomac rend insupportable et qui attend avec une folle impatience la fin du film pour satisfaire un besoin urgent qui lui tenaille affreusement les entrailles…

Jean Mauran, de l’Opéra, accomplit le prodige linguistique de prononcer : Je t’aime, en roulant les r ! Ce qui, inutile de vous le dire, est d’un assez curieux effet dans la bouche d’un acteur qui personnifie un Espagnol…

La vision du Picador commence à devenir intéressante, je dirai même passionnante, à partir de l’instant où le picador Pastor rend sa vilaine âme au diable ; c’est-à-dire dans les derniers vingt mètres du film.

(la Rampe, 01 décembre 1932)

 

 

 

 

 

 

Enrico Caruso par lui-même

 

En écoutant Enrico Caruso

 

Une biographie a quelque chose de funèbre. C'est souvent une épitaphe, et nous devons nous plier aux usages. Que dire d'Enrico Caruso, le plus grand ténor du monde connu ? Son nom est un phare pour les artistes lyriques. Le temps n'a rien effacé de son prestige vocal, et la réédition de ses disques reste la preuve gravée de la continuité.

Il est né à Naples, en 1878, mort d'hémoptysie, en 1921. Son médecin, P. M. Marafioti, a écrit une méthode : « Caruso of voice ». Le meilleur livre, le plus complet est de l'Allemand P. Key. Il fixe la vie du chanteur illustre, explique sa méthode de travail vocal pendant ses 27 ans de carrière. Caruso a chanté plus de 50 rôles. Il débuta, le 16 mars 1894, au San Carlo de Naples, dans l'Amico Fritz (Mascagni). Pendant un quart de siècle, il remplit le monde de ses échos divins, comme disait d'Annunzio, mettant un point final à son rayonnement, le 24 décembre 1920, au Metropolitan de New York, dans le rôle d'Eléazar de la Juive. Sa carrière se fit, en Amérique, entre le Colon de Buenos Aires et le Metropolitan, sans oublier la Scala, tous les grands théâtres italiens, faisant quelques apparitions à Paris, à l'Opéra, en 1912. L'homme était le plus tendre et le meilleur que l'on connaisse. Ses goûts, en dehors du théâtre : faire des caricatures. Il avait un véritable talent dans cet art de plaisanter ses semblables et lui-même. Autre curiosité artistique : il collectionnait les montres anciennes, qu'il montrait avec amour, dans sa villa du lac de Bellegarde, au milieu des fleurs et du sourire des faunes — comme un proconsul de l'art lyrique.

Sous le numéro 630-450, R.C.A. nous présente, sur deux faces enregistrées par Caruso, au Metropolitan de New York, l'air le plus célèbre du bel canto italien, qui constitue un critère pour tous les ténors du monde. Caruso y donne le meilleur de sa qualité et de sa puissance. Son si naturel, en final, est d'un éclat incomparable. Le professeur Husson, spécialiste de la phonétique, à la Sorbonne, marquait son admiration pour la rondeur du superaigu et du passage modèle de la voix de Caruso — (Aida : « O Celeste... »). Les brindisi de la Traviata (« Libiamo... Libiamo ») laissent percer l'étonnante vaillance du ténor, cette chaleur du récit qui font le charme de cette voix spécifiquement napolitaine... Evidemment, c'est l'air de « la Donna e mobile », de Rigoletto, qui semble la vocalisation maximum pour Caruso. Il nous suffit de fermer les yeux pour se représenter, scéniquement, le duc finissant son air, en coulisse, sur un si bémol, que nous transcrit le microsillon dans un son tenu à la perfection. Toujours Verdi sur la face 2 : notons, dans Macbeth, « Ah ! la paterna mano », et le point culminant du disque, dans l'air d'Otello, « Si pel ciel »... Passons à Donizetti. Caruso s'y complaît, dans sa tendresse vocale, avec « Una furtiva lagrima », et c'est dans le célèbre sextuor de Lucia di Lammermoor, dans « Chi mi frena », que Caruso domine l'ensemble, de sa voix unique.

Le disque microsillon 630-490 R.C.A. a fait encore une large part à Verdi, et nous permet d'entendre, avec Caruso, ses partenaires préférés, notamment, dans Rigoletto (4e acte), Galli-Curci, reine des « coloratures » de sa génération, et le baryton de Luca. Le duo du 2e acte est exceptionnel, car les deux géants du bel canto se confrontent : Caruso et Titta Ruffo... C'est une des rares fois où la supériorité du ténor ne s'affirme pas. Elle se confond avec la plus belle voix de baryton de l'époque. Cette voix, en puissance et en qualité, est à égalité avec son illustre partenaire.

La face 2 est aussi intéressante. Notre compatriote Journet, dans Lucia, se présente comme le meilleur en clé de fa de la bourse lyrique de Milan. Nous apprécions moins Caruso dans la Bohème, car il reste ténor d'opéra, et l'amincissement de sa voix lui enlève cette rondeur du timbre, triomphe de sa technique. Tosca, Gioconda, Paillasse... magistrales interprétations dont le vérisme laisse à Caruso toutes les possibilités vocales.

Le document 630-491, face 1, nous éloigne du répertoire italien si cher à Caruso. C'est une incursion dans le chant français. On sait que le ténor a très peu chanté en France. La meilleure audition est l'air de l'Africaine (4e acte), « O Paradis ! », encore qu'il s'agisse d'un air de haute-contre qui n'est pas dans le commun de la tessiture de Caruso. Sa voix, dans Manon, Carmen, la Juive, perd, dans notre langue, en qualité. Nos nasales ne favorisent pas l'émission en général.

La dernière face est consacrée à un choix de mélodies. Il ne faut pas oublier que Caruso est napolitain pur sang, et excelle à détailler la romanza... « O sole mio », « Vaghissima sambianza », « la Campana di san giosto »... Son timbre vibre au soleil de Naples, et s'épanouit dans sa vérité natale. Cette face est agrémentée d'une chanson américaine qui eut sa célébrité, « Over there », qui n'ajoute rien à l'art de Caruso ; nous préférons la conclusion de ce périple vocal, avec la pathétique romance « Sei mortanella vita mia ».

R.C.A. a fait un effort artistique considérable, avec tout le secret de la science disquaire, en reproduisant les airs célèbres de Caruso. Rendre la voix de l'illustre ténor est une tâche impossible dans le sens absolu de la réalité. Comme dit le poète, « on ne met pas le soleil en flacon », l'âme ne s'incruste pas dans la matière. Ces disques restent donc un document approchant la vérité. Ce qui demeure est déjà extraordinaire en soi, et constitue un trésor artistique désormais impérissable.

 

(Jean Mauran, de l’Opéra, Musica disques, mai 1959)

 

 

 

 

 

Jean Mauran parle de Chaliapine.

 

Quand on parle de l'interprète de Boris, on s'imagine un géant, une voix de stentor, avalant des litres de Vodka alors qu'il préférait notre Cognac. C'était en effet un géant aux yeux bleus, très autoritaire, muet ou grand parleur, suivant les circonstances. Les disques, trop anciens, ne donnent pas la caractéristique de sa voix. Ce n'était pas la puissance, mais la qualité du son, l'incroyable intelligence de son canevas expressif. C'était là le secret de son art. A l'époque, il paraissait extravagant dans ses conceptions, et aujourd'hui, il est encore en avant-garde.

 

On s'attendait à entendre un orgue, et c'était le chant d'un violoncelle. Il disait, en employant l'expression italienne « cantar rotondo » : chanter rond. Cela constituait pour lui une loi, au contraire de nos méthodes actuelles qu'on peut résumer en trois points : blanc, plat et ouvert. Le meilleur moyen de perdre sa voix. En somme, il avait un organe naturellement « placé » qui résiste à toutes les attaques de la liqueur dorée. Malheur à qui s'alignait avec lui devant le clavier des flacons ; l'adversaire roulait sous la table, et le grand Fédor sortait aussi digne et solennel que pour l'entrée de Boris.

 

Son grand souci pour l'interprétation était de se contrôler lui-même : n'est-ce pas là le paradoxe de Diderot ? Il n'est pas question pour Chaliapine de ressentir quelque chose mais de communiquer avec le public. C'était un observateur méticuleux des réactions d'en-face. Son Boris était « décortiqué », divisé en expressions, et il repoussait la création inconsciente. Il étudiait le geste, les intonations, la pose plastique, etc... Rien n'était laissé au hasard du moment, à l'inspiration directe, à laquelle il ne croyait pas. Il ne travaillait pas, comme l'on dit « dans le génie ».

 

Tel était l'orfèvre, appliqué à une ciselure qui donnait un joyau, mais ce joyau était spécifiquement Russe, en forme d'icônes. Quand le grand artiste s'évadait dans notre latinité, on ne le reconnaissait plus.

 

De nos jours, on n'a plus le temps de se livrer à un pareil travail. On apprend un rôle au piano, on le chante et on se déclare satisfait si le chef d'orchestre donne son « bon à tirer ». La mise en scène devient mise en place, mais le travail expressif, d'analyse, du chanteur est purement négatif. On ne travaille pas ses rôles comme Boris, aussi il n'y a plus de Chaliapine. C'est qu'aujourd'hui on n'a plus le temps de tout faire : la valise, l'avion, les cachets, la radio, la télévision, tout tourne dans ce cercle magique. Je n'y vois personnellement aucun inconvénient.

 

Chaliapine fut un novateur, un révolutionnaire. Il porta à l'Opéra des conventions un coup décisif, obligeant le monde lyrique à rentrer dans la voie de l'interprétation. Il était le personnage même, du commencement à la fin. C'est dans ce domaine qu'il fut un maître génial. Il a ouvert une fenêtre toute grande sur la tragédie lyrique et, dans ce jardin d'Arnéide se promènent ses disciplines : les ombres vivantes des Vanni Marcoux, des Pernet, etc.

 

(Jean Goury, Fedor Chaliapine, 1965)

 

 

 

 

 

 

Il y a aujourd’hui une science de la voix chantée.

 

Les livres écrits sur la voix chantée sont plus rares en langue française qu'en langue allemande, et plus rares encore qu'en langue anglaise, langues dans lesquelles nous citerons notamment les ouvrages de Stockhausen, Lilli Lehmann, Albrecht Thausing, parus outre-Rhin, et ceux de Vennard, Stanley, Chadbourne-Garcia, parus outre-Atlantique. Mais un livre émanant de M. Raoul Husson était un événement attendu dans tous les pays et, au moment où nous écrivons ces lignes, sa traduction en langue russe, faite par les soins de traducteurs et de traductrices du Conservatoire d'Etat de Moscou, est en cours d'impression.

C'est que nul n'ignore que M. Raoul Husson est l'auteur, depuis une dizaine d'années, d'immenses travaux de physiologie phonatoire, pour la plupart exécutés au laboratoire de physiologie de la Sorbonne.

 

La première partie de son livre, forte de quatre chapitres, est consacrée à quelques questions de physiologie très fondamentales, et sur lesquelles ont porté les travaux de l'école française de physiologie phonatoire de la Sorbonne comme on l'appelle à l'étranger. Nous en dirons peu de choses, On y apprend que la soi-disant « vibration » des cordes vocales n'est qu'une activité neuro-musculaire rapide, commandée par le cerveau, célèbre découverte de M. Husson datant de 1950, et que tous les « phoniatres » du monde ne peuvent lui pardonner (car elle renverse toutes les thérapeutiques traditionnelles, que les chanteurs connaissent comme étant particulièrement inopérantes, hélas !) On y trouve aussi l'étude renouvelée des « résonances » vocales dans la bouche et le pharynx, et surtout une étude extraordinairement neuve des sensibilités internes du chanteur, dont l'importance pratique est si grande. Cette dernière étude est d'un intérêt tout particulier, lorsqu'on songe que, durant des lustres, les chanteurs furent toujours traités de « psychopathes » en raison de l'importance qu'ils accordaient spontanément à leurs sensations internes en chantant. Tel n'est point l'avis de M. Husson, qui analyse leurs rôles physiologiques, et en montre toute l'importance. On y trouve, enfin, l'exposé de la façon physiologique stricte de classer les voix, souci lancinant de tous les chanteurs et de tous les professeurs (sérieux), depuis le début de l'art lyrique.

 

 

 

le professeur Husson

 

 

Mais la partie du livre qui intéressera au maximum le chanteur commencera sans doute avec la seconde partie de l'ouvrage, où sont analysées toutes les techniques vocales possibles. Ce sujet fut toujours âprement controversé, comme on le sait. Nombreux sont les auteurs, médecins ou chanteurs, qui n'ont pas su résister à l'attrait de décrire leur propre façon de chanter (lorsqu'ils chantaient !) comme étant la seule bonne, la seule « physiologique », comme l'écrivait un médecin aujourd'hui disparu. En Italie, on vit même un médecin décrire sa propre façon de chanter et la décrire comme étant la technique vocale de... Caruso, après avoir guéri celui-ci de quelques rhumes, et obtenu de lui une lettre d'aimables remerciements. M. Husson nous prévient, au contraire, que toutes les manières d'émettre la voix sont aussi « physiologiques » les unes que les autres, mais qu'elles diffèrent par les performances vocales qu'elles peuvent permettre d'atteindre. On peut chanter sans danger avec toutes les techniques possibles, nous dit-il, sous la seule réserve de chanter « pas fort, pas aigu, pas longtemps, et pas souvent ». Mais, lorsqu'un sujet désire s'affranchir de ces restrictions, ou de l'une quelconque d'entre elles seulement, les techniques utilisables se restreignent. Lorsqu'enfin le sujet veut embrasser l'étude du répertoire et faire carrière lyrique, ce qui le conduit à utiliser chaque jour, et plusieurs fois par jour, des effets de puissance dans l'aigu (définition du chant théâtral à laquelle nous souscrivons), il n'y a plus qu'un ensemble réduit de techniques vocales qui le permettent sans danger. L'auteur les a analysées physiologiquement avec détail, et nous en expose les caractères essentiels. Ce sont là des pages que tous les chanteurs et tous les professeurs de chant devraient méditer, et en fonction desquelles bien des mea culpa sont à attendre.

 

La troisième et dernière partie du livre est peut-être encore la phis originale et la plus instructive. On y trouve l'analyse détaillée de toutes les méthodes pédagogiques employées actuellement dans tous les pays du monde dans l'enseignement du chant. Certes, quarante années de pratique du répertoire ont amené M. Husson à recueillir pas mal de renseignements à ce sujet, et la lecture de ces pages est d'un puissant intérêt. Des « trésors d'ingéniosité », pour reprendre l'expression de l'auteur, ont été dépensés par les chanteurs pour approcher de la solution du difficile problème constitué par la pédagogie du chant théâtral. On notera que M. Husson ne propose pas de méthode qui lui serait propre, et ceci en aucune mesure. Mais l'analyse qu'il donne des procédés employés depuis cent ans est tellement riche qu'il apparaît au lecteur que plus rien de nouveau sous le ciel bleu ne peut plus apparaître en ce domaine. Il semble bien que de nombreux procédés puissent être employés concurremment par tout professeur intelligent. Ici encore, le fondement physiologique de chaque procédé est finement analysé et décrit. Nous citerons tout particulièrement l'intérêt accordé par l'auteur aux méthodes basées sur la recherche, par le chanteur, de certaine sensibilités internes particulières intra-buccales, qui touchent de près la façon de caractériser les différentes émissions. Mais il nous est impossible d'en dire plus sans entrer dans un détail qui serait déflorer le volume, lequel doit se lire sans hâte, un peu comme un livre de chevet.

 

(Jean Mauran, de l’Opéra, Musica disques, mars 1961)

 

 

 

Glottographe électrique du professeur Philippe Fabre.

Cet appareil permet de voir la vibration des cordes vocales d'un sujet quelconque qui parle ou chante, sans avoir aucunement à regarder le larynx. Le sujet en expérience, à gauche, porte autour du cou un collier appliquant deux électrodes de part et d'autre de sa pomme d'Adam. Un courant de minime intensité, lancé à travers le larynx, est modulé par la vibration des cordes vocales, puis traverse le glottographe, et vient reproduire ladite vibration sur l'écran d'un oscillographe cathodique (à droite), où elle peut être photographiée.

 

 

 

 

 

La Corse et son folklore.

 

 

L’île de Beauté, l'antique « Kirnos » des Grecs, la « Corsica » des Romains, la Corse de nos jours, celle que Guy de Maupassant peignait ainsi : « ... d'immenses vagues de granit ou de géantes ondulations couvertes de forêts de châtaigniers et de pins... ».

Ce grand bateau blanc qui dort dans le Vieux-Port de Nice va ce soir s'élancer, comme un superbe albatros, vers les falaises où se sont heurtées et fondues tant de civilisations. Sur le pont réservé aux passagers sans fortune, la lune balaie de son pinceau les coursives où dorment les voyageurs. L'un d'eux s'est réfugié à l'avant, il s'inspire des étoiles, il hume déjà les parfums du thym et touche de ses doigts, sur la guitare, le cœur de son île. Qu'est-ce qu'il peut bien « gratter » sur ce luth populaire à six cordes ? Bien sûr, une chanson corse, car il s'agit là d'une voix intérieure. Cet homme parle de son pays avec sa guitare. Ces accords profonds... c'est la maison ; elle est abrupte, grise, pierreuse... Il n'y a aucune fioriture dans cette résonance corse, ce n'est pas le mélodiste italien qui s'exprime, c'est tout autre chose : un accent grave, sourd, comme celui qu'on entendrait, la nuit, venant d'une organette de sacristie. Les musiciens diront : des accents mineurs ; car le drame musical se déroule au bout des doigts des exécutants. Le mi de la corde grave va chanter une cantilène... L'amoureux glisse contre les murs froids, il se heurte non pas à un balcon sévillan, mais à un huis fermé, farouche, qui entendra, mais ne s'ouvrira pas.

Ne croyez pas qu'en Corse on parle d'amour dans la rue. Le prétendant se faufile, inquiet, s'arrête au coin du village, il murmure sa plainte, car, ici, l'amour contient toujours une douleur. O dignité intérieure de la Corse, comme votre chant s'exprime avec une retenue orgueilleuse et passionnée !

Ecoutons... Que signifie, sur la guitare, cet éclat, cette stridence ? Pourquoi le regard de l'homme qui joue aux étoiles s'anime-t-il, farouche ? Est-ce l'éclair d'une vendetta ? Le voilà, le mot tragique. La guitare grince, roule ses notes, les sons fusent, il y a du drame dans l'air... Lointain souvenir des mœurs maures, intraitables et féroces sur les questions d'amour...

 

 

 

Est-ce là un de ces fameux « bandits d'honneur », dont tant de complaintes célèbrent les exploits ? Certainement pas, mais tout simplement un vieux paysan corse, qui a fière allure dans sa tenue rustique, et toute la dignité farouche de l'habitant du maquis. (Cl. Roger-Viollet)

 

 

Mais le bateau glisse sur une mer d'huile parfumée de lavande lointaine... Nous voguons vers une Attique puissante, non affadie. Les senteurs des absinthes, des armoises, des genêts, se mêlent au parfum de l'oranger ; la nuit se fait plus bleuâtre... Notre joueur de guitare accroche ses doigts sur une histoire — toujours la même : l'amoureux délaissé qui se plaint à sa mère. Il ne chante plus, il murmure, pour ne pas réveiller ses compagnons. Mais il souffre son chant : que dira la fille aimée ? à qui donnera-t-elle son cœur ? faut-il compter avec ce rival, qui se dessine par des grincements dramatiques sur les cordes hautes ? Puis ce seront des bruissements de colère, la main frappe de la paume l'instrument, le guitariste devient fébrile... nous touchons au dénouement... Mais il ne se passera rien, le ciel scintille et vous crible les yeux de ses dards lumineux...

— Ce guitariste est en état de grâce, dit un touriste.

Le chanteur s'est brusquement endormi, car l'aurore va pointer, et, déjà, des brumes frangent l'Ile des rêves. Il est temps de dormir, pour arriver sain et en pleine lumière... Ce sont là les préludes du folklore corse.

 

 

 

 

Le jeune Bastien dort, comme l'enfant aux étoiles du poète antique. Son sourire révèle son bonheur. Sa guitare, à ses côtés, est muette ; elle s'endort aussi, laisse détendre ses cordes ; elle jouerait faux, maintenant, car son âme s'est tue pour quelques heures. Demain, une main brillante la réveillera, repincera ses cordelles, tournera ses chevilles ; l'accord magique reparaîtra, immortel comme la vie.

 

***

 

Mais cessons notre rêve, pour authentifier cette forme humaine de l'expression vocale.

Qu'est-ce que le folklore corse ? De ce dernier, nous ne connaissons, en France, que les contours essentiellement tragiques, depuis que Prosper Mérimée, en 1839, en fit la découverte, pour situer Colomba.

Certes, Mérimée n'a pas prétendu faire œuvre de musicologue. Ce qu'il a cueilli à l'arbre généalogique, c'est la ramure distinguant le vocero, ce chant funèbre improvisé par les femmes. Il est profond, désespéré et, par essence, tragique. Pourquoi est-il chanté (j'allais dire « gémi ») par les amantes, les mères, les épouses ? Parce qu'elles sont souvent la cause, les actrices — les témoins, en tout cas, des drames intérieurs. Tandis que les hommes se battent à coups de fusil (et non pas au couteau), elles prient. D'ailleurs, le vocero n'intervient qu'à la suite de mort violente.

Est-ce à dire que la légende a raison, quand elle laisse entendre que les Corses sont seulement des tragiques, et n'ont que des chants funèbres ? Certainement non — nous le verrons plus loin —, malgré leur longue histoire, suite de luttes pour défendre leur sol. C'est l'autochtone toujours dressé contre l'envahisseur, qu'il soit Romain, Génois, Arabe ou Français. Les descendants de cette race forte, qui inscrit à son blason Sampiero Corso, Pascal Paoli, ont dû enfanter leur folklore dans la douleur, tapis derrière le roc, le fusil à la main... Peut-être, a dit le poète, est-ce leur sang qui a rougi les Sanguinaires ? Car si l'expression « larmes de sang » a une origine, elle devrait être corse.

 

 

 

La musique trouve sa place, en Corse, jusque dans les appels curieusement modulés des marchands en plein air. Celui-là a si bien « chanté » ses beaux melons que la vieille mamma s'est laissé séduire... (Cl. Hurault-Viollet.)

 

 

Voilà donc la substance essentielle des chants de l’île. Que ceux qui connaissent le mieux leur pays nous pardonnent cette intrusion dans leur domaine natal. Je veux parler du chroniqueur Pietro Cirneo et, plus récemment, des recherches de chartiste de Félix Quilici, qui ont révélé l'existence curieuse d'un « folklore de vérité », comme disent les Espagnols.

C'est ainsi que se sont enrichies les plaintes funèbres que sont les voceri et les lamenti.

En ceux-ci, chantés seulement à l'occasion d'une mort naturelle, retentit l'écho des gémissements des pleureuses antiques ou de ceux des femmes d'Afrique, qui se griffent la figure pour effacer à jamais une beauté qui n'appartenait qu'au mort.

 

 

         

 

Les laitières, assises sur leurs baudets, font leur tournée à travers la campagne. Quoi de plus agréable, pour passer le temps, que d'entonner à pleine voix Fiori Corsi ? (Cl. Roger-Viollet.)

 

 

Pour ceux qui s'intéressent aux voceri, il y a de remarquables travaux anciens sur ce sujet, dans la littérature populaire du docteur Mattei, ainsi que ceux de Grimaldi, de Viale et de Fée, qui nous en ont donné de beaux exemples. Mais, profitant des données des spécialistes, ajoutons les nanné, qui sont des berceuses. Quel Corse exilé — et il y en a tant qui courent le monde ! — n'a le souvenir de ces berceaux de bois rustiques, pieusement conservés, dont les nanné de la « mamma » rythment le balancement ? Les canzoné, réservés aux hommes, sont des chants satiriques que traverse l'ombre du dieu Pan, folâtrant dans les pins. Et aussi les sérénades et les inimitables padiellé, révélatrices d'un tempérament frondeur : « la tête près du bonnet » n'est pas une image vaine, quand il s'agit de la nervosité de nos compatriotes.

 

***

 

Parlons de leur sens du rire. « S'il y a quelqu'un qui aime à rire », dit Frédéric Ortoli, dans un ouvrage sur les Contes populaires de l'Ile de Corse, paru en 1883, véritable mine de documents, hélas introuvable à présent, « c'est bien le Corse ». Une plaisanterie le met de bonne humeur, et le voilà parti. Aussi, les chansons pour rire sont nombreuses là-bas, et on n'y est jamais aussi heureux qu'après y avoir décoché une épigramme ou raconté une bonne histoire sur un curé. « Bien souvent, malheureusement, les chansons pour rire sont tellement épicées qu'on ne peut les dire en société, surtout lorsqu'il s'y trouve des dames. Et, pourtant, ce sont, à beaucoup près, les plus belles ; il y en a même qui sont de purs chefs-d'œuvre de finesse et d'esprit. »

Souvent, le chant comique est mêlé au conte. En voici un, toujours de Frédéric Ortoli. Il est intitulé l'Ermite Jean :

« Jean, le bon ermite, s'était retiré dans une forêt où il vivait séparé de tout le monde, excepté de Dieu. Tous les habitants du pays venaient lui apporter des provisions de toute sorte. Il les refusait.

» — Puisqu'il ne veut pas profiter de ce qu'on lui donne, se dirent des voleurs, allons lui prendre ce qu'il a ; mais, comme c'est un saint personnage, ne lui faisons aucun mal.

» Un jour donc, les brigands prirent toutes sortes d'instruments de musique : qui une flûte, qui une harpe ou un violon.

» — Quel concert céleste nous pourrons faire avec cela ! se dirent-ils, et les voilà sur le toit de la cabane du saint ermite, chantant en chœur :

Giovanni, fuor Giovanni,

Cia dettu il buon Gesù

Getta fuor li panni

Et poi montate sù.

(« Jean, nous a envoyés te dire le bon Jésus, jette dehors tout ce que tu possèdes, et puis monte au ciel. »)

» En entendant ces voix, accompagnées d'une fort jolie musique, Jean crut que le Seigneur, touché de ses actes de pénitence, voulait le faire mourir au ciel. Il se hâta donc d'obéir et jeta dehors tout ce qu'il possédait.

» Quand il ne resta plus rien dans la cabane, les anges improvisés, voulant rire, cette fois, se mirent à chanter :

Giovanni, fuor Giovanni,

Cia dettu il buon Gesù,

Ballate senza panni

Et poi montate sù.

(« Jean, nous a envoyés te dire le bon Jésus, danse dehors sans vêtement, et puis monte au ciel. »)

» — Voici une drôle d'idée du bon Dieu, pensa l'ermite. Mais, croyant que c'était une épreuve que le Seigneur voulait lui imposer, il se déshabilla, et, se rappelant les premiers temps de sa jeunesse, se mit à danser de son mieux.

» Les voleurs, ayant ce qu'ils désiraient, s'en allèrent en riant de bon cœur. »

Il y a une autre forme de rire, c'est l'humour qui, dans ce pays, peut prendre les teintes d'un humour de sang. Ecoutez plutôt.

Dans une famille qui m'est bien connue — et c'est ce qui me permet de garantir l'authenticité de l'histoire —, on célébrait un événement important : la vente de la maison, que l'on venait de décider. Après avoir bu du « Patrimonio » et mangé des figatelli, un chanteur entonna une chanson triste sur le thème : « J'ai perdu ma maison... »

Et voici la suite : la famille, selon l'usage corse, avait fait paraître une annonce disant que ladite propriété était à vendre au plus offrant. L'oncle fit ajouter ce simple additif :

« Toute personne étrangère qui se présentera pour l'achat de ladite propriété recevra des balles de chevrotines dans les cuisses. »

La propriété est toujours à vendre.

 

***

 

On retrouve dans l'expression du chant corse, et quel qu'en soit le thème, une constante : c'est un récitatif souvent improvisé, et dont, la plupart du temps, l'accompagnement rythmique n'a guère varié depuis les origines.

Dans le langage viennent parfois fleurir quelques rejetons d'expressions toscanes ou siciliennes, ou parfois grecques, arabes ou espagnoles. Ce que le Corse écarte systématiquement, c'est la mièvrerie, la frivolité, l'immoralité. Il reste malgré tout âpre et dur, ne se départit jamais de sa dignité innée, de sa gravité ancestrale, même lorsqu'il chante l'amour.

L'art vocal insulaire est très riche en documents sonores. En dresser l'anthologie serait un long travail de compilation, et il y a à ce sujet toute une bibliothèque à consulter, y compris les documents cinématographiques et aussi ceux de la télévision. Mais nous pouvons tirer, au hasard, du fichier discographique quelques documents qui nous paraissent les plus significatifs.

Le Noël de la Corse est un chant inédit. J'ai entendu la guitare de Jacques Istria en moduler les accents, ainsi que ceux de l'Ave Maria corse, qui a un parfum de verveine. Puis des airs connus, comme Dimmi perche, et, nécessairement, l'autre face du disque, avec le thème de la vendetta, dans Vendetta di Rosina...

— Pourquoi, disais-je à un guitariste, ne jouez-vous pas d'autres thèmes de vengeance ?...

— C'est que, voyez-vous, cela me rappelle la mort de mon frère, et je suis pris de folie, et je casse les cordes.

Etrange identification d'une frénésie intérieure et ancestrale...

Quelle berceuse émouvante, cette Mammarella au nom si doux, où tout le monde, en Corse, retrouve son amour filial ! Voici Casa corsa, avec son harmonie intérieure, où les objets prennent toute leur valeur : le chaudron sent la châtaigne, le berceau balance l'enfant, la vieille mère pleure ses souvenirs, la jeune s'inquiète de l'absent. Mais non, le fusil est pendu près de l'âtre : pas de querelle à craindre, hors de la maison. Ce tableau devient, dans la chanson, une description.

Mais Frédéric Ortoli nous donne une touchante vision du temps passé ; écoutons-le :

« Sans doute, de nos jours, on rencontre dans les villes toutes les recherches de la civilisation, sans doute l'instruction est beaucoup plus développée ; mais combien d'hommes, dans les montagnes, portent encore le bonnet pointu et la « capote de fresi » ? combien de familles font cuire leur pain six mois à l'avance et habitent, comme au temps des Sarrasins, tantôt la plaine et tantôt la montagne ? »

Au chant folklorique se mêlent des histoires de fées, de géants, de saints ou de diables, et tant d'autres. La coutume est alors de se réunir dans une maison spacieuse pour y faire la veillée. Pendant que les châtaignes rôtissent, dans la vaste cheminée où se consume un tronc d'arbre, le vin de l'hôte circule à pleines cruches. Et le vieux raconte les histoires des bandits d'autrefois, tous « d'honneur » ; il cite des noms que n'ont pas gardés en mémoire les jeunes : Antonu Santa Lucia, Galeazzinu. (Pour les curieux, signalons le livre de Marcaggi sur les bandits corses — Romanetti, Perfettini, Mateo, Poli, etc.)

Et la danse n'est pas oubliée. Mais oui, l'on danse en Corse, les vieux autant que les jeunes... Ecoutez Veni a balla et le Pipo, qui remplace l'habituelle Visculeta, avec ce riche accouplement de la guitare et du violoncelle. Et un chant d'amour célèbre La più Bella diu cantone.

Une autre chanson triste s'intitule Un rossignol mort de douleur :

Rendez-moi mon épouse,

Nous sommes unis pour toujours,

A la noce, l'alouette était la fille d'honneur,

Rendez-moi mon épouse,

Nous nous aimons d'amour,

Son cœur et le mien ne formaient qu'un seul cœur,

Et, lorsqu'elle mourra, je mourrai !

Les chansons évoquant Dieu et la Vierge ne sont pas très répandues en Corse. Toutefois, quand ces saints personnages interviennent, c'est presque toujours pour récompenser le bon et punir le méchant.

La croyance au diable n'est pas non plus signalée très souvent dans ce folklore. Quelquefois, pourtant, Belzébuth se change en bête et bat les passants, ou bien encore il s'en va jouer aux cartes avec le plus rusé du pays.

Dans d'autres chants, les revenants font souvent parler d'eux. Bien des gens qui n'ont pas peur d'un fusil braqué sur eux tremblent lorsqu'il s'agit de passer devant un cimetière.

« On parlait autrefois, dit toujours Ortoli, de la « Squadra d'Arrozza » (confrérie des morts). Quand elle sortait, à une heure fort avancée de la nuit, chantant un chant lugubre, chacun revêtait l'habit de pénitent, avec le rochet et le capuchon noir, et tenait à la main un cierge allumé. »

 

***

 

On voit à quelle profondeur de l'âme va ce chant populaire, qui paraît si facile à l'audition, et qui, en vérité, ne peut être traduit que par des chanteurs corses. Impossible, si l'on n'est pas du cru, de s'assimiler pareil moyen d'expression. C'est un peu comme si l'on essayait d'apprendre en Espagne le flamenco.

Il faut avoir été élevé dans cette ambiance, en être imprégné jusqu'à la moelle, pour arriver à traduire ce langage étrange et plein de poésie. Même les chanteurs corses qui ont quitté l'île depuis longtemps perdent le fil, et ne retrouvent plus la couleur. C'est le secret de cette résonance, qui chante seulement dans un cœur corse qui a gardé de mystérieux liens avec son pays.

Le célèbre ténor Micheletti me fit un jour cette confidence :

— Cette chanson que je chante ici, ce soir, et que vous admirez tant, je n'oserais plus la chanter chez moi, car j'ai perdu le sens profond du terroir.

Il en est ainsi, je crois, de tous les folklores du monde. Ce qui prime, c'est l'accent de vérité. Il n'y a plus là aucun artifice vocal ; plus rien ne s'apprend, tout se sent. Si un grand musicien traduit du folklore, il le dénature, le trahit, malgré toute sa science et son art.

De grands artistes lyriques corses ont chanté leur pays, de la voix d'or de Martha Angelici, de l'Opéra, à celle de José Luccioni, pour citer deux maîtres du genre. Le souvenir de Vezzani plane sur les voceri. Ces jours-ci, l'Académie du Disque Lyrique a décerné son « Orphée d'or » du meilleur chant folklorique (Prix Joseph Canteloube) à Colomba Mazzoni (Colomba chante la Corse, un disque Odéon OS. 1275). Cette chanteuse d'opéra, qui est une des remarquables Butterfly de l'Opéra-Comique, a pu conserver ce cachet d'authenticité des chants de sa terre natale. Rien n'a dénaturé son âme corse. Le mérite en revient certainement à une longue imprégnation de toute sa jeunesse dans son pays natal.

J'ai assisté à sa prise de contact avec des guitaristes corses. Aucune indication préalable ; l'instrumentiste préludait, Colomba Mazzoni chantait, et la communion s'établissait par une voix secrète et inimitable. Le chant montait, sans bavures, pur comme une prière. Notre chanteuse peut se transporter d'un coup de baguette magique dans n'importe quel milieu de son île, elle sera, avec ses chansons, la reine du foyer ancestral. On ne « devient » pas chanteur corse, on naît pour le chant de l'Ile de Beauté.

 

 

 

Le caractère foncièrement indépendant du Corse ne l'empêche pas de se plier volontiers à la discipline du chant choral, pour faire retentir arec ferveur, en compagnie de quelques compatriotes,   de ces chœurs religieux ou profanes qui comptent parmi les plus beaux spécimens du folklore musical de son pays. (Cl. Roger-Viollet.)

 

 

Comment terminer ce bref exposé sur un vaste sujet, si ce n'est en citant cette réflexion de R. Sauvat :

« C'est en poète que le Corse a toujours aimé son pays. »

 

(Jean Mauran, de l'Opéra, Musica disques, août 1962)

 

 

 

 

 

 

         

 

Deux gravures de Gustave Doré pour le Voyage en Espagne de Ch. Davillier (1862), évoquant les danseuses gitanes d'Andalousie : dans une auberge près de Séville (à gauche), et dans une rue du Sacro Monte de Grenade (à droite).

 

 

Apre et sensuel : le Folklore Gitan.

 

 

Il n'y a que deux endroits en Espagne pour recueillir ce qui reste du folklore gitan : le faubourg de Triana, à Séville, et le Sacro Monte, à Grenade. Mon pèlerinage à Chébilla (nom arabe de Séville) est pour moi un culte qui date de mon enfance, et c'est ce qui m'a conduit, cet été encore, dans les quartiers calcinés par le soleil de la capitale andalouse... Quelle chaleur !... L'image du poète prend toute sa couleur : « Pour avancer, il faut se creuser des galeries dans la lumière d'or. »

Je me suis assis sous le « tendido », dans le patio andalou de mon vieil ami Vargas, gitan authentique ; c'est lui qui a sculpté le Christ de la cathédrale de Malaga, que l'on promène pour la semaine sainte.

Triana (jadis « Trajana ») doit son nom à l'empereur Trajan, né près de Séville. Elle perd de son caractère, mais garde cependant l'empreinte de cette race étrange, au teint olivâtre, où l'on rencontre encore la « jitanilla » de Cervantès, qui a fait dire au chanteur de coplas : « Paquita ! tu as des yeux, on dirait des olives noires qui trempent dans l'huile. » Ces gitanes ont l'allure qu'imitent nos Carmen d'opéra, le « menèo » (une expression pittoresque dit : « Elle a beaucoup de miel dans les hanches »), un déhanchement qu'elles tiennent des antiques « gaditanes », les danseuses du monde romain, qui avaient leur foyer à Cadix, « cette dentelle blanche sur la mer bleue ».

Triana, exactement le « barrio » de Triana, a toujours sa rue principale, la « calle de Castillo ». On aurait du mal, aujourd'hui, à imaginer que c'est là qu'on fabriquait les fameux « azulejos » qui ornent encore, dans des bleus de nuit, quelques églises de Séville. On dit qu'au XVIe siècle ce faubourg avait plus de cinquante fabriques de faïences hispano-mauresques, « vaisselles d'or » des familles royales de toute l'Europe. Il n'y a plus rien de cela aujourd'hui.

Tandis que Vargas évoque le temps où ce faubourg couleur de feu abritait tout un monde de contrebandiers, « rateros », « barateros », « majos », etc., la vieille servante qui nous sert le café (elle a 80 ans) chante une antique chanson qui illustre tout ce monde :

 

Hay en Sevilla en Triana

Donde nacen a montones

Los bizzaros valentones

Con ardiente corazon.

 

(Il y a dans Séville, à foison, de bizarres truands au cœur ardent.)

 

Voilà bien le folklore de pure essence, ce chant guttural, sauvage, et la gitane édentée qui nous régale de son répertoire le gémit plutôt qu'elle ne le chante ; et Vargas rit de sa vieille relique.

La servante, en verve, nous conte l'histoire de sa vie...

Son mari était un borracho (ivrogne), et, pour se moquer de lui, elle lui chantait ce refrain :

 

Un gitano semurio,

Dejo en el testamento

Que le enterrassa en viña,

Para chupar los sarmientos.

 

Cela vaut la traduction :

 

Un gitan mourut,

Et il ordonna par testament

Qu'on l'enterrât dans une vigne,

Afin qu'il pût sucer les sarments.

 

La voix aigre de la sorcière — que son physique ferait croire telle, mais c'est en fait une bonne grand-mère — avait rassemblé dans le patio quelques voisines, qui riaient à gorges déployées — et presque nues — et quelques gosses, sales et en guenilles, évoquant le Petit Mendiant de Murillo.

 

Les Carmen authentiques.

 

Je me trouvais subitement au milieu de Carmen authentiques, et je riais sous cape de ce que nous en faisions dans nos opéras. Notre idéalisation du personnage marque un souci artistique que la vérité déplore. Comment, en effet, restituer ces cigarreras qui me font face ? — car elles travaillent à la fabrique de tabac. Il y en a de maigres, de grosses : « Les soies brillantes michelangélisent les postérieurs opulents », dit encore Garcia Lorca. Elles sont déjà édulcorées, modernisées, avec leurs talons hauts, leurs jupes courtes, leurs cheveux ondulés. Seules les anciennes ont des souvenirs folkloriques. Une antique cigarière, dont la beauté maure fut éclatante, se rappelle une chanson de leurs ateliers, où se taillent les puros, les havanes aux reflets d'or brun.

Avant de l'écouter, il faut préciser un détail : les ciseaux, les tijeras, servant à couper la pointe des cigares, étaient l'instrument indispensable de ces dames, qui s'en servaient parfois pour s'éborgner.

La femme chante ; les jeunes, qui ne connaissent pas les couplets, l'écoutent, amusées :

 

Dios dijo : « Hombre, el pan que comeras

Con el sudor del rostro ganeras ;

Cigarrera, ana Dia, tu viviras

Con la tijera haciendo « tris, tris, tras ».

 

(Dieu dit à l'homme : « Le pain que tu mangeras,

Tu le gagneras à la sueur de ton visage ;

Cigarrera, ajoute-t-il, tu vivras de la

Tijera, en faisant « tris, tris, tras ».)

 

C'est encore à Davillier, dans son Voyage en Espagne, que j'emprunte la copla qui suit. Cela nous permettra de penser que toutes nos Carmen ne se bornent pas à chanter « La fumée !... la fumée... », que Bizet a rendu si odorante dans cet ensemble musical. Voici ce qu'en disait le compagnon de Gustave Doré, dans sa description de la fabrique de tabacs, qui a certainement inspiré excellemment Rouleau pour sa mise en scène du Ier acte de Carmen :

« Les cigarières apportent leur déjeuner et leur dîner à la manufacture, dont les ateliers se transforment, deux fois par jour, en immenses réfectoires ; il s'y répand de violents parfums d'ail, d'oignon cru et de poisson : quelques sardines, des harengs saurs noirs comme de l'encre et une tranche de thon grillé formant ordinairement, avec de l'eau comme boisson, le complément de ce menu, tel que le décrit la chanson :

 

Dos sardinillas muy perras,

De estas arenques asadas

Con la tinta de negras,

Y mas una tajidilla

De sono, que es mas seca

Que el ojo del tio Benito

Y mas dura que una piedra.

 

Les deux derniers motifs sont très picaresques : « Du thon plus sec que l'œil de l'oncle Benito, et plus dur qu'une pierre. »

 

 

 

Carmen Amaya. Sa danse est l'expression la plus haute du "gitanisme".

 

 

La « buonaventura ».

 

Comment parler des gitanes sans y mêler la bonne aventure ! Une de ces noiraudes à la tignasse sombre, cigarière et un peu sorcière, fit entendre une voix glapissante ; elle chantait des motifs qui courent les ruelles : « Donne-moi ta main, et je te dirai le secret de ton âme », « La gitane, avec désinvolture, dit la bonne aventure », etc.

Il faut de la patience avec ces filles étranges, car, si vous êtes superstitieux, elles le sentent, et vous enveloppent de bons et de mauvais sorts. Si vous les renvoyez brutalement, elles vous insultent, et Vargas lui-même n'excite pas ces jeunes fauves. Il vaut mieux s'en tirer avec quelques piécettes.

Entre elles, elles ont des colères furieuses, échangent une série d'anathèmes dont on ne peut imaginer la sauvagerie. Notre Carmen lyrique est une agnelle à côté d'une de ces furies. Voici un exemple de leur vocabulaire, grinçant comme une scie — et je choisis encore ce que juste la pudeur autorise :

« Maudite soit la p... qui t'a mise au monde ! Que tu meures de faim, et que les chiens te dévorent ! Que mes yeux te voient suspendue au gibet, et que ce soit moi qui te tire par les pieds ! »

Et cette dernière, qui se chante en copla frénétique :

« Dieu veuille, si tu te maries, que tu trouves l'enfer entre une belle-mère et un beau-père, et si tu t'absentes, puisses-tu voyager l'hiver avec des enfants ! »

Cette allusion aux enfants ne peut être comprise que lorsqu'on a connu chez les gitans leur insupportable marmaille : car leur patience avec les enfants est inimaginable.

Fort heureusement, il y a dans ces âmes des oppositions constantes. La même gitane furieuse devient une fille d'une naïveté et d'une pureté touchantes lorsqu'il s'agit de la religion, surtout de la Vierge. C'est alors une véritable adoration. On comprend de ce fait le pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer, la part que prennent les gitans à la semaine sainte. Ils font partie des « cofraditas », des confréries en l'honneur de la sainte Vierge. Il y a un chant intitulé la Prediccion de la gitana (« la Prédiction de la gitane »), cité déjà dans les mémoires de Mme d'Aulnoy, ce qui le fait remonter au XVIIe siècle au moins :

« Une gitane, dit le premier couplet, s'approche, pendant la procession, des pieds de la Vierge sans tache, portée à dos d'homme ; elle met un genou à terre et chante la bonne aventure :

 

Una gitana se accerca

Al pie de la Virgen pura,

Rinco la rodilla en tierra,

Y le dije la buena aventura.

 

La bohémienne prédit alors à la Vierge Marie son histoire et celle de son divin fils, qui doit mourir sur le Calvaire pour racheter l'humanité.

 

La taverne de Lillas Pastia !

 

Elle est bien touchante de naïveté, notre taverne lyrique. Laissons-lui son charme désuet, laissons à notre brave Escamillo le soin d'expliquer aux Espagnols ce qu'est une course aux toros ! Il ne faudrait pas, par une tendresse exagérée pour les gitanes — que partagent beaucoup d'Espagnols —, croire que la vertu règne en maîtresse à Triana. Les gitanes ne sont pas des femmes faciles, elles ont l'orgueil de leur vertu et restent très fidèles à leurs mâles ; mais il y a des exceptions, comme partout, alors...

Il y a, dans Triana, de ces tavernes où le diable fait danser des furies — et celles d'Orphée sont, à côté, des vierges pures. Chez J..., après le pont de Triana, qu'on appelle encore le pont Isabelle-II, il y a parfois de ces saturnales au piment rouge qui vous emportent l'esprit. Personne ne vous le dira, on ne connaît rien de tout cela ; par une pudibonderie étrange, on feint d'ignorer ces lieux. Il faut quelque initié pour vous introduire dans le secret des castagnettes déchaînées. Vous pouvez y passer à certaines heures : le silence est complet, l'antre est noir de fumée, la cheminée rougeoie. On y grillera plus tard, du bout des doigts, des goujons poivrés. Un comptoir, des boissons fortes : manzanilla, jerez et eau-de-vie. Pour le moment, un vieux piano mécanique chante sa peine, et deux guitareros jaune citron dorment sur les tables, qui deviendront tournantes !

Ce n'est pas l'heure, ce n'est que plus tard que vous entendrez de dehors danser la Malagueña de Pablo, à cause des « guardias ». Dans une atmosphère de four, on distille l'alcool dans les gosiers ; le manzanilla topaze et le rubis du jerez font perdre la raison aux clients, venus de la marisma (la campagne andalouse, le long du Guadalquivir, où on élève les taureaux de combat). Les rudes paysans, dans des rugissements de rire et de colère, viennent purger leur solitude, ensorcelés par les danses des gitanes. Il leur faudra quinze jours de grand air, le long du fleuve, pour reprendre leur calme et leur sérénité — quelquefois avec la balafre d'un coup de couteau mal cicatrisée.

Mais ce genre d'exhibitions n'a rien à voir avec les danses gitanes authentiques. La danse ici est un prétexte. Il y a fort heureusement d'autres lieux où la danse gitane a conquis ses fleurons. Si nous venons d'évoquer la lie, il y a le nectar, et quelques grandes artistes du baile, qui vont de Carmen Amaya à Rosa Duran, avec, en deuxième zone, la Chunga ; ce sont de grandes danseuses, et c'est à elles que va l'hommage de ce folklore.

La tradition de ces danses remonte très loin. Autrefois, l'aristocratie espagnole s'en délectait, avec le flamenco. Au siècle dernier, c'est le triomphe du café-concert, né en Andalousie. Citons pour exemple le café-concert de Chinitas, à Malaga (la revue franco-espagnole « H.C.L. » a publié, dernièrement, une étude remarquable sur le célèbre café). Aujourd'hui, c'est le récital qui présente l'écrin de ces pierres précieuses. Tout un monde d'artistes, de poètes, de musiciens, en Espagne, rénove ce folklore, dont la danse gitane est un des joyaux ; la « Zambra », notamment. En 1920, Manuel de Falla, Turina, le peintre Zuloaga, Garcia Lorca, le poète, mènent campagne pour ce renouveau. En 1922 se créent le centre artistique de Grenade, le centre intellectuel de Jerez. A Madrid, l'école de chant et de danse « Zambra », où la part gitane est grande. Dans leur domaine, les gitans ont une supériorité incontestable. On ne peut leur enlever ce que Louis Bertrand a appelé « le sang des races ». L'écrivain espagnol Surena Molina invente le mot « gitanisme », et Refilon, docteur en tauromachie, parle d'un « mystère profond, sensuel, seigneurial, inexplicable », pour qualifier ces instincts d'une hérédité inconnue. Il s'agit des toreros de cette race, mais ils sont frères des danseurs, avec cette différence que les premiers dansent devant la mort, ce qui constitue une autre noblesse.

Pour tous, les soleares, seguidillas, gitanas, polos, cañas sont les grands motifs expressifs de leur vie ; mais attention ! ce n'est pas là le classique espagnol. Ce dernier est d'une autre origine, d'une autre grandeur, de par son passé, sa culture, son histoire. Le « gitanisme » est incrusté dans leur art, comme dans ce jardin d'infantes où, parmi les lis et les roses, des grenades rouges éclatent et crachent leur sang.

 

 

 

Un "cafe cantante" de Séville, en 1890.

 

 

Le berceau de l'aiglonne.

 

Dans un café de Grenade, par l'intermédiaire d'un esquilador (tondeur de chiens), je fus recommandé à un marchand de chevaux qui, en fin de compte, me présenta une tireuse de cartes célèbre : la tia Juana. C'est elle qui devait me procurer une entrevue avec la Faraona, une ancienne danseuse devenue, à l'époque, un personnage considérable au Sacro Monte.

Cette femme puissante, énorme, ridée comme une pomme oubliée dans un four, faisait la loi chez les gitanes : c'était la reine des cartomanciennes. Le fait est qu'elle avait un sens divinatoire extraordinaire. Elle me fit une rétrospective de mon existence qui me laissa éberlué.

On la craignait terriblement, car — disait-on — elle vous jetait des sorts, épinglait une photographie, et pouvait aller jusqu'à vous faire trépasser à l'heure dite ! Je ne me souciais pas de me mettre mal avec pareille dame. Brave femme, au demeurant, exerçant un droit sans conteste sur les danseuses et leur porvenir. Un jour, elle prit par les cheveux une jeune noiraude, maigre et osseuse, et lui dit :

— Carmen, donne-moi ta main !

L'enfant, tremblante, la lui tendit — c'était Carmen Amaya.

La Faraona poursuivit :

Chiquilla... tu es laide, mais tu deviendras une grande danseuse — peut-être la plus grande danseuse d'Espagne de ton époque... Travaille, l'heure de t'envoler va bientôt sonner. Je te répète la prophétie que j'ai faite sur ton berceau.

Cette prophétie, Paul Regarce nous en conte l'histoire dans sa remarquable étude Sacro Monte qui chante et qui danse :

« Dans le terrier voisin de celui qu'elle habite, et où elle continue de s'éclairer avec des cierges apportés par les consultants, la Faraona se fit un devoir d'assister, une nuit, une femme en couches. Une fillette naquit, à laquelle la vieille s'attacha, et qui le lui rendit bien. L'enfant avait conscience du plaisir que causait à sa protectrice la caresse de ses petites mains sur son rugueux visage. Très vite, dans ces mains menues, la Faraona lut un grand destin.

— Tu feras le tour du monde. En dansant, tu amasseras autant d'or qu'en porte la Sara de Camargue, que ton père et ta mère sont allés implorer pour t'avoir.

La Faraona avait dit vrai. La petite Carmen de Sacro Monte est devenue la grande danseuse Carmen Amaya. »

Je l'ai longuement contemplée, à Grenade, cette maison de Carmen Amaya, taillée à la dynamite dans le roc. Après avoir soulevé un rideau de mouches, on pénétrait dans un trou noir, où l'on n'y voyait goutte... Quelques lutins vous jetaient des regards au phosphore. En y regardant bien, c'étaient des plats de cuivre qui décoraient l'intérieur, avec quelques manises, faïences à reflets métalliques.

Dans un angle, la cuisine minuscule où le chef de tribu, grand, don quichottesque, les cheveux huilés, épluchait les légumes. C'était le brave Manuelo, le cousin de Carmen, guitariste émérite.

Comme tout cela était propre ! Au fond, dans la chambre, des images pieuses, un lit de fer, un pandero (tambourin), une guitare, un châle rouge au sang déteint, une chaise sévillane, un miroir minuscule. La maison était triste, esseulée, il ne s'y passait rien. Le grand oiseau farouche avait quitté depuis longtemps le nid. Il n'y avait plus que le souvenir hantant les lieux comme une ombre triste. Le cousin Manuelo contemplait les flammèches du foyer. Au nom de Carmen, son regard aigu nous transperça... J'avais prononcé le nom magique..

— La Reine ! dit-il.

— Qui vous l'a dit ?

— Ma guitare ! Voyez comme elle est jaune, malade, et presque sans vie... depuis son départ.

La Faraona nous écoutait. Cette figure ridée de vieille Asiatique semblait perdue dans un songe.

— Il a raison... Jamais une autre ne sera comme celle-là... Venez... Surtout, ne prononcez pas son nom. Laissez son absence dormir dans nos cœurs...

Dehors, le Sacro Monte s'agitait, quelques danseuses et une marmaille insupportable assaillaient des touristes hilares, suants et satisfaits... Ils n'allaient rien voir que quelque exhibition d'éventails à bon marché.

Ceux qui vont au Sacro Monte pour y rire ne comprendront jamais ces âmes tristes des gitans qui ne se réveillent que le soir, entre eux, dans des rites païens, interdits aux profanes ; ces rites, je ne les ai jamais vus, mais je les soupçonne. La vertu de la famille couvre ces âmes de feu et empêche la basse orgie. Le spectacle gitan est plus un office qu'une folle perversion. Vous pouvez sans crainte amener des enfants au Sacro Monte.

Pourtant, quand ils s'y mettent, qu'ils sont drôles, ces gitans ! Quel sac d'histoires ils possèdent sur eux-mêmes et contre eux, sans oublier les autres, les gachés, nom qu'ils donnent aux étrangers. A Triana, les dictons pleuvent :

 

Cinco bueyes aran,

Con solo una reja ;

El barbecho es blanco,

La labor es negra.

 

Cinq bœufs labourent,

Avec un soc seulement ;

Le terrain est blanc,

Le labour est noir.

 

J'accroche un aveugle, assis sur une pierre ronde... Je lui dis : « Chante-moi une copla. » Il me répond : « Je ne peux chanter... je n'ai plus de voix ; mais je peux murmurer... Ecoute celle-là :

 

El cuartel es una venta,

El sargento es el ventero,

Los burros son los soldados,

Los cabos son los arrieros.

 

La caserne est une auberge,

Le sergent est l'aubergiste,

Les ânes, ce sont les soldats,

Les caporaux sont les muletiers.

 

Cuando se emborracha un pobre,

Todos dicen : « Borrachon ! »

Cuando se emborracha un rico :

« Que alegrito va el señor ! »

 

Quand un pauvre s'enivre,

Tout le monde dit : « Quel sale ivrogne ! »

Quand un riche s'enivre :

« Qu'il est gai, ce monsieur ! »

 

Et il y en a comme cela des centaines de coplas, d'acertijos (aphorismes), de bons mots, d'histoires drôles. Celle du Gitan voleur, racontée par Davillier, est connue dans toute l'Andalousie :

« Un gitan qui, par extraordinaire, était à confesse, dit au padre cura :

— Mon père, je m'accuse d'avoir volé une corde.

Valgamedios ! (« Dieu me pardonne ! ») Comment n'as-tu pas résisté à la tentation ? Tu sais que le vol est un péché mortel...

— Mais, mon père, il faut vous dire qu'à la suite de la corde se trouvaient les harnais...

— Ah ! Est-ce tout ?

— Après le harnais se trouvait le bât...

— Comment, le bât aussi ?

— Oui, mon père, le bât aussi, et sous le bât se trouvait une mule...

Eso es muy negra ! (« Elle est trop noire ! ») reprit le confesseur. (Cette exclamation correspond à notre « Elle est trop forte ! »)

— Non, mon père, reprit le gitan, qui croyait qu'il s'agissait de l'animal volé, elle était bien moins noire que les mulets qui suivaient la première. »

Si je cite cette histoire, c'est qu'elle est chantée dans une zarzuela (opérette typiquement espagnole) où il n'est question que de gitans. Je n'ai plus le titre en mémoire — mais voici le quatrain se rapportant à la même anecdote :

 

— Gitano, por que vas preso ?

— Señor, por casa ninguna,

Por que he robado une soga...

Cun cuatro pares de mules.

 

— Gitan, pourquoi te mène-t-on en prison ?

— Monsieur, pour rien du tout...

Parce que j'ai pris une corde...

Avec quatre paires de mules au bout.

 

L'amour gitan.

 

Voilà un mot bien imprudent, car, dans ce domaine, ils sont férocement secrets. Il semble que les filles vivent avec leurs mères, gardiennes frénétiques, et qu'elles se gardent des attaques des majos. Ils sont violents, les fiancés, et ce sont encore les champions du « pelar la pava », expression intraduisible, dont le mot-à-mot est « peler la dinde », faire sa cour.

Derrière la grille en fer forgé, les amants échangent pendant des heures des serments d'amour. Ce n'est d'ailleurs pas spécifiquement gitan, car on y retrouve toute l'Espagne.

J'ai eu du mal à traduire et à faire chanter ce genre de roucoulades passionnées. C'est un vieux guitariste qui m'a assuré, sans mal, que ce chant de la jitanilla était du cru. Cela est d'ailleurs certain, car on y trouve deux mots du calo, la langue gitane : chachipé et gaché (ce dernier désigne les Espagnols et les étrangers).

Voici la chanson. Que l'on imagine une Rosine au teint de havane, derrière son grillage, soupirant sa mélodie :

 

Je suis Purrera, chachipé. Je suis née au milieu du tabac, et il est bien heureux, le gaché qui meurt pour moi. Je l'aime avec ardeur, car c'est un garçon plein de qualités.

 

Celui qui lui répondra est un jeune Andalou blond, señorito au teint de lait, aux yeux bleus, d'une autre race, qui sent sa noble Castille :

 

Je soupire pour une jolie fille, et que m'importe qu'elle ne soit pas grande dame ? J'aime mieux une cigarrera que quatre-vingts señoritas. En est-il sur la terre qui aient autant de grâce que les gitanes ?

 

Souhaitons que quelque mâle noir de poil, au teint de basane et aux yeux de serpent, ne se mêle pas de ces amours profanes...

 

(Jean Mauran, de l'Opéra, Musica disques, mai 1963)

 

 

 

Un ensemble gitan authentique : celui du "Maestro Lele".

 

 

 

 

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