MA VIE

par

Feodor CHALIAPINE

 

Traduit du russe par André PIERRE

Albin Michel, éditeur

1932

 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

Préface

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I. — Premiers rêves de théâtre. — Mes débuts.

II. — L'obsession musicale du peuple russe.

III. — Mon premier rôle. — Ma timidité me paralyse.

IV. — Je découvre l'opérette.

V. — Mon premier professeur de chant.

VI. — On commence à parler de moi.

VII. — La splendeur des théâtres impériaux.

VIII. — La nouvelle musique russe.

IX. — La routine bureaucratique.

X. — Je « cherche » ma ligne.

XI. — « Intonation ». La vérité de l'accent.

XII. — Mamontov me donne une leçon.

XIII. — Je quitte Saint-Pétersbourg.

XIV. — Moscou. Les grands peintres. Un grand succès.

XV. — Le triomphe de la nouvelle musique russe.

XVI. — Retour à Saint-Pétersbourg.

XVII. — Talent et travail.

XVIII. — Ma manière de travailler.

XIX. — Le rôle de l'imagination.

XX. — Le maquillage et le mouvement d'âme.

XXI. — Le geste scénique.

XXII. — Le mouvement d'âme et la phrase musicale.

XXIII. — Moyen d'expression et but artistique.

XXIV. — Contrôle de soi.

XXV. — L'imagination et la pratique.

XXVI. — Les qualités plastiques.

XXVII. — Les acteurs russes d'autrefois.

XXVIII. — La décadence du théâtre russe.

XXIX. — Le principal et l'accessoire.

XXX. — L'esprit de notre temps et son influence.

XXXI. — La vie de Moscou.

XXXII. — Un remarquable artiste.

XXXIII. — Une visite chez Léon Tolstoï.

XXXIV. — Ilia Répine. Valentin Serov.

XXXV. — Isaac Levitan. Vroubel. Polienov. Korovine.

XXXVI. — La « cellule » de grands compositeurs.

XXXVII. — La timidité de Rimski-Korsakov.
XXXVIII. — Les Tsars et les Théâtres Impériaux.

 

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I. — Mon amour exclusif pour le théâtre.

II. — La vie russe et mes souvenirs d'enfance.

III. — Dans la capitale. Maxime Gorki.

IV. — Premières manifestations révolutionnaires.

V. — Méfiance de l'administration provinciale.

VI. — Une visite des ouvriers de Kiev.

VII. — Un déjeuner dans une salle de bains. Rencontre avec Lénine.

VIII. — Premiers jours de la guerre à Pétersbourg.

IX. — Rumeurs funestes. Raspoutine. Abdication du Tsar.

X. — Les mauvais acteurs.

XI. — Impressions pessimistes. Kerenski.

XII. — Président du Conseil artistique du Théâtre Marie.

XIII. — Les bolcheviks relèvent la tête.

XIV. — Canonnade. Panique.         

XV. — La victoire des bolcheviks.

XVI. — Le nouveau public de gala.

XVII. — J'ai des scrupules à quitter mon pays.

XVIII. — L'acteur Dalski. Les barons Stuart.

XIX. — Fuir coûte que coûte. Mes visions nocturnes.

XX. — Je tombe malade. Solitude. Pauvreté.

XXI. — Je fais un voyage à Moscou pour voir Lénine.

XXII. — Lounatcharski. Ma visite chez Kamenev.

XXIII. — Mes relations avec les chefs bolchevistes.

XXIV. — Le poète Demian Biedny. Staline.

XXV. — Bokïï, chef de la Tchéka.

XXVI. — Les « mouches » bolcheviks et les acteurs.

XXVII. — Le « Robot » bolchevique.

XXVIII. — Un Sauveur. Voyage à Reval.

XXIX. — Le peintre Koustodiev.

XXX. — Une lettre d'Amérique. Je me rends à l'étranger.

XXXI. — Retour à Pétersbourg. Autorisation de partir avec ma famille.

XXXII. — L'air de l'Europe.

XXXIII. — Digression. Mes distinctions honorifiques.

XXXIV. — L'amour tyrannique. Monarchiste ou communiste ?

XXXV. — L'incident le plus stupide de ma carrière.

XXXVI. — L'amitié de Gorki.

XXXVII. — Soliste de Sa Majesté. Artiste du peuple.

XXXVIII. — Je m'installe à Paris.

XXXIX. — Gorki.

 

TROISIÈME PARTIE

Chapitre I. — Souvenir et nostalgie.

II. — La vie spirituelle de l'Occident.

III. — Le théâtre européen.

IV. — Mon rêve d'un théâtre synthétique.

 

 

 

PRÉFACE

 

Au moment où paraît ce livre de souvenirs, je crois nécessaire d'expliquer pourquoi je me suis décidé à consacrer mes rares loisirs à ce travail littéraire. Il est d'usage, sans doute, que les hommes qui ont acquis une certaine célébrité dans tel ou tel domaine racontent à leurs contemporains, dans leurs biographies ou leurs mémoires, en quelle année ils ont vu le jour, quels ont été leurs parents, à quelle école ils ont brillé par leur application ou leur paresse, comment s'appelait la jeune fille qui leur inspira leur premier amour, comment enfin ils ont fait leur chemin dans le monde. Et d'ordinaire on ne pardonne aux écrivains amateurs qu'un seul livre. Mon cas est donc plus compliqué... Mon premier péché, je l'ai déjà commis il y a longtemps. Et c'est ce qui m'effraie quelque peu. Dans mon enfance, j'aimais voler des pommes dans le jardin de notre voisin ; le jardinier me pardonna volontiers mon premier vol, mais quand il me prit une seconde fois en flagrant délit, il me corrigea vertement. Je crains donc que mes amis ne disent :

— Quelle idée ! Voyons, cher ami, encore un livre ! Ne feriez-vous pas mieux de chanter ?

Peut-être auraient-ils raison. Pourtant j'ai une excuse. Ce livre a été conçu sous l'influence d'un événement auquel il m'était difficile de m'opposer : tout récemment a eu lieu le quarantième anniversaire de ma première apparition sur les planches comme chanteur professionnel. Ce matin-là, mémorable pour moi, me rendit un peu sentimental. Je m'approchai de ma vieille glace, et, en y voyant mon image, je lui tins ce discours, quelque peu emphatique :

— Très honoré et très illustre Fedor Ivanovitch, bien que vous ayez causé beaucoup de scandales dans les coulisses et que vous empoisonniez l'existence des chefs d'orchestres, il est certain, dans tous les cas, que pendant quarante ans vous avez chanté, en toute conscience. Quarante années consacrées au chant ! Quarante ans d'un labeur ininterrompu que les dieux qui vous aiment ont daigné parfois inspirer. Quarante ans de « feu sacré », car vous n'avez jamais conçu et vous ne concevez pas l'art sans feu sacré. Quarante ans de doutes, d'angoisses, d'enthousiasmes, de mécontentements, de triomphes, toute une vie ! Que de routes n'avez-vous pas parcourues, Fedor Ivanovitch, au cours de ces années ! Les petits chemins russes familiers, bordés de jolis bouleaux, piétinés par les laptis (*) des moujiks chers à votre cœur et qui chantent si merveilleusement les chansons populaires que vous aimez tant ; et les rues poussiéreuses des villes de province, dont les habitants jouent des airs touchants sur des orgues de Barbarie et font gémir des harmonicas venus d'Allemagne ; et les magnifiques avenues des capitales impériales où retentissaient les musiques militaires, et les grandes routes du monde sur lesquelles s'élancent les rapides bleus au rythme mélodieux de leurs roues d'acier. Que de chansons n'avez-vous pas entendues ! Que de chansons n'avez-vous pas chantées vous-même !

(*) Chaussures d'écorce primitives que portent les paysans russes.

Comme il est de règle en pareille circonstance, « l'orateur » me fit un aimable cadeau : un stylo tout en or et je fus à tel point touché, que je me promis de recueillir et de revivre les souvenirs de ces quarante années et de les raconter à qui aurait envie de les entendre, avant tout à moi-même et à mes enfants...

Je dois avouer que ces chemins dont je parlais dans mon discours d'anniversaire ne furent pas toujours faciles et que mon art ne me tomba pas toujours du ciel comme une manne miraculeuse. C'est au prix d'efforts longs et persévérants que j'ai atteint la perfection dans mon travail, et il a fallu beaucoup de soin et de peines pour renforcer mes dons naturels. Je crois sincèrement que mon expérience artistique, racontée en toute vérité, pourra profiter à ceux de mes jeunes camarades de la scène qui sont disposés à travailler sérieusement et non à se griser de succès faciles. Aujourd'hui, surtout, alors que l'art est la proie des théoriciens et des prestidigitateurs. J'ose espérer que mes impressions, mes pensées et mes observations présenteront également quelque intérêt pour un cercle plus large de lecteurs.

Un autre thème qui m'a ému aussi profondément que le théâtre au cours des dernières années, c'est la Russie, ma Patrie. J'avoue que la nostalgie de la Russie, qui compromet (ou peut-être entretient) la santé de beaucoup de mes compatriotes à l'étranger, n'a pas en général de prise sur moi. Est-ce parce que j'ai l'habitude de rouler sur le globe terrestre, ou pour toute autre raison, le fait est que je n'ai pas d'ordinaire le mal du pays. Cependant, en errant par le monde et en observant au passage les mœurs des autres peuples, la vie des différents pays, je me rappelle sans cesse mon propre peuple, mon propre pays. Je me rappelle le passé, le bon comme le mauvais, les choses personnelles et les choses générales et humaines.

Dès que je me souviens, une tristesse m'envahit. Et j'éprouve alors le besoin profond de remettre de l'ordre dans mes pensées sur le peuple russe et sur ma patrie. Ces pensées sont diverses et désordonnées et parées de différentes couleurs. Les unes troublent mon sommeil, les autres mettent à mes yeux une flamme d'orgueil et me font battre joyeusement le cœur. Et il y en a d'autres qui me donnent l'envie de chanter et de pleurer à la fois. Oh ! ma patrie déchaînée, absurde, mais combien merveilleuse !

J'en suis séparé, je l'ai quittée pour les terres étrangères. C'est aussi à l'étranger que vivent mes enfants, arrachés à la Russie. Je les ai emmenés avec moi quand ils étaient tout petits, quand ils étaient incapables de choisir. Pourquoi ai-je agi de la sorte ? Comment les choses se sont-elles passées ? Je me sens tenu de répondre à cette question. Voilà pourquoi je m'étends passablement dans ce livre sur les souvenirs des dernières années de ma vie en Russie, dans ce pays qui ne s'appelait plus la Russie tout court, mais la Russie socialiste et soviétique..... Le théâtre fut le cristal magique à travers lequel j'ai vu la Russie. Tout ce que je raconterai ici sera plus ou moins en liaison avec ma vie théâtrale. J'entends juger les gens et les événements non pas en politique ou en sociologue, mais en acteur, du point de vue d'un acteur. En tant qu'acteur, ce qui m'intéresse par-dessus tout, ce sont les types humains : leur âme, leur maquillage, leurs gestes. Cela m'amènera parfois à raconter en détail des épisodes insignifiants en apparence. Il me semble que dans les détails et les ornements il y a souvent plus de couleur, de caractère et de vie que dans la façade même d'un édifice. Ce cher Commissaire de Police de Kiev qui m'accorde une audience dans sa salle de bains, plongé dans l'eau jusqu'au cou et qui dans cet appareil dénué de tout artifice m'offre à une heure plutôt indue un verre de vodka ; cet étrange Commissaire d'une ville du Nord qui me réveille d'un coup de téléphone à trois heures du matin pour me dire qu'il tient absolument à trinquer avec moi tout de suite et à m'offrir du saumon fumé qu'il vient d'apporter d'Arkhangelsk — comment ne leur accorderais-je pas quelques minutes d'attention ? Je ne les trouve pas moins intéressants que le Grand Duc assistant au spectacle du théâtre de l'Ermitage, que le Premier Ministre dans son palais, que le Commandant en chef dans son wagon-salon. Ils sont les uns et les autres des gens de Russie, des acteurs sur la scène russe, ce sont seulement les rôles qui diffèrent.

J'ai fait allusion plus haut à mon premier livre. Je veux en quelques mots expliquer en quoi celui-ci diffère du précédent. Dans les Pages de ma Vie écrites en Russie il y a déjà longtemps, je décrivais abondamment mon enfance, mais je ne faisais qu'un tableau très superficiel et incomplet de ma carrière et de mon développement artistique. Les événements dont je parle dans mon premier livre se rapportent principalement à la période antérieure à 1905.

Dans ce livre-ci, je tâche de donner un récit complet de ma vie jusqu'à l'heure présente. J'évite avec soin les répétitions et je ne fais que des allusions aux événements extérieurs exposés dans le premier livre, juste dans la mesure où cela est nécessaire pour l'analyse de mon évolution artistique. Le premier livre est, en somme, une biographie extérieure et incomplète tandis que celui-ci veut être une biographie analytique de mon âme et de mon art.

S'il est permis à un auteur de parler de la qualité de son œuvre, je me bornerai à dire que je me suis avant tout efforcé d'être véridique en toutes choses. Je me présente au lecteur sans maquillage.

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

PREMIERS RÊVES DE THÉATRE — MES DÉBUTS

 

Je reçus les premières « brûlures » du théâtre quand j'avais huit ans, pendant les grands froids de Noël. C'est, en effet, dans une baraque de Noël que je vis pour la première fois Jacob Ivanovitch Mamonov, acteur connu à cette époque dans la région de la Volga sous le nom de Iachka, comme chanteur forain et comme clown.

Iachka avait un physique remarquable, tout à fait en harmonie avec son emploi. Sans être vieux, il était un peu bedonnant et cela lui donnait de la prestance. Des moustaches noires épaisses et rêches comme de la poix durcie, des yeux grotesquement féroces complétaient cette figure créée pour inspirer aux gamins une frayeur superstitieuse. Mais la peur que l'on avait de Iachka était particulière : elle était douce. Il effrayait, mais il avait aussi un attrait irrésistible. Tout en lui était merveilleux : sa voix tonitruante et enrouée, ses gestes désinvoltes et la joyeuse cascade des bouffonneries et des railleries qu'il lançait au public qui l'écoutait bouche bée.

— Allez, les copains, ramassez votre saint-frusquin et vous, têtes sans cervelle, amenez-vous ici ! criait-il à la foule du haut de l'estrade de sa baraque en planches couverte de toile.

Ses clowneries, ses facéties, ses plaisanteries appuyées étaient tout à fait du goût du public. Chacune de ses saillies provoquait d'énormes éclats de rire. Ses improvisations paraissaient aussi audacieuses. En poussant en avant ses acteurs, pour les présenter au public — sa femme, son fils et quelques compagnons — Iachka levait en l'air un mannequin grotesque et hurlait :

— Eh ! circulez, canaille !

« Que le Gouverneur s'en aille...

Pendant des heures, sans désemparer, par un froid glacial, Iachka amusait une foule peu exigeante et remplissait la place d'éclats de rire. Littéralement ensorcelé, je suivais des yeux le jeu de Iachka. Je restais des heures entières devant sa baraque, le froid me pénétrait jusqu'aux os, mais je ne pouvais m'arracher à ce spectacle enivrant. Parfois Iachka était enveloppé des vapeurs de sa respiration et alors il m'apparaissait comme un être tout à fait merveilleux, comme un thaumaturge et un sorcier.

Avec quelle impatience et quelle fièvre j'attendais chaque matin l'ouverture de sa baraque ! Avec quelle vénération je contemplais mon idole ! Mais quelle n'était pas ma surprise quand, après tous ses numéros extravagants, je le voyais assis à l'auberge « Palermo », sérieux, très sérieux et même triste, devant un verre de bière et des biscottes de pain noir salées ! C'était étrange de voir ce gouailleur, ce bouffon infatigable avec un visage triste. Je ne savais pas encore à cette époque tout ce qui peut se cacher derrière la gaieté à la scène...

Iachka fut dans ma vie le premier homme qui me frappa par sa merveilleuse présence d'esprit. Il ne se gênait pas pour faire le pitre devant la foule et débiter des bêtises, un bonnet de nuit sur la tête. Et je me disais :

— Comment arrive-t-il à parler si bien, sans difficulté, sans bredouiller, comme s'il récitait des vers ?

Avec cela j'étais persuadé que Iachka en imposait à tout le monde, même à la police ! Ne brandissait-il pas à bout de bras le gouverneur en personne ?

Je me gelais avec lui sur place et la tristesse m'envahissait quand le jour touchait à sa fin et que la représentation se terminait.

En rentrant à la maison, je songeais :

— Ça, c'est un homme ! Si seulement je pouvais être comme lui !

Mais aussitôt mon cœur se glaçait :

— Comment le pourrais-je ? Je bafouillerais au premier mot. Et on m'enverrait au diable !

Pourtant je rêvais de ressembler à Iachka. Avec les gamins de mon âge, habitant la même rue, je m'efforçais de construire une baraque, ou quelque chose d'approchant, dans la cour ou dans le jardinet. J'avais l'impression que mon spectacle était plus ou moins réussi. Mais dès qu'un homme sérieux ou une paysanne quelconque s'approchaient du jardinet et commençaient à s'intéresser à la représentation, je perdais bientôt contenance devant ces spectateurs imprévus et l'inspiration m'abandonnait d'un seul coup. Je m'effondrais subitement, à la stupéfaction de mes camarades.

Sous l'influence de Iachka, une idée s'imposa obstinément à mon esprit : ce serait bien, pour quelque temps, de ne plus être soi-même ! C'est ainsi qu'à l'école, quand le maître m'interrogeait et que je ne savais pas ma leçon, je prenais un air idiot... A la maison, le désir me venait de voler une jupe à ma mère, de la mettre sur moi, d'en faire une espèce de costume de clown, de me coiffer d'un bonnet de papier, et de me barbouiller un peu la figure avec un bouchon brûlé et de la suie. J'empruntais toujours le livret aux divers spectacles que j'avais vu donner par Iachka et il me semblait que c'était là tout ce que pouvait atteindre le génie de l'homme. Rien d'autre n'existait plus pour moi.

Je jouais le rôle de Iachka, je sentais pour une minute que je n'étais plus moi. Et c'était une sensation très douce.

Iachka me paraissait avoir atteint la limite de l'art. Aujourd'hui, après un demi-siècle, je pense un peu différemment... Le concept même de « limite » dans l'art me paraît absurde. Dans les minutes de mes plus grands triomphes, même dans le rôle de Boris Godounov, je me sens seulement sur le seuil de je ne sais quel palais mystérieux et inaccessible. La route a été longue, très longue. Je voudrais maintenant en décrire les étapes parcourues. Et peut-être mon récit sera-t-il instructif et utile pour quelqu'un.

 

 

CHAPITRE II

L'OBSESSION MUSICALE DU PEUPLE RUSSE

 

Un fait qui me paraît significatif et tout à fait typique de la vie russe, c'est que j'aie été encouragé à faire du chant par de simples artisans russes, et que mon apprentissage lyrique ait eu lieu dans une église russe, dans un chœur d'église. Entre ces deux faits il y a un lien intérieur profond. Les Russes chantent en effet depuis leur naissance. Dès le berceau. Ils chantent toujours. Il en était ainsi du moins à l'époque de mon adolescence. Ce peuple, qui souffrait au plus profond de son être, chantait des chansons douloureuses ou désespérément gaies. Comment se fait-il qu'il ait oublié ces chansons et se soit mis à chanter des tchastouchki, des refrains d'une banalité insupportable et navrante ? Son existence est-elle devenue meilleure ou au contraire a-t-il perdu toute espérance et s'est-il arrêté, à mi-chemin de l'espoir et du désespoir, sur ce maudit pont du diable ? Ne faut-il pas incriminer la fabrique, les galoches de caoutchouc toutes brillantes, les foulards de laine enveloppant le cou sans raison, par les beaux jours d'été, quand les oiseaux chantent si joliment ? Ou les corsets mis par-dessus la robe par les élégantes du village ? Ou ce maudit accordéon allemand que serre amoureusement sous son bras l'ouvrier d'usine quand il se repose le dimanche ? Comme on chantait bien jadis ! On chantait dans les champs, dans les greniers à foin, sur les rivières, près des ruisseaux, dans les forêts, à la veillée. Le peuple russe était possédé du démon de la chanson et sans cesse en proie à l'ivresse lyrique...

L'amour russe chante à l'aurore, il chante dans les nuits sombres et noires. Et par ces nuits, ces soirs et ces jours sombres, où le brouillard se pose, où les fenêtres, les toits, les bornes des routes et les arbres sont couverts de givre, soudain la grosse voix d'une cloche éclate et fait écho à la chanson. Les ténèbres frissonnent, et c'est comme une annonciation qui se fraie passage jusqu'au cœur.

Evidemment, beaucoup de gens, probablement d'une intelligence sans bornes, déclarent que la religion est un opium pour le peuple et que l'église corrompt l'être humain. Je ne veux pas discuter la chose parce que mon point de vue ici est celui d'un acteur et non d'un homme politique ou d'un philosophe. Il me semble cependant que si la religion renferme en effet un opium, c'est précisément la chanson.

Bien que je ne croie pas être un homme religieux au sens où on l'entend généralement, chaque fois que j'entre dans une église et que j'entends chanter Christ est ressuscité, j'ai l'impression que je m'élève, pour un moment, et que je ne sens plus le sol.

Et la panikhida russe, avec sa tristesse empreinte de noblesse, de spiritualité, n'est-elle pas unique au monde ? Et le Tu es béni, Seigneur !

Et le Requiem orthodoxe !

Je ne sais pas et n'ai jamais cherché à savoir de quoi s'occupent les prélats dans les synodes, et quelles règles font l'objet de leurs débats. Quel est le Christ le meilleur et le plus beau, est-ce celui des orthodoxes, celui des catholiques, celui des protestants ? Je ne sais par qui ni où sont tranchées ces questions. Je ne sais pas non plus dans quelle mesure ces disputes sont nécessaires. Tout cela est, peut-être, indispensable. Je sais seulement que les Lamentations sur le Tombeau traduisent les pleurs et les souffrances des hommes depuis vingt siècles...

Quels étranges stalactites ne pourrait-on pas présenter, si l'on avait recueilli toutes les larmes de deuil et toutes les larmes de joie versées à l'église ! Il n'y a pas de mots humains pour exprimer cette mystérieuse alliance dans le chant liturgique russe de ces deux éléments de joie et de tristesse, pour dire où est la ligne de démarcation et comment on passe de l'un à l'autre, insensiblement. Il y a beaucoup d'heures amères ou sereines dans la vie de l'homme, mais la vraie résurrection est dans le chant, la véritable ascension dans les hymnes.

 

 

CHAPITRE III

MON PREMIER RÔLE — MA TIMIDITÉ ME PARALYSE

 

Ainsi donc je fus encouragé à faire du chant par un jeune forgeron qui habitait près de chez nous, sur une cour tatare.

— Chante, Fedia, chante ! me disait-il. La chanson te rendra plus joyeux. La chanson, c'est comme un oiseau — ouvre lui la cage, elle s'envole!

Je fus aussi encouragé par un maître carrossier, un voisin ; bien des fois, fatigué de chanter, je passais les nuits d'été dans ses calèches et ses voitures dont j'aimais l'odeur de cuir et de térébenthine.

Un autre voisin intervint également, un fourreur, qui me donnait cinq kopeks chaque fois que je faisais des courses avec ses peaux douces et caressantes.

— Chante, Fedia, chante !

A vrai dire, il n'y avait pas besoin de me pousser. Le chant venait en quelque sorte tout seul. Souvent je chantais avec ma mère qui avait un joli talent d'amateur. Sa voix était simple, paysanne, mais agréable. Nous chantions souvent des airs populaires russes, en accordant nos voix. Le chant, je le répète, me venait tout naturellement et tout ce qui était mélodie me charmait et m'enchantait.

Un jour d'hiver, je patinais avec des patins de bois sur une place de Kazan, là où se trouvait la vieille et magnifique église de Saint-Varlaam. J'étais transi de froid et je voulus me réchauffer. Poussé par ce désir profane, j'entrai dans l'église.

C'était l'heure des prières du soir. J'écoutais chanter le chœur. Pour la première fois de ma vie, j'entendais un chant harmonieux composé de plusieurs voix. Ce n'était pas seulement un chant à l'unisson ou en tierce, comme je le faisais avec ma mère ; les sons se combinaient en un tout harmonique. (A cette époque je ne pouvais le comprendre ni l'expliquer par des mots, mais c'était une impression d'ensemble indéfinissable.) Je trouvai cela surprenant, merveilleux. M'approchant du chœur, je fus stupéfait d'apercevoir des garçons qui avaient à peu près mon âge. Ils tenaient devant eux un papier couvert de signes mystérieux, ils avaient les yeux fixés sur lui et leurs voix émettaient les sons les plus agréables. J'ouvris la bouche toute grande, tant j'étais étonné. J'écoutai, j'écoutai longtemps et je revins tout songeur à la maison.

Ce sont des enfants de mon âge qui chantent, me disais-je, des gamins comme moi. Pourquoi ne chanterais-je pas moi aussi dans un chœur ? Peut-être pourrais-je moi aussi tirer de ma gorge des sons harmonieux. Avec mes éclats de voix j'avais excédé tout le monde à la maison, et surtout ma mère. J'étais alors un soprano !

Bientôt le hasard me favorisa et me fit entrer dans un chœur d'église. Avec quelles délices j'appris que la musique écrite existait et que les notes étaient transcrites avec des signes particuliers que j'avais jusqu'alors ignorés ! Moi aussi, je les appris ! Moi aussi, les yeux fixés sur le papier aux portées merveilleuses, je pus émettre d'agréables sons. Cher Iachka, à ces moments-là, je te fus infidèle, à toi et à ta baraque enchanteresse, si séduisante avec ses dessins de pays lointains et d'animaux imaginaires...

Peut-être aurais-je joui longtemps des joies que donne le chant choral si je n'avais pas appris, pour mon malheur, que les enfants ne chantaient pas toujours ensemble, qu'il y avait des moments où, au milieu d'un chant, s'élevait une seule voix. Je m'efforçais alors de parvenir à ce solo, dans n'importe quel morceau, que ce fût l'hymne des chérubins ou un cantique quelconque de Bortniansky : chanter seul, quand tous les autres se taisent, c'était mon idéal. Je n'arrivais pas cependant à posséder cette maîtrise. On me confia un solo, mais chaque fois qu'arrivait le moment de chanter, mon cœur se brisait et tombait dans ma poitrine sous l'effet d'une peur insurmontable. Cette peur m'enlevait la voix et parfois me faisait faire des fautes, bien que j'eusse l'oreille exercée et que je fisse des progrès rapides en musique. J'apercevais alors le maître du chœur qui me montrait les dents, et pour le couplet suivant on me retirait le solo...

« Je me suis de nouveau couvert de honte ! » me disais-je.

Cette peur me resta longtemps. Ayant réussi, à l'âge de 14 ou 15 ans, à me faufiler dans les coulisses du théâtre municipal, je me vis un jour confier un rôle très important... A la question : « Qu'est-ce que tu as dans les mains ? » je devais répondre tout simplement : « une ficelle ». Je dis bien « une ficelle », mais d'une voix si blanche que je ne parvins pas à me faire entendre non seulement du public mais même de l'acteur qui était curieux d'apprendre ce que j'avais dans les mains. La direction en conclut que mes capacités avaient des limites très regrettables. Et elle ne tarda pas à s'en convaincre définitivement.

On m'avait confié un autre rôle, celui d'un gendarme dans un vaudeville policier du répertoire français. On me poussa sur la scène, mais un tel trac me prit que je ne pus pas prononcer un seul mot. Je fus frappé de stupeur ! On m'avait poussé assez délicatement sur la scène, mais je me rappelle que c'est sans la moindre délicatesse que l'on m'en chassa...

Ces incidents ne refroidirent pas mon ardeur pour le théâtre. Ils ne tuèrent pas mes rêves secrets. Ils ne me dégrisèrent pas ; au fond de l'âme, je conservais un vague espoir de réussir, bien que je visse que je manquais vraiment de dispositions.

Bientôt je fis une nouvelle découverte. Et ce nouveau genre me retint longtemps sous son charme.

C'était l'opérette.

 

 

CHAPITRE IV

JE DÉCOUVRE L'OPÉRETTE

 

Dans une salle de théâtre, je vis à la fois un orchestre, des chœurs, des acteurs qui tantôt chantaient des mélodies et des valses, tantôt se parlaient entre eux. Mon émerveillement fut à son comble !

Quelle chose étonnante ! me disais-je. Ils chantent, ils parlent, ces diables d'hommes, ils n'ont pas le trac, ils ne bégaient pas, bien qu'ils chantent seuls ou à deux voix ou plusieurs à la fois, et chacun sur des paroles différentes... Quelle habileté ! C'est bien autre chose que Iachka. Les costumes aussi étaient nouveaux pour moi. Ce n'étaient plus simplement des caftans et des bottes élégantes, mais des splendeurs féériques : vestes de couleur verte et écarlate, écailles d'argent, paillettes d'or, épées, plumes éblouissantes. Tout était d'une extrême distinction et il est inutile de dire combien je fus conquis pas cette conception nouvelle de la beauté scénique.

Mais une surprise encore plus étourdissante m'attendait. Dans ce même théâtre de Kazan où j'avais si bien réussi à avaler le seul mot de mon rôle « de la ficelle » vint s'installer une troupe d'opéra, dirigée par Pierre Mikhailovitch Medviediev, qui était un acteur dramatique et un régisseur de grand talent. On annonça le Prophète, de Meyerbeer, et les affiches prévinrent le public qu'il y aurait une véritable patinoire sur la scène.

C'était, bien entendu, un attrait sensationnel pour le public de Kazan, et aussi pour moi. La promesse de l'affiche fut, en effet, tenue. Vous pouvez vous imaginer le contraste extraordinaire qu'offraient la salle avec sa chaleur tropicale et la scène avec une vraie patinoire de Noël ! Assis à la galerie, j'étais couvert de sueur, tandis que sur les planches des personnages faisaient des évolutions sur la glace (ils avaient probablement des patins à roulettes, tout simplement). Je dois avouer d'ailleurs qu'à ce premier opéra auquel j'assistai, ce n'est ni la beauté de la musique, ni la grandeur du sujet, ni même la patinoire sensationnelle qui me frappèrent. Je fus saisi, non pas par les qualités qui faisaient appel à mon désintéressement artistique, mais par une circonstance accessoire où mon égoïsme le plus terre à terre était en jeu. J'aperçus en effet, sur la scène, à ma très grande surprise, les camarades qui chantaient avec moi à l'église ! Ils étaient onze, avec des voix différentes. Comme leurs aînés, ils se mirent en rang à l'avant-scène, et tandis que le chef d'orchestre agitait son bâton d'une main gantée de blanc, ils chantèrent :

Le prophète couronné s'avance...

J'attendis avec impatience la fin du spectacle pour tirer au clair cette histoire extraordinaire.

— Quand avez-vous arrangé cette affaire ? dis-je à mes camarades. Comme vous avez bien appris à chanter au théâtre ! Pourquoi ne m'avez-vous rien dit et ne m'avez-vous pas pris avec vous ?

— Tu te mettrais de nouveau à bafouiller, me répondit le plus âgé sur un ton péremptoire. Mais, si tu veux, on te prendra aussi avec nous. Apprends.

Il me donna les notes. Il n'y avait que quelques mesures à étudier. Je fis de mon mieux pour les savoir. Un ami m'emmena bientôt dans les coulisses ; il était tout disposé à faire mon initiation de choriste. Hélas ! à ma grande déception, il n'y avait plus de costume pour moi. Je dus rester dans les coulisses, mais je n'en accompagnai pas moins le chœur pour pouvoir, en tout cas, retenir le mieux possible la mélodie très simple qu'il chantait. Ce n'est pas beau de se réjouir du malheur d'autrui, mais quand un soir on me dit qu'un des choristes était tombé malade, que je pouvais prendre son costume et paraître sur la scène, j'avoue que le sort du malade ne m'inquiéta guère. Je me dis seulement : Le Seigneur a exaucé ma prière ! Si je dis cela, c'est que, bien souvent, quand on chantait à l'église, je fixais des yeux l'image du Christ ou d'un des saints, et je murmurais :

« Seigneur, aide-moi à chanter un jour dans un théâtre... »

J'étais heureux chaque fois que l'occasion s'offrait à moi de connaître un nouveau genre scénique. Après l'opéra, j'appris un jour ce que c'était qu'un concert symphonique. Cela ne ressemblait ni au drame, ni à l'opérette, ni à l'opéra, et ma surprise fut grande. Quarante musiciens, en chemises blanches et cravates noires, étaient assis sur la scène et jouaient. Probablement des œuvres de Beethoven, de Haendel, de Haydn. Je les écoutais avec curiosité, tout en me disant : c'est peut-être très bien, mais l'opérette, c'est encore mieux. C'est mieux que l'orchestre symphonique, et même que l'opéra. Dans l'opérette tout était gai. Les acteurs prenaient des poses comiques. La musique était agréable et facile. Dans les opéras, ce qui me contrariait, c'est que la musique m'empêchait d'entendre les voix, alors que les chanteurs étaient si bons...

Le premier opéra qui fit ma conquête, ce fut le Faust de Gounod. L'amour infiniment noble de

Faust, l'amour naïf de Siebel me plaisaient. Ces sentiments étaient évidemment bien différents de l'amour tel que je le voyais à la Soukonnaïa Sloboda, mais malgré toute leur noblesse, ce n'est pas cela qui me frappa et me séduisit le plus. C'est ce qu'il y avait de surnaturel dans Faust qui me saisit. Imaginez ma stupeur quand je vis soudain s'élever du sol de hautes flammes !

« Mon Dieu, c'est le feu ! » me dis-je, mais au moment même où je me disposais à fuir, une silhouette toute rouge apparut nettement au milieu du bouquet de flammes : un personnage terrible, ressemblant à un homme, deux plumes au chapeau, une barbiche en pointe, des moustaches pointant vers le ciel, et des sourcils énormes dont les extrémités se dressaient plus haut que les oreilles !

Terrifié, je ne pus faire le moindre mouvement. Et je fus tout à fait anéanti quand du fond de ces sourcils jaillit une flamme rouge. Chaque fois que cet homme clignait des yeux, il en sortait des étincelles.

« Seigneur Jésus-Christ, c'est le diable ! » pensai-je, et mentalement je fis le signe de la croix. J'appris plus tard que cet effet mirobolant s'obtient en collant sur les paupières supérieures une mince feuille de cuivre miroitant. Mais à cette époque ce secret ne m'avait pas été révélé et une sorte de mystique théâtrale me pénétra.

« Jamais je n'arriverai à cela, me disais-je tristement. Il faut venir au monde avec une spécialité de ce genre. »

Ce phénomène m'émut au plus haut point. Quand je vis au buffet du théâtre ce même homme en train de boire un verre de vodka et manger de la confiture d'airelle, je le regardai dans les yeux et je tâchai d'y découvrir la source des étincelles qu'ils lançaient.

J'eus beau écarquiller mes yeux à moi, je n'arrivai pas à apercevoir ces étincelles.

« C'est vrai, me disais-je, qu'il est au buffet, en veston foncé, et qu'il n'a même pas une cravate rouge. Sans doute fait-il provision d'étincelles avant d'entrer en scène... »

J'avais déjà 15 ans à cette époque, je n'étais pas trop borné de nature et j'aurais pu comprendre de quoi il s'agissait. Mais j'étais timide : j'avais peur d'approcher ces dieux qui faisaient des miracles sur la scène et je n'osais pas entrer dans la loge d'un grand acteur pour voir comment il se maquillait. Le coiffeur m'aurait sûrement expliqué la chose, mais je n'avais pas l'idée de le lui demander. Et puis, à vrai dire, je ne tenais pas à m'appesantir là-dessus : j'étais sous le charme, n'était-ce pas suffisant ? Ce truc étonnant avait absorbé tout mon enthousiasme. Je ne me demandais pas si la musique était bonne, si l'acteur était bon, le sujet même de Faust m'intéressait moins, c'étaient ces étincelles dans les yeux qui me semblaient être le comble de l'art...

C'est vers cette époque que je me posai pour la première fois la question du théâtre. L'idée que le théâtre est quelque chose de sérieux, d'élevé au sens spirituel, ne me venait pas à l'esprit. De toutes mes impressions de théâtre j'avais tiré une conclusion qui me paraissait indiscutable : le théâtre est un divertissement, un amusement plus complexe sans doute que la baraque de Iachka, mais rien qu'un amusement. Et l'opéra ? L'opéra aussi. Et le concert symphonique ? Le concert symphonique également. Une seule différence entre les genres, celle-ci : que l'opérette est un divertissement plus léger et plus agréable.

C'est dans ces sentiments qu'à l'âge de 17 ans je fus engagé dans la troupe d'opérette d'Oufa comme choriste professionnel, avec un contrat et un salaire. Je me logeai chez une blanchisseuse, dans une petite chambre sale, située au sous-sol, avec une fenêtre donnant directement sur le trottoir. Pour tout horizon j'avais les pieds des passants et les pattes des poules affairées. Comme lit, j'avais des tréteaux de bois, sur lesquels était étendu un vieux matelas très mince garni de paille ou de foin. Je ne me rappelle pas s'il y avait des draps, mais je sais qu'il y avait une couverture faite de morceaux de plusieurs couleurs. Dans un coin de la chambre il y avait au mur une méchante glace, mais toute couverte de chiures de mouches. Pour mes vingt roubles de traitement de mois, c'était un luxe raisonnable. Quoique le théâtre ne fût pour moi qu'un divertissement, j'éprouvais cependant de la fierté et de la joie à l'idée que je servais une cause noble, la cause de l'art. Je prenais très au sérieux mon travail, me grimant tour à tour en Espagnol, en paysan...

Ces deux variétés de l'espèce humaine épuisaient alors la gamme de mon répertoire. Mais à ce qu'il paraît, même dans cet emploi modeste de choriste, je réussissais à faire valoir mes dons de musicien et mes capacités vocales. Un jour, un des barytons de la troupe refusa soudain, à la veille du spectacle, de jouer le rôle de l'officier de bouche dans Halka, opéra de Moniuszko ; comme on ne trouvait personne dans la troupe pour le remplacer, l'entrepreneur Semenev-Samarski me demanda si j'accepterais de chanter dans ce rôle. Malgré mon extrême timidité, j'acceptai. C'était tellement tentant : un rôle sérieux pour la première fois de ma vie ! J'eus vite fait d'apprendre le rôle et j'affrontai le public.

En dépit du déplorable incident qui se produisit à ce spectacle (je m'assis à côté de la chaise), Semenev-Samarski fut touché par mon chant et par mon sincère désir de représenter tant bien que mal un magnat polonais. Il augmenta mon salaire de cinq roubles et me confia d'autres rôles. Jusqu'ici j'ai conservé cette superstition : c'est de bon augure pour un débutant de s'asseoir à côté de sa chaise lors de son premier spectacle en public... Pourtant, au cours de ma carrière, j'ai toujours surveillé de près mon fauteuil, pour éviter de m'asseoir non pas à côté, mais surtout dans le fauteuil d'un autre...

A cette première saison, je chantai encore le rôle de Fernando dans le Trouvère, et celui de l'Inconnu dans le Tombeau d'Askold.

Le succès renforça ma décision de me consacrer au théâtre. Je me mis à me demander comment je ferais pour parvenir à Moscou. Mais quand se termina la saison, qui, du point de vue « artistique », avait été favorable, je n'avais pas assez d'argent en poche pour le voyage. Je ne pus me rendre à Moscou. D'ailleurs, le public cultivé du lieu, qui m'applaudit au cours de la saison, s'intéressa à mes dons probablement parce que j'étais très jeune et me persuada de rester à Oufa. On me promit de m'envoyer au Conservatoire de Moscou, et en attendant, on me donna une place dans les services du Zemstvo. Mais un garçon aux « aspirations élevées » peut-il rester assis à un bureau et recopier les listes interminables de l'arriéré des contributions des habitants ? C'est ainsi qu'une belle nuit, comme l'Arkachka de la Forêt d'Ostrovski, je m'enfuis d'Oufa. Ce fut pour moi le commencement des difficultés et des épreuves : je passai d'une troupe en train de se disloquer dans une autre troupe, de la comédie petite prussienne et du vaudeville à l'opérette française. Avec mon répertoire de chant qui comprenait trois numéros : O champ, ô champ, Ils flairent la vérité, et une romance de Kozlov : Si j'avais su, je ne pouvais pas songer à donner des concerts. Enfin je tombai dans une extrême misère, et je menai au Caucase cette existence de vagabond que j'ai racontée tout au long dans mon premier livre. Le hasard m'amena à Tiflis, ville qui allait être pour moi providentielle.

 

 

CHAPITRE V

MON PREMIER PROFESSEUR DE CHANT

 

Au cours de l'été de 1892, je travaillai comme copiste dans les services de la ligne du chemin de fer de Transcaucasie. Ce travail qui m'avait sauvé de la famine et procuré un toit, je l'avais obtenu avec beaucoup de peine et j'y tenais tellement que mes rêves de théâtre s'évanouirent provisoirement. Ceux-là seuls qui, comme moi, connurent l'extrême misère, comprendront comment cela fut possible.

Le théâtre avait été la grande passion de mon enfance, le seul beau rêve de mon adolescence ; à Oufa, j'avais déjà goûté au succès et au dangereux poison des coulisses : le brouhaha séduisant de la salle avant le lever du rideau et surtout les feux de la rampe, bien qu'à cette époque elle ne comprît en tout que douze lampes à pétrole (des lampes éclair). Que j'eusse une belle voix et des dons musicaux, je ne pouvais en douter ; malgré cela, quand le jeune animal affamé que j'étais put se jeter sur du pain et du simple chtchi (*), se blottir dans une masure pour s'abriter du froid et de la pluie, j'eus peur de bouger, je me cramponnai de toutes mes dents à mon misérable « bien-être », et je me tins coi. Je ne sais pas si j'aurais pu supporter longtemps ce renoncement bourgeois — peut-être m'aurait-il dégoûté de toute façon, et ma nature de bourlak (**) aurait cherché de nouveau à s'évader, comme cela m'était déjà arrivé à Oufa, pour courir après les mirages du théâtre... Cette fois, cependant, le choc qui m'arracha à l'apathie et me lança de nouveau sur la voie artistique vint non de moi-même, mais du dehors.

(*) Soupe aux choux.

(**) Haleur de bateaux sur la Volga.

Mes camarades du service de la comptabilité, après avoir entendu ma voix, me conseillèrent instamment d'aller la faire entendre à un certain Ousatov, qui était professeur de chant à Tiflis. Je refusai longtemps, j'hésitai, puis je finis par aller le voir.

Dmitri Andreievitch Ousatov, ancien ténor au Grand Théâtre de Moscou, excellent musicien, enseignait le chant à Tiflis. Il m'écouta et, avec l'enthousiasme d'un véritable artiste qui aime son métier, il me prodigua les encouragements. Il ne se borna pas à me donner des leçons gratuitement, il m'aida à vivre.

Cet homme et ce maître admirable joua dans ma carrière artistique un rôle considérable. C'est à partir de cette rencontre avec Ousatov que commence en effet ma vie consciente d'artiste. Je ne me rendais pas encore bien compte à cette époque des qualités de l'enseignement d'Ousatov, mais son influence ne s'en exerça pas moins sur moi. Il éveilla mes premières idées sérieuses sur le théâtre, m'apprit à sentir le caractère des œuvres musicales, affina mon goût et, — ce que j'ai toujours considéré comme le plus précieux, — il m'enseigna la façon la plus concrète de comprendre et d'interpréter les œuvres.

Naturellement, il m'apprit aussi ce qu'apprennent tous les professeurs de chant. Il prononça les paroles mystérieuses qu'on entend dans les classes de chant : « Appuyez sur la poitrine », « ne respirez pas par le sternum », « pressez sur les dents », « tenez la voix dans le masque ». C'est-à-dire qu'il m'apprit le maniement technique de l'instrument vocal. En effet, le son doit s'appuyer adroitement et fermement sur la respiration, comme l'archet sur la corde du violoncelle, par exemple, et courir librement sur elle. De même que l'archet, en frôlant la corde, ne rend pas toujours un son unique et prolongé, mais grâce à son déplacement très rapide sur les quatre cordes de l'instrument produit des sons variés, de même la voix, se servant d'une respiration adroite, doit être en état d'émettre avec souplesse des sons différents. Que les notes sortant de l'archet ou des doigts du musicien soient prolongées ou rapides, chacune d'elles doit être également perceptible. Et il doit en être ainsi pour les notes de la voix humaine. Si bien que savoir « appuyer sur la poitrine », « tenir la voix dans le masque », etc..., cela signifie savoir faire glisser l'archet sur la corde, la respiration sur les cordes vocales. C'est là une chose absolument indispensable. Mais Ousatov n'enseignait pas uniquement la technique du chant-cantilène, et c'est justement ce qui le distinguait de la plupart des professeurs d'alors et d'aujourd'hui.

Toute cette technique est excellente, mais comment régler cette respiration de la poitrine, du sternum ou du ventre, en un mot, du diaphragme, de manière à exprimer par le son telle ou telle situation musicale, l'état d'âme de tel et tel personnage, de manière à donner à chaque émotion son intonation juste ? Je parle ici non pas de l'intonation musicale, de l'émission de telle ou telle note, mais de la couleur de la voix qui, même dans une simple conversation, prend diverses nuances. On ne peut dire en effet d'une même voix, sans changer la couleur : « Je t'aime », ou « Je te déteste ». Il y aura dans chaque cas une intonation particulière, et ce sera la couleur dont je parle. Donc la technique, récole du chant-cantilène et ce chant lui-même, ce n'est pas suffisant pour un véritable artiste de la voix. Et Ousatov le démontrait nettement par des exemples.

Nous rassemblant autour de lui, il se mettait au piano, jouait diverses pièces et nous expliquait la différence entre tel opéra de l'école italienne et tel autre opéra typiquement russe. Sans doute il ne niait pas les qualités de la musique italienne, mais il disait que la mélodie facile, accessible à tous, y prédominait. Il semble — disait-il, — que tout cela a été écrit pour un peuple musicalement doué, qui, après avoir entendu et retenu l'opéra, se mettra à chanter ces mélodies agréables aux heures tristes ou joyeuses de sa vie. Tout autre est la musique russe, celle de Moussorgski notamment. La mélodie n'en est pas absente, mais elle a un tout autre style. Elle traduit le milieu, explique le drame, parle de l'amour et de la haine d'une façon pénétrante et plus profonde. Prenez Rigoletto, nous disait-il, la musique en est charmante, légère, mélodieuse, et elle semble en même temps correspondre au caractère des personnages. Mais malgré tout elle reste superficielle et exclusivement lyrique. (Et il nous chantait Rigoletto.)

« Maintenant, messieurs, écoutez Moussorgski. Ce compositeur exprime psychologiquement chacun de ses personnages par des moyens musicaux. Dans Boris Godounov, il y a deux voix dans le chœur, deux courtes phrases musicales.

« Une voix dit :

« — Mitiouk, Mitiouk, qu'avons-nous à gueuler ?

« Et Mitiouk répond :

« — Voilà — qu'est-ce que j'en sais ?

« Dans la traduction musicale, vous voyez nettement la physionomie de ces deux gaillards. L'un d'eux est un raisonneur au nez rouge, qui aime boire, qui a la voix enrouée, tandis que l'autre est un simple d'esprit. »

Ousatov chantait ces deux phrases et nous disait:

« Remarquez comme la musique peut agir sur votre imagination. Vous voyez comme un silence, une pause, peuvent avoir de l'éloquence, du caractère. »

Malheureusement, tous les élèves d'Ousatov ne comprenaient pas et ne sentaient pas ce que celui-ci voulait dire. Ni les compositeurs dont il nous commentait les passages caractéristiques, ni leur remarquable interprète, ne pouvaient mettre en branle l'imagination des élèves de Tiflis. La classe, je crois, restait indifférente devant ses exemples. Et il est probable que moi aussi, en raison de ma jeunesse et de mon manque d'instruction, j'assimilais bien peu de ce que nous disait le maître avec tant de chaleur et de conviction. Pourtant son enseignement pénétra profondément dans mon âme. Je commençai à comprendre que mon admiration pour l'art d'Oufa et le bonheur qu'il me procurait étaient sans aucune valeur et je sentis que l'art véritable était une chose très difficile. Soudain, j'eus un accès de découragement.

— Que puis-je faire avec ma bobine de provincial mal dégrossi ? me dis-je. En quoi donc suis-je un artiste ? Et qui a dit que j'en étais un ? C'est moi qui ai inventé tout cela...

Cependant je m'intéressai de plus en plus à Moussorgski. Quel curieux homme ! Les choses de Moussorgski que jouait et chantait Ousatov agissaient sur moi avec une force étrange. Elles éveillaient en moi des résonnances intimes, familières. En dehors de toutes les théories d'Ousatov, Moussorgski me faisait l'effet d'une forte infusion d'herbes odorantes de chez nous.

Je sentais que tout cela était authentiquement russe. Je comprenais cela.

Mais mes camarades de classe — basses, ténors, sopranos — me disaient :

« N'écoute pas ce que dit notre cher Dimitri Andreievitch Ousatov. Evidemment, il chante bien ; peut-être que tout ce qu'il dit est vrai, mais La donna e mobile, c'est juste ce qu'il faut pour les chanteurs. Moussorgski, avec ses Varlaam et ses Mitiouk, c'est un vrai poison mortel pour la voix et pour le chant. »

J'étais en quelque sorte coupé en deux et je n'arrivais pas à m'expliquer quelle moitié de mon moi avait raison. Le doute me tourmentait souvent jusqu'à me priver de sommeil. Que choisir ? « La donna e mobile » ou « A Kazan, la grande ville... » ?

Quelque chose en moi m'attirait, instinctivement, vers Moussorgski. Et quand je parvins peu de temps après à entrer à l'Opéra de Tiflis, à acquérir une certaine popularité dans la ville et à devenir le chanteur recherché pour les concerts de bienfaisance ou autres, je me mis à chanter de plus en plus souvent sur l'estrade des mélodies de Moussorgski. Le public ne les aimait pas, mais il me les pardonnait à cause de ma voix. Bien que je n'eusse que vingt ans, j'avais acquis une certaine situation au théâtre. Je chantais déjà le rôle du Meunier dans Roussalka, celui de Méphisto dans Faust, de Tonio dans Paillasse, et d'autres parties de basse dans divers opéras. Les leçons d'Ousatov n'avaient pas été sans profit pour moi. Je tendais confusément vers quelque chose de nouveau, mais vers quoi exactement, je ne le savais pas encore moi-même. De plus, j'étais toujours très attaché aux clichés et j'étais encore loin d'être un « révolutionnaire » en matière d'opéra. J'avais encore beaucoup de goût pour les effets extérieurs. Mon premier Méphisto, à l'Opéra de Tiflis (en 1893), ne dédaignait pas les paillettes et ses yeux lançaient encore des étincelles.

 

 

CHAPITRE VI

ON COMMENCE A PARLER DE MOI

 

Le succès de ma saison à l'Opéra de Tiflis me donna des ailes. On parla de moi comme d'un chanteur de grand avenir. Désormais, mon rêve de partir pour la capitale prenait un sens réel. J'avais quelque raison d'espérer que je pourrais m'y tirer d'affaire. Durant la saison, j'avais réussi à amasser une petite somme, suffisante pour arriver jusqu'à Moscou.

A Moscou, je constatai avec satisfaction que mon activité à Tiflis n'avait pas passé inaperçue des professionnels du théâtre. L'invitation que me fit Lentovski, impresario bien connu à l'époque, d'entrer dans sa troupe d'opéra pour la saison d'été de l' « Arcadia » de Pétersbourg semblait assurer un heureux début à ma carrière dans la capitale. Mais cet espoir fut déçu. Au point de vue artistique comme au point de vue matériel, l'entreprise de Lentovski ne me donna que d'amères désillusions.

Je ne devais attirer l'attention du public de Pétersbourg que pendant l'hiver de cette même année, à l'opéra privé installé sur le quai de l'Amirauté, au théâtre Panaïev.

C'était une salle très peu sympathique, mais très fréquentée par le public. Le répertoire de cette compagnie comprenait principalement des œuvres « mélodiques », parmi lesquelles dominaient celles de Meyerbeer. Je dus chanter le rôle de Bertram dans Robert le Diable. Quelle que soit mon estime pour le brillant métier de Meyerbeer, je dois dire que les personnages de cet opéra sont extrêmement conventionnels. Ils ne permettent à l'acteur aucune création personnelle. Pourtant, c'est précisément dans le rôle de Bertram que je réussis à gagner les faveurs du public. Ce ne fut pas seulement ma jeune voix qui lui plut beaucoup — les spécialistes du chant lui trouvaient un timbre particulier assez rare, — ce fut aussi mon jeu qui lui parut apporter quelque chose d'original. En réalité, mon jeu était, probablement, bien banal, seulement je dramatisai le personnage de Bertram sans suivre tout à fait le modèle consacré, et il paraît que je donnai à cette étrange figure une force de suggestion qui dépassa l'opéra. On parla de moi dans le monde comme d'un chanteur qu'il fallait entendre. C'était presque une promesse de gloire. Mon succès me valut d'être invité dans plusieurs salons mondains. Ma première apparition dans un de ces salons, soit dit entre parenthèses, me donna des doutes sur la bonne éducation des soi-disant gens du monde. Mon habit, qui n'avait pas été fait sur mesure, ne tombait sans doute pas d'une façon irréprochable et mes manières étaient un peu gauches, et j'entendis derrière mon dos les railleries de certaines personnes qui, visiblement, étaient très compétentes en fait de coupe et de bonnes manières...

A Pétersbourg vivait à cette époque un homme remarquable, Tertii Ivanovitch Philippov. Exerçant les fonctions ministérielles de Contrôleur d'Etat, il consacrait ses loisirs à la musique et au chant choral russe qu'il aimait avec passion. Ses soirées étaient célèbres dans la capitale, les chanteurs considéraient comme un grand honneur d'y participer. Et cet honneur m'échut, d'une façon inopinée, presque au début de la saison à Pétersbourg.

Une grande soirée eut lieu chez Philippov le 4 janvier 1895. On y entendit les célébrités de la capitale. Un jeune garçon qui venait d'arriver dans la capitale joua du piano. C'était Joseph Hofmann, qui devait devenir un virtuose célèbre. On entendit aussi la paysanne Fedosova, qui savait merveilleusement réciter les bylines populaires russes. C'est entre ce remarquable « Wunderkind » et cette vieille non moins remarquable, que je me produisis, moi, jeune débutant. Je chantai l'air de Sousanine dans la Vie pour le Tsar. La sœur de Glinka, Mme Chestakov, qui se trouvait dans la salle, m'adressa, après m'avoir entendu, les paroles les plus flatteuses. Cette soirée eut une grande influence sur mon avenir. Philippov avait une grosse autorité, non seulement comme haut fonctionnaire, mais comme connaisseur en art lyrique. Le fait d'avoir chanté dans sa maison fit une certaine impression, et le bruit de mon succès arriva jusqu'au Théâtre Impérial. On me proposa d'y débuter, ce qui ne tarda pas. Après un essai à bureaux fermés, devant un public d'invités et d'artistes, la direction des Théâtres Impériaux me signa un contrat le 1er février 1895. Et mes débuts furent fixés au printemps. Ainsi, moins d'un an après mon arrivée à Pétersbourg, j'avais réalisé le vœu suprême de tous les chanteurs. J'étais devenu un artiste des Théâtres impériaux. J'avais 21 ans.

 

 

CHAPITRE VII

LA SPLENDEUR DES THÉÂTRES IMPÉRIAUX

 

Les Théâtres Impériaux, dont j'aurai à signaler bien des défauts, avaient incontestablement une splendeur particulière. La Russie avait le droit d'en être fière. Ce n'était pas étonnant, car l'entrepreneur de ces théâtres n'était autre que l'Empereur de Russie lui-même. A côté de lui pâlissaient le mécène-millionnaire américain, le subscriber anglais ou le commanditaire français. Bien que l'Empereur de Russie ne pensât peut-être pas à ses théâtres, même par l'entremise de sa bureaucratie, sa majesté se reflétait sur toute l'entreprise.

D'abord, les acteurs et tout le personnel étaient largement rétribués. L'acteur avait la possibilité de vivre tranquillement, de réfléchir et de travailler. La mise en scène des opéras et du ballet était grandiose. On ne lésinait pas, on dépensait l'argent sans compter. Les costumes, les décors dépassaient en richesse — surtout au Théâtre Marie, — tout ce que pouvait imaginer un entrepreneur privé.

Peut-être l'Opéra Impérial ne pouvait-il se vanter de posséder toujours les troupes de chanteurs et de chanteuses les plus remarquables, mais il est certain que nos artistes russes comptaient dans leurs rangs des représentants éminents de l'art vocal. Au point de vue artistique, les théâtres dramatiques impériaux possédaient une pléiade vraiment brillante d'acteurs de premier ordre. Le ballet russe impérial, lui aussi, était d'une qualité supérieure.

Outre les théâtres, il y avait à Petersbourg et à Moscou de remarquables Conservatoires impériaux qui, avec leurs nombreuses sections de province, fournissaient à l'Opéra russe des artistes parfaitement préparés, et surtout des musiciens. Il existait aussi des écoles dramatiques. L'école de ballet avait été luxueusement organisée. Admis dès le premier âge dans les classes de danse, les garçons et les fillettes étaient tous internes et recevaient, en dehors des cours spéciaux de ballet, une instruction générale conforme aux programmes des lycées.

Quel autre pays au monde possède des institutions aussi somptueuses ? En Russie, elles existent depuis plus de cent ans. C'est ce qui explique que nulle part on n'ait pu rivaliser avec la Russie dans le domaine de la formation artistique de l'acteur.

Sans doute, il y avait aussi, chez nous, de mauvais spectacles, — on chantait ou on jouait mal, — la perfection n'est pas de ce monde. Mais la pauvreté artistique que l'on constate parfois dans les meilleurs théâtres d'Europe et d'Amérique était absolument inconcevable sur les scènes impériales. On la rencontrait même rarement dans les théâtres ordinaires de province... Voilà pourquoi, quand on entend en Europe un violoniste, un pianiste ou un chanteur de premier ordre, quand on voit un acteur, un danseur ou une danseuse remarquables, ce sont très souvent des artistes qui ont été formés en Russie.

Il me serait désagréable que l'on prît ce que je viens de dire pour de la vantardise. Sans doute, ce trait déplaisant est-il propre au Russe : il aime glorifier sans mesure tout ce qui est russe. Mais je ne veux pas tomber dans ce travers et je n'affirme que des faits réels.

On comprendra aisément l'enthousiasme et la foi avec lesquels je franchis le seuil du Théâtre Marie, qui me paraissait un paradis. Là, me disais-je, je vais pouvoir développer et affermir les forces qui m'ont été données par Dieu. Là, je trouverai le calme et la liberté, et aussi l'art véritable. En vérité, je voyais déjà resplendir dans mes rêves la voie lactée du théâtre.

 

 

CHAPITRE VIII

LA NOUVELLE MUSIQUE RUSSE

 

Le Théâtre Marie n'avait pas besoin de basse. Il y en avait dix, je crois, dans la troupe. Ce n'était donc pas pour des raisons techniques qu'on m'avait engagé. Cet engagement ne se justifiait que par le désir de développer le jeune talent que l'on reconnaissait sans doute en moi. Je crois que c'est bien cela que l'on cherchait. Il fallait à la troupe non pas une basse, mais un artiste tout neuf qu'on voulait encourager dans l'intérêt de l'art en général et du théâtre Marie en particulier. J'étais donc en droit d'espérer que sur la célèbre scène de ce théâtre on prêterait une sérieuse attention à ma personnalité artistique, que la direction se montrerait intelligente et qu'enfin je pourrais faire du travail intéressant. A mon grand désespoir, je ne tardai pas à me convaincre que dans ce soi-disant paradis, il y avait plus de serpents que de pommes...

Je me heurtai là à une chose qui étranglait tout effort original et tuait la vie : à la routine bureaucratique. C'est à l'influence prépondérante des bureaux, et non à une mauvaise volonté quelconque, que j'attribue l'échec absolu de ma première tentative sur la scène impériale.

Ce qui me frappa le plus dès mon arrivée au Théâtre Marie, ce fut de voir que la direction de la troupe était confiée, non pas aux artistes les plus doués, comme je l'avais supposé naïvement, mais à des individus bizarres, barbus ou imberbes, portant des uniformes à boutons dorés et à cols de velours bleu.

C'étaient les tchinovniks. Quant aux dieux, que j'abordais avec vénération et ferveur, c'étaient, pour la plupart, des hommes qui ne chantaient sur tous les tons qu'un seul et même refrain : « A vos ordres ! » Je mis longtemps à comprendre la situation. Et je ne savais pas quoi faire. Fallait-il m'indigner ou m'accommoder de cet état de choses, entrer dans le cercle et me comporter comme tous les autres ? Ce régime, me disais-je, est peut-être le régime absolument indispensable pour que puisse exister le paradis où j'étais entré. Les acteurs sont des hommes liés par un contrat : il faut donc qu'ils servent leurs maîtres. Et ce sont sûrement ces maîtres qui s'occupent des soins à donner à l'arbre de la science du bien et du mal...

Mais un incident étrange me fit bientôt comprendre que les maîtres ne représentaient au théâtre que le principe du pouvoir auquel étaient subordonnées toutes les autres considérations, même les considérations artistiques.

On était en train de répéter un opéra de Rimski-Korsakov, la Nuit de Noël, d'après Gogol. On m'avait confié le petit rôle de Panas. C'est à cette occasion que je fis la connaissance de Rimski-Korsakov. Cet artiste enchanteur me fit l'impression d'un homme modeste et timide. Il avait l'air très démodé. Sa barbe noire, qui poussait en liberté, couvrait une mince cravate noire nouée négligemment. Il portait une redingote noire de coupe ancienne, et les poches de son pantalon étaient horizontales, comme on les portait jadis. Il avait sur le nez deux paires de lunettes, l'une sur l'autre. La ride profonde qu'il avait entre les sourcils lui donnait un air douloureux. Il était extrêmement silencieux. Comme nous tous, il venait au parterre et tantôt il s'asseyait près de Napravnik, le chef d'orchestre, tantôt il s'installait à l'écart sur un strapontin, et suivait la répétition avec attention, sans mot dire.

Presque à chaque répétition, Napravnik faisait des remarques au compositeur. Il lui disait, par exemple :

— Je crois, Nicolas Andreievitch, que cet acte a beaucoup de longueurs et je vous conseille de l'écourter.

Troublé, Rimski-Korsakov se levait, s'approchait l'air soucieux du pupitre du chef d'orchestre et, d'une voix de basse un peu chevrotante, disait en manière d'excuse :

— A vrai dire, je ne trouve pas de longueurs dans cet acte-là...

Puis, timidement, il expliquait :

— La construction de ma pièce exige ici une traduction musicale de ce qui doit servir de base à la suite de l'action...

La voix méthodique et froide de Napravnik lui répliquait avec un accent tchèque, et sur un ton pédant :

— Vous avez peut-être raison, mais c'est votre amour pour votre œuvre qui parle ici. Il faut aussi penser au public... Avec ma longue expérience, j'ai pu constater que les œuvres mises au point par les compositeurs ralentissent le spectacle et fatiguent le public. Je dis cela parce que j'ai une véritable sympathie pour vous. Il faut écourter.

Peut-être avait-il raison, mais dans ces discussions voici quel était l'argument final, qui emportait tout :

— Vsevolojski, le directeur, est nettement hostile aux longueurs des compositeurs russes. Quelle que fût la sympathie de Napravnik pour Rimski-Korsakov, et si bonnes que fussent les raisons du compositeur du point de vue artistique, ce n'étaient ni la sympathie ni l'autorité du génie qui tranchaient la question, mais le goût personnel du directeur, c'est-à-dire du plus haut fonctionnaire, qui ne pouvait supporter « les longueurs des compositeurs russes ».

Au reste, ce n'étaient pas seulement les « longueurs » russes, mais la musique russe en général, que Vsevolojski ne supportait pas. Je l'appris d'une source très sûre quand je jouai pour la première fois sur cette scène le rôle de Sousanine de la Vie pour le Tsar. Le vêtement de ce robuste moujik du Nord de la Russie, que m'apporta le costumier, ressemblait étonnamment à une sortie de bal. Au lieu de simples laptis, on me donna de jolies bottes de maroquin rouge.

Comme je disais au costumier qu'il ne convenait guère de jouer Sousanine dans cet appareil, que c'était une fausse note, il me regarda comme on regarde un homme tombé de la lune et me dit :

— Notre directeur ne peut supporter toutes ces exhibitions russes. Pour ce qui est des laptis, il n'y faut pas songer. Notre directeur dit que quand on donne un opéra russe, la scène est envahie par une odeur dégoûtante de soupe aux choux et de grau. Dès qu'on attaque une ouverture russe, l'atmosphère même du théâtre est saturée de relents de vodka...

Soupe aux choux, gruau et relents de vodka, c'est là tout ce que sentait la routine bureaucratique dans cette nouvelle musique russe qui devait bientôt conquérir le monde ! Cette routine empêchait avant tout le renouvellement du répertoire, le triomphe de ces remarquables compositeurs russes aux œuvres desquels était liée, par un lien secret, ma destinée et mon avenir artistiques. Bien que je ne fusse pas encore ferme dans mes opinions et que mon hésitation entre La donna e mobile et Moussorgski se fit encore sentir, mon instinct me poussait cependant de plus en plus nettement vers Moussorgski. A ma grande surprise, je constatais que Pétersbourg ne comprenait pas mieux ce compositeur que Tiflis. Je me rappelle très bien qu'après un concert où j'avais chanté une satire musicale de Moussorgski, Raiechnik, un musicien très connu, professeur au Conservatoire de Moscou, me dit à souper sur un ton légèrement sarcastique :

— Dites-moi donc, Chaliapine, pourquoi vous plaisez-vous à chanter dans les concerts des feuilletons de troisième ordre du Moskovski Listok ?

Cette opinion-là était partagée par tous les critiques musicaux influents. Je me rappelais alors les conseils techniques : « appuyez sur la poitrine », « tenez la voix dans le masque », etc. et je me disais : Est-ce là vraiment tout l'essentiel de l'art ?

 

 

CHAPITRE IX

LA ROUTINE BUREAUCRATIQUE

 

La routine bureaucratique exerça aussi son influence sur mon propre sort.

Ayant fondé sur moi de grandes espérances, la Direction désirait de bonne foi me donner l'occasion de me faire valoir. Mais elle ne s'occupait pas de l'aspect artistique de la question. Il fallait donner un rôle important à Chaliapine. Donc, un grand rôle, qui sur les états portait le n° 1... Mais convenait-il au chanteur, était-il à sa portée, n'aurait-il pas pour lui des conséquences funestes ? On ne pensait pas à cela, naturellement. Et voici ce qui arriva :

Au théâtre Marie, Melnikov passait pour être le plus fameux interprète du rôle de Rouslan dans l'opéra génial de Glinka, Rouslan et Loudmila. Sa mort, survenue peu de temps avant mon entrée dans la troupe, avait en quelque sorte laissé ce rôle vacant. Aucune des basses du théâtre ne pouvait remplacer Melnikov. Toutes avaient essayé, mais toutes avaient échoué. Après Melnikov, les interprètes de Rouslan n'étaient que des ombres sans consistance.

Quand il s'agit de me présenter pour la première fois au public du théâtre Marie, le régisseur du théâtre, Kondratiev, me fit appeler et me dit :

— Tu connais le rôle de Rouslan ? (Il tutoyait tout le monde.)

J'avais quelque idée de l'opéra, mais je lui répondis :

— Non, je ne connais pas ce rôle.

Kondratiev réfléchit une seconde et me dit :

— Je te donne deux semaines si tu veux jouer ce rôle pour ton premier spectacle. Peux-tu t'en tirer en quinze jours ?

Dans les opéras russes de province, il arrive que des chanteurs soient obligés d'apprendre un rôle littéralement en deux heures. C'est même devenu une espèce d'habitude — « pour sauver la situation ». Il m'arriva à moi aussi de le faire à Tiflis. J'avais appris mécaniquement le rôle plus ou moins bien, j'avais inventé quelques procédés mnémotechniques, et d'ailleurs je n'avais pas rencontré de difficultés insurmontables.

Me souvenant de Tiflis, je répondis :

— En quinze jours ? Comment donc ! Bien sûr.

Je me mis à apprendre mon rôle comme autrefois à Tiflis, pour « sauver la situation ». Mais dès que commencèrent les répétitions, je compris que le délai de quinze jours était insuffisant pour connaître vraiment le rôle de Rouslan. Il était trop tard pour y renoncer, c'aurait été gênant, et même honteux. Je me préparai comme je pus, de manière à savoir au moins formellement le rôle, à suivre exactement la musique.

Le jour du spectacle arriva. Je m'habillai, je me maquillai selon la vieille tradition. Les jambes molles, tant j'avais le trac, j'apparus sur la scène où naguère avait retenti dans ce rôle de Rouslan la voix de Melnikov. Je suis, jusqu'aujourd'hui, très ému sur la scène, même quand je chante pour la centième fois mon rôle ; cette fois j'éprouvais une émotion supplémentaire : « Pourvu au moins que je ne déraille pas » ! me disais-je. Absorbé par cette seule idée de ne pas « dérailler », je jouai et je chantai Rouslan absolument comme si j'avais dû revêtir pour les fêtes de Noël un travesti très compliqué et jamais porté encore.

Je chantai jusqu'au bout, mais le public eut de moi une impression très mauvaise. Pendant plusieurs jours après le spectacle, j'eus tout simplement honte de circuler dans les rues et de me rendre au théâtre.

Mais à quelque chose malheur est bon. Un artiste débutant, dans n'importe quel domaine, a des ennemis très dangereux : les admirateurs de son entourage qui ne cessent de lui parler de son talent extraordinaire. L'éclat superficiel des premiers succès, les compliments des amis, venus vous féliciter dans les coulisses, les fleurs et les jeunes filles enthousiastes, tout cela éteint la véritable flamme et, de plus, empêche de sentir l'odeur des tisons et de la suie... Le jeune artiste ne peut plus s'apprécier à sa juste valeur et, ravi, il commence à croire qu'il est un artiste tout à fait remarquable. Si la nuit, seul à seul avec sa conscience, il a quelque doute sur sa valeur exceptionnelle, le lendemain même, un excellent ami qui lui veut du bien lui verse dans l'âme une nouvelle coupe de champagne. Le jeune artiste est de nouveau enivré et oublie toutes ses pensées de la nuit.

La Direction tira elle aussi ses conclusions de mon échec, mais toujours selon l'esprit de routine. Puisque je n'avais pu me tirer du rôle très difficile de Rouslan, je devais être classé parmi les membres ordinaires de la troupe, et les lois impitoyables des bureaux commencèrent à fonctionner automatiquement à mon sujet. Les hommes aux barbes vénérables et aux beaux uniformes avaient l'habitude de rédiger dans leurs bureaux des états de classement d'après l'âge des intéressés. Un tel avait 15 ans de service — il avait droit à ceci ; un autre avait 25 ans de service, il avait droit à cela —. Le critérium, c'était « l'ancienneté ». Or, je n'avais que 21 ans. On ne l'oubliait jamais lors de la distribution des rôles. Il était évident qu'un chanteur de 40 ans avait plus « droit » à tel ou tel rôle qu'un jeune garçon imberbe. Tout mon travail au théâtre se bornait donc à jouer les rôles du juge dans Werther, du prince Vereiski, dans Doubrovski, de Panas dans la Nuit de Noël, du lieutenant Zuniga dans Carmen. Certes, un artiste ne doit pas négliger les petits rôles, s'ils sont intéressants du point de vue artistique. Mais la jeune force qui bouillonnait en moi me tourmentait et languissait dans cette quasi inaction. Petit à petit, la direction se fit à l'idée que j'étais un artiste voué aux petits rôles. Peut-être cela n'aurait-il pas été si nuisible pour moi si de temps à autre la direction ne s'était pas souvenue de nouveau qu'on avait mis en moi de grands espoirs et qu'il fallait malgré tout donner à Chaliapine quelque possibilité de se produire. Ces accès d'attention à mon égard faillirent me perdre comme artiste tant aux yeux du public qu'à mes propres yeux. On me confia effectivement un autre grand rôle, mais loin de me donner la possibilité de montrer mes capacités et de me distinguer, le rôle me rejeta décidément dans le groupe des jeunes chanteurs destinés à chanter le rôle du lieutenant Zuniga dans Carmen.

On me donna le rôle du comte Robinson dans le Mariage Secret de Cimarosa. Autant que je le comprends aujourd'hui, c'est un opéra charmant. La musique de Cimarosa exprime la finesse élégante et la grâce apprêtée de la fin du XVIIIe siècle. On ne pouvait évidemment donner le Mariage Secret comme un grand spectacle, avec toute la somptuosité dont était capable la scène impériale. Cet opéra exigeait une mise en scène de style, très intime, et une exécution du même genre. Le rôle du comte Robinson ne me convenait pas du tout. Il ne correspondait ni à ma culture musicale, encore faible à cette époque, ni à mes tendances naturelles. L'opéra n'eut aucun succès et je n'en eus pas plus que lui.

Je suis reconnaissant à Dieu de mes premiers échecs. Ils me dégrisèrent pour toute ma vie. Ils me débarrassèrent de la présomption que mes admirateurs familiers se plaisaient à entretenir en moi. J'en tirai pratiquement la conclusion qu'il ne suffisait pas d'apprendre mécaniquement tel ou tel rôle. De même que la corneille pourchassée se méfie du buisson, de même je me méfiai dans mon travail de la hâte insouciante et de la précipitation étourdie.

Bien des fois, plus tard, j'eus grande envie de chanter le rôle de Rouslan. Plusieurs fois, je me mis à l'étudier, mais quand arrivait le moment décisif de jouer, je trouvais chaque fois cent raisons pour y renoncer. Je sentais qu'il y avait dans ce rôle quelque chose que je ne parvenais pas à rendre. Mais quoi ?

Jusqu'aujourd'hui, je n'ai pas pu me l'expliquer. Je compris pour toujours que pour créer un rôle sans défauts, il faut le porter longtemps, longtemps sur le cœur, sinon dans le cœur même, jusqu'à ce qu'il naisse bien vivant.

 

 

CHAPITRE X

JE « CHERCHE » MA LIGNE

 

Après le Mariage Secret, mes chances tombèrent sérieusement au théâtre Marie. La direction semblait même disposée à mettre une croix sur moi : On ne pourra rien tirer de Chaliapine, se disait-elle ; sans doute, il a une belle voix, une très belle voix, mais dans les rôles importants, ou bien il échoue, comme dans Rouslan et le Mariage Secret, ou bien il fait de terribles simagrées. On le disait, positivement : « Chaliapine fait des simagrées ».

Je dois dire pour être juste qu'il y avait dans ce reproche une part de vérité. Certes, je ne faisais pas de simagrées. S'il en avait été ainsi en réalité, je n'aurais jamais pu arriver à rien. Je serais resté toute ma vie un « grimacier », un acteur faux, un infirme bon à rien et que seul le tombeau aurait pu guérir. Mais voici ce qu'il y avait probablement :

Dès cette époque, j'avais instinctivement le dégoût du poncif dans l'opéra. Comme je ne jouais pas très souvent, j'avais beaucoup de soirées libres. Je m'installais au parterre, j'écoutais et j'observais nos spectacles. De plus en plus, je constatais que dans toute la mise en scène le faux dominait. Les spectacles étaient riches, somptueux : de la soie et du velours véritables, beaucoup d'or, et cependant, chose étrange, tout cela ressemblait à du vernis sur de la misère.

Chanteuses et chanteurs évoluaient avec majesté, avaient de belles voix sonores, chantaient selon les principes, mais tout cela était sans vie ou fade comme un jeu de poupées mécaniques.

Alors, quand il m'arrivait, rarement — deux ou trois fois par saison — de jouer des rôles qui devaient devenir mes triomphes, le Méphisto de Faust ou le prince Galitzki du Prince Igor, je tombais inconsciemment dans une exagération grotesque en voulant échapper au poncif sans bien savoir encore comment m'y prendre. Je « cherchais » ma ligne, comme on dit, et ce n'était pas chose facile. Désirant éviter le geste banal, je faisais sans doute un geste bizarre, anguleux.

Il en était à peu près de même pour mes interprétations de Moussorgski, auquel j'étais obstinément fidèle, et dont je chantais les œuvres dans tous mes concerts.

Je chantais ses romances selon toutes les « règles de l'art », et cependant mon Moussorgski restait terne. J'étais particulièrement désolé de constater que je n'arrivais pas à bien interpréter la Puce (*) ; mon interprétation était si médiocre que pendant longtemps je me refusai à chanter cette mélodie en public.

(*) Mélodie célèbre de Moussorgski.

Ma saison au théâtre Marie touchait à sa fin, et je n'avais encore rien « accompli ». J'étais désolé de voir s'achever cette saison si stérile pour moi et je n'étais pas loin de perdre toute confiance dans mes dons. Soudain, le dernier jour de la saison, un camarade — un vrai camarade, comme on en rencontre trop peu, malheureusement, dans la vie — me donna l'occasion de briller et de remporter mon premier grand succès. A ce moment-là, on donnait assez souvent Rousalka. La direction n'ignorait pas que je savais bien le rôle du Meunier et que je l'avais joué à Tiflis avec un succès contant, mais elle ne me l'avait jamais proposé.

Koriakine avait été chargé du rôle du Meunier pour ce dernier spectacle. Sachant que je rêvais de me montrer dans ce rôle, le brave Koriakine fit semblant au dernier moment d'être tombé malade. Comme il n'avait pas de doublure, la direction eut à contrecœur recours à moi : « C'est le dernier spectacle, se dit-elle, tant pis ! »

Je ne sais comment la chose arriva, mais le fait est que ce dernier spectacle monté avec des éléments de troisième ordre et dont la direction avait fait d'avance son deuil, déchaîna le public à tel point qu'on eût dit une représentation de gala organisée à mon bénéfice...

Les applaudissements et les rappels furent innombrables.

Un critique connu écrivit plus tard que cette soirée avait révélé pour la première fois au public dans l'œuvre magnifique de Dargomyjski, pleine de finesse et de profondeur tragique, le talent de l'artiste chargé du rôle du Meunier. On comprit qu'il apportait à la scène russe quelque chose de nouveau et de grand.

Bien entendu, après ce succès inopiné, la direction me regarda d'un œil un peu plus favorable.

 

 

CHAPITRE XI

« INTONATION » — LA VÉRITÉ DE L'ACCENT

 

Le succès ne m'avait pas empêché cependant de sentir que dans la première scène de Rousalka mon meunier avait manqué de relief et que le public, au premier acte, avait réagi superficiellement ; tandis que dans le troisième acte mon jeu avait été, à mon avis, beaucoup plus heureux. Etant assez susceptible de nature, je me dis que le rôle du meunier n'était pas tout à fait dans mon caractère, que ce n'était pas là mon véritable « emploi ». J'allai faire part de mes inquiétudes à un acteur très connu, Mamont-Dalski, qui pour le talent et la débauche était un vrai Kean russe. Dalski m'écouta et me dit :

— Chez vous, artistes d'opéras, il en est toujours ainsi. Dès qu'un rôle exige qu'on lui donne du caractère, il commence à ne plus vous convenir. Le rôle du meunier n'est pas fait pour toi, et moi, je crois que tu n'es pas fait pour ce rôle. Lis-le moi...

— Lire quoi ? Rousalka de Pouchkine ?

— Non, lis le texte du rôle, tel qu'on le chante chez vous ! Prends, par exemple, l'air du début, celui dont tu te plains.

Je le lus. Sans rien passer, avec les points, avec les virgules, en faisant des pauses chaque fois que l'exigeaient la grammaire et la logique du texte.

Dalski me dit après m'avoir entendu :

— Les intonations de ton personnage sont fausses, voilà le secret de l'histoire. Les remontrances et les reproches que le meunier fait à sa fille, tu les débites sur le ton d'un petit boutiquier, alors que le meunier est un paysan grave qui possède un moulin et des terres.

Je me sentis piqué au vif par l'observation de Dalski. J'avais compris la fausseté de mes intonations, et j'étais plutôt honteux de n'avoir pas su lire le rôle convenablement, mais j'étais en même temps heureux que Dalski eût employé un mot qui répondait à mes aspirations confuses. Les intonations, voilà l'essentiel ! J'avais donc raison d'être mécontent de ma Puce, et toute la valeur du chant était bien dans la justesse des intonations.

Je m'expliquais maintenant pourquoi le bel canto m'inspirait presque toujours de l'ennui. Je connais, me disais-je, des chanteurs qui ont de belles voix, qui savent merveilleusement les régler, c'est-à-dire qui, à n'importe quel moment, peuvent chanter piano ou forte, mais presque tous ne chantent que des notes, auxquelles ils ajoutent des syllabes ou des mots. Si bien que très souvent les auditeurs n'arrivent pas à comprendre ce qu'ils chantent. L'artiste de cette espèce chante agréablement, prend bien l'ut de poitrine, émet un son pur ; sa voix ne se casse pas et semble sortir sans le moindre effort, mais si ce chanteur exquis doit chanter dans la même soirée plusieurs chansons, aucune ne parvient à se distinguer nettement de l'autre. Qu'il chante l'amour ou la haine, c'est pareil ! Je ne sais pas quelle impression cela fait sur l'auditeur ordinaire, mais quant à moi le concert m'ennuie dès la seconde chanson. Il faut être un virtuose exceptionnel comme Mazzini, Gailhard ou Caruso, pour retenir l'attention d'un amateur de musique et exciter l'enthousiasme du public rien que par la beauté de la voix...

L'intonation ! N'est-ce pas, me disais-je, ce qui explique qu'il y ait tant de bons chanteurs et si peu de bons acteurs d'opéra ? Qui donc, à l'opéra, sait raconter d'une voix simple, claire et juste les souffrances d'une mère qui a perdu son fils à la guerre ou le désespoir d'une jeune fille qui pleure celui qu'elle aime ?... Tandis qu'au théâtre dramatique, sur la scène russe, les bons acteurs ne manquent pas.

Après ma conversation avec Dalski, je me mis plus ardemment à « étudier » ma chère Puce qu'à la « jouer », et je résolus d'apprendre la vérité scénique à l'école des acteurs dramatiques russes.

Mes soirées libres, je les passai non plus à l'Opéra, mais au Théâtre dramatique. Je commençai à Pétersbourg et je continuai à Moscou. J'observai avec passion le jeu de nos grands artistes : Savina, Ermolova, Fedotova, Strielskaïa, Lechkov­kaïa, Juleva, Strepetova, Varlamov, Davydov, Lensky, Rybakov et par-dessus tout Olga Sadovskaïa, cette artiste vraiment géniale. Si Eleonora Duse n'était plus sur la scène une actrice, mais le personnage même qu'elle incarnait, il me semble qu'on peut le dire à plus forte raison d'Olga Sadovskaïa. Les grands acteurs de la scène impériale russe rivalisaient de talent, mais Sadovskaïa les dépassait tous, et son jeu m'écrasa pour toute ma vie. Il fallait la voir en marieuse, en économe, en veuve d'officier !

Un jour, je lui demandai timidement :

— Comment faites-vous donc, Olga Osipovna, pour jouer comme cela ?

— Mais je ne joue pas, mon cher Fédor.

— Comment, vous ne jouez pas ?

— Mais non. J'apparais sur la scène et je parle. Je parle absolument de la même façon chez moi.

Quelle actrice y a-t-il là, mon Dieu ? Je parle ainsi avec tout le monde !

— Oui, mais enfin, c'est une marieuse qui parle.

— Eh oui, une marieuse.

— Aujourd'hui il n'y a plus de marieuses comme cela. Vous représentez le bon vieux temps. Comment y arrivez-vous?

— Ah! mon cher, notre vie est bien toujours la même. Il n'y a plus de marieuses comme cela ? Eh bien, il y en a d'autres. Et cette autre-là parlera comme elle doit parler. Notre langue russe est riche. N'importe quelle marieuse saura s'en servir pour s'exprimer. Quelle marieuse ? ça, c'est l'affaire de l'auteur. Il faut respecter l'auteur et bien représenter le type qu'il a voulu créer.

Sadovskaïa ne brillait pas par la technique savante de la voix, mais elle donnait à chaque mot et à chaque phrase la couleur exacte qu'il fallait donner. Dès qu'elle paraissait sur la scène, tout le monde sentait instantanément que ce qu'elle exprimait, c'était la quintessence de la marieuse, la marieuse des marieuses, et qu'il était absolument impossible de le faire d'une façon plus persuasive, avec plus de justesse de ton et de netteté.

Le drame russe produisit sur moi une impression si forte qu'il me sembla que j'allais abandonner l'opéra et éprouver mes forces sur la scène dramatique... Je dis bien : il me sembla, parce que ce sentiment était évidemment trompeur. J'étais lié à l'opéra par toutes les fibres de mon âme qui, selon l'expression de Pouchkine, avait été pour toujours « blessée » par la musique...

Cependant la direction préparait le répertoire de la saison prochaine. Le régisseur Kondratiev me fit appeler.

— Chaliapine, voici la partition de Judith. Tâche pendant l'été d'étudier le rôle d'Holopherne.

Le rôle d'Holopherne dans la Judith de Sierov est un rôle d'une puissance extraordinaire, il est intéressant et difficile. Quelle tentation et quel attrait !

Je me sentis tout ragaillardi, et tout le mal que j'avais pensé de la scène impériale me parut injuste.

J'emportai avec joie la partition de Judith et, tout heureux, je rentrai chez moi, dans mon « Palais Royal », hôtel-bohême de la rue Pouchkine, avec la ferme intention de consacrer tout mon été à l'étude du rôle d'Holopherne. Mais le sort en décida autrement.

J'allais m'installer dans les environs de Péters­bourg quand je reçus inopinément la proposition de me rendre à Nijni-Novgorod et de chanter à l'Opéra de la célèbre Foire de cette ville. Tous les acteurs aiment voyager. C'est aussi mon faible. Oubliant tout à fait le général assyrien et la partition de Judith, je partis avec le plus grand plaisir pour Nijni-Novgorod, cette charmante ville russe dont le vieux Kremlin est planté sur une colline au confluent de deux fleuves russes d'une grande beauté : la Volga et l'Oka.

 

 

CHAPITRE XII

MAMONTOV ME DONNE UNE LEÇON

 

Une quantité innombrable de bateaux et de chalands encombraient l'entrée du port et la Foire retentissait des bruits les plus variés que l'homme ait pu imaginer avant l'invention de la T. S. F.

A la Foire, les couleurs éclatantes de la Russie se mêlaient aux couleurs bariolées de l'Orient musulman. La vie de cet immense marché s'écoulait largement, comme une joyeuse bacchanale. Tout cela me plut énormément.

Le théâtre municipal était tout neuf et très agréable. L'opéra était dirigé par Mme Winter, mais derrière elle, comme je ne tardai pas à l'apprendre, il y avait Savva Mamontov, le célèbre constructeur moscovite des chemins de fer. Je n'avais que 23 ans, je connaissais peu la vie et, quand on me présenta à Mamontov en me disant que c'était un mécène fameux, je ne compris pas tout de suite ce que cela voulait dire.

On m'expliqua que ce millionnaire aimait beaucoup l'art, la musique et la peinture, les acteurs et les artistes. Il était lui-même artiste à ses moments perdus et il dépensait de grosses sommes d'argent pour encourager l'art en véritable connaisseur.

Mme Winter était officiellement la directrice de l'Opéra, mais le vrai chef de l'entreprise était Ma­montov : il y avait mis son argent, son énergie, ses goûts.

Je ne me doutais pas alors du grand rôle que devait jouer dans ma vie cet homme remarquable.

Mais dès les premières répétitions je sentis la différence entre le luxueux cimetière de mon théâtre impérial, avec ses somptueux sarcophages, et ce champ verdoyant aux simples fleurs odorantes. Dans les coulisses on travaillait tous d'accord, joyeusement et sans façons. Pas de fonctionnaires sur la scène, l'ordre à la bouche et le sourcil froncé. Je fus frappé par la cordialité des rapports entre les acteurs. Chacun vous donnait les conseils qu'il était capable de donner et l'on discutait en commun pour savoir comment régler au mieux telle ou telle scène : on travaillait avec entrain.

La saison de Nijni-Novgorod fut pour moi une réussite complète. J'étais troublé cependant par ce que me disaient parfois des artistes plus âgés et plus expérimentés.

— Tu joues bien, Fédor, mais à l'opéra il faut chanter — c'est l'essentiel.

« Est-ce que je ne chante pas ? » me disais-je à moi-même, sans bien comprendre ce qu'ils voulaient dire au juste. D'autres disaient aussi : « Chaliapine est un jeune homme intéressant, mais il a une tendance à jouer en « avaleur de sabres ». Cette expression était sans doute l'équivalent des « simagrées » qu'on m'avait attribuées à Péters­bourg. A vrai dire, j'avais à cette date complètement renoncé au truc des « paillettes ». Je ne croyais plus dans le miracle des accessoires. Je cherchais avec une persévérance et une inquiétude croissantes des formes d'expression plus sincères des sentiments. La vérité artistique était devenue définitivement mon idéal. Et c'était à cause de cela que certains de mes camarades me qualifiaient ironiquement « d'avaleur de sabres ».

Il me sembla que le premier qui comprit mes sentiments et mes efforts ce fut notre séduisant mécène. Notez d'ailleurs que Mamontov avait voulu lui-même devenir chanteur, qu'il avait fait en Italie des études musicales très poussées, et qu'il avait été sur le point de signer un contrat avec un impresario, quand un télégramme de Moscou modifia soudain tout le cours de sa vie : il dut s'occuper des affaires de la maison Mamontov. Il était aussi un assez bon sculpteur. En général, c'était un homme dont les goûts étaient très raffinés. La sympathie d'un tel homme était pour moi d'un grand prix.

Au reste, j'avais deviné d'instinct cette sympathie de Mamontov pour mon travail. Il ne m'exprimait directement ni son approbation ni sa désapprobation, mais il me faisait souvent l'honneur de sa compagnie, m'invitait à dîner, m'amenait à l'Exposition artistique. Au cours de ces visites à l'Exposition, il s'efforçait d'une manière touchante de développer mon goût. Plus que toute autre chose, ce détail me révélait que Mamontov s'intéressait à moi, comme un artiste s'intéresse à une matière qui lui paraît précieuse.

Je dois confesser qu'à cette époque j'avais des goûts très primitifs en peinture.

— Ne vous arrêtez pas devant ces tableaux, Fedia, me disait parfois Mamontov. Ils sont tous mauvais.

Je le regardais les yeux écarquillés.

— Comment mauvais ? Ce paysage-là, Savva Ivanovitch, une photographie ne pourrait pas être mieux.

— C'est justement ce qui est mauvais, Fedia, me répondait-il avec un bon sourire. Il ne faut pas de photographie. C'est une machine ennuyeuse.

Et il m'emmenait dans une baraque installée spécialement par lui pour les œuvres de Vroubel. Il me montrait la « Princesse lointaine » et disait :

— Voilà, Fedia, voilà une chose remarquable. C'est de l'art supérieur.

Je regardais, mais je pensais :

— C'est un drôle d'homme, notre mécène. Qu'est-ce qu'il y a de bien là dedans ? C'est du barbouillage et ce n'est pas agréable à voir. Le petit paysage qui me plaisait le matin dans la grande salle de l'Exposition, c'est autre chose. Les pommes y sont vivantes, on a envie de les croquer ; le pommier est si beau. Il y a sur un banc une jeune fille avec son galant, et il est si merveilleusement habillé (quel pantalon ! il faut que je m'en achète un pareil).

Je n'avais pas grande confiance, en somme, dans les jugements de Mamontov. Et un jour, dans une minute de sincérité, je lui demandai :

— Savva Ivanovitch, pourquoi dites-vous que la « Princesse lointaine » est un bon tableau et que le paysage est mauvais ? Il me semble, à moi, que c'est le contraire.

— Vous êtes encore jeune, me répondit mon éducateur. Vous n'avez pas encore vu grand' chose. Il y a un grand sentiment dans le tableau de Vroubel.

L'explication ne me satisfit pas beaucoup, mais elle me troubla. Je me disais sans cesse :

« Comment se fait-il que je sente de cette manière, alors que cet homme, qui est très compétent, qui est grand amateur d'art, sent tout à fait autrement ? »

Je ne pus résoudre ce problème à Nijni-Novgorod. Le sort me fut clément. Il me conduisit bientôt à Moscou, où je pus trancher cette question et bien d'autres d'une importance capitale pour ma vie.

 

 

CHAPITRE XIII

JE QUITTE SAINT-PÉTERSBOURG

 

Mamontov avait un Opéra à Moscou. Il m'invita à entrer dans sa troupe.

Or, j'avais pour la saison suivante un contrat avec le théâtre Marie, avec un dédit très élevé en cas de rupture. On m'avait proposé le rôle important d'Holopherne. Mon succès à la fin de la saison avait été très marqué. C'était difficile d'abandonner tout cela. D'autre part, j'avais de sérieuses raisons, artistiques et personnelles, pour accepter l'offre de Mamontov. J'hésitais.

Je ne suis pas à même de préciser la force exacte des diverses influences qui m'amenèrent à payer mon dédit et à rompre avec la scène impériale, mais je ne puis passer sous silence l'une d'entre elles qui joua un rôle des plus importants dans ma décision.

Je veux parler de l'atmosphère morale qui régnait au théâtre Marie à cette époque.

— Le directeur ! s'écriait le gardien installé à la porte de la scène.

Immédiatement, tous restaient figés à leurs places. Vsevolojski faisait en effet son entrée. C'était un homme respectable, avec de nombreuses décorations. L'air confus, comme un pomiechtchik au milieu de ses paysans, il disait : « B'jour, B'jour » et vous mettait deux doigts dans la main. Ces deux doigts m'étaient tendus à moi aussi. Dans les entr'actes, arrivaient d'autres personnages en uniforme ; ils s'arrêtaient au milieu de la scène, nous empêchant souvent de travailler, et discutaient gravement entre eux en levant les doigts en l'air. Après cela, le régisseur se mettait à crier comme un sourd :

— Grigori ! plus de lumière dans la coulisse de gauche. Au quatrième, donne le « soffite » (la rampe horizontale).

— Stepan ! redresse l'aile de l'ange.

Les ouvriers couraient partout, grimpaient, redressaient les ailes des anges.

Dans les corridors, j'entendais les commentaires de Grigori, de Stepan et de tous les autres sur les gens en uniforme

— Parasites, idiots, grosses panses !

Ainsi s'exprimaient les ouvriers sans se gêner, tandis que les acteurs faisaient entre eux, à haute voix, l'éloge de tel ou tel de ces « parasites ». On sentait que ces louanges n'étaient pas sincères. On me demandait aussi parfois si je connaissais tel chef du service des réparations.

— Oui, je le connais un peu, disais-je. Je le rencontre sur la scène.

— N'est-ce pas que c'est un homme sympathique, agréable ?

— Oui, c'est un brave homme, disais-je prudemment.

Mais, à l'intonation que je donnais au mot « brave », celui qui me questionnait ne devait guère me croire...

Il me déplaisait de voir les acteurs se taire et approuver toujours ce que leur disaient les tchinovniks sur telle ou telle question qui, au fond, concernait leur métier d'acteurs et nullement la bureaucratie. Grâce à Dieu, les tchinovniks n'allaient pas jusqu'à nous montrer comment il fallait chanter et jouer, mais ils exprimaient leurs opinions sentencieusement, parfois avec une partialité évidente, trouvant mauvais ce qui était bon et réciproquement. J'eus l'occasion de constater que dans les théâtres dramatiques impériaux les chefs de service des réparations se mêlaient aussi des choses de la scène, comme à l'opéra.

Je m'adressai un jour à un de mes camarades :

— Dites-moi donc pourquoi on joue si peu les opéras russes ?

— Comment ? Est-ce que ça ne suffit pas ? On joue Rousalka, on joue la Vie pour le Tsar, Rouslan et Loudmila, Rognieda.

— Mais il y en a d'autres.

— Ils auront leur tour. Mais pour le moment ça suffit.

Et l'on refusa de représenter la Pskovitaine de Rimski-Korsakov ! Ivan le Terrible, sentait-il lui aussi la soupe aux choux et la vodka ?

Comme je voulais renoncer aux « paillettes » pour mon rôle de Méphisto, je demandai au costumier et au régisseur de me faire un nouveau costume, qui me permettrait de représenter un peu autrement ce personnage. Comme s'ils s'étaient donné le mot, les deux hommes me regardèrent avec des yeux gris et ternes, et, sans même se fâcher, me dirent :

— Mon petit, ne sois pas exigeant et ne viens pas nous énerver. Ici le rôle est joué par Stravinski et il se contente du costume qu'on lui donne... Qu'est-ce que tu te crois donc ? Cesse tes extravagances et fais ton métier modestement. Plus tu seras modeste, plus tu monteras en grade...

Comme des gaz asphyxiants, toutes ces impressions m'oppressaient la poitrine.

Ma nature impétueuse ne put y tenir.

Je fis mon deuil du général assyrien Holopherne, je rassemblai toutes mes affaires et partis pour Moscou chez Mamontov.

Etait-ce seulement pour retrouver Mamontov ? J'étais arrivé à cette période de la vie où il est impossible que l'homme ne soit pas amoureux. Et mon amour était... à Moscou.

 

 

CHAPITRE XIV

MOSCOU. LES GRANDS PEINTRES. UN GRAND SUCCÈS.

 

C'est à Moscou que je devais trancher le dilemme entre le pommier appétissant qui m'avait tellement plu et l'indigeste Princesse lointaine chère à Mamontov. Je voudrais en finir avec cette question avant de poursuivre mon récit sur l'évolution de mes créations scéniques.

Le fait est que cette période moscovite, au cours de laquelle je trouvai enfin ma véritable voie et donnai une forme définitive à mes aspirations jusqu''alors inconscientes, fut marquée par l'heureuse influence de quelques artistes russes remarquables. Après le drame russe, si grand et si véridique, l'influence de la peinture tient la première place dans ma biographie artistique. Avec mon goût naïf et primitif qui avait tellement amusé Mamontov à Nijni-Novgorod, je n'aurais jamais pu créer les personnages qui me valurent la gloire. Pour atteindre pleinement à la vérité et à la beauté scéniques, vers lesquelles je tendais, je devais absolument me pénétrer de la vérité et de la poésie de la peinture digne de ce nom.

Dans l'entourage de Mamontov, je ne rencontrai que des hommes de talent, ceux qui étaient en train de renouveler à cette époque la peinture russe. J'eus le bonheur de m'instruire beaucoup auprès d'eux.

C'étaient Sierov, Levitan, les frères Vasnetsov, Korovine, Polienov, Ostrooukhov, Nesterev et ce même Vroubel dont la Princesse lointaine m'avait paru si laide.

Par la suite, presque tous ces artistes me prêtèrent leur concours pour la mise en scène de mes spectacles de Moscou.

Notre célèbre paysagiste Levitan ne participa pas directement à mon activité théâtrale, mais c'est lui qui me fit sentir l'insignifiance du banal pommier et du magnifique pantalon du jeune homme assis sur son banc.

Plus je fréquentais cet artiste si cordial, si simple, si bon, plus je regardais ses paysages à la poésie si profonde, plus je comprenais et appréciais ce grand « sentiment » dans l'art, dont m'avait naguère parlé Mamontov.

— La vérité du document, me dit un jour Levi­tan, ne peut servir à personne. Ce qui importe, c'est votre chanson dans laquelle vous chantez le sentier de la forêt ou du jardin.

Je me rappelai la « photographie » que Mamon­tov avait qualifiée de « machine ennuyeuse » et je compris aussitôt de quoi il retournait. La photographie ne peut me chanter, ni le sentier de la forêt, ni le sentier du jardin. Ce n'est qu'un document. Je compris alors qu'il ne fallait ni copier les objets, ni les colorier avec application, pour qu'ils fassent le plus d'effet possible. Je compris que dans tout art l'essentiel c'était le sentiment et l'esprit, que c'était le Verbe par lequel il avait été ordonné au prophète d'enflammer le cœur des hommes. Ce Verbe pouvait résonner dans la couleur, dans la ligne, dans le geste, comme dans le discours. De ces impressions nouvelles pour moi, je tirai les conclusions qui convenaient à mon travail de chanteur d'opéra.

Je me produisis pour la première fois au théâtre Mamontov dans le Faust de Gounod.

Le rôle de Méphisto est considéré comme un de mes meilleurs rôles. Je l'ai chanté pendant quarante années de suite dans tous les théâtres du monde. Mon interprétation a donc, dans un certain sens, créé une tradition. Je dois avouer cependant que Méphisto est une des déceptions les plus amères de ma carrière artistique. Je porte dans mon cœur une image d'un Méphisto que je ne suis pas parvenu à incarner. Si je compare à cette image de rêve celle que j'ai créée, j'éprouve la sensation d'un mal de dents...

Je crois que pour représenter cette figure qui ne se rattache à aucun milieu réel, qui ne plonge dans aucune ambiance précise, cette figure qui est tout à fait abstraite, mathématique, la sculpture est le seul mode d'expression qui convienne.

Ni les couleurs du costume, ni le pittoresque du maquillage ne peuvent remplacer le tranchant et le froid mystérieux de la ligne sculpturale dépouillée. L'élément sculptural est en général immanent au théâtre ; on le trouve dans chaque geste, mais dans le rôle de Méphisto la sculpture à l'état pur est une nécessité absolue, un principe premier. Je vois Méphisto sans accessoires et sans costume. Rien que des s pointus en perpétuel mouvement sculptural.

J'ai bien essayé de réaliser cette image de Méphisto sur la scène, mais je n'ai jamais été satisfait. Je ne pouvais dans mes tentatives que me rapprocher de ma conception, sans parvenir à la réaliser pleinement. Or, comme on le sait, l'art ne souffre pas l'à peu près. Je voudrais un être sculptural tout à fait dépouillé, mais comme le « dépouillé » (même conventionnel, comme tout ce qui regarde la scène) et le « nu » se touchent, je dus me borner à être déshabillé dans la limite des convenances mondaines... Je rencontrai en outre certaines difficultés techniques. Quoi qu'il en soit, je jouai Méphisto en m'inspirant du type consacré, conçu avant moi par beaucoup d'artistes et de poètes de talent. Ce type fait incontestablement beaucoup d'impression sur le public et par conséquent il a sa raison d'être.

Mon premier Méphisto de Moscou s'écarta quelque peu de la tradition. D'abord, je revêtis un nouveau costume qui ne ressemblait en rien au costume habituel du lansquenet. Méphisto a droit à deux plumes — je lui en enlevai une. Je cessai également de me coller des moustaches cirées aux pointes retroussées. Il me semblait que la figure de Méphisto ne faisait que gagner à ces petits changements. Une seule plume convenait mieux à un visage privé de ses moustaches ; sans moustaches, le visage montre mieux son ossature, il est plus sculptural et par conséquent plus conforme au style du personnage.

Mon Méphisto eut un grand succès. J'étais jeune, souple, sculptural, en possession de toute mon énergie et de toute ma voix. Je plus au public. La critique remarqua aussi mes innovations extérieures et les souligna. Elle m'en fit très aimablement un certain mérite. Mais ce qui était vraiment magnifique, ce qui était l'essentiel pour moi, c'est que je plus à Mamontov, ainsi qu'à mes nouveaux amis et inspirateurs, les artistes et les peintres. Après ce spectacle, Mamontov me donna généreusement carte blanche, il m'autorisa à commander pour mes rôles des costumes à mon goût et en général à avoir mon opinion sur la mise en scène des pièces où je jouais.

C'était un avantage très considérable du point de vue artistique. D'ordinaire, dans les théâtres privés, on n'avait que des costumes lamentables. Dans les armoires remplies de guenilles de toutes sortes, il y avait des costumes tout prêts pour les « styles » espagnol, paysan, etc. Quand il fallait jouer Méphisto, l'aide du régisseur criait :

— Dis donc, Grigori, sors le costume allemand numéro 16 !

Chez un mécène tel que Mamontov il ne pouvait évidemment en être ainsi. Malgré cela, le droit de faire faire de nouveaux costumes pour chaque rôle était un geste large, même dans une entreprise comme la sienne. Il faut ajouter à cela que Ma­montov lui-même me donnait des conseils, m'aidait à choisir la couleur des étoffes afin que mes costumes fussent en harmonie avec les décors que brossaient pour lui avec amour les meilleurs artistes de Moscou.

 

 

CHAPITRE XV

LE TRIOMPHE DE LA NOUVELLE MUSIQUE RUSSE

 

Aujourd'hui encore je me souviens avec joie de cette merveilleuse période moscovite. Dans une atmosphère de confiance et d'amitié je sentais mes forces décupler. Je travaillais avec enthousiasme et je m'imprégnais comme une éponge des meilleures tendances de cette époque qui, dans tous les domaines de l'art, luttait pour le renouvellement de l'esprit et de la forme. Mamontov avait ouvert les portes de son théâtre aux grands compositeurs russes qu'avait dédaignés la scène impériale. En peu de temps il monta quatre opéras de Rimski-Korsakov et rendit Moussorgski à la gloire par une mise en scène nouvelle de Boris Godounov et de Khovanchtchina.

Chez Mamontov j'eus le répertoire qui me permit de développer les traits particuliers de ma nature et de mon tempérament artistique. Il suffit de dire que sur les dix-neuf rôles créés par moi à Moscou, quinze furent des rôles du répertoire russe vers lequel j'étais attiré de toute mon âme. Mais la plus grande faveur dont je jouis chez Mamontov, ce fut évidemment d'avoir pu me permettre des tentatives hardies qui auraient fait tomber en pamoison tous mes tchinovniks en uniforme de Pétersbourg.

Pour une des saisons je préparai le rôle d'Holo­pherne de la Judith de Sierov. Le célèbre artiste, mon bon ami Valentin Alexandrovitch Sierov, fils du compositeur, se chargea des décors et de la mise en scène. Nous nous entretenions souvent de nos travaux. Sierov me parlait avec enthousiasme de l'esprit et de la vie de l'Assyrie antique.

Je me demandais avec inquiétude comment il fallait représenter Holopherne sur la scène. D'ordinaire, on lui donnait l'aspect d'un monstre velu et déchaîné. Les accessoires assyriens cachaient mal l'impersonnalité et le vide de cette figure où l'on ne sentait pas la moindre trace d'antiquité. C'était tout simplement un mannequin ivre.

Je désirais donner une image à la fois vivante et caractéristique du général assyrien. Bien entendu, le désir est plus facile que sa réalisation. Comment comprendre cette vie depuis longtemps éteinte, comment saisir son frémissement insaisissable ? Un jour que je feuilletais chez Sierov les photographies des monuments anciens d'Egypte, d'Assyrie, des Indes, je tombai sur un album contenant des reproductions de bas-reliefs où l'on voyait, taillés dans la pierre, des rois et des guerriers tantôt assis sur leurs trônes, tantôt galopant sur des chars, soit seuls, soit par groupe de deux ou trois. Je fus frappé par le mouvement des bras et des pieds de tous ses personnages vus de profil — il était toujours représenté dans la même direction. Toujours la même ligne brisée des bras avec deux angles aigus au coude et au poignet, faisant saillie en avant. Pas un seul mouvement ne se déployait de côté.

Ces poses hiératiques donnaient une impression de calme profond, de lenteur solennelle et en même temps de puissance dynamique énorme. Je me dis qu'il ne serait pas mal de représenter Holopherne de cette manière avec des mouvements typiques, figés et impressionnants. Evidemment, les gens de cette époque ne vivaient pas ainsi en réalité, ils ne marchaient pas ainsi dans leurs palais et dans les camps et c'était là un procédé de stylisation. Mais la stylisation elle-même, ce n'est pas une pure invention ; elle emprunte quelque chose à la réalité, me disais-je encore. Emballé pour mon idée, je demandai à Sierov ce qu'il pensait de ma fantaisie.

Sierov eut comme un frémissement le joie, et il me dit après une minute de réflexion :

— Ce serait en effet très bien. Très bien ! Mais, attention ! Prends garde que ça ne soit pas ridicule !

Cette idée ne me donnait plus de repos. Elle ne me quittait plus du matin au soir. En marchant dans les rues, je faisais des mouvements de profil en déplaçant mes bras en avant et en arrière et je me persuadais que j'étais sur la bonne voie. Mais, avec une telle conception d'Holopherne, serait-il aisé, serait-il possible de serrer Judith dans mes bras ? J'essayai.

Une jeune fille qui venait à ma rencontre sur le trottoir fit un bond de côté et s'écria :

— Quel insolent !

Je revins à moi, je me mis à rire et je me dis tout joyeux :

— C'est possible...

Et c'est ainsi qu'en 1897, au théâtre Solodovnikov sur la Moskva, je donnai à mon Holopherne l'allure sévère d'un bas-relief de pierre, mais plein de force, de passion et de majesté redoutable. Le succès dépassa toutes mes espérances. Je crois bien que j'ai été le premier sur la scène à avoir osé une innovation aussi hardie.

Par la suite, j'eus bien des fois la satisfaction de constater que des danseurs russes de grand talent recouraient avec succès à ce nouveau procédé, en le perfectionnant, pour leurs spectacles de danses et de ballets.

L'épisode significatif d'Holopherne me prouva que le geste et le mouvement, si archaïques, si conventionnels et si étranges soient-ils, peuvent paraître vivants et naturels sur la scène si l'artiste sait les sentir profondément dans son cœur.

 

 

CHAPITRE XVI

RETOUR À SAINT-PÉTERSBOURG

 

Dans cette période féconde, l'étude de chaque rôle me donnait des indications inattendues, de nouvelles leçons ou me renforçait dans une conviction antérieure, dont profitait mon art. Quant à la valeur et à l'importance de l'intonation, j'en avais depuis longtemps conscience — depuis mon apprentissage chez Ousatov et surtout à la suite de mon entretien avec Dalski au sujet du rôle du meunier.

Mais c'est à l'occasion de la représentation de la Pskovitaine de Rimski-Korsakov que je dus souffrir pour ma conviction d'une façon tout à fait dramatique.

Je jouais dans la Pskovitaine le rôle d'Ivan le Terrible. J'abordai ce rôle avec beaucoup d'émotion. Il fallait représenter la figure tragique d'Ivan le Terrible — une des figures les plus complexes et les plus redoutables de l'histoire de Russie.

Je ne dormais plus la nuit. Je lisais des livres, j'allais dans les musées et les collections privées voir des portraits du tsar ou des tableaux se rapportant à sa vie et à son règne. J'appris mon rôle par cœur et je commençai à répéter. Je répétais avec application, avec méthode, mais hélas ! sans arriver à rien. J'avais beau m'y prendre de toutes les manières, cela n'allait pas.

Je m'énervais, je me fâchais ; je répondis grossièrement au régisseur et aux camarades qui me parlaient de mon rôle et un beau jour je déchirai ma partition, je rentrai dans ma loge et me mis littéralement à sangloter.

Mamontov vint me retrouver. Voyant mon visage gonflé de larmes, il me demanda ce que j'avais. Je lui fis part de mon désespoir : de la première à la dernière phrase, mon rôle ne sortait pas.

— Allons, me dit-il, recommencez encore une fois.

Je revins en scène. Mamontov s'installa à l'orchestre et m'écouta.

Dans la pièce, Ivan le Terrible, après avoir réduit en cendres la ville libre de Novgorod, arrive à Pskov pour étouffer là aussi l'esprit de liberté. La première scène représente le Terrible apparaissant sur le seuil de la maison du résidant de Pskov, le boyard Tolmakov.

« Entrer ou ne pas entrer ? » telle est ma première phrase.

Pour le rôle d'Ivan le Terrible, cette question a la même valeur que le « Etre ou ne pas être » d'Hamlet. Elle doit immédiatement mettre en évidence le caractère du tsar, faire sentir le fond cruel de sa nature. Il faut que le spectateur qui n'a pas lu l'histoire, et à plus forte raison celui qui l'a lue comprenne pourquoi le boyard Tolmakov frissonne à la seule vue d'Ivan.

Je prononce cette phrase « Entrer ou ne pas entrer », mais elle tombe à mes pieds lourdement, sans aller plus loin. Et tout l'acte se poursuit ainsi, ennuyeux et terne.

Mamontov s'approche de moi, et tout simplement, comme entre parenthèses, me fait cette remarque :

— Il y a de la ruse et de l'hypocrisie dans votre Ivan, mais on ne sent pas le Terrible.

Cette simple observation de Mamontov fut l'éclair qui jeta la lumière sur la situation. « Mon intonation est fausse », me dis-je immédiatement. Je prononce la phrase sur un ton malicieux, hypocrite, sarcastique. Cela donne du tsar une image faible et sans caractère. On y voit apparaître les rides, les ombres du visage, mais non le visage lui-même. Je compris que dans cette première phrase devait s'exprimer toute la nature d'Ivan, dans son essence. Je répétai la scène : « Entrer ou ne pas entrer ? »

Et cette fois je jetai ma question d'une voix puissante, effroyable et cruellement narquoise, comme si je frappais avec un gourdin en fer, en parcourant la chambre d'un œil féroce.

D'un seul coup, tout trembla et s'anima. L'acte prit du relief et produisit une grande impression. L'intonation d'une seule phrase, donnée comme il convenait, avait transformé le serpent rusé (première nuance de mon intonation) en un tigre terrible...

Au point de vue formel, j'avais chanté le rôle sans la moindre faute, j'avais donné avec une exactitude mathématique toutes les intonations musicales, en suivant les indications précises de la partition. Cependant, même si j'avais eu la plus magnifique voix du monde, cela n'aurait pas suffi pour produire l'impression artistique qu'exigeait le rôle dans cette situation. Cela signifiait — et je le compris une fois pour toutes — que la soumission mathématique à la musique et la plus belle voix sont des choses mortes tant que la mathématique et le son ne sont pas transfigurés par le sentiment et l'imagination créatrice. L'art du chant était donc quelque chose de plus que l'éclat du bel canto...

J'ai dit plus haut que chaque mise en scène nouvelle me mettait en contact avec un grand artiste russe. La Pskovitaine me rapprocha de Victor Vasnetsov, qui d'ailleurs me témoignait beaucoup de cordialité.

Cet artiste remarquable était né dans le gouvernement de Viatka.

De ces forêts au sol sablonneux sortent et surgissent dans les capitales efféminées des êtres qui semblent façonnés dans l'argile de ce vieux territoire scythe.

Des bogatyrs à l'âme forte, au corps robuste. Tels étaient les frères Vasnetsov. Il ne m'appartient pas de dire lequel des deux, de Victor ou d'Appollinari, avait le plus de talent. J'avais plus de sympathie pour Victor. Quand je regardais sa Vierge avec l'enfant, entourée de chérubins et de séraphins aux corps transparents, je sentais aussi, derrière la puissance massive de ses créations, tout ce qu'il y avait de transparent et de spirituel chez l'auteur lui-même. Ses chevaliers et ses preux, qui récréaient l'atmosphère de la vieille Russie, me donnaient une sensation d'une grande puissance sauvage, physique et morale. L'œuvre de Victor Vasnetsov évoquait le Dit du prince Igor. Ils sont inoubliables, ces chevaliers sévères, renfrognés, campés sur leurs énormes chevaux et regardant sous leurs visières, au loin, vers la croisée des routes... Cette force aride des preux d'autrefois vivait dans l'âme des deux Vasnetsov.

Victor habitait une maison remarquable, bâtie par lui-même dans une des rues Miechtchanski de Moscou. Quelque chose d'intermédiaire entre l'izba paysanne moderne et le terem des princes de la vieille Russie. Elle était toute en bois. A l'intérieur, il n'y avait ni fauteuils mous, ni divans, ni bergères. Le long des murs, en rangs austères, on voyait de simples bancs en chêne ; au milieu de la pièce, une table de chêne massif, aux formes lourdes, sans nappes, avec ici et là des tabourets trapus.

L'appartement était faiblement éclairé, car les fenêtres étaient très petites, mais en haut, dans l'atelier où l'on accédait par un étroit escalier de bois, il y avait beaucoup de soleil et de lumière. Dans ce cadre d'où toute fausseté de ton était bannie, je fus heureux d'entendre Vasnetsov louer avec chaleur l'image que j'avais donnée d'Ivan le Terrible. Je lui répondis que je ne pouvais prendre tous ses éloges pour moi, puisque je lui avais emprunté à lui-même beaucoup de traits pour cette image.

J'avais vu en effet chez un de mes amis un portrait qui m'avait beaucoup frappé : une esquisse du tsar Ivan aux yeux noirs, regardant de côté d'un grand air sévère ; ce portrait était de lui. Je fus flatté plus que je ne saurais dire quand j'appris que mon Ivan du théâtre avait inspiré à Victor Vanetsov un nouvel Ivan qu'il représenta descendant un escalier, les mains dans des mitaines et appuyé sur son bâton. Les compliments d'un connaisseur aussi compétent que Vanetsov me furent très précieux. Je m'en souvins quand plus tard un critique musical écrivit dans le Novoïe Vremia sur mon Ivan :

« Ce n'est pas un tsar de Russie ! c'est un Louis XI... »

C'est curieux, comme les opinions et les goûts peuvent être différents !

Mon succès chez Mamontov n'avait rien d'artificiel. Il n'était pas dû à un caprice de Moscou qui parfois se permettait de faire la nique à son éternelle rivale, Pétersbourg.

Lorsque, plus de deux ans après ma réussite occasionnelle dans Rousalka, je revins à Pétersbourg avec la troupe de Mamontov, la capitale du Nord me fit un accueil enthousiaste. « Comme Chaliapine s'est transformé ! disaient le public et la critique. Comme il a affiné son talent pendant ces dernières années ! »

Le verbe employé dans cette dernière phrase me fut particulièrement agréable : j'y vis la reconnaissance de mes efforts et de mon travail...

Bref, après Moscou, Pétersbourg accepta mes innovations scéniques comme l'expression même de la vérité au théâtre. Je triomphais vraiment. Mais je n'étais pas le seul : Avec moi triomphait aussi dans les concerts ma chère Puce...

J'avais vaincu toutes les difficultés de Moussorgski, mon interprétation de ses chansons et de ses romances n'était plus terne, j'avais trouvé l'intonation unique qui fût juste. Certes, les adversaires de la nouvelle musique russe n'avaient pas encore déposé les armes ; l'incomparable Stasov devait encore battre noblement du « tambour » pendant de longues années pour défendre Moussorgski et moi-même contre les « chameaux », comme il appelait les critiques routiniers et obtus. Notre public « fashionable » en tenait toujours pour La donna e mobile, mais la principale ligne de défense était désormais rompue par l'offensive impétueuse de la pléiade géniale des musiciens russes modernes.

Quand je fus de nouveau appelé sur la scène impériale, sous la direction de Teliakovski qui était ouvert à l'esprit de l'époque, la musique russe fit avec mon répertoire son entrée solennelle dans les théâtres impériaux. Il n'était plus question de soupe aux choux, de gruau, de vapeurs de vodka...

Le changement survenu dans l'atmosphère générale du théâtre et dans ma propre situation trouve son expression symbolique dans l'anecdote suivante qui ne manque pas de piquant :

Le lecteur se souvient peut-être qu'en 1895 j'avais timidement protesté contre le costume paysan de Sousanine dans la Vie pour le Tsar. Après mon second engagement au théâtre impérial, j'eus bientôt l'occasion de rejouer le rôle de Sousanine. Le même costumier m'apporta, je crois, le même costume : une sortie de bal, des bottes en maroquin rouge. Je jetai par terre ces oripeaux splendides et me mis à les piétiner.

— Apportez-moi immédiatement un armiak de moujik et des laptis !

Le costumier ne s'attendait évidemment pas à ce ton énergique. Il recula, effrayé. Dans les annales des théâtres impériaux c'était bien la première fois qu'un tchinovnik tremblait devant un acteur — jusqu'alors, c'étaient les acteurs qui tremblaient devant les tchinovniks...

Le costumier fit sans doute son rapport et l'on réunit probablement le conseil de direction : c'était un cas grave d'insubordination et de « détérioration du matériel de l'Etat »... J'attendis longtemps mon costume, mais ce ne fut pas en vain : on m'apporta un armiak jaune-foncé, des laptis et des bandes de toile pour les pieds.

La révolution était accomplie. Sousanine, le moujik de Kostroma, se tenait au plus haut de la barricade, chaussé de laptis authentiques !

 

 

CHAPITRE XVII

TALENT ET TRAVAIL

 

Il va sans dire que je ne pouvais considérer comme définitif le succès que j'avais remporté à Moscou et à Pétersbourg, malgré le ton « nec plus ultra » des éloges que me décernaient beaucoup de mes compatriotes et, après eux, les étrangers. On avait certainement beaucoup exagéré mes conquêtes. Il est vrai qu'à Moscou je m'étais résolument engagé sur la bonne voie, que j'avais pris la bonne direction, mais j'étais encore très loin de la perfection. Pendant toute ma vie j'ai cherché à atteindre ce but, mais je crois sincèrement qu'il est toujours aussi loin de moi qu'il l'était alors. Les chemins qui mènent à la perfection, comme ceux qui mènent aux étoiles, parcourent des distances inaccessibles à l'esprit humain. Que l'homme s'élève dans la stratosphère non plus de 16, mais de 160 kilomètres, il sera toujours bien loin de Sirius...

Si j'ai quelque mérite, si je me permets de me donner en exemple, c'est en raison de mon effort, effort infatigable, incessant. Jamais, même après mes plus brillants succès, je ne me suis dit : « Maintenant, mon ami, tu peux dormir avec ta couronne de lauriers, ornée de rubans somptueux et d'inscriptions incomparables »... Je me rappelais que ma troïka russe aux clochettes du Valdaï m'attendait devant le perron, que je n'avais pas le temps de dormir, qu'il fallait repartir plus loin.

J'étais jeune et insouciant, j'aimais les plaisirs, les délices du farniente après d'agréables soirées passées avec des amis à boire pas mal de vodka et de champagne, mais malgré cela, quand il s'agissait de travailler, je consacrais à mes rôles toutes mes forces. J'avais résolument exclu de ma méthode de travail le funeste « avos » (*) russe et je n'avais confiance que dans l'effort conscient et créateur.

(*) Le « peut-être », le « ça ira » fataliste.

Je ne crois pas en général à la vertu salvatrice du talent, sans travail acharné. Sans ce travail, le plus grand talent se tarit, comme se tarit la source du désert qui n'a pu se frayer un chemin dans les sables.

Je ne sais plus qui a dit : « Le génie est une longue patience ». C'est là une hyperbole. évidemment. Si « patient » qu'ait été Salieri — n'a-t-il pas « disséqué la musique comme un cadavre ? » — ce n'est pas lui, mais Mozart, qui a écrit le Requiem. Il y a toutefois dans cette hyperbole une grande vérité. Je suis persuadé que Mozart, traité par Salieri de fainéant, fut en réalité extrêmement appliqué en musique et qu'il travailla beaucoup son génie.

Qu'est-ce en effet que le travail ? A Moscou, aujourd'hui, on croit et on dit que le travail c'est le zèle à façonner l'acier, que, par conséquent, Glinka par exemple n'était qu'un pomiechtchik et un parasite... Le travail de Mozart était évidemment d'une autre espèce. C'était une recherche éternelle des sonorités, un souci constant de l'harmonie, un contrôle incessant de son diapason intérieur...

Le pédant Salieri s'indigne de ce que Mozart semblait s'amuser à écouter un violoniste aveugle jouer dans une auberge une de ses compositions. Pour lui, « un méchant barbouilleur salit la Madone de Raphaël, un bateleur par sa parodie déshonore Dante »... Mais pour le génie de Mozart c'était « amusant », parce qu'en écoutant le misérable musicien il travaillait. Il aurait sûrement trouvé à apprendre même devant le barbouillage du peintre, devant la parodie du bateleur...

Suivant les meilleurs modèles, je continuai de m'instruire à chaque occasion et de travailler, même après des succès qui auraient suffi pour tourner la tête du jeune homme le plus équilibré.

Un jour, Mamontov m'amena avec lui à Paris et me fit visiter le Louvre. Comme je m'étais arrêté avec curiosité devant les diamants de la Couronne, il me dit, souriant comme toujours avec bonhomie :

— Ce sont des babioles, Fedia. Ne t'attarde pas à cela, vois plutôt ce qu'il y a de majestueux, de simple et de lumineux chez Paul Véronèse.

Aucun travail ne peut être fructueux s'il n'a pour base un principe idéal. La base de mon travail sur moi-même, ce fut la lutte contre le clinquant qui offusque la lumière intérieure, contre les complications voulues qui tuent la belle simplicité, contre les effets vulgaires qui font grimacer la grandeur... On peut avoir des conceptions différentes de la beauté. Chacun peut avoir là-dessus son opinion personnelle. Mais la vérité du sentiment ne peut prêter à discussion. Elle est évidente et palpable. Ici il n'y a pas deux vérités. Voilà pourquoi je reconnus que la seule voie permettant d'atteindre la beauté, c'était la vérité. Nel vero e il bello...

 

 

CHAPITRE XVIII

MA MANIÈRE DE TRAVAILLER

 

Il y a dans l'art des choses qui ne peuvent s'exprimer par des mots. Je crois qu'il y en a aussi de telles dans la religion. Et voilà pourquoi on peut dire beaucoup de choses sur l'art et la religion, mais il est impossible de tout exprimer jusqu'au bout. On arrive jusqu'à une certaine ligne, ou mieux jusqu'à une certaine barrière, et bien qu'on sache qu'au delà il y a des espaces immenses, on ne peut expliquer ce qui se trouve dans ces espaces. Les paroles humaines manquent pour le dire. On arrive dans le domaine du sentiment inexprimable. L'alphabet a des lettres, la musique a des signes. Vous pouvez tout écrire avec ces lettres, tout marquer avec ces signes. Mais... l'intonation d'un soupir — comment écrire ou marquer cette intonation ? Il n'y a pas de lettres pour cela.

Comment naît et prend forme une image scénique chez un acteur, on ne peut le dire qu'approximativement. On ne révélera que la moitié du travail intérieur complexe — ce qui est de ce côté-ci de la barrière. Je dois dire cependant que la partie consciente du travail de l'acteur a une importance très grande, peut-être même décisive — elle éveille et nourrit l'intuition, elle la féconde.

Pour s'élever en aéroplane dans les hauteurs inconnues de la stratosphère, il faut en effet s'arracher à un bout de terre ferme, intelligemment choisi et préparé d'une certaine manière. Quelles inspirations viendront visiter l'acteur lors de l'étude ultérieure du rôle — il le verra plus tard. Il ne peut pas le savoir et il ne doit pas y penser. Cela viendra en dehors de sa conscience, il ne saurait le déterminer à l'avance par un effort de volonté. Mais d'où partir, d'où s'arracher dans son élan créateur, cela, il doit le savoir nettement. Je dis bien savoir. C'est-à-dire que par un effort conscient de l'esprit et de la volonté il doit se créer une opinion sur l'œuvre qu'il entreprend. Toutes les observations qui suivent sur ma manière de travailler concernent exclusivement le côté conscient et volontaire de l'œuvre créatrice. Quant aux mystères de celle-ci, je les ignore et si parfois, dans les moments les plus sublimes de l'inspiration, je les sens confusément, il me serait cependant impossible de les exprimer.

On m'apporte la partition de l'opéra où je dois jouer un certain rôle. Il est évident que je dois commencer par étudier le personnage que j'aurai à représenter sur la scène. Je lis la partition et je me demande : quel homme est-ce ? Est-il bon ou mauvais, beau ou laid, intelligent, stupide, honnête, rusé ? Est-il un peu tout cela à la fois ? Si l'ouvrage est écrit avec talent, il répondra à ces questions avec une parfaite netteté. J'ai sous les yeux les paroles, les sons, les actes : si les paroles sont caractéristiques, les sons expressifs, les actes judicieux, l'image du personnage qui m'intéresse se dessinera d'elle-même. Elle se trouve tout entière dans l'œuvre — je n'ai qu'à la lire exactement.

Pour cela je dois apprendre non seulement mon rôle, mais tous les rôles sans exception. Non seulement les rôles de mon principal partenaire et des personnages essentiels, mais réellement tous. Même la réplique d'un choriste. Elle ne me concerne pas, semble-t-il... Mais si, elle me concerne. Dans une pièce il faut se sentir comme chez soi. Et même davantage. Il importe peu que chez moi je ne soie pas sûr d'une chaise quelconque — au théâtre, je dois en être sûr. Et cela, pour qu'il n'y ait aucune surprise, pour que je me sente tout à fait libre.

Si je ne connais pas l'œuvre de la première à la dernière note, je ne puis pas sentir le style dans lequel elle a été conçue et réalisée — par conséquent je ne puis sentir non plus le style du personnage qui m'intéresse directement. Ensuite, je ne peux avoir une idée définitive du personnage qu'après avoir bien étudié le milieu dans lequel il se meut et l'atmosphère qui l'entoure. Il arrive parfois qu'une phrase en apparence insignifiante prononcée par un comparse — quelque « second » garde du palais — jette une lumière inattendue sur un acte important qui s'accomplit dans la salle des cérémonies ou dans une chambre à coucher du palais. Il n'y a pas de détail qui puisse m'être indifférent s'il n'a pas été introduit sans raison, sans nécessité, par l'auteur...

Après avoir bien appris toutes les paroles, tous les sons, après avoir médité tous les actes des personnages, grands et petits, leurs rapports réciproques, après m'être pénétré de l'atmosphère de l'époque et du milieu, j'ai déjà une connaissance suffisante du personnage que je dois incarner sur la scène. Il a une voix de basse, il est intelligent et passionné ; dans ses réactions et ses impressions on sent de l'impétuosité et de l'impatience, ou au contraire de la prudence et de la réflexion. Il est primesautier et naïf ou toujours sur le qui-vive et subtil. A-t-il une conscience pure ? Oui, parce que dans le cas contraire mon personnage sentirait et parlerait autrement... En un mot, je le connais aussi bien qu'un ancien camarade de lycée ou un vieux partenaire au bridge.

Si le personnage est fictif, s'il est le produit de l'imagination de l'artiste, je sais de lui tout ce qu'il est possible et nécessaire de savoir d'après la partition, il s'y trouve tout entier. Je ne trouverai nulle part de nouvelle lumière sur sa nature. Et je ne la cherche point. Il en va tout autrement si mon personnage est historique. En ce cas je dois absolument m'adresser à l'histoire. Je dois connaître les événements réels qui se sont passés autour de lui et à cause de lui, savoir ce qui le distinguait des autres hommes de son époque, comment se le représentaient ses contemporains et comment le représentent les historiens. Pour quelle raison ? Je n'ai pas à faire de l'histoire, en somme, mais à jouer un personnage tel qu'il apparaît dans une œuvre d'art, et tant pis s'il n'est pas conforme à la vérité historique. C'est nécessaire cependant, et voici pourquoi :

Si l'artiste est tout à fait d'accord avec l'histoire, l'histoire m'aidera à comprendre plus profondément et plus complètement ses intentions ; s'il s'est écarté de l'histoire, s'il en a pris volontairement le contrepied, il est encore plus important pour moi de connaître les véritables faits historiques. C'est précisément dans le refus de l'artiste de se conformer à la vérité historique que l'on peut saisir l'essence la plus intime de sa pensée. L'histoire hésite, elle ne sait pas, par exemple, si le tsar Boris est coupable du meurtre du tsarévitch Dimitri à Ouglitch ou s'il est innocent. Pouchkine l'estime coupable ; après Pouchkine, Moussorgski donne à Boris une conscience où le crime se démène comme une bête féroce dans sa cage. Je comprendrai évidemment mieux l'œuvre de Pouchkine et l'image de Boris dans la version de Moussorgski si je sais qu'il s'agit là, non pas d'un fait historique incontestable, mais d'une interprétation subjective de l'histoire. Je suis fidèle, je ne puis pas ne pas être fidèle à la conception de Pouchkine et à la réalisation de Moussorgski, je joue un tsar Boris criminel, mais ma connaissance de l'histoire me permet de donner à mon jeu quelques nuances qui autrement ne s'y trouveraient pas. Je ne puis l'affirmer, mais il est possible que cette connaissance m'aide à donner de Boris une image à la fois plus tragique et plus sympathique.

Ceci explique que lorsque j'étudiais le rôle de Boris, j'aie été demander des indications et des conseils à notre célèbre historien Klioutchevski. Je me souviens avec joie et reconnaissance de la façon merveilleuse dont il me parla de Boris, de son époque et de son milieu. Artiste de la parole, doué d'une puissante imagination historique, Klioutchevski était en même temps un remarquable auteur.

C'est au cours d'une promenade en forêt dans le gouvernement de Vladimir qu'il me décrivit le caractère du prince Vasili Chouïski. Quel merveilleux récit !

Il s'arrête, fait deux pas de côté, me tend une main pateline à moi — le tsar Boris — et me dit d'une voix douce et insinuante :

Tu le sais bien : la stupide populace

Est inconstante, violente, superstitieuse,

Elle s'abandonne à la légère au plus fol espoir,

Elle se soumet à un ordre subit ;

Sourde et indifférente à la vérité,

Elle se nourrit de fables.

Ce qu'elle aime, c'est l'audace cynique :

Ainsi, qu'un vagabond inconnu

Passe la frontière lituanienne...

Tout en récitant les vers de Pouchkine, il me fixe de ses yeux malicieux comme pour lire l'impression que me font ses paroles : Suis-je effrayé, ébranlé ? Il lui importe essentiellement de le savoir pour son jeu politique.

Incarné ainsi par Klioutchevski, Chouïski se dressait devant moi comme s'il était vivant. Et je comprenais que quand un être aussi retors et subtil me parle à moi, Boris, je dois l'écouter comme on écoute un habile intrigant et non comme un simple courtisan faisant son rapport sans malice.

Ainsi donc, c'est l'étude attentive du rôle et de ses sources, c'est-à-dire un effort purement intellectuel, qui me permet d'abord de pénétrer le caractère du personnage. J'apprends tout simplement une leçon, comme un écolier qui étudie son cours dans un manuel. Mais ce n'est là, évidemment, qu'un commencement.

 

 

CHAPITRE XIX

LE RÔLE DE L'IMAGINATION

 

Si parfaite que soit la description d'un personnage, son image visuelle restera toujours assez trouble. Dans un livre ou dans une partition il n'y a ni dessins, ni couleurs, ni mesures du nez au millimètre.

Le meilleur artiste de la parole ne pourra dessiner plastiquement un visage, rendre le son de la voix, décrire la silhouette ou la démarche d'une personne. Si incomparable artiste qu'ait pu être Tolstoï, demandez donc à dix peintres de talent de faire le portrait d'Anna Karenine d'après les indications de Tolstoï, et vous aurez dix portraits absolument différents l'un de l'autre, bien que chacun d'eux ressemble par certains traits à l'image synthétique de l'héroïne. Il est évident qu'il ne peut être ici question de vérité objective, et d'ailleurs la vérité documentaire n'offre qu'un mince intérêt. Pourtant, si une actrice entreprend d'incarner Anna Karenine — Dieu lui pardonne ! — il faudra que la représentation scénique d'Anna ne choque sur aucun point l'impression générale que nous donne Anna dans le roman de Tolstoï. C'est la plus élémentaire des conditions que l'actrice devra s'imposer. Mais, bien entendu, il ne suffit pas que l'image extérieure ne soit pas en contradiction avec le roman, il faut qu'elle soit en harmonie avec la plupart des traits de caractère de l'héroïne, et qu'elle donne à ces traits plus de relief et plus de force pour le spectateur. Plus la représentation matérielle donnée par l'actrice se confondra avec l'image morale du roman, plus elle se rapprochera de la perfection. Il va de soi que par représentation matérielle j'entends non seulement le maquillage des traits, la couleur des cheveux, etc., mais surtout la manière d'être du personnage : sa façon de marcher, de s'asseoir, d'écouter, de parler, de rire, de pleurer.

Comment réaliser cela ? Il est clair qu'ici l'effort intellectuel ne suffit pas. A ce stade de la composition scénique c'est l'imagination qui entre en jeu — l'imagination qui est un des instruments essentiels de la création artistique.

Imaginer, cela signifie voir. Avoir une vision nette, claire, exacte. D'abord de l'image dans son ensemble, puis des détails typiques; l'expression du visage, la pose, les gestes. Pour imaginer convenablement le personnage, il faut connaître à fond sa nature, ses traits distinctifs. Si l'on se représente bien l'être intérieur d'un homme, on peut deviner exactement son aspect extérieur. A la première apparition du « héros » sur la scène, le spectateur sentira immédiatement son caractère, si l'acteur lui-même l'a profondément senti et l'a fidèlement imaginé. L'imagination de l'acteur doit rejoindre l'imagination de l'auteur et saisir la note essentielle du caractère plastique du personnage. Une image scénique est bonne et véridique dans la mesure où elle emporte la conviction du public. Aussi faut-il se soucier de la force persuasive de l'image que l'on est en train de créer, se demander quelle impression elle pourra produire.

Prenons Boris Godounov. Il existe des monnaies avec son portrait. Sur elles il est représenté sans barbe. Il n'a que des moustaches. Les cheveux, je crois, sont coupés. C'est là probablement la vérité historique. Mais après y avoir réfléchi, je me suis convaincu que cette vérité documentaire ne pouvait intéresser personne. Admettons que Boris n'ait pas eu de barbe. S'ensuit-il que je doive paraître sur la scène le visage rasé ? ou représenter Boris avec des cheveux blonds ? Evidemment non. Je ne ferais qu'affaiblir l'impression que doit donner son image. Il est d'origine mongole. On s'attend à voir une barbe noire. Et c'est pourquoi j'ai donné à Boris une barbe noire. Ceux qui m'ont vu dans ce rôle peuvent juger dans quelle mesure ce détail extérieur a été important pour donner à l'image de la puissance et de la beauté.

Passons à Don Quichotte. Je ne sais pas du tout comment il était de sa personne. Evidemment. après avoir lu attentivement Cervantès, je peux, en fermant les yeux et en y réfléchissant, me composer une image de Don Quichotte, aussi approximative que celle des dix peintres dont je parlais plus haut à propos d'Anna Karenine.

Je puis me dire, par exemple, que ce rêveur absorbé en lui-même doit être lent dans ses mouvements ; que ses yeux ne doivent être ni froids, ni secs. J'aperçois beaucoup de traits différents et de points de détail. Mais ce n'est pas assez. Comment était-il dans l'ensemble, synthétiquement ? Que faut-il faire pour que le public, dès l'apparition de Don Quichotte, lui sourie avec confiance et sympathie en disant : Oui, c'est bien toi, vieille connaissance et ami ?... Il est clair qu'on doit lire sur ses traits l'imagination, la candeur, les gestes larges d'un matamore, la faiblesse d'un enfant, la fierté d'un chevalier castillan, la bonté d'un saint.

Il faut que le comique et le touchant se mêlent.

C'est le fond de l'être intérieur de Don Quichotte qui m'a fait voir son extérieur. L'ayant imaginé, trait par trait, j'ai modelé lentement une image, imposante de loin, mais comique et touchante, vue de près. Je lui ai donné une barbiche pointue, j'ai dressé sur son front un toupet fantasque, j'ai allongé sa silhouette et l'ai fait reposer sur des jambes minces, longues et faibles. Je lui ai donné aussi une moustache — comique sans doute, mais qui prétend précisément embellir le visage du chevalier espagnol... Jurant avec son casque et sa cuirasse, il a un bon visage, naïf, enfantin, sur lequel le sourire, les larmes, les grimaces de la souffrance se peignent d'une façon particulièrement émouvante.

C'est également la nature intime de Don Basile qui m'a amené à la composition du rôle dans le Barbier de Séville. Ce personnage dit : « Donnez-moi seulement de l'argent, et je ferai tout. » Don Basile est tout entier dans cette phrase. Le spectateur, du premier regard, doit sentir immédiatement quel est cet « oiseau » et de quoi il est capable. Et cela, rien qu'à son attitude, avant qu'il ait dit un mot. Mon imagination me suggéra alors que le spectateur accepterait d'autant mieux Don Basile que celui-ci serait moins réaliste. Voilà pourquoi dans ce rôle je m'écarte nettement du réalisme pour aller vers le grotesque. Mon Don Basile est en quelque sorte pliant, ou, si vous préférez, extensible, comme sa conscience. Quand il apparaît à la porte, il est de la taille d'un nabot, mais aussitôt, sous les yeux mêmes du public, il s'étire et devient grand comme une girafe. D'ailleurs, la girafe se contracte et redevient nabot quand il le faut. Il peut tout faire, vous n'avez qu'à lui donner de l'argent.

Voilà pourquoi il est à la fois comique et effrayant. Avec lui le spectateur peut s'attendre à tout. Son éloge de la calomnie est déjà tout entier dans son image.

Bien entendu, l'imagination elle-même doit se nourrir de la vie, des observations réelles. Pour donner l'image d'un organiste espagnol, il faut aller en Espagne.

Au moment où je composai le rôle de Don Basile, je n'étais pas encore allé en Espagne. Mais j'allais parfois à la frontière de l'Espagne, du côté français. Je rencontrais toutes sortes d'ecclésiastiques, de prêtres, des gros et des maigres... Que ce fût un organiste ou un abbé, c'était tout comme.

Un jour, j'étais parti de Dijon pour me rendre dans un château, à Corman, je crois. Vous connaissez les trains, en France : sur les grandes lignes circulent des trains splendides, trains bleus, rapides de luxe, mais en province il y a parfois des « tortillards » étonnants au point qu'on se demande où on va, pourquoi et combien de temps on s'arrête, quand on arrivera à destination.

Donc, notre tortillard s'arrête à je ne sais plus quelle station, on pose. Un prêtre monte dans le compartiment. Sans rien dire, il inspecte avec indifférence les voyageurs, il m'inspecte moi aussi, s'assied du côté de la portière, le dos voûté, joint les mains, et, immobile, regarde par la fenêtre.

Je l'examinai de profil, il avait un foulard autour du cou, un chapeau. Quel homme était-ce ? C'était peut-être un très brave homme, mais je me dis : Voilà Don Basile ! et je composai mon personnage d'après lui.

 

 

CHAPITRE XX

LE MAQUILLAGE ET LE MOUVEMENT D'ÂME

 

On a souvent dit que j'avais innové en matière de maquillage. Je ne crois pourtant pas avoir fait d'innovation dans ce domaine. J'ai appris moi-même à me grimer chez les meilleurs acteurs dramatiques russes et je n'ai cherché qu'à bien me conformer à leurs enseignements.

Chez nous, à l'Opéra, on pouvait voir souvent des acteurs qui se maquillaient uniquement le visage. Vu de face, un tel acteur figurait tant bien que mal le personnage qu'il incarnait, mais, dès qu'il se retournait, le spectateur s'apercevait que sa perruque ne couvrait pas par derrière ses propres cheveux : le visage était d'un Hindou tandis que le cou blanc, soigné, était celui d'un jeune premier.

Il en était de même pour les mains. Un acteur représente un vieillard : il s'est mis une barbe postiche, une perruque blanche, mais il a des mains jeunes, blanches et avec cela une bague au doigt... Je me suis toujours efforcé, bien entendu, de ne laisser ni le cou ni les mains de Chaliapine au paysan Sousanine — il n'en aurait que faire ! Sousasine est un homme qui travaille toute la journée, le dos courbé, en plein soleil : je lui donne un cou fortement hâlé et de grosses mains de moujik.

Le maquillage est une chose très importante, mais je me suis toujours souvenu de ce sage principe qu'il faut éviter les détails inutiles dans le maquillage, tout comme dans le jeu. La surabondance de détails est nuisible. Ils alourdissent l'image.

Il faut se mettre à l'œuvre le plus simplement possible. Aller au cœur, à la substance des choses. Donner une synthèse. Parfois, un détail frappant souligne toute une silhouette. Dans une foule d'un millier d'hommes, on peut parfois reconnaître un homme rien qu'à sa façon de mettre son chapeau en arrière ou de se tenir debout. « Celui-ci, c'est Ivan Grigorievitch », direz-vous. Cela ne fait aucun doute. Un seul détail a suffi pour le détacher de la masse.

Je n'ai jamais oublié un seul instant que le maquillage n'est qu'un auxiliaire de l'acteur, qu'il facilite la mise en valeur du type, mais qu'en définitive son rôle est secondaire ; de même qu'un vêtement ne doit pas gêner les mouvements du corps, de même le maquillage doit être mis de telle sorte qu'il ne gêne pas les mouvements du visage. Le maquillage est nécessaire avant tout pour cacher les traits personnels de l'acteur. Mon visage est un obstacle pour le tsar Boris comme le serait mon veston. Et de même que le costume de Boris a essentiellement pour but de faire oublier mon veston, de même le maquillage de Boris doit avant tout masquer mon visage. Voilà pourquoi, entre parenthèses, une personnalité physique trop marquée nuit à l'art de l'acteur. Imaginez un acteur gratifié par Dieu de sourcils sévères et si épais qu'ils suffiraient pour une douzaine d'individus, ou un autre possédant un nez à la Cyrano. Il lui sera très difficile de se maquiller et avec de tels attributs il ne pourra jouer qu'un petit nombre de rôles. C'est ce qui explique l'origine des « emplois ». Je puis représenter, jouer Sancho Pança, mais ma personne physique m'empêche de le faire tout à fait comme il faudrait.

L'individualité est une chose extrêmement précieuse, mais seulement en esprit et non en chair. Je dirai même qu'aucun maquillage n'aidera un acteur à créer une image individuelle vivante s'il ne sait pas faire jaillir de son âme les nuances spirituelles propres à son personnage — le maquillage psychologique. Le mouvement de l'âme n'est pas inhérent au maquillage, il vit indépendamment de lui. Le maquillage peut être absent, mais le mouvement de l'âme correspondant apparaîtra si l'acteur joue en artiste et non mécaniquement son rôle... Je me contenterai de citer comme preuve le cas suivant :

Quand Diaghilev organisa à l'Opéra de Paris (en 1908, je crois) la première saison russe d'Opéra et de ballet, on monta pour la première fois Boris Godounov. Ce fut à tous points de vue une représentation somptueuse. On eut les décors de nos merveilleux artistes Golovine et Korovine, les costumes vinrent des théâtres impériaux, on fit venir des choristes choisis parmi les troupes de Moscou et de Pétrograd. Comme il s'agissait d'un événement théâtral vraiment exceptionnel pour le Paris de l'époque, on invita à la répétition générale toutes les personnalités éminentes de la capitale et toute la presse. Mais au théâtre on a toujours des surprises.

Il arriva que pour la répétition générale on ne put planter certains décors, ils n'étaient sans doute pas prêts. On ne put mettre certains costumes ; peut-être ne les avait-on pas encore déballés.

Or, il était impossible de remettre la répétition... Comme toujours j'étais nerveux.

Je me fâchai, et je dis :

— Puisque ni vos décors ni vos costumes ne sont prêts, je ne suis pas prêt moi non plus. Je ne me maquillerai pas, je ne m'habillerai pas, je jouerai pour la répétition en veston.

Je fis comme je l'avais dit. Je m'avançai sur la scène comme au spectacle ordinaire et je chantai :

Mon enfant, mon chéri, rentre dans ton Terem,
Va te reposer, pauvre petit...

Et toujours comme au spectacle, je dis à mon fils :

Un jour, bientôt peut-être,

Tout cet empire

Te reviendra... Etudie, mon enfant.

Je ne me serais pas rendu compte peut-être du naturel de mes paroles et de mon monologue si, au moment où je me levai de ma chaise pour dire, en fixant des yeux l'angle de la pièce :

« Mais qu'est-ce ? Là, dans l'angle ? Quelque chose qui bouge... » si à ce moment même je n'avais pas entendu dans la salle un bruit étrange qui me troubla. Je regardai de biais pour savoir ce qui se passait et voici ce que je vis : le public s'était levé, quelques spectateurs étaient même debout sur leurs sièges et tous avaient les yeux tendus vers l'angle de la scène pour voir ce que je voyais moi-même... Ils avaient cru qu'en effet j'avais aperçu quelque chose... Je chantais en russe, ils ne comprenaient pas la langue, mais, à l'expression de mes yeux, ils avaient senti que j'étais effrayé par quelque chose.

Le maquillage et le costume auraient-ils renforcé l'impression ? C'est peu probable. Et s'ils l'eussent renforcé, c'eût été uniquement du point de vue décoratif.

 

 

CHAPITRE XXI

LE GESTE SCÉNIQUE

 

Le geste est évidemment l'âme même de la création scénique. Insister là-dessus serait enfoncer une porte ouverte. Le moindre mouvement du visage, des sourcils, des yeux, — ce qu'on appelle la mimique — tout cela est compris dans le geste. La vérité du geste et sa force d'expression, c'est le premier principe de l'art dramatique. Malheureusement, chez la plupart des jeunes gens qui se destinent à la scène, et chez beaucoup d'acteurs, le mot « geste » n'évoque que les mouvements des bras et des jambes, la façon de marcher. Ils se mettent à agiter les bras ; ils portent leurs mains à leur cœur, ils les brisent et les retournent vers le sol, ou encore ils lèvent alternativement la droite, la gauche, comme des rames qui battraient l'air. Ils sont persuadés qu'ils jouent très bien parce qu'ils font des gestes de « théâtre ». Pour eux, l'expression théâtrale consiste à illustrer les paroles du rôle par des mouvements soi-disant destinés à les rendre plus expressives.

Certes, dans les écoles russes bien menées, on enseigne depuis longtemps aux élèves qu'il ne faut pas souligner le mot par le geste, que c'est faux, que le procédé est très mauvais. Mais les jeunes ne veulent pas le croire. Comment ? Ne pas illustrer les paroles par les gestes ? Et que font donc tous les grands acteurs ? Non, il faut vérifier la chose.

Un jour, à Moscou, je reçus la visite d'un jeune homme venu ainsi vérifier les dires de son maître. Il m'exposa ses doutes et me demanda mon opinion.

— Votre maître a parfaitement raison, répondis-je. Vous devez suivre ses conseils.

Il n'attendait que cela pour me prendre. Se carrant dans un fauteuil d'un air triomphal, il me dit :

— Mais, monsieur Chaliapine, la dernière fois que vous avez déclamé à la Société Artistique une poésie où il y avait cette phrase : « La soie, les fraises et les collets se reflétaient dans des miroirs immenses, allant de la frise au parquet », comment se fait-il qu'à ces mots « de la frise au parquet » vous ayez tracé une ligne dans l'air avec la main ?

— Vraiment ? C'est bien possible, lui dis-je. Mais en traçant une ligne avec la main, je mesurais des yeux la distance, si bien que mon geste ne vous parlait pas du tout de la frise et du parquet, il était subordonné à un autre principe. Probablement, je n'ai pas vu ce geste, je ne l'ai pas remarqué, pas plus que je ne remarque les gestes que je fais en vous parlant... Mais au fait, dites-moi donc ce que vous entendez par geste ?

Le jeune homme se troubla un peu et me dit que le geste c'était le mouvement des bras, des jambes, des épaules, etc...

— Et pour moi, lui dis-je, le geste n'est pas le mouvement du corps, mais le mouvement de l'âme. Si, sans faire le moindre mouvement, je donne à mes lèvres l'expression du sourire, c'est déjà un geste. Vous a-t-on interdit à l'école de sourire après une parole, si ce sourire vient de l'âme du personnage, avec toute la chaleur du sentiment ? Non, on vous a interdit les gestes mécaniques plaqués sur les paroles. Quant au geste qui naît indépendamment de la parole, qui exprime votre sentiment parallèlement à la parole, c'est tout autre chose. Ce geste est utile, il décrit quelque chose de vivant, né de l'imagination.

J'espère que mon interlocuteur m'a compris et que, devenu acteur, il ne s'est pas mis à illustrer les paroles par des gestes automatiques de la main, des épaules, etc...

Le type du grand artiste qui sait, rien que par le visage et les yeux, dessiner d'admirables tableaux, c'est notre célèbre conteur I. F. Gorbounov. A la lecture, ses récits paraissent assez ternes. Mais il suffisait de l'entendre lui-même et de voir combien il y avait de vie, de gesticulation, dans tous les traits de son visage, dans tous les poils de ses sourcils, pour sentir la profonde vérité de ses contes. Si vous aviez vu Gorbounov faire le chantre, le maître de chapelle, le moujik couché dans sa télègue et marmonnant une chanson, si vous aviez vu ce moujik tressaillir au coup de fouet inattendu d'un cocher conduisant son barine, vous auriez compris ce que c'est qu'un geste artistique, indépendant de la parole. Sans de tels gestes, on ne peut ni vivre ni créer. Parce qu'il n'y a pas de mots ni de lettres qui puissent les remplacer. Il y a des portes qui s'ouvrent par le moyen d'une brique attachée à une ficelle — sorte de block primitif. Vous connaissez ces portes, vous en avez vu. Mais comment grince cette porte, quel bruit elle fait quand on la claque, quels nuages de vapeur chaude elle laisse passer, cela ne peut être dit que par ces gestes pittoresques et bien sentis dans l'art desquels Gorbounov était passé maître. Les gestes ne peuvent pas illustrer la parole. Ou alors ce seront des gestes qui faisaient dire par Hamlet aux acteurs :

« Vous agiterez les bras comme des moulins à vent »...

Au contraire, par le geste accompagnant la parole, on peut décrire des tableaux entiers.

Le question du geste scénique, du geste vrai, me paraît si importante que je crains qu'un de mes jeunes lecteurs, se destinant au théâtre, ne m'ait pas bien compris. Au risque de pêcher par trop d'insistance, je citerai encore deux exemples (l'un fictif, l'autre réel) d'illustration inadmissible de la parole par le geste.

On chante un duo, c'est-à-dire qu'un certain dialogue s'engage. Un acteur dit à l'autre : « Je ne te conseille pas d'épouser Lisette, prends plutôt Caroline. » L'acteur auquel est donné ce conseil n'est pas de cet avis, et avant que son partenaire n'ait achevé sa phrase, il se met à traduire par des gestes ses répliques : il agite le doigt en l'air — non !... Il aime Lisette — il porte les mains à son cœur. Quand le nom de Caroline est prononcé, il se précipite vers la rampe, se tourne vers le public, lui cligne des yeux, et de son pouce passé au-dessus de l'épaule, il montre malicieusement son sermonneur, et semble dire : « Je te vois venir avec ta Caroline ! »...

Je suis d'ailleurs navré de dire que mon exemple n'est pas une pure invention.

Une autre fois, j'assistais à une représentation d'Otello. Tamagno chantait. Jamais je n'ai vu sur la scène d'Otello plus remarquable. Iago était interprété par un acteur qui passait, non sans raison, pour un des premiers chanteurs d'Italie. Après avoir raconté très éloquemment à Otello l'histoire du mouchoir, et tandis que Tamagno en rage mâchait littéralement de ses doigts la nappe de la table, Iago, ravi, fit quelques pas en arrière, et montra Otello du doigt au public, en faisant par-dessus le marché un geste familier aux Italiens (il se passa la main sur le ventre), comme s'il voulait dire aux spectateurs :

« Vous avez vu comme je l'ai roulé ? »

 

 

CHAPITRE XXII

LE MOUVEMENT D'ÂME ET LA PHRASE MUSICALE

 

Dieu nous préserve de voir au théâtre de tels acteurs et de tels gestes !

Le mouvement de l'âme, qui doit être derrière le geste pour que celui-ci soit vivant et ait une valeur artistique, doit aussi se trouver derrière la parole, derrière chaque phrase musicale. Autrement, les paroles et les sons seront sans vie. Ici encore, comme pour la présentation plastique du personnage, l'acteur doit recourir à l'imagination. Il faut imaginer l'état d'âme du personnage à chaque moment de l'action. Rien ne sauvera de l'impuissance créatrice un chanteur dépourvu d'imagination : ni une belle voix, ni l'habitude de la scène, ni la prestance. L'imagination donne au rôle de la vie et du relief.

Prenez l'histoire de la paysanne qui, toute sa vie, se rappelle avec attendrissement que jadis, dans sa jeunesse, un beau uhlan passant par le village lui a baisé la main et qui pleure à chaudes larmes quand, devenue vieille, elle le retrouve tout vieux lui aussi (je veux parler de la chanson : « Quand j'étais une fillette, toute jeunette »), je ne pourrai bien chanter cette chanson que si je m'imagine ce qu'était ce village et non seulement ce village, mais la Russie tout entière, ce qu'était la vie dans ces campagnes et quel cœur bat dans cette chanson... Il faut que je me représente ce que dut être la vie de cette jeune fille pour que ce baiser fortuit d'un officier ait pu la plonger jusqu'à la vieillesse dans le ravissement. Il faut que le chanteur sente tout cela pour qu'il soit vraiment ému. Et il le sera certainement s'il sait évoquer la vie au village : comment les gens travaillaient, se levaient avant l'aurore, et quelle atmosphère rude et sévère entourait l'éveil d'un jeune cœur.

Il faut imaginer, sentir, compatir, vivre le chagrin du meunier dément de la Rousalka, quand la raison lui revient et qu'il chante :

« Oui, je suis devenu vieux et étourdi... »

Là-dessus, il se met à pleurer. Certes, il n'est pas sans péchés, mais il est vraiment à la torture, et il faut sentir et imaginer cette torture, avoir pitié... De même doit-on aimer et plaindre Don Quichotte pour donner sur la scène une vision touchante du vieil hidalgo.

Parfois l'artiste doit chanter des paroles qui n'expriment nullement les sentiments profonds du personnage à ce moment. Il chante une chose mais sa pensée est ailleurs. Les paroles sont alors comme le revêtement extérieur d'un autre sentiment qui chemine au fond de son âme sans se traduire au dehors. Comment vous l'expliquer plus clairement ?

Figurez-vous un homme égrenant le chapelet qu'une femme aimée lui a donné jadis ; bien qu'il semble absorbé tout entier par le geste machinal de ses doigts passant sur les grains, il pense en réalité à la mort de celle qui lui fit ce cadeau. Dans la Khovanchtchina de Moussorgski, Marfa est assise sur un tronc d'arbre devant la fenêtre du prince Khovanski, qui jadis s'est joué de son amour. Elle chante une chanson plutôt simple où elle évoque son amour pour lui :

J'ai parcouru, jeunette,

Tous les prés et tous les marais

Et tous les foins des prairies ;

J'ai usé, jeunette,

J'ai blessé mes petits pieds,

A la poursuite du bien-aimé,

Mais, hélas, je ne l'ai pas retrouvé.

Ces paroles ont un accent de morne indifférence. Et, cependant, Marfa n'est pas venue en victime résignée. Assise sur son tronc d'arbre, elle égrène comme un chapelet ses vieux souvenirs et, cependant, elle pense non au passé, mais à l'avenir. Son âme est remplie par la douleur du sacrifice et du martyre auquel elle se prépare. Avec lui, son Khovanski bien-aimé, elle montera bientôt sur le bûcher — et ils brûleront ensemble pour leur foi.

Comme des cierges divins

Nous serons allumés, toi et moi,

Baptisés fraternellement dans les flammes,

Et dans le feu et la fumée monteront nos âmes.

C'est sur cet accord passionné, fanatique, à la fois plein de sérénité et de frénésie, que se termine sa chanson...

Il faut donc chanter la chanson de Marfa de telle façon que dès le début le public en devine le fond secret ; qu'il sente non pas le « chapelet », mais le mouvement de l'âme que recouvrent les mouvements pensifs de ses doigts... Et le public doit s'attendre à ce qu'il se passe quelque chose. Si la chanteuse y parvient, l'image de Marfa sera créée. Et cette réussite lui vaudra la gloire, car Marfa est une de ces natures profondes et complexes que la Russie seule paraît capable de créer et qui ont besoin pour s'exprimer de l'âpre génie d'un Moussorgski. Dans l'âme de Marfa bouillonnent l'amour charnel, la passion, l'ardeur du péché, les fureurs de la jalousie, le fanatisme religieux, l'extase et le ravissement lumineux de la foi — et tous ces contrastes se rassemblent en un faisceau saisissant au-dessus des flammes du bûcher « Alleluia, Alleluia ! »...

Si les sentiments profonds de Marfa n'apparaissent pas à travers sa chanson, il n'y aura pas de Marfa, mais simplement une dame plus ou moins forte qui chantera devant vous plus ou moins bien des paroles sans aucun intérêt...

J'ai dit plus haut que le chanteur doit sentir l'état d'âme du personnage qu'il incarne à chaque moment de l'action. Je dois dire qu'il y a des cas où l'artiste n'arrive pas à être véridique par suite d'une négligence du musicien, d'une petite faute qui s'est glissée dans la partition. En ce cas, une difficulté se présente pour l'acteur. Voici un exemple :

Dans la Pskovitaine, je chante le rôle d'Ivan le Terrible. Au début du dernier tableau de l'opéra, je sens quelque chose qui cloche. Je ne peux pas jouer comme il faudrait. Pour quelle raison ? La raison, la voici. Ivan se plonge dans ses réflexions, il se rappelle sa jeunesse ; le jour où il rencontra dans une forêt de noyers Vera, ]a mère d'Olga, son cœur tressaillit et il céda à l'élan subit de la passion : « Mon cœur tressaillit, je ne pus me contenir et maintenant nous en récoltons les fruits. » Jusqu'ici, tout va bien. Mais, immédiatement après, ses réflexions prennent un tout autre tour :

Seul est fort, puissant et grand l'empire,

Où le peuple sait qu'il a un chef unique,

Comme dans un seul troupeau un seul pasteur.

Le rêveur amoureux, plongé dans ses souvenirs de jeunesse, devient d'un coup un homme d'Etat, un penseur réfléchi qui proclame la puissance d'un pouvoir centralisé, qui chante les bienfaits de l'autocratie. On passe donc d'un état d'âme à un autre — il faudrait une pause et l'auteur n'en a pas mis.

Je demandai alors au chef d'orchestre de prolonger la dernière note, de mettre un point d'orgue, pour me donner le temps et la possibilité de composer mon visage, de changer d'expression. Je soumis l'idée à l'auteur, à Rimski-Korsakov. J'avais pour lui une admiration sans bornes, mais il faut dire la vérité : il n'aimait pas qu'on lui parlât de fautes. Il m'écouta avec un peu d'humeur et me dit sur un ton maussade :

« Bien, je verrai cela »...

Quelque temps après, il m'apporta un nouvel air pour cette scène de la Pskovitaine. L'air m'était dédicacé — j'en possède toujours le manuscrit — mais je ne le chantai qu'une seule fois, le jour de la répétition. Le récitatif précédent, malgré sa faute, était magnifique, tandis que l'air destiné à le remplacer n'allait vraiment pas. Je ne désirais pas mettre un « air » dans la bouche du Terrible. Je sentais que cela entravait le développement direct de mon action.

Si je n'avais pas eu l'habitude de me contrôler moi-même à chaque moment, je n'aurais probablement pas remarqué la lacune de la partition et mon interprétation d'Ivan en aurait incontestablement souffert.

 

 

CHAPITRE XXIII

MOYEN D'EXPRESSION ET BUT ARTISTIQUE

 

Je me suis efforcé, dans le chapitre précédent, de définir le rôle de l'imagination dans la création d'images scéniques capables d'emporter la conviction du spectateur. J'ai dit qu'elle servait surtout à éliminer tout ce qui était mécanique dans le travail. Par ces observations, j'ai dans une certaine mesure confirmé le principe de la liberté dans l'art théâtral. Mais la liberté dans l'art, comme dans la vie, n'est une bonne chose que si elle est limitée et renforcée par une discipline intérieure.

C'est sur cette question de la discipline dans le domaine de la création scénique que je voudrais maintenant faire quelques remarques.

J'ai dit qu'un nègre avec un cou blanc et un vieillard aux mains lisses ne sauraient convaincre le spectateur. J'ai estimé qu'un Boris Godounov aux cheveux blonds choquerait le public et j'ai déclaré que le chant sans vie intérieure ne pourrait émouvoir personne. Convaincre le public, c'est, au fond, le duper convenablement, ou mieux créer en lui un état d'âme par lequel il accepte volontiers d'être dupe, se familiarise avec la fiction et la ressent comme une vérité supérieure. Le spectateur sait parfaitement que l'acteur qui meurt sur la scène sera sans doute quelques instants plus tard dans un café en train de boire de la bière, néanmoins, la pitié remplit ses yeux de véritables larmes.

On ne peut convaincre, duper ainsi le public que lorsqu'on sait garder le sentiment de la mesure. Evidemment, l'acteur doit avant tout être convaincu lui-même de ce qu'il veut persuader à son public. Il doit croire que tel personnage a vraiment vécu et est vraiment mort comme il le représente. Si l'acteur n'éprouve pas cette conviction intérieure, jamais il ne pourra persuader personne ; mais il n'y parviendra pas non plus si, dans un récit musical, plastique et dramatique, tous les points du sujet ne sont pas harmonieusement et exactement distribués. Il faut exprimer le sentiment, donner les intonations et faire les gestes dans la mesure même qui correspond strictement au caractère du personnage et à la situation. Si le héros pleure sur la scène, par exemple, le chanteur devra retenir sa propre sensibilité et ses larmes à lui, car il se peut qu'elles déforment le personnage. C'est au personnage même qu'il faut emprunter la sensibilité et les larmes — en ce cas, elles seront véridiques.

Je citerai, pour illustrer ma pensée, un exemple concret. Au cours d'une tournée en Russie du Sud, je me trouvai un jour à Kichinev et je profitai d'une soirée libre pour aller entendre à l'Opéra Paillasse de Leoncavallo. La représentation se déroulait tant bien que mal, dans une atmosphère d'ennui. Quand le ténor aborda l'air fameux de Paillasse, la salle se réveilla ; le chanteur se mit à jouer dramatiquement, mais des rires commencèrent à fuser dans la salle. Plus il accentuait le drame, plus il pleurait en chantant : « Ris donc, Paillasse, ris de tes propres douleurs », plus le publie riait. Je subis à mon tour la contagion. Je me mordais les lèvres, je me retenais autant que je pouvais, mais tout mon être était secoué intérieurement par le rire. Je serais peut-être parti avec la conviction que cet homme était sans talent, que ses gestes étaient ridicules si, à la fin de l'acte, tandis que le public allait rire encore au foyer, je n'étais pas allé dans les coulisses. Je connaissais peu ce ténor, mais je l'avais déjà rencontré ; passant près de sa loge, je décidai d'entrer pour lui dire bonjour. Je vis un homme encore tout bouleversé par la scène qu'il venait de jouer, et les joues inondées de larmes.

— Bon... bonjour, me dit-il avec effort.

— Qu'avez-vous ? Vous êtes malade ?

— Non, je... je ne suis pas ma...lade.

— Pourquoi donc pleurez-vous ?

— Voilà, je ne peux pas retenir mes larmes. Chaque fois que j'interprète sur la scène un rôle extrêmement dramatique, c'est comme cela, je pleure... J'ai infiniment pitié du pauvre Paillasse.

Je compris immédiatement. Ce chanteur qui, sans doute, ne manquait pas de talent, perdait son rôle tout simplement parce qu'il versait non pas les larmes de Paillasse, mais ses propres larmes d'homme trop sensible... Cela devenait comique, pour la bonne raison que les larmes du ténor n'intéressaient personne.

Ce cas est plutôt exceptionnel, mais il est significatif. Le manque excessif de mesure avait provoqué dans la salle une réaction excessive : l'hilarité générale. S'il eût été moins excessif, il eût provoqué sans doute une réaction moins vive : des sourires. Si l'artiste s'était écarté de la mesure en sens inverse, la réaction elle aussi eût été inverse. Supposez un ténor qui aurait été un homme dur et qui, n'éprouvant aucune pitié pour le pauvre Paillasse, aurait manifesté sa propre indifférence dans sa façon de chanter l'air fameux... le public lui aurait probablement envoyé des pommes pourries.

L'adaptation idéale des moyens d'expression au but artistique poursuivi, c'est l'unique condition qui permette de créer une image harmonieuse et stable, vivant de sa propre vie — à travers l'acteur sans doute, mais indépendante de lui. A travers l'acteur — créateur, et indépendante de l'acteur — homme.

 

 

CHAPITRE XXIV

CONTRÔLE DE SOI

 

La discipline du sentiment nous ramène dans la sphère de la conscience, de l'effort purement intellectuel. Le respect de la mesure suppose le contrôle de soi. Je ne conseillerais pas volontiers à l'acteur de se fier à la réaction du public. « La réaction du public est bonne, donc le jeu est bon », c'est là une formule très dangereuse. Le succès auprès du public ne doit pas être considéré par l'artiste comme la preuve absolue que l'image créée par lui est véridique et parfaitement harmonieuse. Il arrive que le public se trompe. Il y a bien entendu des connaisseurs qui ne se méprennent que rarement, mais le peuple, le gros public ne juge bien des choses que par comparaison. On entend parfois le public dire d'un acteur : « Comme il joue bien ! » alors qu'il joue effectivement très mal, et le public ne s'en rendra compte que quand il assistera à un jeu meilleur, plus juste et plus naturel. « Voilà comment il faut jouer ! » s'écriera-t-il alors... On vous montre un meuble Louis XV. Tout est bien : la forme, les moulures, les dorures sont dans le style, mais l'illusion ne durera que jusqu'au moment où on vous montrera de véritables créations de l'époque, avec leur cachet inexprimable, avec leur beauté inimitable. Seul un contrôle sévère de soi permettra à l'acteur de jouer honnêtement et de gagner à coup sûr son public.

Ici, l'acteur est devant un problème très difficile: il s'agit de se dédoubler sur la scène. Quand je chante, l'image que j'incarne m'est toujours présente. Elle ne cesse pas une seconde d'être devant mes yeux. Je chante et j'écoute, j'agis et j'observe. Je ne suis jamais seul sur la scène. Il y a sur la scène deux Chaliapine. L'un joue, l'autre surveille. « Beaucoup trop de larmes, mon vieux », dit le critique à l'acteur. « Rappelle-toi que ce n'est pas toi, mais le personnage qui pleure. Supprime une larme. » Ou au contraire : « C'est maigre, c'est un peu sec. Ajoute une larme. »

Il arrive bien entendu qu'on ne soit pas maître de ses nerfs. Je me rappelle que dans la Vie pour le Tsar, au moment où Sousanine dit : « On m'ordonne de partir, il faut se soumettre », et où il chante, en tenant sa fille Antoinette dans ses bras :

Ne te désole pas, chère petite,

Ne pleure pas, mon enfant bien-aimé,

je me rappelle qu'à ce moment même, je sentis des larmes couler sur mon visage. Je n'y prêtai pas d'abord attention, je pensai que c'était Sousanine qui pleurait, mais soudain je remarquai qu'au lieu du timbre agréable de ma voix, une espèce de gloussement plaintif sortait de ma gorge. J'en fus effrayé et je compris immédiatement que c'était moi, Chaliapine, qui pleurais d'attendrissement ; que, trop vivement ému par le chagrin de Sousa­nine, je versais des larmes inutiles, et je me retins instantanément, je repris mon sang-froid. « Mon ami », dit en moi le critique, « ne fais pas trop de sentiment. Laisse ton Sousanine à sa douleur. Chante plutôt et joue de ton mieux »...

Je reste constamment conscient sur la scène. Je ne perds pas une seconde la possibilité, ni l'habitude de surveiller l'harmonie de mes gestes : Ma jambe est-elle en bonne posture ? Mon attitude est-elle en harmonie avec les sentiments que je dois exprimer ? Je vois le moindre frémissement, j'entends le moindre bruissement autour de moi. Un choriste négligeant a des bottes qui grincent... « Le fainéant, me dis-je, il aurait pu graisser ses bottes ! » et en même temps, je chante : « Je me meurs »...

Je n'ai pas beaucoup d'admiration pour « la création inconsciente » si chère à certains acteurs. Un acteur dans le feu de l'inspiration se pénétra tellement de son rôle qu'il blessa son partenaire d'un coup de poignard. A mon avis, l'auteur d'un tel geste d'inconscience mérite d'être conduit au commissariat de police... Quand on donne une gifle sur la scène, il faut évidemment que le public sursaute, mais sans qu'il en cuise à votre partenaire. Si le malheureux tombe sous la violence du coup, la direction se verra obligée de baisser le rideau pour un quart d'heure et de faire des excuses au public :

« Mesdames et messieurs, excusez-nous. Nous avons dû interrompre le spectacle ; l'acteur est parfaitement entré dans son rôle... »

 

 

CHAPITRE XXV

L'IMAGINATION ET LA PRATIQUE

 

L'acteur a étudié à fond sa partition ; son imagination féconde s'est exercée librement ; il a senti profondément toute la gamme des états d'âme de son personnage ; il a soigneusement réglé aux répétitions ses intonations et ses gestes; par un contrôle sévère de ses moyens d'expression, il est arrivé à une harmonie satisfaisante. L'image qu'il avait entrevue au début de son inspiration comme un but idéal est maintenant polie comme il convient.

A la première représentation de l'opéra son jeu a dépassé la rampe et il a conquis son public. L'image est-elle mise définitivement au point ?

Non, pas encore. Il doit encore la mûrir, d'un spectacle à l'autre, pendant de nombreuses années. Certes, il y a le travail et la science, il y a le talent, mais la chose la plus remarquable peut-être dans la nature, c'est la pratique. Si l'imagination est la mère qui donne la vie au rôle, la pratique est la nourrice qui lui permet un développement sain.

Aucun cordonnier — et, comme j'ai eu l'honneur d'être cordonnier dans ma jeunesse, j'en parle en connaissance de cause... — aucun cordonnier, si doué soit-il, ne saurait arriver sans pratique à coudre des bottes à la perfection, même après un apprentissage de cinq ans. Certes, il les fera très bien s'il est bon cordonnier, mais pour deviner à votre vue quels pieds vous avez et quel genre de bottes vous convient, il ne le saura que par une longue pratique.

Convaincre le public, oui. Mais il y a tant de petites choses entre vous et le public ! Il y a des choses insaisissables... Jusqu'ici, je ne parviens pas à comprendre ce que c'est, mais je le sens, c'est cela qui, je ne sais pourquoi, empêche le public de me comprendre, de me croire. La lumière dans la salle, si elle ne répond pas dans une mesure mystérieusement unique à l'éclairage de la scène, empêche certains sentiments secrets du spectateur de se déclarer, écrase et fait fuir son émotion.

Ou c'est quelque chose dans le costume, dans le décor ou dans la mise en scène. Si bien que l'acteur, dans la création de l'image, dépend beaucoup de l'atmosphère qui l'entoure, de certains détails qui le secondent et d'autres qui le desservent.

Seule la pratique permet à l'acteur d'apercevoir, de sentir, de deviner quel est le détail, quelle est la menue poussière qui a nui à l'impression. Ceci a porté, ceci ne porte pas, ceci tombe à faux. La salle et les courants d'émotion qui viennent d'elle sur les planches ne cessent de polir et de repolir l'image... Et l'on ne peut jouer librement et allègrement que lorsqu'on sent que le public vous suit. Or, pour tenir le public, le talent seul ne suffit pas : il faut l'expérience, il faut la pratique, que l'on n'acquiert qu'après de longues années de travail.

Il arrive alors, un jour, que l'on sente l'image au point. Comment, en définitive, y est-on parvenu ? Dans les chapitres précédents, je me suis expliqué là-dessus assez abondamment et il m'est impossible d'en dire davantage. Cela, c'est ce qui est au delà de la barrière. Un ne peut y atteindre par l'étude, ni l'expliquer par des mots. L'acteur a si bien assimilé tout le personnage que tout ce qu'il fait — les gestes, les intonations, les nuances de la voix — est absolument juste et véridique. Je ne saurais mieux comparer cet acteur qu'à la flèche du tir qui atteint si exactement le but que la clochette tremble et sonne. Si le coup dévie d'un seul millimètre, il aura beau être bon, la clochette ne sonnera pas.

Il en va ainsi pour chaque rôle. Ce n'est pas si facile de faire sonner la clochette. Souvent, assez souvent, on s'égare à côté du but, on en est près, à un millimètre, mais on reste à côté. Quel étrange sentiment !

Pendant un moment, je sens que la clochette sonne, mais pendant cent autres moments, je ne l'entends pas. Ce qui importe avant tout, c'est la capacité même de sentir si la clochette sonne ou reste silencieuse... Et de même si celui qui m'écoute a senti des fourmillements sur sa peau, comme on me le dit parfois, croyez-moi, je les sens moi-même sur sa peau. Je sais qu'il a eu ces fourmillements. Comment le sais-je ? Je ne puis l'expliquer. C'est au delà de la barrière...

 

 

CHAPITRE XXVI

LES QUALITÉS PLASTIQUES

 

Qu'il puisse y avoir de la beauté même dans la représentation de ce qui est laid, ce n'est pas une phrase. C'est une vérité aussi simple et aussi incontestable que celle-ci : les haillons d'un mendiant peuvent être pittoresques. A plus forte raison, la représentation de la beauté sur la scène doit-elle être plus belle et la noblesse plus noble. Mais pour parvenir à incarner vraiment cette beauté, l'acteur doit se soucier extrêmement de développer les qualités plastiques de son corps. L'aisance, la liberté, la souplesse, le naturel des mouvements, c'est là une condition de la création harmonieuse, aussi indispensable que le timbre, la plénitude et le naturel de la voix. On ne s'en rend pas toujours compte et il s'ensuit des conséquences tristes ou comiques.

Un jeune homme sort du Conservatoire ou d'un cours privé de chant et d'art théâtral ; il sait poser sa voix, il a appris son rôle à fond et il est convaincu en toute bonne foi qu'il peut jouer le personnage de Raoul dans les Huguenots ou celui d'Ivan le Terrible. Mais bientôt il s'aperçoit qu'il est mal à l'aise dans le costume que lui a donné l'habilleur ; ce garçon charmant et cultivé, qui connaît fort bien l'histoire des Huguenots et le caractère de Raoul de Nangis ressemble plutôt à un garçon coiffeur en costume de carnaval quand il paraît en public derrière les feux de la rampe. Il ne sait pas marcher sur la scène, il n'a pas la maîtrise de son corps. Entre le chevalier qu'il incarne et sa propre personne, il y a dissonance.

Je reçus un jour à Moscou la visite d'un jeune homme que m'envoyait un écrivain de mes amis. Celui-ci me disait dans sa lettre de recommandation que c'était un garçon doué, même un poète, mais qu'il n'avait pas de ressources et qu'il voulait apprendre le chant. Il me priait de l'entendre et de l'aider.

Le jeune homme avait une blouse noire retenue par une courroie sous le ventre. Je remarquai qu'il marchait d'une allure dégingandée, comme nos intellectuels issus du peuple qui rêvaient de secourir les « opprimés ».

Je remarquai également qu'il était doué d'une force physique peu commune — tant sa poignée de main me fit mal. Je l'écoutai. D'une voix de basse relativement agréable, il chanta un air d'opéra. Son chant était ennuyeux et je le lui dis. Il en convint et me dit qu'il n'avait encore pris de leçon nulle part. Il lui fallait 40 roubles par mois pour ses études, je les lui promis et lui versai une avance, puis je l'autorisai à venir de temps en temps me faire entendre sa voix. Il alla dans une école de chant. Je le voyais rarement les jours où il devait payer ses leçons. Six mois plus tard, il vint me faire constater ses progrès : dans la même blouse noire, avec la même courroie sous le ventre... Il me serra la main très vigoureusement, comme toujours, s'approcha du piano d'un pas traînant et se mit à chanter.

Je ne remarquai dans son chant aucune différence tranchée par rapport à la première fois. Il faisait seulement quelques suspensions nouvelles, d'une utilité douteuse, et il m'expliqua pourquoi elles étaient logiquement indispensables. Je lui fis quelques remarques à propos de son chant et je lui posai une question au sujet de sa blouse : était-il tellement habitué à elle qu'il ne la quittait jamais ou peut-être n'avait-il pas assez d'argent pour acheter un autre vêtement ?

Ma question le troubla visiblement, mais, en souriant, il me dit que sa voix était la même, qu'il fût en blouse ou en habit. Je ne répliquai rien à cette vérité. En effet, me dis-je, c'est la même voix...

A cette époque, je jouais le rôle du roi Philippe II dans Don Carlos. Le jeune homme venait souvent me demander des billets pour mes spectacles, il voulait étudier mon jeu dans Don Carlos, car il se sentait attiré par le rôle de Philippe II et il espérait que ce serait le meilleur de ses rôles quand il commencerait sa carrière. Je lui donnai volontiers des invitations, il vint ensuite me remercier et me dit que mon jeu le remplissait d'enthousiasme.

— C'est parfait, lui dis-je. Je suis très content que vous ayez ainsi quelques leçons de jeu scénique.

Une nouvelle année d'études passa et le jeune homme revint me voir. Toujours avec sa blouse noire et sa ceinture sous le ventre, il me serra la main à me faire crier.

Cette fois, je le traitai sévèrement, je lui dis :

— Jeune homme, voilà deux ans que vous faites des études. Vous êtes venu me voir dans différents rôles et vous êtes très attiré par le rôle du roi Philippe II d'Espagne. Mais vous marchez toujours avec les jambes arquées, vous portez une blouse et vous serrez la main si chaleureusement qu'on en souffre longtemps après ! Votre professeur ne vous a donc pas expliqué qu'à part les notes qu'il faut logiquement suspendre, comme vous me l'avez expliqué la dernière fois, il faut encore apprendre à marcher non seulement sur la scène, mais dans la rue ? Je m'étonne que vous n'y ayez pas songé vous-même. La voix est évidemment la même avec n'importe quel costume, mais vous n'arriverez jamais à jouer le rôle du roi Philippe II comme vous en avez l'intention. Je crois que cette expérience de deux ans est tout à fait suffisante...

Le jeune homme se plaignit sans doute à ses amis de ce que les grands acteurs bousculent les jeunes et leur barrent la route. Il n'aurait pas dit cela s'il avait compris que l'on ne devient d'ordinaire un grand acteur que quand on cultive avec une égale rigueur son talent et ses expressions plastiques.

Le plus parfait modèle des acteurs tout à fait maîtres de la plastique de leur « emploi », c'était, à mon avis, Ivan Platonovitch Kiselevski. Ce remarquable acteur s'était imposé à la fin du siècle dernier dans des rôles de « pères nobles » et en général de « gentlemen ». Je le vis jouer à Kazan quand j'étais tout jeune. Je fis sa connaissance bien plus tard à Tiflis, dans le salon d'une dame de ma connaissance qui avait offert un raout en l'honneur de la troupe de la capitale en représentation dans cette ville.

Etant encore trop timide pour entrer en conversation avec Kiselevski, je restai dans mon coin et je l'observai. Il avait les cheveux blancs, d'une blancheur de cygne, le visage rasé, pas beau, mais expressif jusqu'à la moindre ride. Il portait une redingote noire, une cravate nouée d'une façon impeccable. Une voix ravissante, tout à fait comme du velours. Il parlait doucement, mais très distinctement. Je ne me lassais pas de contempler cette silhouette magnifique. On l'invita au buffet. Il s'approcha de la table aux zakouskis et, avant de boire un verre de vodka, il prit une assiette, y mit du sel et du poivre, versa un peu d'huile et de vinaigre, mélangea le tout avec sa fourchette et en arrosa la salade sur une autre assiette. Le lecteur se demande sans doute où je veux en venir. Cet homme avait fait une vinaigrette et pris avec sa salade un verre de vodka, tout simplement. Oui, mais comment s'y était pris Kiselevski, je m'en souviens encore comme d'un des plus magnifiques tableaux plastiques qu'on pût voir.

Je me rappelle comment sa main merveilleusement belle prit chaque objet, comment la fourchette dans sa main fit ce simple mélange et de quelle voix, avec quelle intonation, il s'écria :

— Mes chers amis, acteurs, levons nos verres en l'honneur de notre hôtesse qui nous a offert cette magnifique fête !

Tout dans cet homme respirait la noblesse. « Sûrement les lords anglais doivent être comme cela », me dis-je naïvement. Par la suite, je vis beaucoup d'aristocrates, de lords et même de rois, mais chaque fois je me souvenais avec fierté de l'acteur Ivan Platonovitch Kiselevski...

 

 

CHAPITRE XXVII

LES ACTEURS RUSSES D'AUTREFOIS

 

Les chers acteurs russes d'autrefois !

Je vis encore sur les planches beaucoup d'entre eux — toute l'illustre pléiade de la fin du XIXe siècle — mais les plus vieux, les célébrités de la génération antérieure de la scène russe, je les vis au repos, achevant leur vie dans la maison de retraite de Pétersbourg.

Evidemment, c'était un triste spectacle que celui de ces vieux acteurs et de ces vieilles actrices sortis des rangs et perclus par la maladie, et cependant j'éprouvais toujours une joie particulière à leur rendre visite. Ils me rappelaient les tableaux des anciens maîtres. Quels visages clairs ! Ils semblaient recouverts d'une sorte de laque — la laque des violons de Stradivarius, au brillant toujours pareil. Cette merveilleuse clarté des visages des vieux acteurs, voilà un secret que nos générations ont perdu sans retour. On y voyait se refléter en tout cas une vie que l'art avait remplie d'un frémissement mystérieux. Ils allaient travailler dans leurs théâtres avec l'émotion sacrée de ceux qui vont à la communion, bien qu'ils ne fussent pas toujours d'une tempérance exemplaire...

Le monde des vieux acteurs était une grande famille. Sans le faste ni la réclame, sans la grandiloquence ni les fausses flatteries qui, plus tard, furent à la mode, les acteurs d'autrefois se réunissaient dans des cercles intimes et amicaux. Ils se retrouvaient, se donnaient des conseils, se rendaient mutuellement service et, quand il le fallait, ils se disaient sincèrement la vérité :

— Mon vieux Zaraïski, tu ne joues pas bien ce rôle-là...

Et Zaraïski, en dépit de son amour-propre, méditait la critique de son camarade. Ainsi l'art de l'acteur russe grandissait et florissait.

On sait que la corporation des acteurs russes remonte à Catherine II. Les acteurs étaient des serfs, ils quittaient la charrue, la cour du seigneur pour se rendre au théâtre. Ils étaient obligés de se replier sur eux-mêmes, car ils n'étaient guère traités avec indulgence par leurs maîtres à qui ils jouaient la comédie. J'ai encore connu l'époque où Son Excellence le Directeur des Théâtres Impériaux ne tendait que deux doigts aux acteurs les plus fameux. A ces deux doigts, de mon temps, Son Excellence ajoutait un aimable sourire, mais autrefois, comme je l'appris de vieux acteurs qui avaient achevé leur carrière dans les Théâtres Impériaux, les directeurs ne daignaient même pas tendre deux doigts ; ils arrivaient dans les coulisses et se mettaient à crier :

— Si la prochaine fois tu as l'audace de bafouiller sur la scène, comme tu l'as fait aujourd'hui, je te ferai mettre aux arrêts.

On dirait une anecdote... C'est pourtant la vérité, c'est ainsi qu'on traitait les acteurs à cette époque.

Je vis encore sur la scène un très vieux chanteur, quand j'étais jeune : il me prit en affection, je ne sais pourquoi. C'était un bon artiste, une excellente basse. Etant cultivateur, il faisait pousser dans son jardin des radis, des concombres et d'autres légumes qui servaient surtout de zakouskis pour la vodka.

Un beau jour, avant de se produire dans un grand concert donné en présence de l'Empereur, ce remarquable personnage, à la fois basse et cultivateur, avait copieusement humecté son gosier ; arrivé sur la scène, il commença à chanter une chanson qui n'était pas dans son programme. Le directeur, qui avait probablement attiré l'attention de l'empereur sur le concours de ce chanteur, se précipita furieux dans la loge des artistes et se mit à l'abreuver de toutes les injures possibles, autant qu'on peut injurier un serf. A la fin de son discours, émaillé de nombreuses grossièretés, il frappa de toutes ses forces sur les feuilles de musique que le chanteur tenait entre ses mains. Les feuilles tombèrent par terre. Le chanteur, qui jusqu'alors s'était tu, perdit patience et, se baissant pour ramasser sa musique, il se mit à dire, d'une voix profonde et veloutée, mais parfaitement calme :

— Excellence, je vous en supplie, ne m'obligez pas, Excellence, de vous dire m.... !

Si stupéfait que fut le directeur, majestueux dans sa colère et dans son uniforme constellé de décorations, il s'arrêta net, perdit contenance et se retira. L'histoire fut étouffée...

On comprend que les vieux acteurs russes, en mal de tendresse humaine, se soient repliés les uns sur les autres dans leur propre milieu.

Non seulement dans les capitales, autour des théâtres impériaux, mais aussi en province — surtout en province — ils vivaient de leur propre vie, entre eux. Sans doute, l'envie et la haine sévissaient aussi parmi eux de temps en temps — comme partout et toujours — mais ce n'était pas l'atmosphère caractéristique de ce milieu où dominait la pure et sincère amitié.

Le vieil acteur ne voyageait pas en première classe, — comme nous le pouvons aujourd'hui, heureux mortels que nous sommes — souvent il allait à pied de ville en ville et couvrait de grandes distances. Et plus son visage était tenu à l'écart de la haute société, plus il se gravait en haut relief sur cette magnifique médaille qu'on appelle le théâtre.

 

 

CHAPITRE XXVIII

LA DÉCADENCE DU THÉÂTRE RUSSE

 

Je me demande parfois : Qu'est-il arrivé à l'acteur russe ? Qu'est-ce qui a oblitéré son beau et pur visage ? Pourquoi le théâtre russe a-t-il perdu sa force et sa chaleur d'autrefois ? Pourquoi, dans nos salles de théâtre, a-t-on cessé de pleurer vraiment et de rire franchement ? Sommes-nous devenus si pauvres en hommes et en talent ? Non, nous avons, Dieu merci, une grande réserve de talents.

Parmi les nombreuses causes de la décadence du théâtre russe — décadence qu'on ne saurait masquer ni par de vains bavardages sur un soi-disant renouvellement de l'art théâtral ni par une réclame sans vergogne — je mettrai au premier plan la rupture brutale avec nos traditions dramatiques.

Sur la tradition dans l'art on peut évidemment être d'opinions différentes. Il y a le canon de la beauté, traditionnel, immuable, qui fait penser à un vieillard décrépit, rachitique, atteint de toutes les maladies et à deux pas de la tombe. Ce podagre devrait être depuis longtemps sous terre, mais il se cramponne à la vie sans profit pour personne et répand autour de lui une odeur de cadavre. Ce n'est pas de cette tradition formelle et néfaste que je prends la défense. Je veux parler de la tradition des éléments vivants de l'art qui sont encore très féconds. Je ne puis me représenter la parthénogénèse de nouvelles formes d'art. Si celles-ci ont en elles de la vie — chair et esprit — cette vie doit fatalement avoir un lien, une filiation avec le passé.

On ne peut détacher le passé d'un puissant coup de hache. Il faut distinguer ce qui est mort et appartient au tombeau et ce qui est encore vivant et digne de vivre. Je ne puis m'imaginer qu'en poésie, par exemple, la tradition de Pouchkine ait perdu toute vitalité ; et de même, en peinture, la tradition de la Renaissance italienne et de Rembrandt ; en musique, la tradition de Bach, de Mozart et de Beethoven... Et je ne puis en aucune façon comprendre ni considérer comme possible qu'en matière d'art dramatique puisse jamais disparaître la tradition immortelle qui met au centre de la scène la personnalité vivante de l'acteur, l'âme de l'homme et la parole divine.

Cependant, pour le plus grand dam du théâtre et de la nouvelle génération d'acteurs, cette sainte tradition de la scène est ébranlée. Elle est ébranlée par des gens qui veulent à tout prix inventer quelque chose de nouveau, même s'il faut pour cela violer les lois naturelles du théâtre. Ces gens se disent des novateurs ; le plus souvent ils ne font que violer le théâtre. L'art véritable se crée sans violence ; celle-ci ne mène à rien. Moussorgski fut un grand novateur, mais jamais il ne recourut à la violence. Stanislavski, qui renouvela l'art de la mise en scène, n'agit jamais à l'encontre du sentiment humain et ne songea jamais à user de violence uniquement pour paraître un novateur.

Qu'on me permette de dire que moi aussi je fus à certains égards un novateur, mais je ne fis rien par force. Je sentis seulement par ma propre nature qu'il fallait pénétrer plus intimement dans le cœur et l'âme du spectateur, toucher les cordes de sa sensibilité, l'obliger de pleurer et de rire, sans recourir à des inventions, à des trucs, en m'inspirant au contraire avec respect des grandes leçons de mes prédécesseurs, des vieux acteurs au jeu profond et clair de la Russie...

Il n'y a que les faux novateurs qui s'ingénient par tous les moyens à faire des acrobaties et à s'épater les uns les autres, par leurs prouesses.

Que signifie la formule « toujours en avant » et « coûte que coûte » dans le domaine de l'art dramatique ? Cela signifie que le texte de l'auteur, que l'individualité de l'acteur sont des choses secondaires et que l'essentiel c'est d'avoir des décors dans le style de Picasso (notez qu'il s'agit du style, et non de Picasso lui-même...) D'autres disent : « Non, ce n'est pas cela. Il n'y a pas besoin de décors ! Des toiles et des draperies suffisent ». D'autres encore prétendent que l'acteur doit parler le plus bas possible — plus il parle bas, plus il y a d'atmosphère... Leurs adversaires se prononcent au contraire pour le tonnerre et les éclairs. Enfin, les novateurs les plus hardis sont allés jusqu'à affirmer que le public doit prendre part lui-même à l'action et constituer une sorte d'acteur « collectif »...

Ces inventions remarquables sont principalement le fait de nos régisseurs, de nos « metteurs en scène » de pièces et d'opéras. La plupart d'entre eux ne savent ni jouer ni chanter. Ils n'ont que de faibles notions musicales. Mais, par contre, ce sont de grands maîtres dans l'art d'inventer de « nouvelles formes ». De tirer d'une comédie classique en quatre actes une revue en trente-huit tableaux. Ils s'y connaissent surtout dans l'art de « découvrir » les allusions de l'auteur. Si l'action se passe un dimanche à midi, par exemple, dans une ville de province, c'est-à-dire à l'heure où d'ordinaire les cloches sonnent, ils offrent au public une bonne sonnerie de cloches dans les coulisses. Le carillon couvre le dialogue, sans doute, mais qu'importe ? « l'allusion a été soulignée ». Le curieux, c'est que ces novateurs, qui respectent à ce point les allusions de l'auteur, traitent avec la plus parfaite désinvolture son texte et ses indications précises. Pourquoi, par exemple, joue-t-on sous un pont la Forêt d'Ostrovski ? Ostrovski n'a pas eu besoin de pont. Il a indiqué lui-même le lieu de l'action et les décors. Je ne serais pas surpris que demain on transporte Shakespeare ou Molière sur la Tour Eiffel... Car l'essentiel pour le metteur en scène, ce n'est pas ce que l'auteur a imaginé et réalisé dans son ouvrage, c'est ce que lui, « interprète » des secrètes pensées de l'auteur, a eu l'idée d'ajouter de son cru.

Il est tout naturel en ce cas que sur les affiches du Revizor, par exemple, on imprime en petits caractères le modeste nom de Gogol, et en lettres énormes le nom du fameux metteur en scène X ou Y...

Glinka a composé Rouslan et Loudmila. Or, j'ai eu récemment le plaisir plutôt douteux de voir ce très vieil opéra russe dans une mise en scène très moderne. Dieu du Ciel ! Le très ingénieux régisseur avait eu honte sans doute de s'exprimer dans une honnête prose, il avait tenu à paraître novateur à tout prix, à inventer quelque chose de très original. Dans ce conte de Pouchkine, tout est clair. Le régisseur, pourtant, jugea nécessaire d'inventer quelque chose de tout à fait mirobolant.

Svietozar et Rouslan, à ce qu'il paraît, symbolisent le jour, le soleil, tandis que Tchernomor symbolise la nuit. Peut-être tout cela aurait-il eu son intérêt dans une démonstration universitaire, mais pourquoi fallait-il imposer ces subtilités « scientifiques » à un public venu pour entendre l'opéra de Glinka, je ne parvins pas à le comprendre. Je vis seulement que, conformément à cette thèse à laquelle ni Pouchkine ni Glinka n'avaient songé, on avait réalisé une mise en scène et des décors abracadabrants.

Prenons la scène du festin dans la grande salle du palais de Svietozar à Kiev. Sans être astronome, Glinka n'avait cependant pas mal réalisé ce tableau. Le régisseur, lui, trouva que c'était insuffisant et au lieu de la salle du palais, il réalisa un « Escalier de la vie » d'après l'imagerie populaire : la jeunesse qui monte et la vieillesse qui descend, tandis que les invités festoient, on ne sait trop pourquoi, sur cet escalier symbolique. Au ciel apparaissent des étoiles de diverses grandeurs, et sur le sol le croissant de la lune, posé de guingois ; c'est l'usage, probablement... A la place de la lune, des lampions éblouissent les yeux des spectateurs et les empêchent d'examiner les autres innovations.

On porte la barbe de Tchernomor sur un coussin spécial qui doit symboliser les ténèbres environnantes ou quelque chose de pareil. Mais le principal et le plus étonnant, c'est qu'au moment de la scène la plus ordinaire entre Naina et Farlaf, on voit sans rime ni raison surgir des coulisses d'étranges créatures, ressemblant à des espèces d'arbres chevelus et tortus ou à ces diables que croient voir les ivrognes. Il en sort douze, de ces êtres qui n'existent ni dans le texte de Pouchkine ni dans la musique de Glinka...

Autre exemple : la Rousalka de Dargomyjski.

Comme on le sait, au premier acte de cet opéra, il y a un moulin. Le régisseur inventif ne saurait se contenter du décor brossé par l'artiste et qui représente un moulin. Il fait apparaître sur la scène de beaux gars qui vont et viennent au moulin avec des sacs de farine... Rappelez-vous qu'à ce moment même un drame profond se passe sur la scène. Natacha est là, le corps raide, à demi évanouie, et elle est sur le point de se jeter à l'eau.

Je demande au metteur en scène :

— Pourquoi faites-vous donc circuler ces sacs de farine ?

— Cher Fedor Ivanovitch, il faut bien animer la scène...

Que répondre à cela ? Il mériterait qu'on lui dise :

« Fils, va chercher une corde pour te pendre ! Et peut-être irai-je alors chercher quelqu'un pour te ranimer... »

Mais quoi, il se fâcherait. Il dirait que « Chaliapine l'insulte »...

 

 

CHAPITRE XXIX

LE PRINCIPAL ET L'ACCESSOIRE

 

Ce n'est pas au nom d'un réalisme strict que je m'élève contre les « innovations » dont je viens de parler. Je ne suis ni un doctrinaire en art, ni l'adversaire des essais et des recherches. Mon Holopherne, n'est-ce pas une tentative audacieuse ? Et mon Don Basile, est-il réaliste ? Non, ce qui me choque et me chagrine profondément, c'est que le principal est sacrifié à l'accessoire, l'intérieur à l'extérieur, l'âme de l'œuvre à de vains grelots. Je ne protesterais ni contre l' « Escalier de la vie », ni contre les sacs de farine s'ils n'étaient pas gênants. Or, ils gênent les chanteurs, car ils les empêchent de jouer et de chanter librement, et ils gênent le public, en l'empêchant d'entendre tranquillement la musique et les artistes. Une salle dans un palais, c'est un cadre plus calme qu'un escalier ; il concentre l'attention alors que l'escalier la disperse.

Quant aux sacs de farine et aux diablotins, c'est tout simplement scandaleux.

J'exige moi-même que les décors soient beaux, bien faits et aient du style. Ce qui pour moi fait la valeur particulière de l'opéra, c'est qu'il peut combiner harmonieusement tous les arts : musique, poésie, peinture, sculpture et architecture. Aussi ne pourrais-je me reprocher d'être indifférent à l'égard des efforts de la mise en scène. Je reconnais et j'apprécie l'influence des décors sur le public. Mais, après avoir produit sa première impression sur lui, le décor doit se fondre immédiatement dans la symphonie générale de l'action théâtrale. Et le malheur est que les novateurs, absorbés par une masse de projets décoratifs nuisibles et souvent absurdes, finissent par négliger tout le reste, ce qui est essentiel au théâtre : l'esprit et le ton de l'œuvre, et qu'ils écrasent l'acteur, le protagoniste de l'action.

J'ai toujours estimé et respecté la science d'un homme de théâtre, mais si, par ses recherches « savantes », il tue ce qui est l'essence même de l'art, il faut le chasser impitoyablement, lui et sa science, du théâtre et de la scène.

Un régisseur monte Boris Godounov. Les historiens, Karamzine ou Ilovaïski, lui ont appris que l'imposteur Grichka Otrepiev s'est enfui du monastère en automne, au mois de septembre. En conséquence, dans la scène de la taverne avec Grin­chka et Varlaam, il laisse la fenêtre ouverte et fait voir un paysage d'automne, avec des arbres flétris. La chronologie triomphe, mais la scène est perdue. Moussorgski a écrit pour ce tableau une musique hivernale. Elle est mélancolique, concentrée, repliée sur elle-même — cette fenêtre ouverte détruit l'atmosphère de toute la scène.

J'ai pu constater des effets aussi funestes de la science historique sur la scène impériale. Vladimir Stasov me dit un jour :

— Fedor Ivanovitch, vous êtes en reste avec moi. Vous m'avez promis de chanter une fois le rôle de Leporello dans l'Invité de pierre de Dargomyjski (Don Juan).

Le désir de Stasov était pour moi un ordre. Je dis à Teliakovski, directeur des Théâtres Impériaux, que je voulais chanter dans l'Invité de pierre. Teliakovski y consentit. Je me mis au travail, c'est-à-dire que je commençai à étudier mon rôle et tous les autres rôles de la pièce, selon mon habitude. J'étais donc chez moi, en robe de chambre, en train de déchiffrer la partition, quand on vint me dire qu'un monsieur désirait me voir.

— Faites entrer.

Le monsieur apparaît, avec toute une bibliothèque sous le bras. Il se présente. Il dit qu'il est chargé de mettre en scène l'Invité de pierre.

— Enchanté. Que puis-je faire pour vous ? Il s'explique :

— La légende de Don Juan a des origines très anciennes. L'abbé Etienne, à la 37e page du tome III de son ouvrage classique en la matière, la fait remonter au XIIe siècle. Pensez-vous donc que l'on puisse monter l'Invité de pierre dans le style du XIIe siècle ?

— Pourquoi pas ? lui dis-je. Montez-la dans le style du XIIe siècle.

— Oui, continue mon savant interlocuteur, mais Rodrigo del Stupidos, à la 72e page du tome II de son ouvrage non moins classique, a situé la légende de Don Juan au XIVe siècle.

— Eh bien, soit. Allez-y pour le style du XIVe ! Ce n'est pas mal non plus. Le XIVe siècle en vaut un autre.

J'arrive à la répétition. La première chose que j'apprends, c'est que l'œuvre de Dargomyjski, d'après Pouchkine, est montée dans le style du XIIe siècle.

Voici dans quelle circonstance je l'appris :

La scène représente un festin très joyeux chez Laure. Sur la table, naturellement, il doit y avoir des candélabres. Soudain, le metteur en scène s'aperçoit que les candélabres ne correspondent pas au style de l'abbé Etienne. Il est saisi d'une émotion indescriptible :

— Grigory ! Tu as perdu la tête ? Qu'est-ce que c'est que ces candélabres ? Apporte ici des candélabres du XIIe siècle... Grigory !...

L'accessoiriste apparaît. Le pauvre garçon n'avait probablement jamais entendu parler du XIIe siècle.

Un doigt fourré dans son nez, il répond sur un ton flegmatique :

— C'est que, monsieur le régisseur, on n'a qu'les candélabes des z'Huguenots... à part de ça, y a rien...

— Bon, me dis-je. Qu'ils s'amusent à ces bêtises...

Les répétitions continuèrent. La table du festin était dressée de telle manière qu'il était impossible non seulement de s'ébattre à son aise, mais même de s'asseoir commodément...

Don Carlos entre en scène. Dans la pièce c'est un soudard grossier. A Laure, une charmante jeune fille de dix-huit ans, il ne trouve rien de mieux à dire que les paroles suivantes :

Le temps viendra où tes yeux

Se creuseront, où tes paupières auront des rides sombres,

Où des cheveux gris brilleront à tes nattes,

Et quand on t'appellera vieille femme,

Alors, alors, que diras-tu ?

Le rôle de cet ours mal léché doit être confié à une basse aux rudes accents ; or, il était chanté par un baryton lyrique à la voix tendre. Il perdait naturellement tout caractère. Le metteur en scène, hypnotisé par ces candélabres, trouva sans doute tout à fait convenable le ton fade du chanteur, car il ne dit rien. Là-dessus ni l'abbé Etienne ni Rodrigo del Stupidos n'avaient pu l'éclairer...

J'écoutai, j'écoutai, puis, n'y tenant plus, je m'écriai :

— Messieurs, je m'en vais prendre un bain ! Je ne chanterai pas avec vous l'Invité de pierre.

Je quittai la place, l'Invité de pierre fut monté sans mon concours et présenté au public d'une façon tout à fait lamentable.

 

 

CHAPITRE XXX

L'ESPRIT DE NOTRE TEMPS ET SON INFLUENCE

 

Il me semble parfois que l'esprit général de notre temps a exercé une influence délétère sur le théâtre. J'ai longtemps observé la vie théâtrale dans nos capitales et je n'ai pu m'empêcher de constater avec un grand regret que l'acteur n'a plus le même sentiment qu'autrefois à l'égard du théâtre. Les sceptiques se moquent parfois des expressions surannées telles que l' « art sacré », le « temple de l'art », « émotion divine des planches », etc... C'est peut-être ridicule, mais ce n'étaient pas des mots vides de sens pour nos aînés. Ils exprimaient un sentiment profond. Aujourd'hui, au contraire, on dirait que le jeune acteur n'a fait ses études dans les écoles que pour recevoir un diplôme et se mettre à jouer d'emblée Ruy Blas. Il semble qu'il ne se demande pas s'il a la préparation suffisante. Il est pressé. D'autres questions le préoccupent.

Toutes ses puissances d'émotion, il les reporte sur la réclame facile. Au lieu de concentrer toute son attention sur la pièce, sur la représentation du personnage, sur le spectacle, il s'intéresse à telle petite revue d'art dramatique et se soucie de voir son nom en grosses lettres sur l'affiche. Bien entendu, il est flatteur de voir son portrait à la première page d'une revue avec une légende où on lit : « Ousikov, un de nos futurs talents les plus remarquables. »

C'est agréable et l'on en est ébloui. Mais à cause de cet éblouissement l'acteur ne voit même plus qu'il a renoncé aux relations intimes avec 1' « art sacré » pour fréquenter la foire aux vanités. Il a frotté son visage sur le dos du reporter théâtral...

Pour satisfaire son petit amour-propre, il accepte avec enthousiasme de fréquenter les cercles des soi-disant amateurs de l'art dramatique, entreprises de flatterie réciproque et de publicité, où il rencontre à chaque répétition le rédacteur d'une revue de théâtre. La critique des gens sérieux lui paraît irritante, pénible et insupportable. Et le plus terrible, c'est qu'il perd la possibilité et l'envie de se critiquer lui-même.

Il faut dire pour être juste que la jeunesse contemporaine est dans une situation difficile — je la plains. L'art exige, non seulement de la persévérance, mais aussi du recueillement. Dans les temps modernes la civilisation a cassé les reins de cette vertu de la persévérance. Maintenant, on se hâte, on se presse. C'est le règne de l'aviation, de la T. S. F. On vole dans les airs, et en bas, sur terre, on se bouscule. Bien que je ne sois pas très âgé, je dirai que nous, les vieux, quand on allait aux bains, on se savonnait, on se frictionnait, on se frappait avec des branches de bouleaux, lentement, posément. Pour l'art c'était bien. Aujourd'hui, on vous installe dans un fauteuil à ressorts et, en une minute, vous êtes lavés, frictionnés, avec de la brillantine dans les cheveux. Pour l'art, la brillantine est une chose nuisible, le fauteuil à ressorts aussi... L'art exige la contemplation, le calme, un beau paysage sous la lune. Maintenant, c'est la Tour Eiffel et Citroën. On se presse, on se précipite, on veut se dépasser.

L'acteur, le musicien, le chanteur cherchent tous à saisir le moment. Ont-ils réussi, ils sont heureux.

Si quelque chose cloche, ils disent : « Je n'ai pas de chance. On m'écarte, on intrigue contre moi. » Ces « momentalistes » ne s'accusent jamais eux-mêmes ; c'est toujours quelqu'un d'autre qui est coupable.

D'année en année, sous mes yeux, la foire aux vanités a pris une extension de plus en plus néfaste. C'est affreux de rencontrer à chaque pas, sur toute la surface de la terre, des professionnels qui ne connaissent pas leur métier. L'acteur ne connaît pas la scène, le musicien ne connaît pas vraiment la musique, le chef d'orchestre ne respecte ni le rythme, ni les pauses. Il est incapable, non seulement d'exprimer l'âme d'un grand musicien, mais même de suivre plus ou moins justement les événements qui se passent sur la scène, et pourtant c'est lui qui devrait commander le spectacle comme Napoléon le combat. Mais on le voit agiter son bâton d'un air convaincu, les sourcils froncés, une jolie bague au doigt...

Quand on aime le théâtre plus que tout au monde, comme moi, on éprouve de la peine à dire ces choses, mais on en éprouve encore davantage à les voir. Je suis comme une vieille mouche de théâtre — chassée par la fenêtre, elle rentrera par la porte — un lien indissoluble m'unit à la scène. J'y ai fait tout ce qu'on y peut faire. J'ai nettoyé les lampes, j'ai rampé sur le gril, j'ai cloué les décors, j'ai allumé les feux de Bengale dans les apothéoses, j'ai dansé dans une troupe de Petite Russie, j'ai joué dans les vaudevilles et j'ai chanté Boris Godounov. Le plus misérable acteur de province, le moindre escamoteur de cirque sont chers à mon cœur, tant j'aime le théâtre. Comment n'avouerais-je pas sans douleur que dans la plupart des théâtres, aujourd'hui, j'éprouve un sentiment d'ennui et de tristesse ?

Mais j'espère, je suis certain que tous les jeunes n'ont pas renoncé aux bonnes, aux honnêtes traditions du théâtre. Et je leur dis en toute confiance : « Ne perdez pas courage. Soyez fidèles à vous-mêmes et vous vaincrez. »

 

 

CHAPITRE XXXI

LA VIE DE MOSCOU

 

Quand la scène impériale me fut ouverte pour la seconde fois, mon activité se poursuivit parallèlement dans les deux capitales. Je jouai alternativement au Théâtre Marie de Pétersbourg et au Grand Théâtre de Moscou.

Un artiste qui travaille beaucoup et sérieusement a très peu de loisirs. Il est absorbé par la préparation des rôles, les répétitions, les spectacles. Je passais mes heures de repos soit en famille, soit avec mes amis, musiciens, artistes, écrivains. Je fréquentais peu ce qu'on appelle la « société ». Cependant, je m'intéressai tout particulièrement au milieu des négociants et industriels qui donnaient le ton à tout Moscou et aussi aux autres villes. Je crois que dans le demi-siècle qui précéda la révolution, la corporation des « marchands » russes joua un rôle de premier plan dans la vie et les mœurs du pays.

Qu'est-ce que le marchand, le koupiets russe ? C'est au fond un simple paysan russe qui, après la libération des serfs, est venu travailler à la ville. Je le comparerais volontiers au concombre velu qui s'est empli au printemps de tous les sucs de la campagne, qui a mûri au soleil et qu'on a transporté du verger paysan à la ville pour y être salé pour l'hiver. Un concombre frais dans un verger est peut-être plus beau et plus appétissant qu'un concombre salé — cela dépend des goûts d'ailleurs — mais un concombre salé garde malgré tout en lui la chaleur et la force du soleil des campagnes. Par les jours froids d'hiver, après un bon petit verre de vodka, il réchauffe le ventre du « bourgeois » comme du prolétaire, du simple ouvrier... Effectivement, ce n'était pas pour lui seul que travaillait le marchand russe — il créait de la vie, il organisait le travail.

Je le vois sous son aspect campagnard, ce futur gros bonnet du commerce et de l'industrie à Moscou. Suant et soufflant, il apprend l'ABC dans son village par les moyens les plus extraordinaires. Avec la Clef des songes, un missel, des contes populaires sur Bova Koralievitch et Rouslan Lazarievitch, il épelle les lettres à la manière ancienne... Tout en sachant à peine lire et écrire, il fait preuve d'une sagacité enviable. Sans être ingénieur, ni technicien, il invente un beau jour une machine à broyer les pommes de terre ou il découvre dans la terre des produits dont il se sert pour graisser les roues — en général, il trouve des choses surprenantes. Il cherche les moyens d'ensemencer une désiatine de terre pour obtenir avec le minimum d'effort le maximum de rendement. Il ne va pas au magasin du monopole de la vodka, et les jours de fête, il ne perd pas un temps précieux en promenades inutiles. Il est tout le temps à l'écurie, au verger, dans les champs, dans la forêt. Sans lire les journaux, il arrive à savoir, on ne sait comment, que la fécule n'est pas chère et que s'il l'a achetée à bas prix dans telle région, il la vendra ailleurs un mois plus tard avec bénéfice.

Selon les dernières conceptions courantes en Russie, c'est un koulak, un criminel. Il a acheté bot marché — donc, il a trompé quelqu'un ; il a vendu plus cher — il a donc trompé un autre encore davantage... A mon avis, je l'avoue franchement, cela prouve qu'il y a en lui — comme il se doit — de l'intelligence, du savoir-faire, de l'habileté, de l'énergie. Si « poétique » soit-il, le lazzarone de Naples qui se chauffe paresseusement au soleil ne vaut pas grand' chose pour la vie.

Un autre moujik s'en va tout jeune de son village, commence à faire sa pelote de futur marchand, de futur industriel, dans les rues de Moscou.

Il vend du sbitène (*) au marché de Khitrovo (**), il fait commerce de petits gâteaux, arrose avec de l'huile ses crêpes, crie avec entrain sa pacotille et observe du coin de l'œil, malicieusement, la vie et ses traverses. Elle n'est pas tendre pour lui, la vie ! Souvent il passe la nuit avec les clochards sur ce même marché de Khitrovo ou dans le quartier de Priesna, il mange de la tripaille dans une gargote populaire, et il avale à la soucoupe (***) quelques gorgées de thé avec du pain noir. Il est transi de froid, mais il est toujours gai ; il ne grogne pas et met ses espoirs dans l'avenir. Peu lui importe la marchandise qu'il vend : aujourd'hui des icônes, demain des bas, après-demain de l'ambre jaune ou des brochures quelconques. C'est ainsi qu'il devient peu à peu un « économiste ». Le voilà déjà patron d'une boutique ou d'un atelier. Puis il arrive à être marchand de la première Guilde. Attendez un peu... et vous verrez son fils aîné acheter le premier des Gauguin, des Picasso, amener le premier des Matisse à Moscou... Nous, les gens cultivés, nous contemplions avec un sourire de mépris tous ces Matisse, ces Manet, ces Renoir dont nous ne comprenions pas encore la valeur et nous nous écriions d'un air supérieur :

— Quel extravagant !

(*) Boisson populaire en Russie, faite de miel et d'eau bouillante.

(**) Quartier des clochards à Moscou.

(***) Les paysans russes versent leur thé dans la soucoupe et le boivent ainsi en mettant un morceau de sucre dans la bouche.

Mais ces extravagants, pendant ce temps-là, collectionnaient tout doucement de magnifiques trésors artistiques, créaient des galeries et des musées, faisaient construire des théâtres, des hôpitaux, des asiles pour tout Moscou...

Je me rappelle une phrase typique prononcée par un des as de la corporation des marchands moscovites : Savva Timofeievitch Morozov. Il avait fait construire une nouvelle maison dans le quartier d'Arbat et, à cette occasion, il avait donné une grande fête à laquelle j'avais été invité. Dans le vestibule, au pied du majestueux escalier de chêne qui conduisait aux salons de réception du premier étage, j'aperçus une espèce de jet d'eau et, derrière, de grands vitraux colorés éclairés de l'intérieur. On y voyait un superbe cheval caparaçonné monté par un jeune chevalier auquel des jeunes filles offraient des fleurs.

— Vous aimez les sujets guerriers, fis-je remarquer à notre hôte.

— J'aime la victoire, me répondit Morozov en souriant.

Oui, les marchands russes aimaient la victoire et ils vainquirent. Ils vainquirent la pauvreté, l'obscurité, les insolences des tchinovniks en uniforme, la morgue des « aristocrates » snobs et poseurs.

J'allais rarement en visite chez les marchands. Mais chaque fois que je fus leur invité, je fus frappé par la largesse fastueuse de leur hospitalité.

J'ai parcouru presque tout l'univers, j'ai fréquenté les maisons des Européens et des Américains les plus riches, mais je dois dire que nulle part je ne vis pareille munificence. Et je crois que les Européens ne peuvent même pas en avoir une idée.

Quand je suis amené à parler de gens qui ne me plaisent pas, j'éprouve une certaine gêne. Et cela, parce qu'au fond de mon âme, je suis persuadé qu'il ne devrait pas exister de gens incapables d'éveiller la sympathie. Mais s'il en existe, il n'y a rien d'autre à faire qu'à dire la vérité.

Autant j'eus de sympathies pour les marchands russes aux qualités sérieuses et fortes, qui firent tant de choses remarquables, autant j'eus de l'aversion pour ce qu'on appelait la jeunesse « dorée » de cette classe. Ces individus arrachés au labeur des champs ne s'étaient pas adaptés au travail des villes.

Après des études superficielles à l'Université, ces « marchands » qui savaient que leurs papas pourraient payer leurs frasques les plus coûteuses, ne trouvaient à la vie qu'une seule raison d'être : leur procurer les plaisirs et les jouissances que l'on peut goûter au milieu des tziganes. Ils passaient leurs jours et leurs nuits dans des noces crapuleuses, s'amusant à barbouiller avec de la moutarde les « gueules » des garçons, comme ils disaient dans leur langage de brutes dénuées de tout respect humain. Ni en Europe, ni en Amérique, ni, je crois, en Asie, on ne peut se faire une idée de l'envergure de ces débauches...

Il serait d'ailleurs injuste de considérer ces gaillards-là comme des marchands : ce sont tout simplement des « enfants abandonnés ».

 

 

CHAPITRE XXXII

UN REMARQUABLE ARTISTE

 

J'ai déjà dit que la classe paysanne d'avant le servage avait donné de grands acteurs à la Russie.

C'est elle également, comme je viens de le rappeler, qui est à l'origine de la fameuse corporation des marchands russes. Les campagnes russes, en vérité, sont riches en talents. Chaque fois que je réfléchis là-dessus, ce ne sont pas des noms célèbres d'écrivains, de peintres, de savants ou d'artistes issus du peuple qui me viennent à l'esprit, mais celui d'un simple artisan russe, de mon grand ami Fedor Grigoriev. Cet homme qui exerçait le modeste métier de coiffeur de théâtre savait être non seulement un artiste, ce qui n'est pas rare, mais un spécialiste excellent, scrupuleux, ponctuel dans son métier, ce qui, de nos jours, malheureusement, est devenu extrêmement rare...

J'ai deux ou trois travers « bourgeois » : j'aime les vêtements bien coupés, le beau linge, les chaussures élégantes et solidement cousues. Je dépense pour ces plaisirs beaucoup d'argent.

Je commande un costume. Les coupeurs m'examinent sous les trois dimensions puis procèdent à toutes sortes de manipulations pour la prise de mesures. A la fin des comptes, je suis gêné à la poitrine, une manche est trop courte et l'autre trop longue...

— Votre épaule droite est sensiblement plus basse que la gauche, me dit le tailleur.

— Mais vous aviez mesuré au centimètre !

— Excusez-moi, je ne l'avais pas remarqué.

Pareilles aventures m'arrivent pour les chaussures et les chemises. Si bien qu'en commandant un costume, du linge et des chaussures, je regarde les coupeurs droit dans les yeux et je leur demande :

— Vous voyez que je suis difforme ?

Grand étonnement.

— Vous voyez, par exemple, que j'ai l'épaule gauche plus basse que la droite.

L'homme vérifie :

— Oui, peut-être...

— Et au pied gauche, voyez-vous l'oignon que j'ai près du gros orteil ?

— Oui.

— Et mon cou, vous voyez qu'il est d'une longueur anormale ?

— Vraiment ?

— Eh bien ! notez-moi tout cela et faites bien ce que vous devez faire.

— C'est entendu.

Et de nouveau le côté droit de mon veston tombe cinq centimètres plus bas que le côté gauche, mes chaussures me serrent et me font mal, et le col de ma chemise monte jusqu'aux oreilles...

J'ai les mêmes ennuis avec mes coiffeurs. Depuis que j'ai quitté la Russie, je n'arrive pas à avoir les perruques, les barbes, les moustaches, les sourcils qui conviennent à mes rôles. Le coiffeur de théâtre — si étrange que cela paraisse — est le collaborateur et l'ami principal de l'artiste. Beaucoup dépend de lui. Fedor Grigoriev faisait simplement des merveilles. Il avait le talent des Russes issus du peuple et leur incomparable habileté manuelle. C'était un brave homme, très gai, il bégayait et il était chauve... quelle dérision pour son métier ! Enfant trouvé, il avait été élevé dans un orphelinat, puis envoyé en apprentissage chez un simple barbier, un de ceux qui savent « tailler et raser, et tirer du sang ». Même chez ce barbier il avait trouvé le moyen de montrer son talent. Aux fêtes de Noël, il faisait des perruques, des barbes et des moustaches pour les masques, de sorte qu'il était devenu un maquilleur excellent. Il avait appris lui-même la répartition des couleurs sur un visage, il savait parfaitement détacher les parties claires et les ombres.

Quand je lui avais expliqué mon rôle, et le caractère de mon personnage, il me disait :

— Je crois, FeFe-dor Ivanovitch, qu'il faudrait une che-chevelure tirant sur le roux...

Et il me livrait une perruque merveilleusement naturelle. C'était un plaisir de la regarder dans le miroir de la loge, de voir derrière soi le cher visage de Fedor, de lui sourire et de lui cligner de l'œil, sans mot dire...

Et Fedor, comprenant ce compliment silencieux, ne disait rien lui non plus et se contentait de toussoter.

Quand la soirée était donnée à mon bénéfice, Fedor refrisait les boucles et parfois me disait :

— Chcher FeFedor Ivanovitch ! Faut se mettre en ffrais aujourd'hui pour le ggala de Chchaliapine...

Et, en effet, il « se mettait en frais ».

Dans l'ordre professionnel il n'y a qu'un moyen de toucher mon cœur, c'est de bien faire son travail, quel qu'il soit : bien diriger l'orchestre, bien chanter, préparer une bonne perruque. J'aimais de tout cœur Fedor Grigoriev. Je l'emmenais avec moi à l'étranger, bien que ses services me fussent inutiles, car tout avait été préparé à l'avance. Mais je me plaisais tout simplement à avoir auprès de moi un brave homme et à lui procurer la joie de se trouver en janvier au milieu des acacias et des roses. Et Fedor s'en donnait à cœur joie à Monte-Carlo ! Il parcourait toutes les hauteurs des environs et, le soir, dans la loge du théâtre, il venait me parler :

— Les huîtres sont bbon marché ici, FFédor Ivanovitch. Chez nous, elles sont iinabordables. Ce qui est remarquable, FFédor Ivanovitch, c'est un ffromage, FFédor Ivanovitch, qu'on appelle rroquefort. Chaque matin j'en mange un qquart avec mon café...

J'ai éprouvé un profond chagrin le jour où l'on m'a dit que cet homme plein de talent était mort d'apoplexie à Pétersbourg. Paix à tes cendres, cher compagnon d'armes !

 

 

CHAPITRE XXXIII

UNE VISITE CHEZ LÉON TOLSTOÏ

 

Le destin a mis sur ma route un grand nombre d'hommes remarquables. Ma rencontre avec Serge Rachmaninov se rapporte aux premiers souvenirs émouvants de ma vie à Moscou. Elle eut lieu au cours de ma première saison chez Mamontov. Rachmaninov était tout jeune encore quand il vint à ce théâtre. On me fit faire sa connaissance. J'appris que c'était un musicien qui venait d'achever ses études au Conservatoire. Sa première composition — Aleko, un opéra d'après Pouchkine — lui avait valu une médaille d'or. Il devait diriger Samson et Dalila chez Mamontov. Tout cela m'en imposait beaucoup. De chauds sentiments d'amitié nous lièrent bientôt. Nous allions souvent chez Tiestov manger des rastiégai (*) et échanger nos idées sur le théâtre et la musique.

(*) Sorte de petit pâté.

Puis, pendant une certaine période, je ne le rencontrai que rarement. Cet homme qui avait une vie spirituelle très intense passait alors par une crise morale. Il fuyait la société des hommes. Il écrivait de la musique et la déchirait. Heureusement, sa volonté fut assez forte pour surmonter cette crise de jeunesse ; de cette période à la Hamlet, il sortit avec une énergie nouvelle et créa beaucoup de belles choses. Notre amitié se renoua. Pianiste remarquable, Rachmaninov est avec Toscanini un des meilleurs chefs d'orchestre que j'aie jamais rencontrés. Avec Rachmaninov au pupitre, un chanteur peut être tout à fait tranquille. Quand il est au piano, ce n'est pas moi seul qui chante : nous chantons. Il fait ressortir l'esprit de l'œuvre à la perfection, avec finesse, et s'il faut ici ou là une suspension ou une pause, on peut être sûr qu'il la marquera exactement. Comme compositeur, il est l'incarnation de la simplicité, de la clarté, de la sincérité. Il se carre dans son fauteuil, sans regarder ni à droite ni à gauche par complaisance, et, s'il doit se gratter l'oreille droite, il le fait de la main droite et non de la main gauche en traversant tout son dos. Ceci n'a pas été du goût de certains « novateurs ».

Rachmaninov a un air sec, sombre et même sévère. Et pourtant, il est d'une candeur enfantine et il aime rire ! Quand je vais le voir, je prépare toujours pour lui une anecdote ou une histoire quelconque, tant j'aime entendre rire ce vieil ami.

A Rachmaninov se rattache pour moi le souvenir précieux d'une visite chez Léon Tolstoï.

C'était à Moscou, le 9 janvier 1900. Tolstoï habitait alors avec sa famille à Khamovniki (*). Rachmaninov et moi, nous reçûmes une invitation à aller chez lui. Par un simple escalier de bois nous montâmes au second étage d'une maison charmante, très intime, très modeste, à moitié construite en bois, si je m'en souviens bien. Nous fûmes reçus avec cordialité par Sofia Andreievna (**) et par ses fils Michel, André, et je crois, Serge. On nous offrit le thé, mais je n'étais pas en état de prendre du thé, tant mon émotion était vive. Songez donc : j'allais pour la première fois de ma vie voir en chair et en os l'homme dont les paroles et les pensées agitaient le monde... Jusqu'alors, je n'avais vu que des portraits de Tolstoï. Et il m'apparaissait vivant :

Il se tenait debout près d'une petite table de jeu et bavardait avec le jeune Goldenweiser (les Goldenweiser — père et fils — étaient toujours les partenaires de Tolstoï aux échecs pour les matchs de famille).

(*) Un quartier de Moscou.

(**) La comtesse Tolstoï.

Sa taille me parut au-dessous de la moyenne, ce qui me surprit extrêmement, car, d'après ses photographies, j'avais toujours cru que c'était un géant non seulement moralement mais physiquement, un homme très grand, très fort, large d'épaules... Ma maudite sensibilité auditive (habitude professionnelle !) me fit remarquer à cette minute, si capitale pourtant, qu'il parlait d'une voix quelque peu chevrotante et qu'une certaine lettre — sans doute parce qu'il lui manquait quelques dents — le faisait siffler et zézayer. Je le remarquai, bien que je fusse extrêmement troublé en approchant ce grand écrivain ; mon trouble ne fit qu'augmenter quand il me tendit simplement et aimablement la main et me demanda, je crois, si je jouais au théâtre depuis longtemps, vu que j'avais l'air très jeune. Je lui répondis comme j'avais répondu autrefois, au théâtre de Kazan, « une ficelle »...

Serge Rachmaninov était plus hardi que moi, mais il était très ému lui aussi et il avait les mains froides. Il me dit tout bas : « Si on me demande de jouer, je ne sais pas comment je ferai, j'ai les mains glacées. » Tolstoï le pria en effet de se mettre au piano. Que joua-t-il ? Je ne m'en souviens plus. J'étais troublé à l'idée qu'il me faudrait chanter à mon tour. Ma peur redoubla quand Tolstoï demanda à brûle-pourpoint à Rachmaninov :

— Dites-moi, cette musique-là offre-t-elle un intérêt quelconque ?

Je fus prié de chanter. Je me rappelle que je chantai le Destin, une ballade que Rachmaninov venait de composer sur le leitmotiv de la Ve Symphonie de Beethoven, avec des paroles d'Apoukhtine. Rachmaninov m'accompagnait. Nous nous efforçâmes tous les deux d'interpréter cette œuvre de notre mieux, mais nous ne pûmes savoir si elle avait plu à Tolstoï. Il ne dit rien. Puis il nous demanda de nouveau :

— Quelle est la musique la plus nécessaire aux hommes — la musique savante ou la musique populaire ?

On me demanda de chanter encore, je chantai plusieurs choses et entre autres une mélodie de Dargomyjski : le Vieux caporal, sur les paroles de Béranger.

Tolstoï était assis juste en face de moi, les deux mains enfoncées dans la ceinture de sa blouse. En jetant les yeux sur lui de temps en temps, je remarquai qu'il suivait avec intérêt les mouvements de mon visage, de mes yeux, de ma bouche. Quand j'eus prononcé avec des larmes dans la voix les dernières paroles du soldat fusillé :

Surtout ne tirez point trop bas

Et qu'au pays Dieu vous ramène !

Tolstoï tira une main de sa ceinture et essuya deux larmes jaillies de ses yeux. J'ai quelque scrupule à raconter ce fait, car j'ai l'air d'insinuer que ce fut mon chant qui provoqua ce mouvement d'âme de Tolstoï... Il est possible que j'aie bien rendu les sentiments du caporal et la musique de Dargomyjski, mais j'attribuai l'émotion de mon illustre auditeur à l'impression que lui avait faite l'exécution d'un homme.

Quand j'eus terminé, on m'applaudit et on me fit des compliments. Léon Tolstoï n'applaudit pas et ne dit rien.

Me prenant à part, Sofia Andreievna me dit :

— Au nom du ciel, ne faites pas semblant d'avoir aperçu des larmes dans les yeux de Lev Nikolaievitch. Vous savez, il est parfois étrange. Il dit une chose, mais au fond, à côté de ses raisonnements froids, il y a dans son âme une grande chaleur de sentiment.

— Vraiment, dis-je, ma chanson du Vieux caporal a plu à Lev Nikolaievitch ?

Sofia Andreievna me serra la main :

— Beaucoup, j'en suis sûre.

J'avais moi-même senti ce qu'il y avait de tendresse et de bonté chez cet apôtre sévère et j'en étais très heureux. Mais les fils de Tolstoï, qui étaient mes amis, du même âge que moi, m'entraînèrent dans la chambre voisine :

— Ecoute, Chaliapine, si tu restes ici plus longtemps, tu t'y ennuieras. Allons plutôt au Yar (*). Allons écouter les tziganes. C'est là qu'on chantera !...

(*) Un restaurant célèbre.

Je ne sais si je me serais en effet ennuyé chez Tolstoï, mais il est de fait que je me sentis gêné et comme paralysé. J'avais peur de l'entendre soudain me poser une question à laquelle je n'aurais su répondre convenablement... Tandis qu'à une tzigane, je n'étais pas en peine de répliquer, quoi qu'elle pût me demander... Et c'est ainsi qu'une heure plus tard nous entendîmes le Petit anneau d'or chanté par un chœur tzigane...

 

 

CHAPITRE XXXIV

ILIA RÉPINE, VALENTIN SEROV

 

J'ai quelque honte à avouer aujourd'hui que je laissai passer sans presque les remarquer beaucoup de choses que j'aurais dû observer avec une attention profonde. Tel le Moscovite de naissance qui passe indifférent près du Kremlin ou le Parisien qui ne regarde plus le Louvre... Ma jeunesse et ma légèreté me firent passer vite dans bien des cas. N'aurais-je pas dû aborder de plus près et plus passionnément Léon Tolstoï ? N'aurais-je pas dû regarder plus souvent, avec tendresse, les yeux chaussés de lunettes de Nicolas Rimski-Korsakov ? N'aurais-je pas dû soupirer profondément quand je voyais cracher dans de petits cornets de papier ce cher Anton Tchekhov en train d'écouter ses propres contes lus par Moskvine ? Je le vis, mais je ne soupirai pas profondément. Je le regrette...

Je me souviens aujourd'hui comme d'un rêve de toutes mes rencontres avec les Russes éminents de mon époque. Je me revois avec mon bouledogue assis sur un divan chez le peintre Ilia Répine, à Kuokalla.

— Je veux vous peindre en barine, Fedor Ivanovitch, me dit Répine.

— Pourquoi donc ?

— Je ne peux pas vous voir autrement. Vous êtes en robe de chambre étendu sur un sofa... C'est dommage que vous n'ayez pas une de ces vieilles pipes avec lesquelles on ne fume plus (une tchoubouk)...

A propos de la tchoubouk devenue un objet hors d'usage, les pensées et les sentiments du grand artiste se plongèrent dans le passé. Je regardais son visage et je me faisais une idée confuse de ses sentiments ; mais je ne les comprenais pas alors. Maintenant je les comprends. Parfois, moi aussi, je regarde en arrière comme un vieux loup et je me rappelle, comme Répine, la vieille tchoubouk ; je sais ce qui touchait l'âme de l'inoubliable Ilia Efimovitch : ce n'était pas, bien sûr, le bois de la tchoubouk, mais l'état d'âme, cet état de plénitude et de sérénité qu'elle créait en vous...

Répine parlait de l'art si simplement que, sans être peintre, j'apprenais toujours en l'écoutant quelque chose d'utile qui me donnait la possibilité de voir et de distinguer le laid du beau, le joli du magnifique, le noble du vulgaire.

Beaucoup de ces artistes qui furent mes maîtres sont morts, mais la nature de mon pays, interprétée par leurs âmes, reste vigoureuse et ne mourra jamais...

Chez des hommes de talent dont la vie intérieure est si riche, on trouve assez souvent un aspect extérieur en contradiction avec leur véritable nature.

Valentin Serov paraissait sévère, maussade et taciturne. En le voyant, on pouvait croire qu'il détestait causer avec les gens. Ce n'était que l'apparence. Il fallait le voir, cet homme si « sec », quand il partait avec Constantin Korovine et moi à la pêche à la ligne. Il débordait d'une gaîté franche, chacun de ses mots était spirituel et profond ! Nous passions des journées entières sur l'eau, et, le soir, nous rentrions pour passer la nuit dans notre simple « cabane » de pêche.

Korovine s'étendait sur un lit primitif dont les ressorts s'enfonçaient inévitablement dans les côtes du malheureux dormeur. A la tête du lit, sur une pierre, brûlait un bout de bougie fiché dans le goulot d'une bouteille, tandis qu'aux pieds de Korovine, debout et adossé au mur, se tenait Vassili Kniazev, un chemineau extrêmement sympathique ; il parlait avec Korovine de la nature des poissons, de ceux qui se laissaient bêtement prendre et des plus malins... Serov écoutait cette dissertation, riait de bon cœur et se hâtait de fixer sur la toile ce petit tableau plein d'humour et de vérité.

Serov a laissé une vaste galerie de portraits de nos contemporains et dans ces toiles il a exprimé sur son époque plus de choses que bien des livres. Chacun de ses portraits est presque une biographie. Le mien, qui était au Cercle Artistique de Moscou, existe-t-il toujours et où est-il maintenant ? Je ne sais pas.

Que de moment agréables j'ai passés dans la société de Serov ! Souvent, après le travail, nous nous promenions pendant des heures à travers Moscou, bavardant et observant la ville. Cela me rappelle une petite histoire. Il avait fait de moi un portrait au fusain. Quand il eut fini, il me proposa une promenade. C'était la nuit de Pâques. A minuit nous entrâmes à l'Eglise du Sauveur, celle qu'on vient de démolir. Pendant la messe nocturne, nous nous conduisîmes en vrais athées, en dépit de la majesté spirituelle du service. « Empoisonnés » par le théâtre, nous fûmes refroidis par l'étrange « mise en scène » de la messe.

Au milieu de la cathédrale on avait dressé une espèce d'estrade quadrangulaire ; aux quatre coins se tenaient des diacres vêtus de riches chasubles, qui avaient de grands cierges à la main et chantaient alternativement les prières de leurs voix sonores et caverneuses. L'évêque, un vieillard de petite taille, dont la tête blanche minuscule émergeait drôlement au-dessus de ses somptueux vêtements sacerdotaux, monta péniblement sur l'estrade, soutenu par les prêtres. Il nous sembla que de l'endroit où émergeait cette petite tête montaient aussi les fumées de l'encens. Sans échanger une parole, nous nous regardâmes, Serov et moi. Nous vîmes ensuite, non loin de nous, un ouvrier vêtu de neuf, aux cheveux bien peignés et bien graissés, qui tenait un cierge allumé et qui fixait des yeux la capote du soldat debout devant lui : il contemplait avec un vif intérêt les poils de l'étoffe qu'il était en train de roussir... Nous nous regardâmes de nouveau et nous nous aperçûmes que décidément, par cette sainte nuit, nous n'étions pas en état de grâce... Après nous être frayés un passage à travers la foule serrée des fidèles, nous rentrâmes chez Serov, Impasse Vagankovski, pour célébrer la fin du carême.

 

 

CHAPITRE XXXV

LEVITAN, VROUBEL, POLIENOV, KOROVINE

 

Je me souviens aussi d'Isaac Levitan. Il fallait voir ses yeux ! Je crois que je n'en ai jamais vu d'aussi profonds, d'aussi sombres, d'aussi pensifs. Chaque fois que je chante la romance de Rubinstein sur les vers de Pouchkine :

Avez-vous entendu, dans la forêt, la voix nocturne

Du chantre de l'amour, du chantre de la douleur ?

Quand se taisent les champs à l'heure matinale,

Avez-vous entendu

Le son plaintif et simple du chalumeau ?

Avez-vous soupiré ?...

presque toujours je pense à Levitan.

C'est lui qui rôde dans la forêt, qui écoute le son plaintif et simple du chalumeau ! C'est lui le chantre de l'amour, le chantre de la douleur. Il a vu une petite église, un étroit sentier dans la forêt, un arbre solitaire, le coude d'une rivière, le mur d'un couvent, mais les yeux mélancoliques du cher Levitan n'ont pas enregistré tout cela comme de froids documents. Non, il a soupiré sur le sentier, près du clocher de l'église, au pied de l'arbre solitaire, le regard perdu vers les nuages...

Vroubel, l'étrange Vroubel me revient lui aussi en mémoire. Un démon qui donnait l'impression d'un pédant ! Dans les dures années de misère, il avait peint des archanges dans les cathédrales et c'étaient eux, les archanges, qui lui avaient inspiré ses démons. Et quels démons ! des êtres puissants, terribles, inquiétants, irrésistibles. Je ne suis pas un critique d'art, mais il me semble que le talent de Vroubel était si grandiose qu'il se sentait à l'étroit dans son corps débile. Et il mourut de la disharmonie qui existait entre son corps et son âme. On sentait vraiment dans sa rêverie pensive quelque chose de tragique. Mon Démon vient de Vroubel et c'est également lui qui fit pour mon « Salieri » une esquisse, laquelle malheureusement s'égara quelque part, chez le coiffeur ou le tailleur du théâtre.

Je pense encore à Polienov, lui aussi remarquable poète en peinture. Tel tableau de lui, un nénuphar jaune sur un lac, dégage un parfum qu'on ne se lasserait pas de respirer. Ce Russe extrêmement doué s'était en quelque sorte partagé entre les lacs russes fleuris de nénuphars et les collines sévères de Jérusalem, les sables brûlants du désert asiatique. Ses scènes bibliques, ses grands prêtres, son Christ — comment avait-il pu associer dans son âme ces visions grandioses et hautes en couleurs avec le calme d'un simple lac russe peuplé de carpes ? N'est-ce pas justement pour cette raison qu'un esprit divin souffle au-dessus de ces lacs tranquilles ?

Tous ces hommes ont cessé de vivre. De l'illustre groupe moscovite des artistes russes il ne reste plus aujourd'hui, à Paris, que Constantin Korovine, ce peintre plein de talent, l'un des rénovateurs les plus hardis de la décoration théâtrale, et qui fit ses preuves lui aussi à l'Opéra de Mamontov, à la fin du siècle dernier.

 

 

CHAPITRE XXXVI

LA « CELLULE » DE GRANDS COMPOSITEURS

 

Les jeunes musiciens de ma génération vivaient dans une sorte d'isolement. Cela s'expliquait par le fait que les anciens leur avaient laissé de nombreuses œuvres.

Riche de leur héritage, chacun de ces jeunes contemporains pouvait travailler seul dans son coin. Mais la situation de leurs aînés avait été tout autre. L'héritage laissé par leurs prédécesseurs était beaucoup moins abondant. Il y avait eu Glinka, ce compositeur de génie, puis Dargomyjski et Serov. Mais il leur incombait à eux de créer la musique nationale russe, d'aller jusqu'aux racines, jusqu'au tuf. Il fallait pour cela s'épauler les uns les autres, travailler en commun. Aussi vivaient-ils tous en bonne amitié, ceux de la vieille génération. A Pétersbourg, tous ces compositeurs fameux constituaient une excellente « cellule ». J'ai toujours considéré et je continue de considérer comme une faveur insigne du sort de m'avoir fait rencontrer de tels hommes dès le début de ma carrière artistique.

Les musiciens se réunissaient pour la plupart soit chez V. Stasev, qui était leur inspirateur et leur barde, soit chez Rimski-Korsakov, perspective Zagorodny.

L'appartement du grand maître était très modeste. Le fait est que les grands écrivains et les grands musiciens avaient une existence moins riche — pardonnez-moi — que les chanteurs d'opéra... Un petit salon, quelques chaises, un grand piano à queue. Une table étroite à la salle à manger. Parfois on y était un peu serrés, les uns contre les autres, épaule contre épaule, comme des morceaux de chachlik (*)... Les zakouskis étaient également modestes. Mais nous parlions des dernières compositions des uns et des autres, des succès de telle représentation ; tel ballet avait été bien mis en scène, tel opéra avait été très mal et l'on s'en prenait à Napravnik qui avait coupé la moitié de la partition — cet excellent chef d'orchestre commettait parfois des erreurs cruelles... Ou encore on organisait des chœurs : Rimski-Korsakov, César Cui, Félix Blumenfeld et moi-même.

(*) Plat caucasien fait de petits morceaux de mouton grillé.

Un des grands chagrins de ma vie, c'est de ne pas avoir connu Moussorgski. Il était mort avant mon arrivée à Pétersbourg. Quelle tristesse pour moi !

C'était tout comme si j'avais vu partir un train sous mes yeux... pour toujours !

Heureusement, notre cercle de musiciens avait gardé le souvenir de Moussorgski avec amour, un amour plein de fierté. Dès cette époque, on avait compris que Moussorgski était un génie. C'est ce qui explique que Rimski-Korsakov ait travaillé avec une ferveur vraiment religieuse pour parfaire Boris Godounov, l'œuvre la plus grande que nous ait laissée Moussorgski. Aujourd'hui, beaucoup de personnes en veulent à Rimski-Korsakov d'avoir, comme ils disent, « défiguré Moussorgski ». Je ne suis pas compositeur, mais autant que je puisse formuler un modeste avis, ce reproche me paraît profondément injuste. Rien que le travail matériel accompli par Rimski-Korsakov est quelque chose d'étonnant et d'inoubliable. Sans ce travail, le monde ignorerait jusqu'à présent Boris Godounov.

Moussorgski était sans prétentions : que l'Europe pût s'intéresser à sa musique, il n'y songeait même pas. Il était possédé du démon musical. Il écrivait parce qu'il ne pouvait pas ne pas écrire. Il écrivait toujours, en tout lieu.

Voyez-le dans la petite taverne Maly Yaroslavets, rue Morskaïa, à Pétersbourg : seul dans un cabinet particulier, il boit de la vodka et écrit de la musique. Sur des serviettes, sur des menus, sur des bouts de papier graisseux... C'était un grand chiffonnier ! Tout ce qui était musique, il le ramassait. Mais c'était un chiffonnier qui s'y entendait, et chez lui le moindre bout de cigarette dégage un parfum. Pour Boris Godounov il avait tant écrit que si nous l'avions représenté dans le texte original il aurait fallu commencer à quatre heures du soir pour ne terminer qu'à trois heures du matin... Rimski-Korsakov déblaya l'œuvre, mais il recueillit et garda tout ce qui était précieux. Eh, oui, sans doute, il commit des erreurs. C'était un pur classique. Il n'aimait pas les dissonances, il n'en avait pas le sentiment. Ou, plus exactement, il les sentait et elles le faisaient souffrir. Une quinte parallèle ou une octave parallèle, cela suffisait pour le contrarier.

Je me rappelle que nous entendîmes ensemble à Paris la Salomé de Richard Strauss. Comme cette musique de Strauss l'avait fait souffrir ! Nous allâmes après la représentation au Café de la Paix — il était littéralement malade. Il parlait un peu du nez : « C'est une saleté ! disait-il. C'est quelque chose de répugnant ! Une musique pareille, ça vous rend malade... » Il est naturel dans ces conditions qu'il ait revu certaines choses chez Moussorgski. De plus, Rimski-Korsakov était un Pétersbourgeois et il ne pouvait tout comprendre de ce qui était moscovite. Or, Moussorgski était Moscovite jusqu''aux moelles.

En général, tout en s'inclinant devant Moussorgski, nos musiciens classiques avaient tous au fond de leurs âmes une certaine prévention contre son « réalisme », trop touffu à leur sens.

On définit d'ordinaire Moussorgski comme un grand réaliste. Ainsi s'expriment souvent ses sincères admirateurs. Je ne suis pas suffisamment compétent en musique pour exprimer d'une façon tranchante mon opinion à ce sujet. Mais, à mon humble avis de chanteur qui s'est pénétré de l'âme de cette musique, cette définition est trop étroite et n'embrasse en aucune façon toute la grandeur de Moussorgski. Il y a des créations si hautes que toutes les épithètes formelles perdent leur sens ou n'ont plus qu'une valeur secondaire. Sans doute Moussorgski est un réaliste ; cependant, sa puissance provient non pas de ce que sa musique est réaliste, mais de ce que son réalisme est de la musique au sens le plus vibrant de ce mot. Derrière son réalisme comme derrière un rideau, il y a tout un monde d'images et de sentiments qui ne peuvent être situés sur le plan réaliste. C'est ainsi que, pour moi personnellement, même Varlaam, qui semble un personnage réaliste à fond, ce n'est pas seulement du réalisme ; il y a quelque chose d'autre : de la nostalgie et de la terreur dans leur plénitude musicale.

Dans mes tournées en Russie j'avais autrefois pour accompagnateur un excellent ami musicien. Entre les parties de chant il exécutait souvent au piano ses propres compositions. L'une d'entre elles me plaisait énormément. J'y voyais une journée d'avril, avec des gamins espiègles qui tailladaient un bouleau et buvaient la sève de l'arbre... « Comment appelles-tu cette chose ? » demandai-je un jour à l'auteur. Il me répondit quelque chose comme « Le détroit de Gibraltar ». Je fus plutôt surpris... Après le concert, j'invitai le musicien dans ma chambre, je le priai de me jouer encore son morceau et je l'arrêtai au milieu pour lui demander comment il sentait et se représentait tel ou tel passage. Il ne put rien me dire — il bredouilla je ne sais quoi. Ni dans le développement du motif ni dans les variations il n'y avait rien de Gibraltar... Je lui dis que je sentais dans sa musique le mois d'avril, le dégel, les moineaux, les vapeurs traînant sur la forêt.

Il écarquilla les yeux et me demanda la permission de jouer encore une fois sa composition pour lui-même. Il se concentra, s'écouta jouer, et, quand il eut fini, il me dit tout confus :

— C'est vrai, c'est bien en tout cas le printemps et un printemps russe, rien d'un printemps de Gibraltar...

Je raconte cette anecdote pour montrer que parfois un compositeur me chante tel ou tel personnage, mais que dans sa musique, excellente en soi, ce personnage n'existe pas ; ou, s'il y est, il est représenté d'une façon toute extérieure. Il y a d'un côté le sujet et de l'autre la musique. Si la scène représente une rixe, l'orchestre fait beaucoup de bruit, mais ce n'est pas une rixe, il n'y a pas l'atmosphère d'une rixe, la musique ne raconte pas pourquoi son héros en est venu à cette extrémité...

Moussorgski, lui, voit et entend si bien tous les parfums d'un jardin, d'une taverne, et il les raconte avec tant de force et de conviction que le public à son tour se met à l'entendre et à sentir ces parfums.

C'est du réalisme, certainement. Mais c'est un réalisme tout particulier : il me fait penser à ces moujiks russes qui prennent des poutres grossières, s'arment de simples haches (ils n'ont pas d'autres instruments) et construisent une cathédrale. Avec ces haches, ils arrivent à faire les plus fines dentelures, des merveilles défiant les meilleurs spécialistes en incrustations.

 

 

CHAPITRE XXXVII

LA TIMIDITÉ DE RIMSKI-KORSAKOV

 

On rencontre parfois chez les Russes une invincible timidité physique qui m'irrite profondément, si touchante qu'elle soit à certains égards. Ce qui la rend irritante, c'est qu'en son essence elle est bien le reflet de notre long esclavage. Quand j'observe les Européens, je les envie : quelle liberté et quelle aisance dans les gestes, quelle facilité de parole ! Cette liberté et cette facilité ne sont pas toujours et chez tous d'un style élevé, mais j'y sens toujours une sorte d'affirmation par les Européens de leur personnalité, de leur inaliénable dignité.

C'est là également un héritage de la grande culture plastique de l'Occident.

Le Russe, lui, a l'âme plus libre que le vent, ses pensées sont hardies comme des aigles, dans son cœur des rossignols chantent, mais voyez-le dans un salon : il fera sûrement tomber une chaise, il renversera son thé, trébuchera. Donnez-lui la parole à un banquet : il se troublera, il n'articulera pas deux mots et s'arrêtera, confus. Cela vient très vraisemblablement, je le répète, de ce que le Russe a trop longtemps marché sous l'œil du tsar, en tant que boyard ; du propriétaire foncier en tant que serf ; du bailli, en tant que « sujet ». On lui a dit trop souvent : « Silence, on ne te demande pas ton avis ! »

C'est incontestablement à cause de cette gaucherie que le plus fameux magicien des sons, Rimski-Korsakov, faisait échouer, comme chef d'orchestre, toutes les œuvres qu'il dirigeait. Il se présentait avec raideur, levait son bâton d'un air gêné, l'agitait timidement, comme s'il avait voulu se faire pardonner son existence...

Chez Rimski-Korsakov compositeur, ce qui frappe avant tout, c'est la noblesse artistique.

Débordant de lyrisme, il est d'une réserve élégante dans l'expression du sentiment, et c'est cette qualité qui donne à ses œuvres un charme si délicat. Un exemple fera mieux que tout comprendre ma pensée :

Lorsque Tchaïkovski, ce remarquable compositeur qui nous est cher à tous, exprimait musicalement la tristesse, il faisait toujours entendre une plainte personnelle, dans ses romances comme dans ses poèmes symphoniques. (Je laisse de côté ses compositions neutres, telles que Eugène Onéguine ou ses ballets.) La vie est triste, mes amis, semble-t-il dire, l'amour est mort, les feuilles sont flétries, les maladies et la vieillesse sont venues. Cette tristesse est parfaitement légitime, évidemment, elle est humaine. Mais tout cela rapetisse la musique. Beethoven lui aussi exprime la tristesse, mais sa tristesse se répand dans des espaces où tout se trouve et où pourtant il n'y a rien de défini ; on ne peut s'accrocher à rien et il y a cependant quelque chose. En tombant, vous ne sauriez vous retenir à une étoile, mais celle-ci existe. Prenez au contraire la sixième symphonie de Tchaïkovski, par exemple : c'est une belle chose, mais on y sent la larme personnelle du compositeur... Et cette larme sincère se pose lourdement sur l'âme de l'auditeur.

Il y a de la tristesse aussi chez Rimski-Korsakov, mais chose étrange, elle fait naître dans l'âme un sentiment d'allégresse. Dans cette douleur on ne sent rien de personnel — la tristesse de Rimski-Korsakov plane très haut dans l'azur.

Sa célèbre romance où il a mis en musique Sur les sommets de Géorgie de Pouchkine, est en quelque sorte l'épigraphe de toutes ses œuvres :

Je me sens triste et léger : ma douleur est radieuse...

Mon accablement,

Rien ne le tourmente, rien ne l'alarme.

Et en effet, cet « accablement » se trouve dans ces mêmes espaces dont je parlais à propos de Beethoven.

Le grand dramaturge russe A. Ostrovski, renonçant à ses comédies de mœurs, alla un jour à la lisière de la forêt jouer sur un chalumeau rustique un salut au soleil couchant : il écrivit Snégourotchka. Quelle naïveté vraiment lumineuse, transparente, dans les sons de ce chalumeau de Rimski-Korsakov. On y entend les accords d'une fête pascale, l'orchestre joue Que le Christ ressuscite ! et, comme dans les mâtines de Pâques annonçant la bonne nouvelle, on se sent l'âme remplie d'un attendrissement joyeux par ce Rimski-Korsakov si étrangement sombre dans la vie, si peu souriant, si timide et si silencieux...

Qui a entendu la Ville de Kitège n'a pas pu ne pas sentir la force poétique surprenante et la transparence de la musique du compositeur. Quand j'entendis cet opéra pour la première fois, je vis devant mes yeux un tableau qui remplit mon cœur de joie. Il me semblait apercevoir l'humanité, toute l'humanité, les vivants et les morts, installés sur une planète mystérieuse. Elle était dans les ténèbres avec ses preux, ses chevaliers, ses rois, ses tsars, avec les grands prêtres et la masse innombrable des êtres humains. De ces ténèbres, leurs regards étaient tendus vers la ligne de l'horizon : triomphants, calmes, pleins d'assurance, ils attendaient le lever de l'astre. Et dans une harmonie parfaite les vivants et les morts chantaient une prière inconnue, mais nécessaire...

Cette prière, elle était dans l'âme de Rimski-Korsakov.

 

 

CHAPITRE XXXVIII

LES TSARS ET LES THÉATRES IMPÉRIAUX

 

A la différence de Moscou où le ton était donné par les négociants cultivés et la classe intellectuelle, à Pétersbourg, c'étaient évidemment la Cour, puis les aristocrates et les hauts fonctionnaires qui donnaient le ton. Tout comme à Moscou, je fréquentais peu « la société », mais ma situation en vue de chanteur de la scène impériale me mettait de temps à autre dans l'obligation d'assister à des soirées et des raouts dans le grand monde.

Les « patrons » éminents des Théâtres Impériaux ne prêtaient en général qu'une attention restreinte à ces institutions.

Catherine II s'intéressait à la scène, mais son attitude envers le théâtre de sa capitale était à peu près la même que celle du propriétaire foncier de province à l'égard de son théâtre paysan, où jouaient pour le divertir des acteurs pris parmi ses serfs. Il n'y a pas d'apparence qu'Alexandre Ier se soit soucié des choses théâtrales. Son attention était trop absorbée par le théâtre des opérations militaires auxquelles participait le plus grand des acteurs de son temps, Napoléon...

De tous les empereurs de Russie, c'est Nicolas Ier qui manifesta le plus de sollicitude pour le théâtre. Ses rapports avec le théâtre ne furent plus ceux d'un seigneur à l'égard de ses serfs, mais ceux d'un magnat et d'un potentat ; en outre, quand il condescendait à s'entretenir avec les acteurs, il leur parlait sur un ton majestueux et familier à la fois.

Il franchissait souvent la petite porte conduisant à la scène, car il aimait bavarder avec les acteurs (surtout dramatiques) et rire des mots d'esprit de ses sujets les plus doués.

Sur ces visites impériales dans les coulisses il existe une anecdote amusante.

Se trouvant sur la scène au cours d'un entr'acte, Nicolas Ier s'adressa au plus fameux des acteurs de l'époque, Karatyguine, et lui dit en plaisantant :

— Karatyguine, tu es d'une habileté extrême dans les imitations, tu peux singer n'importe qui. Cela me plaît beaucoup.

Remerciant l'empereur pour le compliment, Karatyguine en convint et dit :

— Certes, Majesté, je peux vraiment jouer les mendiants et les tsars...

— Mais, moi, je doute fort que tu puisses m'imiter, rétorqua l'empereur en riant.

— Si vous le permettez, Majesté, je vais à l'instant même vous incarner sous vos yeux.

Le tsar qui était à ce moment-là de bonne humeur fut piqué au jeu. Fixant Karatyguine, il lui dit cette fois sur un ton plus sérieux :

— Eh bien, essaie...

Karatyguine prit immédiatement la pose la plus familière de Nicolas Ier et, s'adressant à Guedeonov, le directeur des Théâtres Impériaux qui se trouvait là, il lui dit d'une voix qui ressemblait à celle de l'empereur :

— Ecoute, Guedeonov. Donne les ordres nécessaires pour que, demain à midi, Karatyguine ait ses appointements doublés ce mois-ci.

L'empereur se mit à sourire :

— Bien, bien, ce n'est pas mal joué !

Il prit congé des acteurs et s'en alla. Le lendemain à midi, Karatyguine recevait, bien entendu, un double salaire.

Alexandre II allait au théâtre très rarement, dans les occasions solennelles. L'art dramatique lui était indifférent. Alexandre III allait volontiers à l'opéra et aimait surtout le Méphistophélès de Boito. Il avait une prédilection pour le prologue où les trombones à coulisses se font écho dans les nuées au pied du trône de Sabaoth. Cet appel des trombones lui plaisait parce que cet instrument était sa passion et qu'il en jouait lui-même.

Le dernier tsar, Nicolas II, aimait surtout au théâtre les remarquables ballets de Tchaïkovski, mais il allait aussi voir des opéras et des drames. J'ai eu l'occasion de le voir dans sa loge rire de bon cœur en écoutant Varlamov et Davydov.

Certes, Nicolas II n'allait pas jusqu'à monter sur les planches pour retrouver les acteurs, comme Nicolas Ier, mais parfois, dans les entr'actes, il invitait les artistes dans sa loge. Il m'arriva à moi aussi d'être appelé dans la loge impériale. Le directeur du théâtre venait me trouver.

— Chaliapine, suivez-moi. L'empereur désire vous voir.

Je me présentais au tsar maquillé : en tsar Boris, en Holopherne, en Méphistophélès.

Le tsar me félicitait :

— Vous avez très bien chanté.

Mais j'avais toujours l'impression qu'on m'invitait surtout par curiosité : on voulait voir de près comment j'étais grimé, comment j'avais collé mon faux nez, ma fausse barbe. Je le pensais parce qu'il y avait toujours dans la loge des dames, des grandes-duchesses et des dames d'honneur. Quand j'entrais dans la loge, elles dévoraient des yeux mon maquillage. Leurs yeux tâtaient littéralement mon nez, ma barbe. Et elles me demandaient très gentiment, en faisant de petites manières :

— Comment faites-vous pour faire tenir votre nez ? Avec un emplâtre ?

Parfois le tsar m'invitait aussi à chanter chez lui, ou, plus exactement dans le palais d'un grand-duc où il arrivait le soir après dîner en petite tenue.

D'ordinaire, les choses se passaient de la façon suivante :

Un courrier du grand-duc arrivait au galop chez moi :

— Le grand-duc tel ou tel m'a chargé de vous dire que ce soir il reçoit chez lui l'Empereur, et que l'Empereur a exprimé le désir de vous entendre chanter.

Je mettais mon habit et j'allais au palais. Dans ce cas-là, on invitait également d'autres artistes.

Parfois, c'était le chœur russe de T. I. Philippov, ou la maîtrise du Saint-Synode, ou le chœur du Métropolite.

Je me rappelle une histoire curieuse. Après le concert, la famille impériale se retira dans le salon voisin, probablement pour prendre le champagne. Quelques minutes après, le grand-duc Serge Mikhaïlovitch m'apporta du champagne dans un merveilleux verre de Venise sur un petit plateau d'argent. S'arrêtant devant moi et se redressant de toute sa haute taille, il me dit, son plateau à la main :

— Chaliapine, l'empereur m'a prié de vous proposer une coupe de champagne pour vous remercier de votre chant et pour que vous buviez à la santé de Sa Majesté.

Je pris la coupe, je la vidai en silence et, pour dissiper un certain malaise qui s'était produit, je regardai le grand-duc, j'abaissai les yeux sur le plateau qu'il tenait toujours en attendant la coupe et je lui dis :

— Je prie Votre Altesse de dire à Sa Majesté l'Empereur qu'en souvenir de cet événement mémorable Chaliapine a gardé la coupe par devers lui.

Evidemment, il ne resta plus au grand-duc qu'à sourire et à remporter son plateau vide...

Peu de temps après, je fus de nouveau appelé dans la loge de l'empereur. Une des grandes-duchesses me montra ses gants qui s'étaient déchirés tant elle avait applaudi :

— Vous voyez où j'en suis à cause de vous. D'ailleurs vous êtes un de ces artistes qui aiment détruire. La dernière fois, vous m'avez dépareillé une douzaine de verres de Venise.

Je donnai ma voix de poitrine et je lui répondis :

— Altesse, il est très facile de reconstituer cette douzaine, en réunissant au verre disparu les onze autres...

La grande-duchesse sourit très gentiment, mais n'apprécia pas mon mot à sa valeur. Et c'est ainsi que la coupe resta chez moi à se morfondre dans la solitude.

Où peut-elle bien se morfondre maintenant ?...

A la Cour on ne s'amusait pas follement, sans doute, et les plaisirs étaient plutôt rares. Aussi, de temps en temps, imaginait-on quelque divertissement extravagant, tel qu'un bal costumé accompagné d'un spectacle ; celui-ci se donnait d'ailleurs non pas sur les grandes scènes mais dans le petit théâtre de la Cour, à l' « Ermitage ».

Sur les invitations que l'on envoyait aux nobles des grandes familles, on indiquait dans quels costumes les invités devaient se présenter. Presque toujours, il s'agissait de costumes du XVIe ou du XVIIe siècles russes. C'était assez bizarre de voir les aristocrates russes parlant entre eux avec un léger accent étranger, revêtus de costumes somptueux, mais sans goût, de boyards du XVIIe siècle. Ils avaient l'air de fantoches et, véritablement, on éprouvait un sentiment de gêne et d'ennui à contempler ce divertissement, d'autant plus qu'il était totalement dépourvu de gaieté. L'empereur avait pris place au milieu de la salle, l'air grave et solennel, tandis que nous, déguisés en boyards russes du XVIIe siècle, nous représentions une scène de Boris Godounov.

Je malmenais le plus sérieusement du monde le prince Chouïski : je le prenais par le col de la pelisse dont moi-même, Godounov, lui avais fait cadeau, et je le forçais à se mettre à genoux... Les boyards dans la salle applaudissaient vigoureusement...

Après cette scène, comme je me dirigeais à l'entr'acte vers le fumoir, le vieux grand-duc Vladimir Alexandrovitch s'approcha de moi, me félicita et me dit :

— Dans la scène avec Chouïski, vous avez joué avec beaucoup de force et de caractère.

A quoi je lui répondis :

— J'ai fait de mon mieux, Altesse, pour attirer l'attention de qui de droit sur la façon dont il faut parfois traiter les boyards...

Le grand-duc ne s'attendait pas à une telle réplique. Il me regarda en écarquillant les yeux ; au premier moment, il crut sans doute entendre dans mes paroles le motif de la Doubinouchka ouvrière, mais il comprit tout de suite que je faisais allusion à la trique de Pierre le Grand et il éclata de rire.

Si le sens de mon allusion avait été bien compris par les tsars, il est probable que la seconde partie de mon livre n'aurait pas été consacrée à la description de ma vie sous le bolchevisme...

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

MON AMOUR EXCLUSIF POUR LE THÉÂTRE

 

Si j'ai été quelque chose dans la vie, c'est uniquement acteur et chanteur. Je me suis donné tout entier à ma vocation. En dehors de la scène, je n'ai eu aucun autre attachement, aucun goût prononcé pour quoi que ce fût. Il est vrai que j'avais plaisir à dessiner, mais je regrette de le dire, je doute fort de mon talent de dessinateur, et si j'abîmais pas mal de crayons et de papier, c'était uniquement pour m'aider dans mes perpétuelles recherches de maquillage artistique, de compositions scéniques plus caractéristiques et plus vraies. Même mon grand amour pour les tableaux des vieux maîtres n'a été, à mon sens, que l'écho de ma passion pour le théâtre où l'on ne crée de grandes œuvres, comme en peinture, que par des lignes vraies, des couleurs vivantes, une profondeur spirituelle.

Ce qui m'a le moins attiré dans la vie, c'est la politique. Toute ma nature y répugne. Cela provient peut-être de ma faible connaissance des choses du monde, de mon goût très vif, toujours et en toutes circonstances, pour l'entente, l'accord, l'harmonie. Dans mon fruste langage, je me suis toujours dit qu'un homme possède la science la meilleure, la sagesse la plus haute et la religion la plus vivante quand il sait dire à un autre homme, de tout son cœur, ces simples mots : « Salut, ami ! » Tout ce qui divise les hommes me trouble et provoque en moi un malaise désagréable.

Il m'a toujours semblé que chaque homme revêt un costume particulier, qu'il porte un uniforme approprié à sa personne, que ce sont ces traits exclusifs qui constituent pour lui sa dignité et sa supériorité sur les autres : il m'a toujours semblé que l'uniforme entre constamment en conflit avec l'uniforme, et que pour empêcher ces conflits on a imaginé un uniforme de plus — celui de l'agent de police ! Les querelles religieuses, les rivalités nationales, les hâbleries patriotiques, les intrigues des partis ont toujours été pour moi la négation de ce qui est le plus précieux au monde : l'harmonie. J'ai toujours pensé qu'il fallait aller tout droit et sans détours vers l'homme et s'intéresser non pas à son parti, à sa race, à son sang, mais à ses actes et à sa conduite.

Mon point de vue naïf sur toutes ces choses ne cadrait pas avec les nécessités, inéluctables sans doute, de la politique de parti, et c'est pourquoi la politique m'a toujours causé de l'ennui et un certain malaise. Jusqu'aujourd'hui, même après toutes les expériences vécues dans mon pays au cours de cinq ans passés sous le régime des Soviets, je ne parviens pas à considérer les événements sous l'angle politique et à les juger en homme politique. Pour moi, il n'y a au premier plan que des hommes avec leurs actes et leurs œuvres. Les actes bons ou méchants, cruels ou magnanimes, la liberté de l'esprit ou son asservissement, la discorde ou l'harmonie, tels que je les perçois en toute simplicité — voilà ce qui m'intéresse. Si des roses poussent sur une branche, je sais que c'est une branche de rosier. Si un certain régime entrave ma liberté, m'impose des fétiches que je suis obligé d'adorer bien qu'ils me donnent la nausée, je désavoue ce régime, non pas parce qu'il s'appelle bolcheviste ou autrement, mais simplement parce qu'il répugne à mon âme.

Cette attitude envers la vie et les hommes peut paraître anarchiste. Je n'en disconviens pas. Peut-être y a-t-il en effet en moi un grain d'anarchisme artistique. Dans tous les cas, ce n'est nullement de l'indifférence à l'égard du bien et du mal. J'ai toujours vécu avec passion. Beaucoup de gens seront surpris sans doute d'apprendre que pendant près de vingt ans, j'ai sympathisé au mouvement socialiste de Russie, au point de me considérer presque comme un parfait socialiste... Je me rappelle très bien qu'au cours d'une promenade nocturne avec Maxime Gorki, dans cette merveilleuse île de Capri, je lui posai à brûle pourpoint la question suivante :

— Ne crois-tu pas, Alexis Maximovitch, que j'agirais plus sincèrement si j'entrais dans le parti social-démocrate ?

Si je ne m'affiliai pas au parti, c'est seulement parce que Gorki me jeta ce soir-là un regard sévère et me dit d'un ton amical :

— Tu n'es pas fait pour cela. Et, je t'en prie, rappelle-toi ceci pour toujours : n'adhère à aucun parti, sois artiste, ce que tu es. Et l'on ne t'en demandera pas davantage !

Seule la vie russe peut expliquer cette anomalie : qu'un artiste au tempérament porté à l'anarchisme, répugnant profondément à la politique, ait pu se considérer comme socialiste, ait pu désirer si fortement être utile au mouvement socialiste qu'il ait été prêt, contre toute raison, à s'affilier à un parti illégal. Pour le comprendre, il faut savoir quels étaient les événements qui dirigeaient le cours de l'histoire russe depuis le début du siècle, quels étaient à cette époque les sentiments de l'élite en Russie. En ce qui me concerne personnellement, il ne sera pas sans intérêt de savoir quelles furent mes premières expériences de la vie russe.

 

 

CHAPITRE II

LA VIE RUSSE ET MES SOUVENIRS D'ENFANCE

 

Etant tout petit, j'appris par cœur à l'école du village les vers suivants :

Champ, ô mon champ, champ tout doré,

Tu mûris au soleil et gonfles tes épis !

Un jour, je sortis du village. Un champ s'étendait sous mes yeux à l'infini. Les épis se dressaient : jaunes, sur leurs longues tiges. Ce champ me ravit. Rentré à la maison, je demandai à ma mère :

— Qu'est-ce que c'est qu'un champ d'or ?

— C'est un champ doré, me répondit-elle simplement.

— Un champ jaune ?

— Non, doré, en or. Il y a des monnaies comme ça, en beau métal précieux...

— Où sont-elles, ces monnaies-là ?

— Chez les riches.

— Et chez nous, il n'y en pas ?

— Non, il n'y en a pas...

Plus tard, de grand matin, à trois heures, j'entendais les vieux moujiks geindre en sortant de ce qui leur servait de lits, prendre en soupirant leurs faucilles et leurs faux et s'en aller pour toute la journée hors du village.

— Pourquoi donc se lèvent-ils si tôt ? Pourquoi ne dorment-ils pas ? demandais-je de nouveau à ma mère.

— Ils vont travailler. Travailler aux champs.

— Qu'est-ce qu'ils y font ?

— Ils font la récolte. Justement, dans le champ d'or...

Je compris que ces champs d'or donnaient aux paysans beaucoup de soucis et de peines. Depuis ce temps-là, les moujiks retinrent toute mon attention. Les jours de fête, ils étaient ivres. Ils s'injuriaient, se battaient, mais chantaient aussi des chansons. Qu'elles étaient belles, les chansons des moujiks ! Ils chantaient les rivières qui s'écoulent, les bateaux qui descendent la Volga, le beau-père qui maltraite sa vieille, la fiancée qui pleure parce qu'on la marie à celui qu'elle n'aime pas. Ils chantaient les brigands, les Turcs, les Tatars ; ils chantaient aussi les tzars, Ivan le Terrible, les seigneurs, et je ne sais quels fonctionnaires et quels marchands... Tout ce que je voyais au village s'accumulait pêle-mêle dans ma mémoire et l'accablait ; mon cerveau ne pouvait comprendre pourquoi la vie était si mal faite...

Quand j'arrivai plus tard dans une grande ville, à Kazan, je vis et je sentis que les gens de la Soukonnaia Sloboda, en banlieue, partageaient le même sort douloureux. Je vis qu'ils vivaient mal et qu'ils pleuraient beaucoup. Toujours la même vie : souffrances, mœurs brutales et cruelles, débauche...

C'est en ville que je me rendis nettement compte, pour la première fois, de la différence entre riches et pauvres. Je vis que le riche marchand faisait sur les agents de police une plus forte impression que Sachka, le pauvre cordonnier. Même à l'église, le prêtre donnait la communion au marchand Souslov avec plus d'égards qu'à un Isaac quelconque. Il ne me venait pas alors à l'esprit qu'il pût y avoir là quelque injustice. J'étais convaincu qu'il devait en être ainsi, que Dieu lui-même tenait le riche particulièrement en honneur. Pouvait-il en être autrement ? Le marchand n'avait-il pas un plus gros ventre, une poddievka plus neuve, des bottes vernies toutes brillantes, alors que Sachka était maigre, déguenillé, mal chaussé et qu'il avait toujours un bleu tantôt sous l'œil droit, tantôt sous l'œil gauche... Tout cela me paraissait normal. Je ne me doutais pas alors que mon opinion était aussi celle du fameux philosophe allemand qui avait dit : « Tout ce qui existe est conforme à la raison... » Quand un agent me criait qu'il était interdit de se baigner dans le lac, je l'écoutais avec soumission ; seulement je tâchais de plonger plus profondément et la peur me faisait rester dans l'eau jusqu'à ce que l'orage eût passé...

Devenu copiste au Tribunal, je trouvais tout naturel l'air hargneux et inabordable du chef de service, je tremblais de tout mon corps rien qu'en regardant sa perruque... A la maison, je n'entendais parler que de gouverneurs, de procureurs, de commissaires de police de district et de quartier, et la frayeur me prenait, moi aussi. Chose bizarre, dans tous ces titres officiels vibrait et résonnait la lettre « r ». Cette « r » innombrable et autoritaire retentissait comme un écho perçant dans mon âme apeurée. Chose curieuse, aussi, cette peur des autorités éprouvée dans mon enfance m'est restée toute la vie. Jusqu'aujourd'hui, je les crains, sans trop savoir d'ailleurs ce que j'ai à craindre d'elles...

Que l'on pût changer la vie, la rendre plus belle et plus juste, l'idée ne m'en vint même pas plus tard, lorsque, devenu jeune homme, je connus les privations pénibles et cruelles des trimardeurs de la Volga et du Caucase, leur travail sans but, leurs nuits sans toit, leurs jours sans pain... Et à vrai dire, les privations matérielles ne m'empêchaient pas d'être très heureux. Dans ma forte poitrine grondait ma jeune voix de basse, il y avait au monde des chansons et devant moi s'étendait au ciel, rêve lointain et séduisant, la voie lactée du théâtre...

 

 

CHAPITRE III

DANS LA CAPITALE MAXIME GORKI

 

Qu'il existât des hommes qui se préparaient à réformer ce monde où régnaient la brutalité et l'injustice, je ne l'appris que beaucoup plus tard, quand j'arrivai, jeune artiste, dans les capitales.

Au fur et à mesure que je fréquentais les écrivains, les artistes, les savants, et d'une manière générale des hommes aux idées avancées, je constatais que je savais peu de choses, que j'avais peu appris. Et je voulus m'assimiler une partie tout au moins des connaissances qu'avaient ces hommes remarquables.

D'instinct, j'ai admiré toute ma vie les hommes qui ont beaucoup étudié, qui pensent beaucoup et qui sont en quelque sorte toujours vibrants. Quand j'avais la chance de les rencontrer, je m'efforçais de nouer avec eux d'étroites relations. Dans les dîners intimes, dans les réunions, j'écoutais leurs propos et je constatais qu'ils critiquaient les dirigeants et le tsar ; ils estimaient que la vie du peuple russe était enchaînée et que tout progrès lui était interdit. Parmi ces hommes cultivés, comme je l'appris plus tard, certains étaient affiliés à des cercles clandestins, révolutionnaires... Leurs raisonnements, leurs conversations me persuadaient qu'ils avaient raison.

Ma sympathie pour eux ne cessa de grandir, surtout quand je vis qu'ils étaient réellement prêts à se sacrifier pour le bonheur du peuple. J'étais sincèrement indigné quand les autorités les arrêtaient et les jetaient en prison. Cela m'apparaissait comme une injustice révoltante. Et je tâchais, dans la mesure de mes forces, d'aider ces exaltés qui luttaient pour le bonheur de mon peuple.

Une seule chose me troublait un peu : que parmi ces hommes qui m'étaient chers, il existât des dissensions au sujet des notions d'amour et de haine.

Les uns disaient que l'on ne pouvait obtenir son droit que par la lutte, et ils exaltaient l'énorme force physique du peuple russe ; si l'on groupait cette force éparse en un faisceau, disaient-ils, ce peuple serait capable de gouverner l'univers.

« Comme un démon, d'ici je puis gouverner le monde !... »

D'autres, au contraire, disaient que la force physique est impuissante, que le peuple ne serait véritablement fort que lorsque son âme s'élèverait, quand il comprendrait que la résistance au mal est d'inspiration diabolique, que si on le frappe sur une joue, il doit tendre l'autre joue... Les uns et les autres avaient leurs disciples fervents, leurs admirateurs enthousiastes, qui tous défendaient leur vérité jusqu'au délire.

A mon point de vue d'acteur — point de vue étroit, peut-être — il me semblait qu'il ne pouvait y avoir deux vérités, que la vérité est une... mais je n'entrais pas trop profondément dans toutes ces finesses. Ce qui me touchait, c'était l'effort de mes amis vers la vérité de la vie, la justice, la beauté. Je m'emballais à l'idée que la vie du peuple russe, qui m'apparaissait si sombre, s'éclairerait un jour d'une lumière nouvelle, que les hommes cesseraient de pleurer si souvent, d'endurer tant de souffrances absurdes et abrutissantes, de chercher dans l'ivrognerie une jouissance lugubre et grossière. De toute mon âme, je m'associais à eux et je rêvais avec eux au jour où la révolution balayerai le régime fondé sur l'injustice et le remplacerait par un nouveau qui ferait le bonheur du peuple russe.

Un homme exerça sur moi à cet égard une influence considérable, je dirai même décisive : c'est Alexis Maximovitch Piechkov — Maxime Gorki. C'est lui qui par son exemple et sa foi ardente, renforça mes liens avec les socialistes ; personne au monde ne m'inspira autant de confiance que lui avec son enthousiasme.

Je me souviens que j'entendis pour la première fois prononcer le nom de Gorki par mon cher ami S. V. Rachmaninov, le musicien bien connu. C'était à Moscou. Un beau jour, Serge Rachmaninov arrive chez moi, rue Leontiev, un livre à la main :

— Lis cela, me dit-il. Tu verras quel merveilleux écrivain nous est né. C'est un jeune, probablement.

Il s'agissait, je crois, du premier recueil de Gorki : Malva, Makar Tchoudra et autres contes du début de sa carrière littéraire. Ces récits me plurent en effet énormément. Il s'en dégageait une atmosphère où se retrouvait mon âme. Je dois dire que, lorsque je lis les œuvres de Gorki, j'ai aujourd'hui encore l'impression que les villes, les rues et les personnes qu'il décrit me sont familières. Je les avais vues de mes yeux, et jamais je n'aurais pu croire que je prendrais tant d'intérêt à les revoir à travers les livres...

J'écrivis à l'auteur, à Nijni-Novgorod, pour lui faire part de mon enthousiasme. Je ne reçus pas de réponse. Quand je chantai en 1896, à l'Exposition de Nijni, je ne connaissais pas encore Gorki. Je revins dans cette ville en 1901. Je chantais au théâtre de la Foire. Un soir que l'on jouait la Vie pour le Tsar, on m'annonça que Gorki était dans la salle et qu'il voulait faire ma connaissance. A l'entr'acte, je vis arriver un homme dont le visage me parut original et attirant, bien qu'il ne fût pas très beau. Une longue et magnifique chevelure, un nez plutôt comique de forme, des pommettes très saillantes, et, au fond, des yeux ardents, profonds, pleins de bonté et d'une limpidité singulière, comme les eaux claires d'un lac. Il avait des moustaches et une petite barbe. Souriant légèrement, il me tendit la main, serra fortement la mienne et me dit avec l'accent de notre Volga :

— J'ai entendu dire que vous étiez de notre bord...

— Il paraît, répondis-je.

Dès cette première poignée de main, nous éprouvâmes, moi en tout cas, une profonde sympathie l'un pour l'autre. Nos rencontres devinrent fréquentes. Tantôt il venait me retrouver au théâtre, même dans la journée, et nous allions tous les deux à Kounavino manger des pelmènes (*), notre plat favori, tantôt c'était moi qui allais chez lui, dans son logement dépourvu d'agrément, mais toujours plein de monde. On y rencontrait des gens de toute espèce. Des individus rêveurs, ou gais, ou soucieux et recueillis, ou tout simplement des indifférents, mais c'étaient pour la plupart des jeunes, qui venaient tous boire une eau fraîche à cette source merveilleuse qu'était pour nous Maxime Gorki.

(*) Petits pâtés de viande hachée. Plat national sibérien.

La simplicité, la bonté, le naturel de ce jeune homme à l'air insouciant, son amour profond pour ses enfants, alors en bas âge, et cette tendresse particulière aux gens de la Volga qu'il éprouvait pour sa charmante femme — tout cela me ravit, au plus haut point : enfin, me disais-je, j'ai trouvé le foyer où l'on peut oublier ce que c'est que la haine, où l'on peut apprendre à aimer et à vivre une vie singulière et unique, dans la joie et l'idéal ! A ce foyer, je me convainquis tout à fait que s'il existait sur cette terre des gens réellement bons, sincères, aimant de tout leur cœur le peuple, c'étaient bien Gorki et tous ses pareils qui, comme lui, avaient vu les souffrances, les privations et toutes les empreintes que laissent les misères de l'existence humaine. J'en éprouvais d'autant plus de chagrin et d'accablement quand je voyais Gorki arrêté par les gendarmes, jeté en prison, déporté dans le Nord.

Je commençai vraiment à croire que les hommes qui se disaient socialistes étaient la quintessence de l'espèce humaine et mon âme se mit à communier avec eux.

Plus tard, durant les mois de printemps et d'été, je me rendis assez souvent à Capri, où habitait Gorki (dans une maison dont, soit dit en passant, il n'était pas le propriétaire). L'atmosphère de cette maison était révolutionnaire. Je dois avouer que je n'étais intéressé et séduit que par les élans humanitaires de tous ces grands idéalistes. Quand je m'efforçais de loin en loin de tirer quelques connaissances de la lecture des brochures socialistes, j'éprouvais dès la première page un sentiment inexprimable d'ennui et même, je l'avoue, de dégoût.

Et vraiment, avais-je besoin de savoir exactement combien on peut fabriquer de rouages de montres avec un poud de fer ? Combien de bénéfices en tire le premier exploiteur, puis le second, puis le troisième et ce qu'il reste alors pour l'ouvrier « trompé » ? Il était facile de comprendre tout de suite qu'il y avait d'un côté l'exploiteur et de l'autre l'exploité. « Régulariser les rapports » entre l'un et l'autre, je n'en avais, à vrai dire, nulle envie. C'est ainsi que je méprisai la science socialiste... Et c'est regrettable ! Car si j'avais été plus expert en socialisme, si j'avais su que je perdrais tout dans la révolution socialiste jusqu'au dernier cheveu, j'aurais peut-être sauvé quelques centaines de milliers de roubles en expédiant à l'étranger, en temps voulu, les roubles révolutionnaires russes pour les transformer en bonne monnaie bourgeoise...

 

 

CHAPITRE IV

PREMIÈRES MANIFESTATIONS RÉVOLUTIONNAIRES

 

Si je me reporte au passé et que je cherche à quel moment précis a commencé ce qui devait en définitive m'obliger de quitter ma patrie, je vois combien il m'est difficile de faire une démarcation entre telle et telle phase du mouvement révolutionnaire russe : Il y eut une première révolution en 1905, puis la seconde qui éclata en mars 1917, puis la troisième en octobre de la même année. Les gens qui s'y connaissent en politique vous expliquent en détail en quoi une révolution diffère de l'autre : ils les mettent en quelque sorte sur des tablettes et leur collent diverses étiquettes. Pour moi, je l'avoue, tous ces événements russes m'apparaissent en bloc — comme une énorme chaîne dont chaque maillon est étroitement soudé à l'autre. Une roche énorme s'est détachée de la montagne, s'est accrochée pour un temps très court à un obstacle trop peu résistant ; elle l'a ébranlé à son tour et a poursuivi sa course jusqu'à la chute dans l'abîme. J'ai déjà dit que la prudence et la modération ne sont pas dans le caractère russe ; en tout, dans la soumission comme dans la révolte, mes compatriotes vont jusqu'au bout.

Le mouvement révolutionnaire se fit sentir dès le début de notre siècle, mais ce n'était encore, si l'on peut s'exprimer ainsi, qu'une plante de serre. Il couvait dans les universités, chez les étudiants et dans les usines, parmi les ouvriers. Le peuple paraissait encore tranquille et le gouvernement se sentait fort. La presse était enchaînée et le mécontentement des intellectuels ne s'y exprimait que par des allusions timides.

Les accents révolutionnaires s'exprimaient plus hardiment dans la littérature et dans la poésie. Aussi toute allusion révolutionnaire était-elle saisie au vol avec une ardente avidité et le moindre vers où s'exprimait une protestation déchaînait l'enthousiasme du public indépendamment de sa valeur artistique.

Je me rappelle un épisode très significatif de cette époque. Lors de l'inauguration du nouveau Conservatoire de Moscou (du temps de V. Safonov) on donna un concert symphonique de gala ; tout Moscou y était. Je prenais part au concert. Un sang jeune bouillonnait alors dans ma poitrine et je me passionnais pour la liberté. Le compositeur Sakhnovski venait précisément de mettre en musique les vers de Melchine-Yakoubovitch, le traducteur russe de Baudelaire. Yakoubovitch passait pour un homme acquis à la cause révolutionnaire et sa poésie l'attestait nettement. J'inscrivis la mélodie de Sakhnovski à mon programme de cette soirée. Et je chantai l'invocation à la Patrie, dont les vers étaient soi-disant traduits de l'irlandais :

Pourquoi t'aimer ? Quelle mère es-tu pour nous ?

Jamais marâtre inhumaine ne persécuta

Son beau-fils aussi impitoyablement que toi

Qui, sans relâche, exécutas tes enfants...

Tu nous as enterrés vivants dans des ténèbres sans aurore,

Chassés au bout de la terre, dans la neige et le froid,

Tués dans l'épanouissement de notre force...

Ecrasant sans merci nos grands rêves,

Tu nous as marqués comme des criminels au fer rouge.

Quelle mère es-tu pour nous ? Pourquoi t'aimer ?

Pourquoi... je ne le sais, mais chacun de mes soupirs,

Chacune de mes pensées, toutes mes forces de vie

Te sont dédiées à toi, à toi jusqu'au dernier souffle !

A toi sont mon amour et ma vie, ô ma mère !

Le public fit à la chanson un accueil extrêmement enthousiaste. A l'entr'acte, ou peut-être après le concert, je vis entrer dans le salon des artistes le chef de la police de Moscou, le général Trepov. Il se disait mon admirateur et nos relations étaient tout à fait aimables. Affable, bien élevé, vêtu d'un uniforme magnifique, légèrement parfumé, le général Trepov se mit à redresser sa moustache blonde sur son visage martial marqué de petite vérole, puis il me dit d'une voix pateline :

— Fedor Ivanovitch, pourquoi donc chantez-vous ces airs de meeting qui n'ont aucun intérêt ? A y bien réfléchir, ces mots grandiloquents sont tout à fait stupides. Vous avez une si belle voix qu'on aimerait vous entendre chanter quelque chose sur l'amour, la nature...

C'était un homme sentimental, sans doute... Et pourtant, à cette minute même, je sentis que derrière ces phrases flatteuses et amicales l'idée que j'avais contrevenu au bon ordre et à la paix dans un lieu public cheminait à la base du crâne du grand chef de la police... Je lui dis que la mélodie était jolie, que les paroles étaient belles et me plaisaient, qu'il n'y avait donc aucune raison de ne pas les chanter... Cette fois, je fis semblant de ne pas entendre les raisons politiques de mon interlocuteur et je ne voulus pas discuter avec lui.

Un jour cependant, dans une autre circonstance, je dis au général Trepov :

— Il est certes très agréable d'aimer par-dessus tout sa mère patrie. Mais convenez que le misérable tramway à cheval de la ville de Moscou, outre qu'il est très incommode, choque les yeux des habitants. A l'étranger, on a des trams électriques... Mais ici, à Moscou, d'après ce qu'on m'a dit, on n'a pas donné l'autorisation de construire. C'est la Police qui la refuse. Par conséquent, c'est de vous que vient le refus.

Mon interlocuteur, cette fois, n'était plus du tout sentimental. Il se mit à tousser à la manière d'un diacre qui va prendre ou qui a pris un verre de vodka et il scanda d'une voix nette et mauvaise :

— Seigneur ! mais c'est à l'étranger ! Là-bas, il y a des êtres humains, tandis que pour nos « citadins », c'est déjà beaucoup d'avoir des tramways à chevaux — qu'ils s'en contentent !...

Je crains les autorités. Dès qu'un chef se met à faire la grosse voix, je me tais sur-le-champ. C'est ce que je fis cette fois encore. Quand je fus dans la rue, je me mis, sous l'influence de Trepov, à observer avec une attention toute spéciale les « citadins » qui passaient. Et voici que je vois s'avancer un homme accablé d'une fluxion. Un linge sale enveloppe maladroitement sa joue, et un morceau de ouate tout taché par un médicament jaune sort du linge. Et je me dis :

« Eh ! que le diable t'emporte, monsieur le « citadin » ! Si tu avais pris au moins le tram à cheval au lieu de passer sous mon nez, j'aurais pu répliquer plus facilement à Trepov. Mais, mon pauvre, tu ne mérites même pas ce véhicule... Tu es un personnage sans paroles. Tu acceptes tout avec résignation : la fluxion, et le tram à cheval, et le chef de la police. Tu n'as que ce que tu mérites... »

Ce n'était pourtant qu'une apparence. Bientôt on vit protester bruyamment même l'homme à la joue bandée. En 1904, il devint évident que le mouvement révolutionnaire était beaucoup plus profond qu'on ne l'imaginait. Bien qu'il s'appuyât sur des forces policières imposantes, le gouvernement chancelait et faiblissait. Sa faiblesse prouvait que ses assises dans le pays n'étaient pas aussi solides qu'on l'avait cru au premier abord et cette conscience ne faisait que renforcer l'agitation dans le peuple. Les désordres se multipliaient. Tantôt on fermait les Universités à cause de l'effervescence des étudiants, tantôt les ouvriers faisaient la grève dans les usines, tantôt les membres libéraux des Zemstvos organisaient des banquets où s'élevaient des voix, audacieuses pour l'époque, qui réclamaient la réforme du régime politique et l'octroi d'une constitution. Tantôt enfin une bombe éclatait et tuait tel ou tel ministre, tel ou tel gouverneur.

C'est à cette époque troublée que la guerre avec le Japon surprit la société russe. Des moujiks russes allèrent se battre avec les Japonais là-bas, très loin, dans des régions habitées par des Chinois. Dans les ministères on parlait de la haute mission qui incombait à une grande puissance telle que la Russie, mais dans les milieux sociaux on racontait à voix basse que la guerre avait été ourdie par des courtisans influents, pour leurs profits personnels, pour obtenir je ne sais quelle concession de forêts sur le Yalou à laquelle de hauts fonctionnaires étaient intéressés. Le peuple des campagnes, lui, soupirait et se désespérait. Paysans et paysannes disaient qu'ils pouvaient sans doute « écraser avec leurs bonnets » les Jaunes aux yeux bridés, mais qu'il n'y avait pas besoin pour cela d'aller au loin...

— Puisqu'ils ne s'amènent pas chez nous, c'est qu'ils ont le bon droit pour eux. Qu'est-ce que nous fichons là-bas ?

Dans les capitales, on entendait dire que de temps en temps on envoyait en Extrême-Orient des icônes miraculeuses... Hélas ! On eut vite fait de s'apercevoir que des icônes n'aidaient pas à gagner la guerre... Et quand la flotte russe de l'amiral Rojdestvenski sombra dans les eaux extrême-orientales, la Russie éprouva une angoisse et une douleur profondes. Je me dis aussi que Dieu ne veillait plus avec autant d'amour sur mon pays...

 

 

CHAPITRE V

MÉFIANCE DE L'ADMINISTRATION PROVINCIALE

 

La débâcle !...

Le mouvement révolutionnaire se mit à grandir, à gronder. Les milieux libéraux réclamèrent, ouvertement cette fois, la constitution et les socialistes, sentant la révolution proche, se préparèrent presque ouvertement au combat. On sentait dans l'air que des changements étaient inévitables. Le gouvernement résistait toujours et ne voulait pas céder à ce qu'on appelait officiellement une « émeute », bien que celle-ci eût déjà ébranlé tout le pays. Les fonctionnaires dans les provinces agissaient à tort et à travers. Les uns, sympathiques aux réformes nécessaires, s'efforçaient d'adoucir le régime ; les autres, au contraire, se mettaient à piquer plus fort, comme les mouches à l'automne. Leurs pupilles semblaient s'être dilatées et ils croyaient voir partout des « révolutionnaires ».

A cette époque, il m'arriva plusieurs fois d'éprouver sur moi-même la méfiance extrême de l'administration provinciale. Je ne sais pas d'ailleurs si cette attitude vis-à-vis des artistes fut un fait d'ordre général ou si les soupçons se portèrent particulièrement sur moi, parce que je passais pour un chanteur aux tendances révolutionnaires, ami de Gorki, et dans un certain sens plus « dangereux » que les autres à cause de ma grande popularité dans le pays.

Au cours d'une tournée dans les grandes villes de province, j'arrivai un soir très tard à Tambov, à la veille de mon concert. Je me couchai avec l'intention de dormir longtemps, pour bien me reposer. L'administration en disposa autrement. Le lendemain matin, à huit heures, on frappa à ma porte. C'était le commissaire de police. Il s'excusa très poliment de me déranger à une heure aussi matinale et m'expliqua qu'il le faisait sur l'ordre formel du gouverneur.

— De quoi s'agit-il ?

Il s'agissait de ceci : le gouverneur avait été informé que moi, Chaliapine, je me disposais, au cours de mon concert, à faire au public un discours politique !

C'était une absurdité, bien entendu, et je m'empressai d'en donner l'assurance à l'envoyé du gouverneur. Le commissaire n'en insista pas moins, toujours poliment mais catégoriquement, pour que je soumisse mes morceaux de musique à l'examen du gouverneur. Je les remis, naturellement, et on me les restitua le soir même. Le gouverneur de Tambov avait été, comme vous voyez, plutôt aimable à mon égard. Une réception tout autre m'attendait à Kharkov.

Dans cette ville, on me fit savoir que le chef de la censure m'ordonnait de me présenter chez lui. Chez lui — et avec cela il « ordonnait ». Naturellement, je pouvais ne pas y aller. Je n'avais nullement affaire à lui. Le concert avait été autorisé, les affiches collées. Je fus poussé par la curiosité. Je n'avais jamais vu de ma vie un censeur en chair et en os. J'avais entendu parler de leur existence et on m'avait dit qu'il y avait parmi eux beaucoup d'hommes cultivés et de bonne éducation. Ce censeur qui me convoquait chez lui, je me l'imaginais, je ne sais pourquoi, couvert de verrues, tout plein de poils, un type ébouriffé. Cela valait la peine de voir ce surveillant du loyalisme politique. Je me rendis chez lui. Je me fis annoncer et l'on m'introduisit dans son cabinet.

Ledit censeur n'avait ni verrues, ni poils et n'était nullement ébouriffé. C'était un individu cacochyme, avec des taches rouges sur le visage. Au premier son de sa voix, je m'aperçus que j'avais affaire à un échantillon très rare de l'espèce. Sa voix grinçait comme une arba caucasienne dont les roues ne sont pas graissées. Le plus extraordinaire, ce fut sa façon de parler.

— Qu'allez-vous chanter ?

— Mon répertoire habituel.

— Montrez la musique.

Je la lui montre. De ses doigts secs et nerveux, il parcourt les pages. Soudain il tressaille et, prêt à livrer bataille, il lève sur moi des yeux menaçants :

— Empereur... Qu'est-ce que c'est que cet empereur ?...

Je regarde : c'était les Deux Grenadiers.

— Monsieur le Censeur, c'est la célèbre mélodie de Schumann...

Il me lança un regard irrité où je lus en grosses lettres ces mots : « Je vous fais grâce de votre « Monsieur le Censeur »...

— Sur les paroles de Heine, Excellence. C'est permis par la Censure.

De sa voix grinçante, et avec la ferme intention de m'écraser définitivement, Son Excellence lut sur un ton accusateur : « L'Empereur se lève de son tombeau »...

— De quel tombeau ? Quel est cet Empereur ?

— Un empereur étranger, Excellence, Napoléon...

Mon homme féroce fronce ses sourcils clairsemés sur sa peau tachetée de rouge.

— On dit que vous chantez aussi sans cahier de musique.

— Je chante, Excellence, dis-je sur le ton d'un sujet très obéissant.

— Vous savez que je serai au théâtre...

— Très flatté, Excellence.

— Non pas seulement pour écouter comment vous chantez, mais encore pour savoir ce que vous chantez. Et je vous conseille d'être prudent, monsieur l'artiste !

Je sortis de chez lui tout à fait abasourdi. Si je ne m'étais pas indigné de son ton, de sa façon de me parler, c'est parce qu'il avait été lamentable, ridicule et qu'il m'avait vraiment amusé. Quelle mouche l'avait piqué ? Je ne pus jamais élucider le mystère. Au reste, j'appris en arrivant à Kiev que les autorités de Pétersbourg avaient envoyé en province une circulaire prescrivant de surveiller de très près mes concerts. Le censeur de Kharkov avait sans doute été pris de panique et c'est pourquoi il s'était mis à « grincer » d'une façon si stupide et si comique.

 

 

CHAPITRE VI

UNE VISITE DES OUVRIERS DE KIEV

 

C'est à Kiev, au printemps de 1905, que j'eus pour la première fois la sensation très forte de la révolution en marche. Le hasard me mit directement en contact avec les masses ouvrières. Et je commis alors un « péché » que ne purent pendant longtemps me pardonner les défenseurs du régime et les gardiens de « l'ordre ».

C'est à Kiev que je chantai pour la première fois, dans un concert public, la célèbre chanson ouvrière Doubinouchka. J'étais venu dans cette ville pour donner quelques spectacles organisés par un impresario. Ayant appris mon arrivée, des ouvriers de ma connaissance vinrent me voir et m'invitèrent chez eux, à Dimievka, en banlieue. J'acceptai volontiers leur invitation, et mes amis firent de leur mieux pour me recevoir cordialement. Je circulai avec eux dans le quartier, j'entrai dans leurs masures, et je constatai avec tristesse qu'ils menaient une existence très misérable. Beaucoup de gens sont malheureux, me disais-je ; il est impossible de secourir tout le monde, et c'est très bien d'aider celui-ci ou celui-là, mais cela ne remédie pas à la misère générale. Je rentrai chez moi en agitant ces pensées plutôt pénibles.

Quelques jours plus tard, les ouvriers revinrent me trouver. Ils me demandèrent si je pouvais donner à leurs camarades la possibilité de m'entendre au théâtre.

J'aurais été très heureux de le faire, mais comment ? Ce n'était pas si simple qu'ils le croyaient. Chaliapine, pensaient-ils, n'a qu'à sortir sur la grande place, distribuer des billets gratuits et voilà, c'est tout... Et l'impresario, le théâtre, la location, les autres acteurs, les choristes, les musiciens, le personnel de la scène et de la salle ? Etait-il possible de donner des billets absolument pour rien ? Je comprenais pourtant le désir qu'avaient les ouvriers de m'entendre et j'avais grande envie de leur donner satisfaction. C'est pourquoi j'imaginai la combinaison suivante :

Prendre une grande salle, le cirque Kroutilov, qui peut contenir environ 4.500 personnes. Distribuer gratuitement 4.000 billets aux ouvriers — qu'ils organisent une loterie dans les usines, dis-je et celui qui tirera de la casquette le bon numéro aura une place — enfin mettre en vente les 500 billets restants parmi les gens qui peuvent payer — pour couvrir les frais et la location de la salle. Les ouvriers, enchantés, approuvèrent mon projet et je m'occupai de l'organisation du concert.

Louer le cirque, c'était très simple. Je le fis immédiatement. Mais je ne pouvais sans autorisation supérieure me produire en public. Dans les cas ordinaires, l'autorisation est donnée sans difficulté par le chef de la police, mais mon concert sortait tout à fait de l'ordinaire... Le chef de la police, me dis-je, n'osera pas prendre sur lui de donner l'autorisation. Par bonheur, je me rappelai que j'avais fait tout récemment la connaissance de la femme du gouverneur de Kiev : une femme charmante, qui adorait les artistes et... le vint (*) tout autant que les artistes.

(*) Jeu de cartes qui ressemble au whist.

Je vais donc me mettre en campagne, me dis-je, avec le concours de Nadejda Guerasimovna (ainsi s'appelait, je crois, la femme du gouverneur). Et je me fis inviter à une partie de vint chez elle.

Je joue et j'attends le moment favorable. On sait quelle heureuse influence peut avoir le chelem sur un joueur. Il devient meilleur, plus cordial, il trouve tout parfait. Donc, quand la générale eut fait son premier chelem, je laissai tomber ces mots :

— Nadejda Guerasimovna, je n'ose pas déranger votre époux et cependant, il le faut.

— De quoi s'agit-il ?

— Voici : je voudrais arranger un concert. Pour les pauvres, pour les travailleurs. Tout le monde vient m'entendre sauf eux : cela ne va pas. Nous vivons, vous le savez, dans des temps difficiles. L'irritation est générale. Si je ne chante pas pour les ouvriers, ils seront vexés. Or, c'est de votre époux que cela dépend...

— Avec cinq cœurs, je passe.

Nadejda Guerasimovna est en veine. Elle fait de nouveau un chelem.

— Que craignez-vous donc ? Mon mari est très bon. Il a ici la palme de la bonté, et aussi de l'intelligence. Je pense qu'il rentrera dans une demi-heure. Arrangez cela avec lui.

— Et vous, chère Nadejda Guerasimovna, ne voudriez-vous pas me seconder, le cas échéant ?

— Ah ! vos chansons sont si perfides... Elles conquièrent tout le monde. En tout cas, vous pouvez compter sur moi.

Une heure plus tard, j'étais dans le cabinet de son mari. Effectivement, c'était un homme charmant, ce gouverneur. L'air très imposant, une barbe opulente, un uniforme militaire avec des parements brodés. D'une voix bien posée, comme toute sa personne, il détacha lentement ces mots en réponse à ma prière :

— Hum... Voyez-vous... Oui... Moi, naturellement... Oui, Oui... Je comprends. Un concert pour... Mais quelle idée ! Pour les ouvriers... Cela justement... c'est délicat... Hum... oui... C'est très bien, un concert pour les ouvriers, et moi-même, voyez-vous, c'est avec plaisir que je voudrais... mais il y a une certaine difficulté. Je ne peux pas, à vrai dire, vous en informer, mais elle existe... Je n'ai pas le droit...

Je fus très surpris et, sans le vouloir, je me mis à parler sur le même ton que le gouverneur :

— Mais... Hum... Comment cela, Excellence, vous n'avez pas le droit ?

— C'est ainsi. Je ne l'ai pas... Mais j'ai confiance en vous, Chaliapine, je vous aime, et depuis longtemps, comme artiste. Un artiste tel que vous ne peut être qu'un galant homme. Je vous expliquerai ce qu'il en est ; seulement jurez-moi que vous n'en direz rien à personne.

Et le gouverneur ouvrit un gros dossier qui se trouvait sur son bureau. Il fouilla dedans, en sortit un papier, me le tendit en disant :

— Lisez.

Ce serait plutôt indiscret de ma part, — pensais-je quand je lus en tête le mot Confidentiel souligné. A gauche il y avait les initiales M.V.D. (*) puis: « Département de la Police ». Après cela, le texte administratif habituel : « Il est parvenu à notre connaissance que l'artiste Chaliapine est parti en tournée dans toutes les villes de l'Empire russe pour y donner toutes sortes de soirées, de concerts, de spectacles, dans un but de propagande révolutionnaire ; par la présente, ordre est donné aux autorités locales de surveiller les concerts dudit Chaliapine avec une attention toute spéciale. »

(*) Ministère de l'Intérieur, en russe.

J'ai toujours pensé que les journaux étaient chaque fois informés sur mon compte beaucoup mieux que moi-même. Or, je constatais que le Département de la Police en savait encore plus long que les journaux ! Je ne cachai pas ma surprise. Mais en même temps, je sentis que j'avais devant moi non pas simplement un gouverneur, mais un homme comme il faut et je me mis à lui parler en conséquence. Je lui assurai le plus sincèrement du monde que je ne songeais pas à faire la moindre propagande révolutionnaire, que je désirais simplement chanter pour des gens qui ne pouvaient pas payer, ce que j'avais déjà fait maintes fois. Je lui fis comprendre en outre qu'un refus produirait une pénible impression sur les ouvriers et les irriterait encore davantage contre les autorités. Le général me donna l'autorisation et crut bon d'ajouter :

— Tout le reste dépendra du chef de la police et du commissaire. Arrangez-vous avec eux, comme vous pourrez.

 

 

CHAPITRE VII

UN DÉJEUNER DANS UNE SALLE DE BAINS RENCONTRE AVEC LÉNINE

 

Le chef de la police de Kiev se montra fort aimable. Il déclara qu'il ne ferait aucune objection à l'organisation du concert. Cependant, une nouvelle difficulté surgit, qu'il fallait écarter d'une manière ou d'une autre. Mon entretien avec les délégués des ouvriers me persuada qu'il serait préférable de confier aux ouvriers eux-mêmes le soin de veiller au bon ordre de ce concert. Ils me dirent que la présence au cirque d'agents de police en uniforme pourrait créer de l'irritation et peut-être provoquer un scandale déplorable. Cette question-là devait être réglée, elle, avec le commissaire de police du quartier. Je me rendis moi-même chez lui.

Ce représentant de l'autorité était un individu étrange et très drôle. Quand je sonnai chez lui, une jeune Ukrainienne m'ouvrit la porte — une bonne, sans doute. Comme je lui demandais si je pouvais voir le commissaire, elle me répondit qu'elle allait m'annoncer à Sa Noblesse :

— Je crois bien que Sa Noblesse est dans son bain.

Elle s'éloigna, revint une minute après et me dit que si cela ne me gênait pas on me priait d'entrer dans la salle de bain. Je me rappelai la fameuse anecdote de Mme de Staël et de Napoléon et je me dis que le commissaire estimait lui aussi, sans doute, que le génie n'a pas de sexe... Il n'y avait rien autre à faire... Je me dirigeai vers la salle de bain.

Vous pouvez imaginer l'intérêt qu'il y avait pour moi à voir mon cher commissaire dans une situation si favorable à mon égard ! J'avais préparé à l'hôtel le plan de mon discours... Hélas ! je ne pus me conformer à ce plan...

— Bonjour, monsieur l'artiste ! s'écria le commissaire avec un accent ukrainien. Par Dieu, comme jé souis content qué vous soyez venou mé voir. Vouléz-vous qué nous trinquions à votre santé ?...

Il était assis dans sa baignoire, avec de l'eau jusqu'au dessus de sa poitrine. Ses épaules grasses et blanches émergeaient de la surface ; sous son nez violacé s'étalaient de grosses moustaches en cuir fauve. Au-dessus de chaque œil, il avait des sourcils, mais d'une telle dimension que chacun d'eux aurait pu suffire pour trois ou quatre commissaires comme mon bonhomme. En me disant qu'il désirait trinquer avec moi, il ouvrit la bouche toute grande et un gros rire un peu rauque sortit des profondeurs de son ventre immergé. Je vis qu'il avait dans la bouche de l'or et du tartre.

En travers de la baignoire, il y avait une planche ; sur la planche, une bouteille de vodka, sérieusement entamée, et avec cela une espèce de gélatine et des concombres salés. Tout en trouvant l'heure indue pour absorber quelque chose, je me dis aussitôt qu'il serait également « indu » de ma part de refuser son offre... Je pris sur-le-champ l'air d'un gaillard qui aime la bonne vie et je m'assis près de lui sur un petit tabouret.

— Kvitok ! s'écria le commissaire.

La bonne apparut. Il lui ordonna d'apporter immédiatement un second verre.

— Et alors, vous êtes venu mé voir, comme çà... C'est épatant. Vous savez, moi, monsieur, je souis mon docteur. Je n'ai pas été dans les ouniversités, bien sûr, mais j'ai ma petite jugeotte à moi. Tenez, on mé dit qu'il n' faut pas boire dé vodka, qué soi-disant ça brûle et qué ça vous fait un trou dans le ventre.. Alors, jé me trempe dix minutes dans l'eau froide. Et ainsi, l'un supprime l'autre, pas vrai ?

Je lui dis que moi aussi, en somme, je n'ai pas grande confiance dans les médecins et que j'aime et j'apprécie les bons remèdes populaires.

— C'est vrai, au fait, on dit dé vous qué vous êtes du peuple.

Nous trinquons, nous vidons nos verres et mangeons du concombre.

— Et alors, lui dis-je, ce concert... Pardon, comment vous appelle-t-on ?

J'entends quelque chose comme « Akakii Khrisanfovitch »...

Je lui explique mon affaire.

Mon interlocuteur se soulève un peu au-dessus de l'eau et découvre deux gros seins, tout couverts de poils.

— Mais voyons, pourquoi pour les ouvriers et comment ça, gratuitement ? Nous en avons des centaines de mille, des ouvriers. Lé gouverneur a autorisé ?

— Oui, et également le chef de la police. Mais on m'a dit qu'il fallait également s'adresser à vous, lui dis-je en mentant cyniquement.

Le Commissaire se mit à toussoter.

— Mais alors, si le gouverneur et le chef de la police ont autorisé, qu'est-ce qué vous voulez encore de moi ?

Quand je lui eus expliqué exactement ce que je voulais, il écarquilla les yeux, se mit à remâchonner le morceau de concombre qu'il tenait dans la bouche depuis cinq minutes, poussa un soupir, puis sa voix retomba comme une pâte mal réussie, et il me dit sur un ton en quelque sorte invertébré :

— C'est pas chic dé mé faire des boniments à un petit déjeuner aussi agréable...

Puis sa voix reprit des forces, et il me dit sérieusement :

— Vous m'excuserez, mais sans surveillance... non, je né peux pas vous laisser ces trucs-là. J'en convins, mais je lui soufflai une idée :

— L'ennuyeux dans l'affaire, Akakii Khrisanfovitch, ce sont les uniformes. Envoyez autant d'hommes que vous voudrez, pourvu qu'ils soient en civil.

— Ça, c'est pas bête ! Pour vous, monsieur l'artiste, je ferai ça avec plaisir.

Nous bûmes encore un petit verre. Le commissaire se leva, prit une serviette éponge, la colla contre son ventre, essuya comme il put sa main droite, me la tendit, m'assura qu'il aimait les artistes, surtout ceux qui venaient du peuple et nous nous quittâmes bons amis.

J'étais ravi. Tout s'était bien passé ! Les affiches étaient collées, on avait vendu toutes les places payantes, les délégués ouvriers avaient distribué dans les fabriques les 4.000 billets gratuits. Le jour du concert était arrivé.

Tout aurait été parfait s'il n'était venu au cirque que les ouvriers qui avaient tiré les billets au sort. Malheureusement ceux qui n'avaient pas de place vinrent aussi. Ils vinrent comme on va au concert, et non à une manifestation politique en plein air : isolément et non en masses serrées. Comme toujours en Russie, chacun d'eux se disait qu'il pourrait « se faufiler d'une façon ou d'une autre », « rester debout quelque part ». Le commissaire me l'avait dit avec raison, il y avait des centaines de milliers d'ouvriers à Kiev, si bien que ce soir-là les rues de la ville furent submergées par le peuple. Et non seulement les rues voisines du cirque, mais toutes les rues principales ! Les autorités s'émurent, naturellement, et la troupe apparut sur le Krechtchatik.

On conçoit ma frayeur. J'avais fait du beau travail !

Je m'adressai aux délégués des ouvriers :

— J'ai juré, leur dis-je, qu'il n'y aurait pas de désordres. J'espère que les ouvriers, par égard pour moi, ne trahiront pas ma confiance.

Je dois rendre aux ouvriers cette justice qu'ils se conduisirent très bien. Tout se passa dans le calme, mais ma situation n'en était pas moins extrêmement délicate. Elle devint même tragi-comique, quand je m'aperçus que je n'aurais aucun moyen de me frayer un passage à travers la foule pour entrer au cirque... Qui chanterait alors au concert ?

Comment faire ?

Par bonheur, l'hôtel Continental où j'étais descendu avait un mur contigu à celui du cirque. Tous les deux, feu mon accompagnateur Korechtohenko et moi-même, nous ouvrîmes la fenêtre du corridor, nous suivîmes la corniche et la gouttière et nous nous laissâmes tomber sur le toit du cirque. Mais le problème n'était pas encore complètement résolu. Nous ne pouvions pénétrer dans le cirque que grâce à une nouvelle acrobatie, en nous glissant par la lucarne du toit. C'est ce que nous fîmes.

Je ne sais pas ce qui se passait dans les rues. Ce que je sais, c'est que le cirque était à tel point bondé que le spectacle de la salle avait quelque chose d'écrasant et de terrifiant. Bien entendu, le concert ne commença pas à l'heure fixée.

Un tonnerre d'applaudissements éclata quand j'apparus sur l'estrade ! l'ovation dura plusieurs minutes. Quand il fut possible de parler, j'adressai au public quelques mots. Je rappelai que j'avais pris la seule responsabilité de cette soirée qu'il m'avait été particulièrement agréable d'organiser.

Quoi qu'il pût arriver, la responsabilité en retombait sur moi, car c'était à ma prière que des personnes honorables et jouissant de toute mon estime avaient autorisé ce concert. Il n'y a pas même, dis-je, de détachements de police. A vous, messieurs et mesdames, de veiller au bon ordre !

Un hourrah formidable salua mon allocution. Et le concert commença :

« Tourmenté par la soif spirituelle » (*), commençai-je, et le souffle d'une vie nouvelle parcourut l'auditoire ; je le sentis avec une force toute particulière.

(*) « Le Prophète », poésie de Pouchkine, chanson de Rimski-Korsakov.

Dans les intervalles de mes chansons, au moment des « bis », des exclamations partirent de divers coins de la salle. Des jeunes filles me crièrent : la Varsovienne ! Des voix rauques réclamèrent avec insistance : l'Internationale ! A cette époque, je le dis en toute sincérité, je ne connaissais pas ces chants révolutionnaires.

Jusqu'aujourd'hui, j'ignore ce que c'est que la Varsovienne ; quant à l'Internationale, il n'y a pas longtemps que je la connais, mais je ne la connais que trop bien... Il y avait pourtant une chanson ouvrière que je savais depuis ma jeunesse, je l'avais entendue à Kazan sur les bords du lac, c'était Doubinouchka. Je savais qu'on la chantait avec l'accompagnement d'un chœur, et que les couplets étaient chantés par un soliste, pas par un soliste de Sa Majesté, bien sûr...

Il me sembla que, pour répondre aux prières de ce public ouvrier, le mieux serait de chanter cette chanson. Je dis donc que je pourrais chanter Doubinouchka si le public m'accompagnait. Un nouveau hurrah colossal éclata et j'entonnai le couplet :

J'ai entendu bien des choses dans ma Patrie,

Chantant la tristesse, et non la joie,

Mais de toutes ces chansons, dans ma mémoire s'est gravée

Cette chanson des compagnons ouvriers :

Eï, doubinouchka, oukhniem ! (*), hurlèrent ensemble cinq mille voix.

(*) C'est le refrain de la chanson. « Ho-là, brandissons la massue ! » La doubinouchka, c'est le gourdin, la massue, que brandira le peuple pour se venger de ses oppresseurs.

Comme le jour de Pâques à matines, je me sentis littéralement arraché à la terre. Qu'y avait-il dans cette chanson ? Le souffle de la révolution ou un appel ardent fouettant les énergies, une glorification du travail, du bonheur et de la liberté humaine ? Je ne sais. J'étais en extase et je chantais, sans penser à ce qu'il adviendrait — paradis ou enfer. Tel un oiseau puissant, vigoureux, aux ailes toutes blanches, qui s'envole de son nid et monte très haut, au delà des nuages. Certes, tous les gourdins qui se lèvent pour frapper « les seigneurs et les boyards », je ne les tenais pas dans la main, ni au sens propre ni au sens figuré. Mais je souhaitais la fin de l'oppression, et j'aimais la liberté alors, tout comme aujourd'hui.

Bien des années ont passé. Cependant le souvenir de cette soirée m'est resté, et pour toute la vie. Elle réussit à merveille. Après le concert, les ouvriers rentrèrent chez eux sagement, par couples, comme des écoliers. Naturellement, ma Doubinouchka provoqua des commentaires de toutes sortes. Et l'on me rangea immédiatement parmi les révolutionnaires d'extrême-gauche.

La vente des billets rapporta, tous frais payés, environ 3.000 roubles ; par l'intermédiaire du poète Lolo-Munstein, je les fis remettre aux ouvriers de Kiev.

Après de telles soirées, comme il est agréable de partir pour le Midi, aux bords de la mer azurée !

Me voici donc en Italie, sur la plage d'Alassio, en costume de bain. Un bon soleil déjà chaud me fait cligner les yeux. Soudain ma femme accourt le visage bouleversé, un journal italien à la main.

— Qu'allons-nous faire ? On est à ta recherche en Russie. On veut te poursuivre devant les tribunaux parce que tu donnes de l'argent pour la révolution...

Je crus qu'elle plaisantait. Mais non. Le journal italien disait bien : « On recherche Chaliapine ».

J'avais eu l'intention de m'attarder au bord de la mer, et même de revenir après le début de la saison, mais cette nouvelle me fit devancer mon départ.

J'arrive à Moscou. Je descends au « Metropole ». Tout ému, Munstein vient me voir : il me dit qu'il se cache, parce qu'on le recherche à cause de « l'affaire » du concert de Kiev. La police avait lu dans une feuille révolutionnaire clandestine que « tel concert avait rapporté à la caisse 3.000 roubles ». Qui avait donné ce concert pouvant produire une pareille somme ? Chaliapine, évidemment...

Je réfléchis à ce qu'il fallait faire et je décidai de prendre le taureau par les cornes. J'écrivis immédiatement à la police de Kiev qu'en effet c'était moi qui avais donné cet argent, mais que je ne savais pas à quoi il avait été employé, que d'ailleurs cela ne m'intéressait pas de le savoir. Si je donne de l'argent pour qu'on achète du pain et qu'on le dépense en boisson, ce n'est pas mon affaire !

Les autorités, sans doute, le comprirent ainsi, car il n'y eût aucune poursuite contre moi. Les poursuites contre Lolo furent abandonnées également.

A la suite de cette histoire, la Doubinouchka éveilla la curiosité générale. Dans les concerts et les soirées théâtrales, il m'arriva souvent d'entendre le public réclamer cette chanson. Parfois, quand le cœur m'en disait, je la chantais, dans la capitale et en province, mais toujours à condition que le public voulût bien m'accompagner.

Un jour, il m'arriva de chanter la Doubinouchka non pas à la demande du public, mais parce que le tsar avait signé un manifeste promettant la liberté. Cela se passait à Moscou, dans la grande salle du restaurant de l'hôtel « Metropole ». Ce soir-là, Moscou était en jubilation. Je montai sur une table et me mis à chanter — avec quel enthousiasme, avec quelle joie !

Ce n'est pas chaque jour que les hommes communient dans la joie...

Ma Doubinouchka de Kiev et celle de Moscou encadrent en quelque sorte le mémorable été de 1905, si plein d'événements et de luttes. En automne, la grève générale des chemins de fer éclata. Les Universités se transformèrent en lieux de réunion pour les meetings révolutionnaires, auxquels participaient également les gens de la rue. Dans les villes, le peuple entra en rébellion ouverte avec les autorités. Le 17 octobre, le gouvernement céda. On publia le manifeste du tsar accordant un nouveau régime. On promit à la Russie la liberté, une constitution, un parlement. Peut-être pouvait-il sortir de là quelque chose ; peut-être la Russie aurait-elle été capable de se rénover, de progresser dans la paix. Malheureusement, les milieux sociaux et le gouvernement, à ce qu'il me parut, firent tout ce qui dépendait d'eux pour ruiner cette possibilité. La Société se divisa en une poussière de partis, et chacun se mit à chanter à sa façon. Les uns dirent qu'on avait donné trop peu, les autres qu'on avait donné beaucoup, mais que le tsar ne tiendrait pas ses promesses. Dès que la grève eut cessé, dès que le pays fut devenu plus calme, on pensa à la Cour que la menace de la révolution était imaginaire, qu'on avait eu bien tort de « caner » et l'on décida de faire ce qu'avaient prédit les gauches, de tromper...

Effectivement, au bout de quelques jours, on sentit un vent nouveau souffler sur le pays. La joie s'éteignit rapidement, de nouveau les esprits devinrent sombres et moroses dans les capitales. Une vague de pogroms déferla contre les Juifs et les intellectuels. Comme le révéla par la suite à la Douma le prince Ouroussov, ancien vice-ministre de l'Intérieur, les proclamations incitant aux pogroms furent imprimées par le capitaine de gendarmerie Komissarov, aux frais de l'Etat, dans les sous-sols du département de la police...

L'agitation gagna bientôt les paysans. Ils réclamèrent les terres, mirent le feu aux propriétés des pomiechtchiks. Ce ne furent qu'explosions du mécontentement populaire, suivies de répressions. La ville de Moscou, toujours ardente, se mit à élever des barricades...

Cette époque est liée dans mon esprit à un souvenir qui n'est pas sans valeur symbolique. Au moment des troubles de Moscou, j'habitais cette ville. Gorki s'y trouvait aussi. On vivait des heures agitées et pleines de périls. Moscou célébrait les obsèques de l'étudiant Baumann tué par la police. Qui était ce Baumann, je n'en savais rien. A en juger par l'importance qu'on donnait dans les milieux révolutionnaires à ses funérailles, on aurait pu croire que l'étudiant était une personnalité en quelque sorte remarquable dans sa partie, qu'il savait non seulement que la terre tourne autour de son axe, mais encore comment on peut faire tourner cet axe dans l'autre sens... En réalité, ce révolutionnaire n'était qu'un lutteur courageux qui s'était battu sur les barricades et était tombé à son poste. Naturellement, les révolutionnaires avaient fait de ses obsèques une manifestation imposante.

Ce soir-là, je me rendis chez Gorki avec un de mes vieux amis, dont j'ai déjà parlé ici, le pianiste compositeur Korochtchenko, qui devait plus tard mourir de faim sous le régime bolcheviste. Dans l'appartement de Gorki, on s'attendait à une perquisition, peut-être même à des arrestations. Comme on ne voulait pas se rendre sans résistance, l'appartement de l'écrivain était gardé par une douzaine de jeunes gens, pour la plupart des Caucasiens, armés de revolvers et « d'instruments » de même espèce, mais dont j'ignore les noms, car je joue sur d'autres...

Parmi ces jeunes gens, il y avait aussi quelques Russes. Nous leur serrâmes la main à tous. Ils nous demandèrent de chanter, ce que nous fîmes avec plaisir. La chanson est belle, toujours et partout. Ce fut une soirée vraiment délicieuse, en dépit de l'inquiétude qui troublait la maison et tous ceux qui s'y trouvaient rassemblés.

Bien des années plus tard, sous le régime des bolcheviks, il m'arriva de rendre visite, au Kremlin, au poète Demian Biedny. Lénine entra. Comme je le saluais et lui disais que j'étais très heureux de faire sa connaissance, le chef du prolétariat mondial me regarda fixement et me dit :

— Mais comment donc ? nous nous connaissons.

Je me troublai. Ce que voyant. Lénine m'expliqua :

— Vous ne vous rappelez pas que le soir des obsèques de Baumann nous avons passé presque toute la nuit chez Gorki ?

Et, me serrant la main avec une force particulière, il ajouta :

— Ce fut une magnifique soirée...

Ainsi donc, me dis-je, Lénine était avec nous chez Gorki et je lui avais prêté si peu d'attention que j'avais même oublié notre rencontre. Moi, l'ami des socialistes, avoir fait si peu de cas du plus grand apôtre du socialisme, quel sacrilège !...

Ce petit fait ne faisait pourtant que confirmer et mettre en pleine lumière mon sentiment : à savoir que les trois révolutions russes ne sont que les anneaux d'une seule et même chaîne. En 1905, Lénine était déjà sur les rangs et attendait son heure.

Les années passèrent. Après la liquidation des révoltes à Moscou, après la soumission des campagnes grâce aux expéditions punitives, après la période orageuse des 1re et 2e Doumas, un calme apparent régna dans le pays. Le gouvernement semblait victorieux.

Les gens compétents prétendirent que durant ces années le pays était devenu plus prospère, que l'industrie s'était sérieusement développée. La Bourse, en tout cas, fit des affaires et les capitales virent apparaître beaucoup d'individus habiles, qui avaient amassé de grosses fortunes et qui éblouissaient les gens par leur luxe récent, mais tapageur... Pourtant, dans les profondeurs des masses populaires, surtout chez les paysans, le mécontentement qu'on avait étouffé répandait çà et là des vapeurs inquiétantes. Une lutte sourde se poursuivait entre le gouvernement et les révolutionnaires. Tantôt les révolutionnaires réussissaient à tuer un ministre, tantôt les autorités parvenaient à pincer et à jeter en prison un terroriste dangereux. L'opposition libérale de la Douma ne se rendait pas non plus. A la surface, cependant, la vie était plus calme et plus égale. La politique cessait de passionner tous les esprits. Les gens s'occupaient de leurs affaires privées.

A cette époque, je travaillais en Europe avec feu Diaghilev. Nos spectacles d'opéras et de ballets avaient un succès littéralement triomphal. J'ai gardé en particulier le souvenir de notre dernière soirée à Londres. Et si je m'en souviens si bien, ce n'est pas tant parce que le public anglais nous fit pour nos adieux une ovation inoubliable que parce que ce spectacle fut, par la volonté du destin, le dernier de l'époque historique à laquelle la grande guerre devait apporter son sinistre bilan... Un jour ou deux après ce spectacle, les camelots criaient en effet dans les rues une nouvelle sensationnelle : un archiduc autrichien, l'héritier du trône, disait-on, avait été assassiné quelque part, en Serbie, à Sarajevo...

Quand j'arrivai en France venant de Londres, la guerre était déjà dans l'air. Les quelques jours que je passai à Paris me firent une impression vraiment terrifiante. Une foule noire encombrait les rues. Les gens s'agitaient et criaient, d'une voix où s'exprimaient à la fois l'enthousiasme et l'espoir et l'inquiétude infinie devant l'avenir :

— Vive la France ! A bas l'Allemagne !

Le cœur se glaçait à l'idée que tous ces hommes quittaient leurs foyers, leurs familles, pour aller à la mort.

Les banquiers, cependant, étaient encore optimistes. L'un d'eux, au cours d'un déjeuner, m'assura qu'on éviterait la guerre et me dit que je pouvais partir pour Karlsbad, où je voulais aller après la saison. Je l'écoutai et me mis en route. Par la Suisse. Mais la guerre nous surprit dans le train, non loin de Paris. On nous débarqua et on nous dit qu'il n'y aurait pas de train de retour pour Paris... Je pensai alors à mon banquier sans grande tendresse et je résolus de rentrer à Paris par n'importe quel moyen, fût-ce en diligence, en brouette ! Malheureusement, j'avais beaucoup trop de bagages. Je me sentis soudain en veine de générosité et je me mis à distribuer mes affaires à des inconnus. La petite monnaie ayant disparu comme par enchantement, un nouveau et large champ s'ouvrit à ma philanthropie. Je n'avais en effet sur moi que des billets de 50 ou de 100 francs. Les restaurants de province avaient des prix modérés, certes, mais on ne rendait plus la monnaie ! Pour la moindre note, même de dix francs, il fallait en débourser cinquante ou cent.

Dans ces conditions, l'idée me vint d'inviter à dîner les gens qui me plaisaient et qui criaient : Vive la France ! Je choisissais les plus chétifs, les plus livides, je les invitais à ma table et leur offrais des beefsteaks et du vin... Ils me dirent que les Russes étaient de « braves types », en toute saison, en temps de paix comme en temps de guerre. Je dus en convenir avec eux et boire à la France et à notre commune victoire.

Revenu à Paris, je passai quelque temps à la Baule et je repartis pour Londres, dans l'intention de rentrer en Russie par Bergen et la Finlande. La traversée de la Manche était à ce moment-là plutôt dangereuse. Les avant-gardes des Allemands se trouvaient dans le voisinage d'Amiens. On prévint les voyageurs pour Dieppe de se coucher par terre au cas où le train serait bombardé. Il n'en fut rien grâce à Dieu et j'arrivai à Londres sans encombre.

Mes chers amis d'Angleterre me conseillèrent de ne pas partir pour la Russie, de ne pas risquer ma vie en m'embarquant sur la mer du Nord qui était dangereuse. Ils me supplièrent de rester en Angleterre jusqu'à la fin de la guerre — qui, naturellement, serait courte... — et m'offrirent villas et châteaux.

En général, je n'ai pas le mal du pays. Je suis habitué à vivre dans les pays étrangers. Cette fois cependant, je fus pris d'une nostalgie inexprimable, je ne pouvais plus respirer loin de ma patrie.

Après avoir remercié mes amis, je montai à bord d'un bateau qui portait le nom plutôt prétentieux de « Sirius » et qui d'ailleurs se déplaçait plus lentement que la superbe étoile du même nom. Sur cet étrange paquebot, j'arrivai sans accident à Bergen. De là, grâce aux pièces d'or dont je m'étais muni à Londres, je gagnai rapidement Saint-Pétersbourg. J'étais enfin dans ma patrie, et à cette seule idée, j'étais heureux.

 

 

CHAPITRE VIII

PREMIERS JOURS DE LA GUERRE À PÉTERSBOURG

 

On me raconta que les premiers jours de la guerre avaient provoqué à Pétersbourg un grand élan patriotique. On me parla de la profonde impression qu'avait produit le départ de la brillante garde impériale pour les premiers combats. Arrivé beaucoup plus tard, je ne constatai ni enthousiasme ni abattement. La vie semblait avoir repris son cours normal. Les magasins faisaient des affaires, les voitures de place circulaient, les lampes à arc éclairaient la Morskaïa (*). Les théâtres étaient pleins à craquer.

(*) Rue très fréquentée de la capitale.

Pourtant, de temps à autre, des bruits jetaient le trouble dans la population. Tantôt on proclamait officiellement et à grand fracas des victoires, tantôt on faisait circuler de bouche en bouche et on se chuchotait des nouvelles annonçant des désastres sur le front. On disait que deux corps d'armée avaient été anéantis dans les lacs de Mazourie, on apprenait en outre que des dizaines de milliers de soldats avaient été tués dans je ne sais quelles forêts, après une bataille de quarante-huit heures... Les journaux parlaient de ces défaites à mots couverts, et les dizaines de milliers s'y transformaient en centaines. Les zéros étaient subtilisés...

Le bruit se répandit qu'on manquait de munitions et que la malheureuse armée russe, officiers et soldats, devait parfois combattre poitrine découverte, au sens littéral et tragique de l'expression, pour arrêter l'envahisseur... Il est certain que les Russes firent preuve de vaillance et de fermeté sur tous les fronts. Il est certain aussi qu'à l'arrière la guerre éveilla de nobles sentiments de charité et de sacrifice. Mais, comme il arrive toujours, on vit aussi se répandre largement dans les capitales un patriotisme purement verbal, aux rodomontades dégoûtantes, trop souvent puisé dans le vin.

Voici, par exemple, un de ces « patriotes », le soir, au fameux restaurant Cuba. Il est en train de faire un bon dîner. Il a déjà vidé plusieurs bouteilles et son cerveau commence à se brouiller. Un orchestre de Roumains en vestes rouges joue dans la salle. La Roumanie étant neutre, notre patriote en est irrité au plus haut point. Soudain, il se lève et, titubant légèrement, le cigare à la main, il s'approche de l'estrade. Clignotant des yeux, l'air méprisant, il attend la fin du morceau. Quand les rares applaudissements des dîneurs ont cessé, il prend une pose d'orateur, regarde stupidement le chef d'orchestre et s'écrie d'une voix pâteuse, entrecoupée de hoquets :

— Dites donc, canailles, quand vous déciderez-vous à... intervenir ?

Les Roumains étant entrés en guerre et, malheureusement, ayant subi au début une défaite, le même individu, toujours hoquetant et fixant l'orchestre d'un œil stupide, introduit une variante dans son exclamation patriotique :

— Et alors, vous êtes intervenus, canailles ?

Pendant ce temps, les soldats russes s'emparaient de Przemysl et de Lvov, puis les perdaient et reprenaient l'offensive. La guerre traînait en longueur, devenait d'une monotonie accablante. De mois en mois, on se rendait plus nettement compte que les Allemands étaient forts et qu'il serait malaisé de remporter la victoire. Il m'arrivait de temps à autre de voir des soldats et de causer avec eux. Le fait est que, voulant être utile et justifier mon absence des tranchées, j'avais ouvert à mes frais deux hôpitaux, l'un à Moscou, l'autre à Pétersbourg. Au total, on pouvait y soigner 80 hommes. Des amis, qui étaient médecins, m'aidèrent généreusement dans mon entreprise et ne me demandèrent absolument rien pour leurs services. Durant les années de guerre, beaucoup de blessés passèrent par mes hôpitaux. J'allais les voir et parfois je chantais pour les distraire. De mes conversations avec les soldats, j'acquis la triste certitude qu'ils ne savaient pas au fond pour quelle cause ils se battaient. Et la résignation muette avec laquelle ils faisaient leur devoir ne m'en paraissait que plus pathétique...

La guerre se poursuivit, monotone. De cette grisaille d'événements, il m'est difficile aujourd'hui de détacher quoi que ce soit qui ait particulièrement frappé ma mémoire. J'ai cependant gardé pour toujours le souvenir d'un petit fait où s'exprime en raccourci tout le tragique de la guerre.

C'était en 1916, je crois. J'appris qu'au cours d'une récente offensive les avions allemands avaient lancé beaucoup de bombes sur Varsovie, que les dégâts étaient importants, surtout dans la banlieue où les pauvres gens étaient restés sans abri. J'eus le plus vif désir de venir en aide à ces malheureux. Je décidai de partir immédiatement pour Varsovie et d'y donner un concert à leur bénéfice. Je savais bien que ce ne serait qu'une goutte d'eau dans la mer, mais que pouvais-je faire de plus ? Mes chers amis, les frères Kedrov, qui, alors, comme aujourd'hui, chantaient à quatre voix, consentirent volontiers à partir avec moi et à participer à ce concert. Les bombes tombaient sur la ville, mais notre concert à la Philharmonie devant une salle comble n'en eut pas moins un brillant succès. Toute la société polonaise, ses princes et ses comtes et surtout ses merveilleux acteurs, nous réserva, à mes amis et à moi, le plus chaleureux accueil. Je fus particulièrement touché de recevoir une couronne de lauriers, ornée de rubans polonais aux couleurs nationales. Je les ai longtemps conservées avec d'autres souvenirs, chers à mon cœur. Où sont-ils maintenant ? Je les ai laissés à Pétersbourg...

C'est au cours de mon séjour à Varsovie que je pus visiter la forêt de Sakontiansk où l'on s'était battu pendant l'offensive allemande. Cette forêt se trouvait à quelques verstes de la ville. J'y fus conduit par un aimable et joyeux compagnon, un pharmacien polonais ; voulait-il me fêter ou se trouvait-il encore sous la forte impression des récents bombardements ? Le fait est qu'il resta pendant toute la route sur le marchepied de l'auto et tira des coups de revolver en l'air...

Le lieu de la bataille fit sur moi une énorme impression. Les pins séculaires avaient été coupés en deux, la terre avait été retournée par les obus, ce n'étaient que trous béants et excavations. Çà et là, on voyait encore des cadavres de chevaux écorchés et partout, entre les arbres, des croix de bois sur des tombes toutes fraîches de soldats. L'une de ces croix était coiffée d'une chapka de poilu, et cette coiffure bravement campée « de travers » au-dessus d'un tombeau, cette note aiguë de « crânerie » et de jeunesse insouciante dans le froid silence de la mort avait quelque chose de saisissant. Je suis sûr que le cadavre même de cet homme n'aurait pas produit un effet aussi terrible que sa chapka seule sur une croix. Je m'approchai de la tombe, je me découvris et me mis à genoux. Près d'elle, sur la terre molle, j'aperçus un petit carnet à couverture bleue. Je le ramassai. C'était le carnet de route d'un soldat, avec des notes sur les succès remportés... Il était couvert de poussière, taché de boue et de sang. Je me mis à le feuilleter et je lus : « En récompense d'un service accompli avec zèle et courage... »

Que de choses dans ces quelques mots ! Que de souffrances endurées pour « ce zèle et ce courage ! »

Les marches, les tranchées, le pilonnage infernal, les nuits glaciales, le manque de munitions, les attaques, poitrine découverte, désarmée... Et, après tout cela, le dernier zèle, le dernier courage, une croix de bois, dans la forêt de Sakontiansk, sur la tombe d'un soldat inconnu...

A Pétersbourg et à Moscou, cependant, la vie devenait chaque jour plus triste et l'abattement plus profond. Pour soutenir le moral, sans doute, la France alliée nous envoya deux de ses éminents représentants : René Viviani et Albert Thomas. Pétersbourg leur fit un accueil particulièrement chaleureux. Les relations entre le gouvernement et la Société étaient à cette époque extrêmement tendues. Pour continuer cette guerre pénible jusqu'à la victoire, il aurait fallu « l'union du tsar et de son peuple », comme on disait alors. La Douma faisait de son mieux pour réaliser cette union. Mais, dans les hautes sphères, les intrigues louches de courtisans à courte vue ne faisaient que creuser davantage le fossé entre le tsar et le peuple.

Viviani et Thomas appartenaient l'un et l'autre aux milieux politiques français de gauche. Leur participation au pouvoir servait en quelque sorte de leçon à notre Cour Impériale. Voyez comme la France est unie ! semblaient-ils dire. On racontait même à Pétersbourg, je m'en souviens, qu'un des buts de la venue des deux ministres français avait été le désir d'agir en ce sens sur notre gouvernement, dans l'intérêt de la guerre.

Quoi qu'il en soit, on fit aux Français une réception enthousiaste. On leur offrit notamment un banquet somptueux et solennel chez Contan.

A ce dîner assistait l'ambassadeur de France, M. Maurice Paléologue, un homme d'esprit très fin et d'excellent caractère. Je me souviens du calme merveilleux avec lequel il me demandait, au cours de ses intéressantes réceptions, ce que je pensais de la situation sur le front. Sachant combien cette question le tourmentait, je ne pouvais qu'admirer son art de diplomate. Voilà, me disais-je, un homme qui sait parfaitement jouer son rôle !

J'ai gardé le plus charmant souvenir de M. Paléologue. Je conserve avec reconnaissance l'aimable lettre qu'il m'adressa pour m'annoncer au nom du président Poincaré ma nomination d'officier de la Légion d'honneur... La présence de M. Paléologue donnait à ce dîner un caractère officiel.

On prononça de beaux discours, on but à la victoire finale, ce ne furent qu'étreintes et embrassades mutuelles. A la fin du dîner, je chantai la Marseillaise, ce qui déchaîna l'enthousiasme des hôtes russes et des invités français...

Quand je quittai la fête à 6 heures du matin, une lumière pâle et violacée commençait à poindre. Pétersbourg était enveloppé dans un brouillard laiteux et glacial. Je rentrai chez moi, dans le quartier du Kamenny Ostrov. Et cette soirée, si franche, si cordiale, serait restée dans mon esprit comme un souvenir de joie pure et sans nuages si la neige russe, par ce froid matin de Russie, n'avait pas craqué sous mes pas avec un petit bruit étrange où je croyais entendre ces mots :

« service accompli avec zèle, avec zèle, avec zèle... »

Par cette matinée brumeuse de Pétersbourg, la neige russe qui craquait me rappelait la croix de bois et la chapka du poilu qui la coiffait « de travers » avec crânerie.

Avec zèle, avec zèle, avec zèle...

 

 

CHAPITRE IX

RUMEURS FUNESTES RASPOUTINE ABDICATION DU TSAR

 

Il devint chaque jour de plus en plus évident que la Russie perdrait la guerre. Tout le monde sentait venir un orage, mais personne n'osait le qualifier de révolution, parce que cela ne cadrait pas avec la continuation de la guerre. Quelque chose devait arriver. Mais quoi ? on ne se rendait pas très bien compte.

Dans les milieux politiques, on réclamait ouvertement et sur un ton tranchant la démission du gouvernement impopulaire et l'appel au pouvoir d'hommes jouissant de la confiance de la nation. Mais, comme par un fait exprès, les ministres impopulaires étaient remplacés par des ministres encore plus impopulaires... Le bruit courut dans le peuple que la guerre était malheureuse parce qu'il y avait des traîtres à la Cour. On disait que l'étrange favori de la Cour, Grigori Raspoutine, était un agent allemand qui poussait le tsar à une paix séparée avec l'Allemagne. L'irritation était si grande que les rumeurs n'épargnaient même pas l'impératrice. Sur cette femme malheureuse et malade on colportait les fables les plus stupides, et qui trouvaient du crédit. On racontait par exemple qu'elle s'entretenait avec Guillaume II « par fil spécial » et lui livrait des secrets d'Etat. Et sur le front les soldats disaient que cela portait malheur de recevoir la croix de Saint-Georges des mains de la tsarine, qu'on était sûr de recevoir une balle allemande dans la peau...

Un beau jour, le secrétaire de Raspoutine se présenta chez moi, de la part du starets. Ne m'ayant pas trouvé, il dit à ma femme que Raspoutine désirait faire ma connaissance et me priait de choisir ce qui me conviendrait le mieux : ou aller chez lui ou le recevoir chez moi. Le désir de Raspoutine me surprit. Que voulait-il de moi ? Je n'arrivais pas à le comprendre. Sans doute trouvait-il inadmissible que deux célébrités telles que lui et moi ne se connussent point... Comme on m'avait dit que cet homme était grossier même avec des personnes haut placées, cette rencontre n'avait rien pour me séduire. S'il allait me dire une grossièreté ou quelque chose de déplaisant, je lui rendrais largement la monnaie de sa pièce et cela pourrait finir par un pugilat. Or, s'il est, en général, désagréable de se battre sans raison majeure, il l'est plus encore de se battre avec des personnes bien en Cour. Sous un prétexte quelconque je refusai le rendez-vous.

Bientôt j'appris qu'un drame s'était passé au palais Youssoupov : un individu s'était défendu en mordant ses assaillants ; il avait été cousu dans un sac et jeté à la Neva, une pierre au cou. C'était Raspoutine !

Cet événement confirma sans doute encore davantage l'opinion du peuple, que la trahison couvait à la Cour : cette trahison, croyait-on, avait été reconnue même par des personnages de l'entourage du tsar, d'où cet acte de vengeance. Tout ce qu'on racontait était donc vrai ! Dès lors, les événements se précipitèrent effroyablement. Les vivres vinrent à manquer dans la capitale, et l'indignation fit tache d'huile chez les gens qui faisaient queue aux portes des magasins. Les soldats s'agitèrent dans les casernes. Un soldat dans le rang tira sur un officier. Tout le régiment se mutina. C'en fut vite fait de toute l'armée impériale. Une seule brique se détacha et l'édifice entier croula. C'est que le bâtiment n'était pas bien solide, probablement...

De la fenêtre de ma maison j'aperçus un jour d'énormes tourbillons de fumée. C'était le Tribunal qui flambait. La révolution commençait. Le peuple, les délégués de l'armée, les marins se dirigèrent vers la Douma, pour se joindre au mouvement révolutionnaire. Le front entama un dialogue avec le tsar ! Les capitales s'agitèrent dans une tension nerveuse incroyable. Ce fut le vertige. Sur la ligne Pétersbourg-Pskov, dans une petite gare à laquelle un prophète inconnu avait jadis donné le nom symbolique de Dno (*), le tsar renonça au trône.

(*) Dno en russe, veut dire le fond, et aussi la lie.

 

 

CHAPITRE X

LES MAUVAIS ACTEURS

 

J'ai déjà dit que dans la vie comme au théâtre il faut avoir le sentiment de la mesure. Cela signifie que le sentiment doit répondre, ni plus ni moins, à la vérité de la situation. Il faut avoir du talent non seulement pour jouer sur la scène, mais aussi pour vivre. Et c'est compréhensible. Le rôle de l'homme dans la vie est toujours plus compliqué que n'importe quel rôle imaginaire au théâtre.

S'il est difficile de jouer sur la scène tel ou tel personnage aux traits déterminés, il l'est encore davantage, je crois, de jouer son propre rôle dans l'existence. Sur la scène je me contrôle à chaque minute pour voir si j'ai marché, si j'ai pleuré comme il convenait ; dans la vie je dois aussi sans doute me contrôler à chaque minute. Si même la laideur doit prendre sur la scène une belle apparence, d'autant plus faut-il savoir paraître beau dans la vie... Voilà pourquoi je suis toujours surpris quand je vois un propriétaire noble, un ministre, un grand-duc, un roi, prononcer soudain des paroles fausses d'une voix fausse, comme de mauvais acteurs sur la scène, faire des gestes faux et, toujours comme de mauvais acteurs, ne pas même s'apercevoir qu'ils jouent mal.

Parfois j'éprouve à contempler des êtres aussi étranges un dégoût analogue à celui que provoque une fausse crise de nerfs, jouée par une actrice qui manque de naturel. Cette fausseté est, je crois, à l'origine de bien des malheurs.

Supposons qu'un pomiechtchik ait besoin de s'entretenir avec ses paysans. Ce pomiechtchik, jouant mal son rôle, dira aux moujiks des choses probablement justes, mais il mettra si mal les virgules et les points et virgules, il fera des pauses si maladroites qu'au lieu d'avoir la meilleure impression de ses intentions souvent excellentes les moujiks n'en éprouveront que du dépit. Cet acteur-pomiechtchik n'a pas saisi l'atmosphère. il n'a pas trouvé l'intonation juste. C'est l'échec. Et alors, un an plus tard, sa propriété flambe...

Un ministre arrive au Parlement, disons à la Douma. Il monte à la tribune et parle. Ceux qui l'écoutent ne sont plus des moujiks, mais des hommes qui savent très bien où l'on doit mettre les virgules, et qui savent très bien où le ministre les a mises. Immédiatement, leurs oreilles remarquent les fautes grammaticales. Mais le ministre est un mauvais acteur. Il ne sent pas l'atmosphère, il ne comprend pas la « situation » et les fautes s'amoncellent. Un individu surexcité lui lance une apostrophe désobligeante. Comme un mauvais acteur quand on lui donne mal la réplique, le ministre perd le ton et son sang-froid. Sa voix commence à prendre des intonations fausses, ses gestes cessent d'être adaptés à la cause qu'il défend. Sa pensée reste en suspens, son plaidoyer inachevé, et l'impression produite est détestable. Le ministre n'a pas compris son rôle, c'est l'échec !

Et les tsars ? Il faut savoir jouer le rôle de tsar. Rôle d'une importance capitale, d'une ampleur shakespearienne. Il me semble qu'un tsar doit se distinguer par son extérieur, par son regard. Il faut à tout cela de la majesté. Si la nature m'a fait petit de taille et même légèrement bossu, je dois, si je suis tsar, trouver le ton, créer autour de moi une atmosphère où, malgré ma taille et ma bosse, je puisse faire autant d'impression qu'un tsar grand et majestueux. Il faut que chaque fois que je fais un geste devant mon peuple, un cri retentisse dans tout mon royaume : « Ça, c'est un tsar ! »

Mais si je n'ai pas compris l'atmosphère, mon geste sera faux comme celui d'un acteur sans talent, le spectateur sera gêné et un murmure rauque, étouffé, sortira de la poitrine du peuple : « Hélas ! quel tsar !... »

Je n'ai pas senti l'atmosphère — c'est l'échec !

Et qu'arrive-t-il ? L'Empire flambe...

 

 

CHAPITRE XI

IMPRESSIONS PESSIMISTES KERENSKI

 

Dans ces journées d'agitation et de désordre, on put observer un phénomène typiquement russe. Les gens s'imaginèrent que les gros poissons allaient manger les petits ; se protégeant dans la débâcle contre les glaçons qui pouvaient les perdre, ils se mirent prudemment, sinon sincèrement, à nager dans le sens du courant. Comme s'ils avaient toute leur vie attendu ce moment-là pour le faire, ils arborèrent tous des églantines rouges. Tous les istes, sans exception : les symbolistes, les cubistes, les artistes et même les monarchistes.

Je fis de même moi aussi, je l'avoue. Ce souvenir me rend quelque peu honteux et je sens que je n'aurais pas dû agir ainsi, bien que les événements m'eussent mis dans un état d'exaltation tout à fait sincère.

Je me disais : le temps est venu où les dieux, objets de ma vénération, prendront le pouvoir, rendront la vie heureuse, heureuse pour tous ; où la vie aura un sens profond et sera illuminée par la joie et le travail. Mais bientôt je m'aperçus que l'ordre ne régnait guère dans les actes du gouvernement, dans les conceptions des partis politiques, dans la conduite de la population. En haut, ce furent les querelles indescriptibles des partis, en bas, ce furent les débordements anarchiques. Il suffisait d'aller sur la perspective Nevsky pour sentir immédiatement à quel point l'anarchie s'était follement déchaînée dans l'âme du peuple. Je vis des soldats arracher avec colère les affiches que s'efforçaient de coller d'autres « citoyens » ; et cela suffisait pour provoquer dans les foules divisées des rixes sanglantes. Je vis des gens insulter et maltraiter cruellement des officiers.

Le Soviet socialiste des députés ouvriers, soutenu par les soldats démoralisés et par les masses en délire, tenait prisonnier le gouvernement provisoire et surveillait avec méfiance tous ses actes. Il tenait en extrême suspicion les hommes quelque peu modérés, y compris celui qui était « l'otage de la révolution » au sein du gouvernement : A. F. Kerenski. La diarchie ne faisait qu'entretenir et renforcer l'anarchie.

Devant le déchaînement des passions révolutionnaires, les milieux intellectuels de Pétersbourg eurent de sérieuses craintes pour les monuments qui présentaient un intérêt historique ou une valeur artistique. On créa un Comité pour la protection des monuments. J'en fus nommé membre et, en cette qualité, je pus me rendre compte personnellement de l'état des esprits et des méthodes qui régnaient à cette époque.

C'était à la veille des obsèques des victimes de la révolution.

Le Soviet des députés ouvriers décida d'enterrer les révolutionnaires tués sur la place du Palais d'Hiver : sous les fenêtres même de la résidence, comme un reproche éternel aux empereurs ! C'était un projet absurde, tout simplement parce qu'il n'y avait plus d'empereur au Palais d'Hiver. Plusieurs membres de notre Comité proposèrent de protester contre le vandalisme du Soviet. Je me rappelle que parmi les protestataires se trouvait le socialiste N. D. Sokolov, l'auteur du fameux Prikaze N° 1, auquel on attribua un rôle si fatal dans l'œuvre de démoralisation de l'armée... Gorki et moi nous nous chargeâmes de faire des démarches en haut lieu.

Nous allâmes d'abord trouver le président du Soviet, le social-démocrate géorgien Tchkheidzé (qui a fini si tragiquement à Paris il y a quelques années). Nous exposâmes nos arguments, mais ce bouillant Caucasien « ne voulut pas même entendre » nos raisons : les victimes de la révolution devaient être enterrées sous les fenêtres des tyrans... Nous nous rendîmes ensuite chez Kerenski, qui était alors ministre de la Justice. Nous lui demandâmes d'user de son autorité pour interdire l'encombrement de la place du Palais d'Hiver. N'était-il pas déplacé d'installer un cimetière en face d'un palais qui pouvait être utile au peuple ? Kerenski nous donna raison et grâce au gouvernement provisoire, la décision du Soviet fut annulée. Nous avions réussi à sauver la place du Palais d'Hiver.

Mes démarches auprès des autorités m'éclairèrent sur l'état réel des choses et m'alarmèrent. Au moment de ma visite à Tchkheidzé, je me heurtai à un fanatisme politique qui ne promettait rien de bon.

Or, Tchkheidzé ne représentait que le centre du Soviet. Quel devait donc être le fanatisme sur les bancs de gauche ! Ma visite chez Kerenski me révéla d'autre part dans quelles conditions absurdes et anormales travaillaient les nouveaux dirigeants.

Je vis que ces gens investis du pouvoir étaient épuisés, au sens propre du mot. Ils n'avaient le temps, semblait-il, ni de dormir ni de manger. A. F. Kerenski circulait sans arrêt à travers les longs corridors du ministère de la Justice, et courait, des papiers à la main, dans divers bureaux. Il était si absorbé qu'il regardait les gens qu'il rencontrait dans les couloirs d'un air ahuri ; il fit de même pour Gorki et moi (ce n'est que plus tard que j'appris qu'il était myope). Derrière les talons du ministre, mais encore plus soucieux que lui, on voyait courir un homme maigre et de grande taille, tenant une bouteille de lait. C'était visiblement pour saisir la minute favorable qui lui permettrait de lui donner à boire, ne fut-ce qu'une goutte de lait...

Nous fûmes introduits dans le cabinet et, quelques minutes après, entra le représentant de l'autorité, fourbu de fatigue. Il s'installa dans le fauteuil présidentiel et la « nourrice » s'assit à côté de lui... Je fus frappé non seulement par la bouteille de lait, mais encore par l'extrême nervosité et l'épuisement des hommes qui s'efforçaient en ces heures critiques de diriger la Russie. Les répliques diverses des dirigeants qui assistaient à notre entretien me révélèrent que même entre eux ils étaient divisés, sans cohésion. Je me demandais avec tristesse comment ces gouvernants pouvaient dans de pareilles conditions travailler, diriger et tenir fermement le pouvoir... Je comprenais cependant que ce n'était pas le moment de reprocher aux chefs leur désarroi, leurs fatigues et leurs divisions. Il y avait à cela beaucoup de raisons sérieuses...

 

 

CHAPITRE XII

PRÉSIDENT DU CONSEIL ARTISTIQUE DU THÉÂTRE MARIE

 

Bientôt la politique, dont nous avions vu des échantillons sur la perspective Nevski, fit également irruption dans les théâtres de Pétersbourg. Au milieu des spectacles on vit surgir des individus — parmi lesquels Trotski — qui interrompaient la représentation pour faire de l'orchestre ou de la galerie des discours au public. Ils disaient qu'il était temps d'en finir avec les divertissements joyeux, de mettre un terme aux amusements futiles ; que tandis que les capitales chantaient et dansaient le peuple était sur le front. Ils disaient que le peuple était sur le front, mais en réalité il avait déjà quitté le front. Le fait est que dans les tranchées d'autres hommes tenaient le même discours aux soldats, mais en sens inverse ! « On chante et on danse dans les capitales tandis que vous, vous périssez sur le front ! »

Le désordre gagna les théâtres impériaux. L'ancienne direction, avec Teliakovski en tête, fut balayée par le gouvernement provisoire. Le pauvre Teliakovski fut arrêté et emmené à la Douma, mais on le relâcha immédiatement, car il n'avait évidemment commis aucun crime et le Comité de la Douma était dirigé alors par des hommes de cœur. Entre parenthèses, Teliakovski avait été arrêté par suite des intrigues d'un méchant acteur du théâtre Alexandrine dont il avait probablement repoussé quelques prétentions. Malgré toute ma sympathie et mon estime pour Teliakovski, qui était un excellent homme, je dois reconnaître que ce changement de direction était assez logique, et d'ailleurs Teliakovski lui-même en convenait. Les théâtres impériaux étaient appelés désormais théâtres d'Etat, ils devaient se transformer en théâtres nationaux. La direction, qui avait l'esprit de la Cour, n'était plus à sa place dans les conditions nouvelles. Teliakovski sentit que sa retraite était inévitable et il ne la considéra pas comme une offense personnelle. Le gouvernement provisoire nomma à sa place un commissaire des théâtres impériaux, choisit un nouveau directeur et l'on constitua un Conseil artistique où entrèrent des artistes en vue. Ma situation sur la scène russe me valut de devenir le directeur de ce Conseil. Et c'est alors que commença mon « calvaire » qui devait se terminer par mon départ du théâtre Marie.

Le fait est que la diarchie, qui était alors à la mode dans tout l'Etat, triomphait aussi dans les théâtres officiels. La nouvelle direction et le Conseil artistique étaient en quelque sorte le « gouvernement provisoire », mais il s'était constitué à côté d'eux, dans les coulisses, une espèce de « Soviet des députés ouvriers » avec les choristes, les musiciens et les ouvriers, avec ce qu'on pourrait appeler le prolétariat du théâtre. Ce Soviet prolétarien ne me trouva pas à son goût...

Mes relations avec les chœurs, qui toujours avaient été bonnes, s'étaient gâtées à la veille même de la guerre. Si pénible soit-il pour moi de rappeler cet incident douloureux, je ne saurais « retrancher un mot de ma chanson »...

C'était en 1913, à Londres, au cours d'une saison de Diaghilev. Une vive discussion s'éleva entre ce dernier et les chœurs qui réclamaient un bénéfice auquel ils n'avaient vraiment aucun droit. Diaghilev refusa. Les choristes décidèrent alors de jouer un vilain tour à Diaghilev et en même temps à moi, car je n'avais pas caché que dans ce conflit je donnais raison à Diaghilev.

Ce qu'ils imaginèrent était véritablement monumental, dans le meilleur style russe... On avait annoncé un spectacle de gala : Boris Godounov. Le roi et la Cour y assistaient. Imaginez la stupéfaction de Diaghilev quand il vit, quelques minutes avant le spectacle, les choristes s'avancer vers lui et réclamer leur argent d'avance, sans quoi ils ne chanteraient pas. Derrière Diaghilev se tenait sir Thomas Beecham, qui, bien entendu, était loin de s'attendre à cela. Retenant son indignation, Diaghilev déclara, pour éviter un scandale, qu'il était disposé à payer, mais les choristes ajoutèrent qu'ils exigeaient le paiement en or et uniquement en or. A cette époque, il y avait en Angleterre autant d'or qu'on voulait, mais on s'en servait très peu pour les règlements ordinaires ; les papiers étaient plus commodes. Il n'y avait pas d'or au théâtre et à huit heures du soir les banques étaient fermées, naturellement.

Où se procurer des pièces d'or ? Diaghilev pria le chœur de commencer le spectacle et promit de trouver de l'or et de le distribuer dès le premier entr'acte. Rien à faire. Il le fallait sur-le-champ ! La scène du couronnement du tsar Boris ne comprit que des figurants, les chœurs ne vinrent pas sur la scène... Je fus littéralement atterré par cette insolence incroyable. Rien ne m'indigne plus, dans la vie, que le manque de respect pour la scène, pour le travail, pour son propre métier. J'exprimai à haute voix mon indignation sans bornes dans les coulisses au moment de l'entr'acte et je regagnai ma loge. On vint alors me dire que les choristes me rendaient responsable du conflit et me couvraient d'injures.

Vivement ému, j'allai trouver les choristes :

— On m'a certainement menti, leur dis-je, quand on m'a rapporté que vous rejetiez sur moi la responsabilité de ce conflit et me traitiez grossièrement ?

— Non, c'est vrai, me répondit d'un air provocant et cynique un choriste qui était en avant des autres.

J'avoue que je ne pus me contenir et que d'un coup violent j'envoyait rouler par terre l'impudent personnage. Aussitôt soixante individus s'élancèrent sur moi et si une actrice ne m'avait pas protégé de son corps, il est probable qu'à l'heure actuelle je n'écrirais pas ces lignes : j'étais sur le bord d'une trappe de vingt mètres de profondeur...

On peut s'imaginer mon état d'âme durant tout le spectacle. J'avais honte des choristes et de moi-même, honte des Russes. Et je ne fus pas très fier d'entendre les ouvriers anglais qui vinrent me trouver dans ma loge immédiatement après l'incident avec l'excellente intention de me réconforter. Ces braves gens ne comprenaient pas le russe, mais ils comprenaient la situation. Ils se présentèrent à moi avec un interprète et me dirent :

— Mister Chaliapine, nous comprenons très bien que vos camarades russes qui sont nos invités se sont mal conduits à votre égard et à l'égard de tous les autres. Nous les avons vus se précipiter en foule sur vous seul. En Angleterre nous ne sommes pas habitués à cela. Vous pouvez continuer le spectacle tranquillement. Nous vous assurons qu'on ne touchera pas à un seul de vos cheveux. Que celui qui l'oserait sache bien qu'il serait tué par nous sur place.

La fin du spectacle arriva. Si profondément convaincu que je fusse de mon bon droit dans cet incident très désagréable, je souffrais à la pensée d'avoir frappé un homme. Je ne pus dormir de toute la nuit. Je me levai très tôt, et j'allai trouver le choriste chez lui. Quand j'entrai dans sa chambre, je rencontrai les regards sévères, hostiles, mais quelque peu honteux, des camarades qui habitaient avec lui ; cependant, mes excuses furent exprimées sur un ton si cordial que j'eus l'impression que nous nous étions sincèrement réconciliés. En sortant, je me disais une fois de plus qu'il est bon de pouvoir dire à un autre homme, du fond du cœur :

— Mon ami, ou mon ennemi, pardonne-moi, je me suis emporté !

Malgré tout, les choristes qui étaient les seuls coupables de notre froissement à Londres m'en gardèrent une certaine rancune. Je m'en aperçus à l'époque de la « liberté », quand les revendications de paiement « en or, et sur-le-champ » devinrent un phénomène constant...

D'ailleurs, des raisons nouvelles et plus sérieuses devaient aggraver ce mécontentement ancien qui s'était à demi apaisé.

Il y a chez les Russes un curieux proverbe. Je crois bien qu'il n'existe qu'en Russie : « Le travail n'est pas un ours, il ne se sauvera pas dans la forêt. » Certes, je ne peux pas dire que je suis moi-même un travailleur acharné et qu'il n'y a pas en moi une certaine dose de paresse orientale, mais j'ai toujours détesté ce proverbe. Devenu directeur du travail au théâtre Marie, je décidai en premier lieu d'en finir avec l'ancien horaire bureaucratique et brutal des répétitions : de 11 heures à 1 heure ou de midi à 2 heures, et pas une seconde de plus ! Je me disais que les travailleurs du théâtre, devenus les maîtres du théâtre national, devaient désormais travailler autrement : obéir non plus à la peur des autorités mais à leur propre conscience. J'exigeai de tous, — et en premier lieu, naturellement, de moi-même, — que l'on considérât les répétitions non plus comme une obligation formelle, mais comme un travail à exécuter avec âme, avec ferveur. En d'autres termes, je dis que l'on répéterait non pas de telle minute à telle minute, mais aussi longtemps que l'exigerait notre métier, métier sérieux et qui ne pouvait être pris à la légère. S'il le fallait, on resterait de midi jusqu'à 5 heures...

Mes ordres provoquèrent une explosion de mécontentement. On m'appela « le général ». Rien que cela ! Et il faut savoir qu'en ce temps-là, les généraux avaient dû dire adieu à la liberté, que beaucoup d'entre eux étaient en prison. D'après la nouvelle orthographe russe, on écrivait « général » et on lisait « arrêt »...

On ne m'arrêta pas, il est vrai, mais on me fit nettement entendre que ma présence au théâtre n'était pas indispensable. On pouvait établir le répertoire sans Chaliapine ; quant aux répétitions, il pouvait fort bien ne pas y venir... Mon contrat arrivait à expiration et la nouvelle direction ne me proposait pas de le renouveler. Je compris que je n'avais plus qu'à m'en aller. L'amour ne se commande pas... Je jetai un triste regard d'adieu sur mon cher théâtre Marie et j'allai chanter au Narodny Dom (La maison du peuple) qui était une entreprise privée. Comme j'ai toujours porté le théâtre dans mon cœur, je ne sentis que très peu de différence entre le théâtre Marie et le Narodny Dom. Les spectacles se succédèrent comme à l'ordinaire. Je chantai mes rôles habituels et le même public vint m'entendre.

 

 

CHAPITRE XIII

LES BOLCHEVIKS RELÈVENT LA TÊTE

 

Cependant, la révolution faisait d'incessants progrès. Les bolcheviks relevaient de plus en plus hardiment la tête. La route que je suivais pour aller de ma maison située Kamennoostrovski Prospect au théâtre du Narodny Dom passait tout près de l'état-major des bolcheviks, installé dans le palais de la célèbre danseuse du théâtre Marie, M. F. Krzesinska. Les bolcheviks s'étaient installés là d'autorité et avaient transformé son vaste balcon en un forum révolutionnaire. En passant devant le palais, je m'arrêtais souvent pour observer les scènes et écouter les orateurs qui se succédaient sans interruption. Il était absolument impossible de se glisser jusqu'au balcon à cause de la foule, mais j'arrivais à entendre les discours qui étaient prononcés d'une voix forte. Les orateurs disaient à la foule : Ces palais, citoyens, sont à vous. Des exploiteurs et des tyrans y ont vécu, mais maintenant l'heure des représailles est arrivée. Et il ne suffit pas de s'emparer de ces palais, non, non, citoyens ! Il faut aussi supprimer, comme des reptiles venimeux, ces méchants buveurs du sang du peuple !...

En entendant ces discours, j'éprouvais un sentiment de gêne et même de crainte, car je portais un costume confectionné par le meilleur tailleur de Londres et je me sentais involontairement appartenir, sinon de cœur, du moins par le costume, à cette race de « buveurs de sang »... Mes voisins immédiats dans la foule semblaient être de cet avis, car ils me jetaient des regards de travers et qui n'étaient pas particulièrement bienveillants. Je m'éclipsais par prudence...

Il était évident que le gouvernement provisoire vivait ses derniers jours. On en avait conscience même dans les milieux les plus dévoués au gouvernement. Je me rappelle un certain dîner avec des amis au cours duquel, malgré mon incompétence en politique, je vis clairement à quel point la situation était sérieuse. Le dîner avait été organisé par le député M. S. Adjemov, membre en vue du parti cadet et ami du gouvernement provisoire, en l'honneur de nos amis communs V. A. Maklakov et M. A. Stakhovitch. Ceux-ci venaient d'être nommés à des postes diplomatiques importants : Maklakov à l'ambassade de Paris et Stakhovitch à celle de Madrid. Ils devaient partir le lendemain, et ce dîner d'adieu à des amis était empreint d'une vive cordialité. Le spirituel Adjemov, en qualité d'amphitryon, donnait le ton et faisait le boute-en-train. Nous ne cessâmes de plaisanter à table et de nous amuser aux dépens les uns des autres, comme c'est l'usage chez nous entre camarades. Cependant, à travers notre gaieté, notre bonne humeur et nos rires perçait la tristesse. Nos plaisanteries étaient plutôt mélancoliques : nous disions que bientôt le gouvernement provisoire serait jeté en prison, en gros et en détail, par Lénine et Trotski, dont l'avènement était déjà dans l'air. Dans ma naïveté, je voulais encore espérer que la révolution rénoverait, renforcerait et relèverait notre patrie, mais Maklakov me répliqua par une phrase pleine d'amertume.

Il soupira et me dit d'un air entendu :

— Il n'y aura pas un seul homme, non, pas un seul, qui échappera à la souffrance...

Maklakov me donna une vigoureuse poignée de main. Nos adieux furent affectueux et tristes.

Je savais que cet homme éminent, nommé par le gouvernement russe au poste diplomatique le plus important, quittait sa propre patrie en secret, comme un contrebandier. Le gouvernement savait que si la populace apprenait le départ pour Paris de l' « impérialiste » Maklakov, elle l'arrêterait à la gare et l'empêcherait de partir, comme elle l'avait déjà fait pour S. D. Sazonov, ancien ministre des Affaires étrangères, au moment où il prenait le train à la gare de Finlande pour regagner son poste d'ambassadeur à Londres... Sazonov n'ayant pas pu se rendre à Londres, Maklakov avait mis à profit sa triste expérience et décidé de partir incognito.

« Pas un homme n'échappera à la souffrance », murmurai-je en répétant les paroles de mon ami. Et je me disais alors, tout comme aujourd'hui :

« Et alors, à quoi bon la révolution ? »

 

 

CHAPITRE XIV

CANONNADE PANIQUE

 

« A quoi bon la révolution ? » Mais le fait est que la révolution, une fois mise en branle, ne demande rien à personne. Elle écrase, quand bon lui semble.

Enveloppé dans un somptueux manteau de pourpre, le sceptre en main et la couronne du roi Philippe d'Espagne sur la tête, je sors de la cathédrale sur la place et j'y proclame une fois de plus à mon peuple que les hérétiques seront brûlés, que la couronne a été mise sur ma tête par Dieu lui-même et que je suis l'unique souverain qui vaille sur la terre. Au même instant, un coup de canon retentit soudain sur la Neva, tout près du Narodny Dom. En ma qualité de roi qui n'admet pas la réplique, je prête l'oreille d'un air sévère : serait-ce une riposte à mes paroles ? Le canon tonne à nouveau. Du haut des degrés de la cathédrale, je m'aperçois que mon peuple a tressailli. Un troisième et un quatrième coup partent, précipitamment. La place se vide. Choristes et figurants s'élancent dans les coulisses et, oubliant les hérétiques, se mettent à discuter bruyamment pour savoir par où s'enfuir. Philippe II d'Espagne eut bien du mal à persuader ses sujets effrayés qu'on ne pouvait fuir nulle part, puisqu'il était absolument impossible de prévoir où tomberaient les obus. Une minute plus tard, des gens accoururent dans les coulisses pour nous dire que les obus prenaient une direction opposée et qu'il n'y avait plus rien à craindre. On continua la représentation. Et le public resta dans la salle, car il ne savait pas lui non plus de quel côté se sauver.

On interrogea les plantons de service :

— Pourquoi ces coups de canon ?

— C'est le croiseur Avrora qui bombarde le Palais d'Hiver où siège le Gouvernement provisoire.

A la fin du spectacle le canon se tut. Mon retour à la maison ne fut pas particulièrement agréable. Il tombait de la neige fondue, comme cela arrive à Pétersbourg à la fin de l'automne. On pataugeait dans la boue. Sortant du théâtre avec ma femme, je ne trouvai pas d'izvochtchik et il fallait partir à pied. Au tournant du Kamennoostrovski Prospect, une grêle de plomb traversa l'air humide. Une fusillade commença. Des balles se mirent à siffler... Si mon courage en fut ébranlé, vous pouvez vous imaginer dans quel état pouvait être ma femme. Courant d'un perron à l'autre dans l'obscurité — les réverbères n'ayant pas été allumés — et nous cachant dans l'encoignure des portes, nous arrivâmes tant bien que mal à la maison. Je voulais dire « sains et saufs », mais je me souviens que cette nuit-là ma femme, Maria Valentinovna, qui avait subi une forte commotion, tomba malade et resta au lit pendant un mois. Si j'avais dormi cette même nuit, je pourrais dire que je me réveillai dans le brouillard socialiste...

 

 

CHAPITRE XV

LA VICTOIRE DES BOLCHEVIKS

 

Le Gouvernement provisoire fut renversé, les ministres arrêtés. Vladimir Ilitch Lénine fit son entrée solennelle dans la capitale conquise.

Je n'avais qu'une faible idée de ce que représentaient les personnages devenus en une nuit les maîtres de la Russie. Je ne savais pas en particulier qui était Lénine. Je crois en général que les « figures » historiques se précisent soit quand on les mène à l'échafaud, soit quand elles envoient les autres à l'échafaud. A cette date, les exécutions officielles étaient encore inconnues, si bien que pour un homme comme moi, tout à fait ignorant en politique, le génie de Lénine était encore assez obscur. J'étais déjà mieux informé au sujet de Trotski. Lui, il venait au théâtre. D'une galerie ou d'une loge, il agitait ses poings menaçants, et, sur un ton méprisant, disait au public : « Le sang du peuple coule dans les rues, tandis que vous, bourgeois insensibles, vous vous abaissez jusqu'à écouter les banalités et les niaiseries que vous crachent des cabotins sans talent... »

Comme je n'avais pas la moindre idée de ce qu'était Lénine, je n'allai pas à la réception qu'on lui fit à la gare de Finlande. Gorki y alla, bien qu'à cette époque, je crois, ses sentiments fussent hostiles aux bolcheviks.

Le premier châtiment que Dieu m'envoya — probablement à cause de ce péché — ce fut la réquisition de mon auto par un groupe de jeunes gens : de quelle utilité pouvait être en effet l'auto d'un citoyen russe qui ne s'en était pas servi pour aller saluer, en fidèle sujet, le Chef du prolétariat mondial ? Je me dis que mon auto était utile « au peuple » et je me consolai très facilement. Durant les premiers jours d'installation des nouveaux dirigeants, la capitale ne se rendait pas encore très bien compte de ce qu'allait être en réalité le régime bolcheviste. Mais une première secousse se produisit : Des matelots assassinèrent bestialement, à l'hôpital, deux « ennemis du peuple », Kokochkine et Chingarev, ci-devant ministres du Gouvernement provisoire et représentants éminents de l'élite intellectuelle libérale.

Je me souviens que, bouleversé par ce meurtre, Gorki me proposa d'aller avec lui au ministère de la Justice pour réclamer la libération des autres membres du Gouvernement provisoire. Nom montâmes au deuxième étage d'une grande maison située rue Koniouchennaia, je crois, non loin de la Neva. Nous fûmes reçus par un homme qui avait des lunettes et une chevelure abondante. C'était Steinberg, le ministre de la Justice. Je gardai au cours de l'entretien la modeste attitude d'un figurant — Gorki seul prit la parole. Pâle d'émotion, il déclara que c'était une abomination de traiter des êtres humains comme on l'avait fait : « J'insiste, dit-il, pour qu'on remette immédiatement en liberté les membres du Gouvernement provisoire. Autrement ils risquent de subir le sort de Chingarev et de Kokochkine. Ce serait une honte pour la révolution. »

Steinberg approuva vivement les paroles de Gorki et promit de faire tout ce qu'il pourrait, le plus tôt possible. Je crois qu'en dehors de nous des démarches analogues auprès des autorités furent faites par d'autres personnes qui dirigeaient la Croix-Rouge politique. Quelque temps plus tard, les ministres furent mis en liberté.

A cette époque, Gorki intervint très souvent en faveur de personnes innocentes qu'on avait arrêtées. Je pourrais même dire que ce rôle absorba toute sa vie pendant la première période du bolchevisme. Je le rencontrais assez souvent et je constatais qu'il éprouvait une grande tendresse envers cette classe menacée de destruction. Doué d'un cœur compatissant, il ne se contentait pas de faire libérer les personnes arrêtées ; il donnait aussi de l'argent aux uns et aux autres pour qu'ils pussent échapper à la force brutale déchaînée et se réfugier à l'étranger.

Gorki ne cachait pas ses sentiments. Il flétrissait ouvertement la démagogie bolcheviste. Je me souviens du discours qu'il prononça au théâtre Michel. La révolution, dit-il, ce n'est pas le déchaînement des instincts, c'est une force morale pleine de noblesse, concentrée dans les mains du peuple travailleur. C'est le triomphe du travail, ce mobile qui mène le monde...

Quel contraste entre ces nobles paroles et les discours que l'on entendait dans ce même théâtre Michel, sur les places et dans les rues, et où l'on appelait le peuple aux destructions sanglantes !

Je sentis bien vite à quel point Gorki était désillusionné par la marche des événements et par les nouveaux meneurs de la révolution.

De nouveau je dois dire ici combien la réalité russe me paraît parfois étrange et peu compréhensible. Il suffit que quelqu'un s'écrie : « Un tel est une canaille » pour que cela fasse immédiatement boule de neige. Chacun répète volontiers, derrière lui : « C'est une canaille ! » et garde ce mot dans la bouche comme s'il suçait un mauvais bonbon. Pareille histoire arriva à Gorki. Il souffrait profondément et il s'était dévoué de toute son âme aux victimes de la révolution, mais cela n'avait pas empêché des Tartufes de quartier de raconter partout que Gorki ne songeait qu'à compléter ses collections d'objets d'art pour lesquelles, d'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent. D'autres allaient encore plus loin : ils disaient que, profitant des malheurs et des tribulations des aristocrates et des gens riches qu'on avait dépouillés de leurs biens, Gorki leur rachetait pour rien de magnifiques œuvres d'art.

Il est vrai que Gorki était un grand collectionneur. Mais que collectionnait-il ? De vieux fusils, des boutons chinois, des peignes espagnols, enfin un véritable bric à broc... Pour lui, tout cela c'étaient des « produits de l'esprit humain ». A l'heure du thé, il nous montrait un de ces boutons si remarquables et nous disait :

« Voyez, c'est là le travail de l'homme ! A quelle hauteur peut s'élever l'esprit de l'homme ! Il a fabriqué ce bouton dont on ne voit guère l'utilité ! Comprenez-vous donc quel doit être notre respect pour l'homme, quel doit être notre amour pour la personne humaine ! »...

Et ce bouton ordinaire, mais orné d'incrustations chinoises, nous faisait comprendre à nous, qui l'écoutions, que l'homme est en effet une « magnifique créature de Dieu »...

Telle n'était pas la conception de l'homme chez ceux qui tenaient le pouvoir entre leurs mains. Dans les hautes sphères, on boutonnait et on déboutonnait, on cousait et on décousait de tout autres « boutons ».

La révolution marchait à toute vapeur...

 

 

CHAPITRE XVI

LE NOUVEAU PUBLIC DE GALA

 

Peu à peu nous vîmes disparaître les gens riches et cultivés qui constituaient le public ordinaire des théâtres. Un nouveau public remplit les salles. Ce changement ne s'opéra pas d'un seul coup, mais bientôt les soldats, les ouvriers et en général les gens du peuple constituèrent l'énorme majorité des spectateurs. Que les gens simples eussent la possibilité de jouir des œuvres d'art tout comme les riches, on ne pouvait, bien entendu, que s'en réjouir. Ce devait être en particulier la tâche des théâtres nationaux. Et que les théâtres des deux capitales fussent accessibles aux masses populaires, c'était, en principe, une chose excellente. Mais on aurait tort de penser et d'affirmer que le peuple russe sua sang et eau pour jouir des plaisirs du théâtre dont il aurait été privé auparavant, que la révolution ouvrit les portes du théâtre auxquelles il aurait auparavant frappé sans espoir.

En fait, le peuple n'alla ni n'accourut au théâtre de son plein gré, il y fut poussé soit par les cellules du parti soit par les cellules des casernes. Il alla au théâtre « par ordre supérieur ». On envoyait au théâtre telle ou telle usine ou telle ou telle compagnie. Et d'ailleurs, pour un sous-officier quelconque, n'est-il pas très ennuyeux d'aller entendre Beethoven à une époque où tous les jardins des maisons privées sont devenus publics et où les bonnes « libérées » dansent le quadrille aux sons de l'accordéon du fameux Jacques l'Emeraude ?... Je le comprends parfaitement, ce brave sous-officier ! Je le comprends... Quand il tourne avec Olympiada Akakievna et qu'il la presse étroitement contre lui dans le feu de la danse, il tombe sur sa main, de l'aisselle droite de la danseuse, quelque chose de palpable et d'infiniment troublant. Que pourrait-il bien tomber d'un Beethoven décharné sur la main du dit sous-officier ?

Bien entendu, il faut faire des réserves. Tous les gens du peuple ne se mirent pas à danser dans les nouveaux jardins publics. Parmi eux, certains vinrent soupirer en silence dans les salles où l'on jouait Beethoven. Ils y versèrent des larmes pures. Mais ce ne fut qu'une minorité insignifiante. Comme la Russie s'en serait bien trouvée si cela avait été le contraire !...

Quoi qu'il en soit, les théâtres et les gens de théâtre jouirent d'une certaine faveur auprès des nouveaux dirigeants. Est-ce dû à un pur hasard, au fait que le commissariat de l'Instruction publique fut confié à Lounatcharski, lequel s'était toujours intéressé au théâtre ? Est-ce parce que le gouvernement désirait et espérait faire servir la scène à sa propagande ; parce que le milieu gai et jovial des acteurs plaisait aux nouveaux maîtres comme une oasis où ils pouvaient se reposer de leurs durs « travaux » ; ou enfin parce qu'ils voulaient démontrer que « le noble et le beau » ne leur était pas étranger — n'entretient-on pas, même à Monte-Carlo, un excellent opéra pour qu'on y entende les cris de la Walkyrie à côté des Faites vos jeux, messieurs ! des croupiers ? — le fait est que la haute bureaucratie bolcheviste, attirée par le théâtre, lui témoigna sa faveur. Cependant elle ne permit jamais aux acteurs d'oublier qu'il s'agissait d'une « grâce ». A ce propos, je me souviens d'un épisode très significatif :

J'allai un jour voir jouer Don Carlos au théâtre dramatique du Conservatoire. Je pris une place au parterre. Non loin de moi se trouvait la loge principale, jadis réservée aux gens riches, et devenue la loge des autorités. Ce soir-là, le communiste Ch., qui était en quelque sorte le préfet de police de Pétersbourg, l'occupait avec des amis. M'ayant aperçu, il m'invita à prendre une tasse de thé. Je crois bien que dans cette loge se trouvait aussi Zinoviev, le souverain absolu de la capitale du Nord si brillante naguère.

Séduit par l'excellente interprétation de la pièce, Ch. me dit soudain en avalant son thé :

— A vrai dire, vous les acteurs, on devrait vous supprimer !

— Et pourquoi donc ? lui demandai-je, quelque peu abasourdi par cette perspective flatteuse.

— Parce que vous parvenez à amollir le cœur d'un révolutionnaire, alors qu'il doit être aussi dur que l'acier.

— Mais pourquoi doit-il être dur comme l'acier ? lui demandai-je encore.

— Pour que sa main ne tremble pas, s'il lui faut exterminer son ennemi.

Je me permis de répliquer au préfet de police de Pétersbourg comme j'avais jadis répliqué — mais avec beaucoup moins de risque ! — au grand chef de la police de Moscou, au général Trépov :

— Camarade Ch., vous n'avez pas raison. Je crois, moi, qu'un révolutionnaire doit avoir un cœur tendre, un cœur d'enfant. Un esprit ardent et une volonté de fer, mais un cœur tendre. Ce n'est qu'à cette condition qu'un révolutionnaire, rencontrant dans la rue un vieillard ou un enfant de la classe ennemie, ne leur plongera pas son poignard dans le ventre...

Le rideau se relevait. Me pénétrant du regard de ses yeux saillants, Ch. prononça une phrase tout à fait inattendue et qui semblait sans aucun rapport avec notre entretien :

— C'est plutôt ennuyeux de prendre du thé, n'est-ce pas, Chaliapine ?

Et il ajouta à voix basse, de manière à ne pas être entendu :

— Cela vaudrait mieux de boire ensemble une bouteille de bon vin. J'aimerais bien bavarder un peu avec vous.

— Eh bien, il faudra arranger cela, dis-je.

La voix de Ch. avait pris une intonation douce. J'eus l'impression qu'il désirait « bavarder » avec moi pour discuter la question de savoir quel cœur devait avoir un révolutionnaire... Je me dis que tout n'était pas clair dans le cœur de ces hommes qui vantaient la force inébranlable de l'acier.

Nous échangeâmes une vigoureuse poignée de main. Nous nous rencontrâmes à plusieurs reprises par la suite, — précisément pour vider de bonnes bouteilles — mais chose curieuse, il évita soigneusement de parler de la révolution. Contrairement au proverbe in vino veritas, notre vin ne lui inspirait pas la franchise...

La révolution poursuivait sa course à toute vapeur. Le régime s'installait, semblait se renforcer et se retrancher dans ses forteresses, protégé par la milice, la Tchéka et l'armée, mais la vie, la vie matérielle des habitants auxquels le régime avait promis le bonheur, devenait de plus en plus misérable. On descendit la pente. Le spectre de la famine apparut dans les villes. On vit des chevaux efflanqués, abandonnés par leurs maîtres, recroqueviller leurs pieds sous leurs ventres creux. Des citoyens compatissants, s'étant procuré une poignée de foin, leur mettaient sous le nez cette maigre pitance, mais les pauvres bêtes avaient déjà les yeux gélatineux, elles ne voyaient ni ne sentaient plus ce foin — c'était l'agonie... Et alors, tard dans la nuit ou de grand matin, des personnes sortant de leurs ruelles venaient découper au canif quelques filets de l'animal qui, bien entendu, ne savait déjà plus qu'on faisait cela, non seulement pour le bien du peuple, mais aussi peur son propre bien...

 

 

CHAPITRE XVII

J'AI DES SCRUPULES À QUITTER MON PAYS

 

C'est à cette époque de misère que je vis venir, un beau matin de printemps, un groupe d'ouvriers du Théâtre Marie. C'était une délégation. Elle avait à sa tête l'ingénieur E., devenu directeur de ce théâtre. Les affaires du théâtre allaient mal. Le gouvernement, n'ayant pas de ressources, l'avait abandonné à son propre sort. Il ne faisait plus de recettes. Le public ne s'intéressait guère aux réservistes de l'art. C'est pourquoi on avait résolu de s'adresser au « général » Chaliapine... Le discours des ouvriers, leur désir sincère de me voir travailler de nouveau avec eux, éveillèrent en moi des sentiments cordiaux et je décidai de reprendre ma place dans la troupe d'où l'on m'avait naguère chassé avec tant de conviction... Les ouvriers furent touchés par mon attitude et quand je revins pour la première fois dans les coulisses de mon théâtre familier, une surprise très émouvante m'attendait :

Les ouvriers avaient scié un morceau du plateau mobile sur lequel, lors de mes débuts dans le rôle de Méphisto, en 1895, je m'étais élevé des enfers jusqu'au cabinet du docteur Faust. Et ils me faisaient cadeau de ce morceau de la scène ! Il ne pouvait rien y avoir au monde qui pût me toucher davantage. Combien d'émotions, de battements de cœur n'avais-je pas eus sur ce morceau de bois, au moment où j'apparaissais devant Faust et devant le public en m'écriant : « Me voici ! » Où se trouve maintenant ce cadeau ? Je l'ai laissé avec tout mon passé en Russie, dans mon appartement de Pétersbourg que j'ai quitté depuis 1922 et où je ne suis plus jamais rentré...

Ces minutes d'émotion sentimentale ne parvenaient pas cependant à adoucir l'existence. La vie était pénible et le devenait chaque jour davantage. La guerre civile éclatait sur divers points du territoire et provoquait la disette dans les capitales. De grosses difficultés s'élevaient aussi au théâtre. Comme il restait dans le sud de la Russie quelques villes où il y avait un peu plus de pain, beaucoup d'artistes y étaient partis, naturellement, pour échapper à la famine. D'autres avaient réussi à s'en aller à l'étranger. A un moment donné je restai presque sans troupe. Pourtant il fallait jouer. Avec les vestiges d'une troupe naguère considérable on parvenait à jouer tant bien que mal tel ou tel opéra... mais cela ne me donnait aucune satisfaction.

La situation de tous les « citoyens » était très pénible, y compris celle des révolutionnaires eux-mêmes. Tous les employés recevaient des rations. Ces rations étaient misérables ; celles des acteurs, la mienne y comprise, ne faisaient pas exception à la règle. Cependant, j'arrivais à jouer de temps en temps, ici ou là, en dehors de mon théâtre et l'on me donnait pour cela de la farine ou d'autres produits alimentaires. Si bien qu'en général je vivais relativement mieux que mes camarades. Dans les conditions russes de cette époque, cela me gênait passablement. Je souffrais de me sentir dans une situation privilégiée.

J'avoue que plusieurs fois l'envie me prit de partir, de m'enfuir tout simplement, n'importe où. Mais en même temps il me semblait que ma propre conscience me le reprocherait. « Tu l'as voulue, la révolution, me disais-je, tu as mis une églantine rouge à ta boutonnière, tu as mangé le gruau révolutionnaire pour « amasser des forces », et maintenant qu'il n'y a plus de gruau et qu'il n'est resté que le son, tu voudrais te sauver ? Ce n'est pas bien. »

Je le dis très sincèrement, je serais probablement resté en Russie, je ne serais peut-être pas parti plus tard, si certaines circonstances n'avaient pas surgi devant mes yeux, si des choses fortuites que je n'avais d'abord ni remarquées ni soupçonnées ne s'étaient pas de plus en plus imposées à mon attention.

Tout en souffrant matériellement, je parvenais à subsister, tant bien que mal. Ce qui m'inquiétait surtout, c'était le sort de mes jeunes enfants qui manquaient souvent de ceci ou de cela, et même de lait. D'anciens coiffeurs, devenus par la suite révolutionnaires et chargés d'organiser le ravitaillement, se mirent à interpeller grossièrement notre bonne vieille servante Pélagie, à me traiter devant elle de bourgeois, de capitaliste, à me donner en général tous les noms réservés aux gens portant cravates... Evidemment, elle avait eu affaire à des membres du parti grossiers et mal élevés. Mais, malheureusement, des individus de cette espèce on en rencontrait à chaque pas. Non seulement parmi les subalternes, mais même dans les autres sphères. Ceci me rappelle le camarade Moskvine, nommé quelque chose comme voievode ou gouverneur de Pétersbourg. Un de mes impresarios avait collé sans son autorisation des affiches annonçant mon concert. Evidemment, c'était de sa part une inadvertance, mais il n'avait pas enfreint la loi ; mes concerts étaient toujours autorisés.

Le jour même du concert, à six heures, j'apprends qu'il était interdit. Pour quelle raison ? Qui l'avait interdit ? Moskvine, me dit-on, gouverneur de Pétersbourg... J'avais déjà dépensé la moitié de la somme que j'avais reçue comme avance, j'avais acheté du pain pour restaurer mes forces avant le concert. Et voilà qu'on l'interdisait. Le plus ennuyeux, c'est que j'avais dû commettre je ne sais quelle faute... Je vais au téléphone et j'appelle à l'appareil le gouverneur Moskvine.

— Dites-moi, camarade, (au même moment, je me demande s'il faut dire « camarade », s'il ne se fâchera pas en croyant que je me moque de lui), dites-moi, j'ai appris que vous aviez interdit mon concert ?

— Oui, je l'ai interdit, je l'ai interdit, monsieur ! crie une voix aigüe et rageuse.

— Pourquoi donc ? dis-je sur un ton plus bas.

— Pour que vous ne vous en laissiez pas trop accroire. Vous pensez que, parce que vous êtes Chaliapine, tout vous est permis !

La voix du gouverneur retentissait si fort que tous les miens l'entendaient et tandis que je pâlissais de plus en plus d'indignation, ma femme et mes pauvres enfants tremblaient de peur. Ils se pendirent à mes basques et me supplièrent tout bas de ne pas lui répondre sur un ton brusque. J'avais moi-même compris qu'il ne fallait pas lui répondre comme il aurait fallu. Et je dus terminer par une prière :

— Ne me mettez pas à l'amende pour cette fois, camarade Moskvine. Ne me tenez pas rigueur de ma faute et autorisez le concert.

— Envoyez-moi quelqu'un, nous verrons, me dit enfin le voievode sur un ton condescendant...

Ces messieurs constituaient l'élément essentiel du régime, et la vie des Russes, bien triste déjà, était littéralement empoisonnée par eux.

Ainsi donc, j'étais un bourjouï. Comme tel je fus soumis aux perquisitions. Je ne sais pas ce que ces gens pouvaient bien chercher chez moi. Ils pensaient sans doute que j'avais des rivières de diamants et des filons d'or. Ils se mirent à découdre tous mes tapis. Au début, cela m'amusait et me faisait rire. J'étais disposé à accepter de légers divertissements à petites doses, mais ces chers membres du parti se mirent bientôt à me divertir avec une insistance excessive... J'avais acheté chez une danseuse quinze bouteilles de vin. Je l'avais goûté avec un ami : il était d'une qualité au-dessous de la moyenne. Puis j'étais allé me coucher. Au plus fort du sommeil, à deux heures du matin, mon brave Nicolas, qui s'appelait encore mon cuisinier bien qu'il n'y eut plus rien à cuisiner, accourut dans ma chambre. Il n'avait pu enfiler que son caleçon et il me dit d'une voix bouleversée :

Ils sont encore venus !

C'étaient de jeunes soldats, fusils et baïonnettes au canon, accompagnés de deux civils.

Les civils me déclarèrent que, par ordre du comité révolutionnaire du quartier, ils étaient obligés de faire une perquisition chez moi.

Je leur dis :

— Vous êtes déjà venus, il n'y a pas longtemps, et vous avez perquisitionné.

— C'était une autre organisation, pas la nôtre.

— Eh bien, allez-y, perquisitionnez !

Une fois de plus, on souleva les tapis, on secoua les portières, on tâta les oreillers, on inspecta le poêle. Naturellement, on ne trouva aucune « littérature », ni capitaliste, ni révolutionnaire.

Ah ! voici treize bouteilles de vin...

— Emportez le vin ! commanda le chef.

J'eus beau conjurer mes chers hôtes de ne pas l'emporter, mais plutôt de le déguster avec moi, ces vertueux citoyens ne cédèrent pas à la tentation. Le vin fut enlevé. Dans le tiroir de la table de jeu, ils trouvèrent un jeu de cartes. J'avoue que je me livre à cette distraction bourgeoise : préférence ou bridge. Les cartes furent confisquées.

Ils trouvèrent dans ma table de nuit un revolver.

— Permettez, camarades ! J'ai la permission de posséder un revolver. Voyez plutôt ce papier et ces cachets.

— Ce papier, citoyen, a été délivré par un autre quartier. Il n'a pas de valeur pour nous.

La rédaction du procès-verbal ne manqua pas de drôlerie. Elle fut confiée à un jeune garçon, de basse extraction.

— Gricha, tu as inscrit les cartes ?

— Oui, répond Gricha d'une voix sombre.

— Tu as bien noté toutes les bouteilles ?

— Bien, treize.

— Pour lorsse, écris : Un revolver système..., système..., bon Dieu ! de quel système qu'il est ?

Le soldat approche l'arme de la lumière, s'efforce de lire, mais ce sont des lettres étrangères, il n'y arrive pas.

— Citoyen, de quel système est votre revolver ?

— Webley Scott, dis-je.

— Ecris, Gricha, système Bible...

Tout fut inscrit, ramassé, emporté.

Il nous arrivait parfois des divertissements encore plus comiques.

Un jour, un certain commissaire d'Arkhangel, saoul comme une bourrique, se présenta chez moi vers cinq heures de l'après-midi avec plusieurs kilos de saumon frais sous le bras. Il ne me trouva pas à la maison. Comme c'était une grosse légume, il traita assez cavalièrement ma femme, Maria Valentinovna. Il lui dit qu'elle devait tenir son mari à l'œil, lui inspirer la crainte et le respect, que celui-ci devait être à la maison quand un chef le demandait — surtout quand ce chef était venu chez lui vider avec lui un verre et manger du saumon arrivé d'Arkhangel...

D'ailleurs, il laissait son paquet jusqu'à sa prochaine visite, parce qu'il était trop lourd à porter. Maria Valentinovna, toute confuse, lui dit qu'elle tâcherait de suivre ses conseils et ses recommandations, et le charmant commissaire s'en fut, en laissant son saumon. Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre à trois heures du matin le bruit assourdissant du téléphone !

Je prends l'appareil et j'entends crier :

— Comment espèce de ..., tu dors ?

Abasourdi par ce compliment plutôt inattendu, je réponds comme un automate :

— Oui, je dors.

— J'arrive chez toi tout de suite.

— Comment, mon cher, tout de suite ? Mais nous dormons.

— Alors, tu crois que j'ai laissé mon saumon pour des prunes ?

J'eus toutes les peines du monde pour conjurer l'impatient d'attendre au lendemain. Revenu le lendemain et ne m'ayant pas trouvé pour la seconde fois, il reprit son saumon et couvrit ma femme d'injures pittoresques et pour la plupart incompréhensibles pour elle.

Je résolus de mettre fin une bonne fois à ce genre de divertissements et de me débarrasser à jamais des importuns. Il fallait pour cela s'adresser à l'autorité supérieure, c'est-à-dire à Zinoviev. Je dus faire maintes démarches pour obtenir une audience à Smolny. Enfin on me remit les laissez-passer. Car il y en avait plusieurs : c'était une des particularités du nouveau régime. Parvenir jusqu'à un ministre ou un général-gouverneur était aussi difficile que d'avoir accès auprès d'un criminel redoutable. Il fallait franchir une foule de barrières, passer devant un tas de patrouilles et de surveillants très vigilants.

Dans une des chambres du troisième étage, je fus reçu par un homme de taille moyenne ; veste de cuir, visage rasé, front intelligent, chevelure de musicien de province, type de « l'idole du public ». L'air affairé, il demanda ce que je désirais. Je lui racontai ce qui se passait dans mon appartement : les histoires du vin, des cartes, du revolver, du saumon, etc. Je lui dis en outre que je ne doutais nullement de la nécessité ni de l'utilité des perquisitions, mais que l'on m'obligerait en y procédant à des heures plus convenables pour moi : « Ne pourrait-on pas, camarade Zinoviev, les fixer entre 8 et 10 heures du soir ? »

Le camarade Zinoviev sourit et me promit de prendre des mesures. En le quittant, je lui jetai négligemment ceci :

— Camarade, le Soviet des soldats et des marins de Yalta a prélevé sur mon compte courant environ deux cent mille roubles. Ne pourriez-vous pas intervenir pour qu'on me restitue cet argent en raison de la crise alimentaire, de la crise monétaire et même de la crise du travail ?

Zinoviev haussa les épaules d'un air mécontent, je lui apparus comme un homme qui décidément n'était pas sérieux :

— Ah ! cette fois, s'écria-t-il, cela ne relève pas de mes services...

Tandis qu'il était en conversation avec moi, je l'entendis dire au téléphone :

— Pas besoin de se gêner avec eux. Prenez les mesures les plus sévères. Ces canailles ne méritent même pas une bonne balle dans la peau...

Ma visite chez Zinoviev ne fut pas sans résultat. Deux jours après, à ma grande surprise, des soldats, cette fois sans armes, me rapportèrent les treize bouteilles de vin et mon revolver. Seules, les cartes manquaient ; elles avaient fait l'affaire de quelques sous-officiers de la caserne.

 

 

CHAPITRE XVIII

L'ACTEUR DALSKI — LES BARONS STUART

 

Mon ami Dalski, l'excellent acteur dramatique dont j'ai parlé plus haut, professait des théories anarchistes. Il disait qu'il ne fallait ni autorités, ni prisons, ni lois. En général, qu'il ne fallait rien, pas même enlever la neige des rues. La neige, disait-il, tombe d'elle-même à un certain moment de l'année, lorsqu'il fait froid, et elle fond aussi d'elle-même à un autre moment déterminé.

on racontait à Petersbourg qu'il prenait part à des expropriations anarchistes. Etant donné son énergie débordante et son sang-froid cela n'avait rien d'étonnant. En tous cas, lorsque Dalski me développait ses idées à cette époque de ma vie, je dois avouer qu'elles me plaisaient à première vue beaucoup plus que les autorités et les lois qui autour de moi réglementaient l'existence. Et cependant, me disais-je avec inquiétude, peut-on se passer totalement de l'autorité ?

« L'autorité », elle, me plaisait de moins en moins. Je constatais que la sincérité et la simplicité qui m'en avaient tellement imposé autrefois chez les socialistes ne se retrouvaient plus du tout chez ces socialistes dernier cri. Le mensonge en toutes choses sautait aux yeux. On mentait dans les meetings, on mentait dans les journaux, on mentait dans les bureaux et les organisations. On mentait pour des riens et aussi facilement quand il s'agissait de la vie de personnes innocentes.

Presque en même temps que les grands-ducs, on arrêta à Pétersbourg deux de mes bons amis, les barons Stuart. J'avais fait la connaissance de la famille Stuart en 1894, lorsque, tout jeune encore, je chantais à l'Opéra privé du Théâtre Panaev. Les Stuart, qui avaient mon âge, venaient de sortir du lycée. C'étaient des jeunes gens charmants et très bien élevés. Quand arriva la révolution, l'un d'eux, Volodia, n'hésita pas une minute à enfiler des bottes de feutre, une pelisse courte, et à s'engager comme homme de peine dans les chemins de fer. L'autre, Nicolas, qui avait terminé ses études de médecine à la faculté de Kharkov, essaya d'exercer son métier, mais sa nature le portait beaucoup plus vers l'art théâtral et le rêve que vers les sciences médicales et naturelles.

Certes, ces Stuart n'étaient aucunement des prolétaires : ni par leur origine, ni par leur vie, ni par leurs convictions, ni par leur esprit. Mais ils ne s'occupaient pas du tout de politique. Le malheur, c'est qu'ils étaient barons, que leur père avait été à la direction des Archives et envoyé quelque part comme consul du tsar sous l'ancien régime. Barons. Cela seul les rendait suspects et justifiait leur arrestation. Cette mesure s'imposait sans doute d'autant plus qu'ils s'étaient habillés en pelisses courtes et bottes de feutre, pour aller charger et décharger des wagons...

Connaissant les Stuart comme ma poche, je pouvais en tout temps et tout lieu jurer sur ma propre tête qu'ils étaient absolument sans reproche. Je me rendis donc à la Tchéka, rue Gorokhovaia. J'y retournai souvent pour leur affaire. J'étais reçu très aimablement par un commissaire du nom de Tchoudine, un jeune et beau garçon à la chevelure magnifique. Il avait une façon agréable de vous regarder. Il m'accueillait gentiment, m'écoutait. Je lui répétais chaque fois que les Stuart étaient innocents et je le priais de les faire remettre au plus vite en liberté. Il me conseilla enfin d'exposer toute l'affaire par écrit et de remettre le papier à la Tchéka. Je le fis et j'attendis la libération de mes amis. Par malheur, c'était justement l'époque où l'on avait décidé en haut lieu de ne plus exécuter les criminels politiques. Le décret était imminent. Mais comment tolérer que des détenus échappent à la mort ? C'était tout simple : on exécuta toute la prison en une seule nuit, la veille même de la promulgation du généreux décret !...

Et c'est ainsi, sans raison, que périrent mes bons amis les frères Stuart... Par la suite, j'appris que le commissaire Tchoudine, lui aussi, avait été fusillé. Amoureux d'une actrice, il l'avait aidée à se procurer des fourrures, ou des brillants, confisqués à des particuliers. C'est elle-même, dit-on, qui le dénonça.

Les grands-ducs, emprisonnés dans la maison de détention préventive de la rue Chpalernaia, furent exécutés dans des conditions tout à fait analogues. Gorki était visiblement peiné de savoir que les grands-ducs étaient en prison et menacés de mort. Il y avait parmi eux Nicolas Mikhailovitch, le célèbre historien, et le grand-duc Paul Alexandrovitch.

Les démarches en faveur des grands-ducs n'ayant pas abouti à Pétersbourg, Gorki décida d'aller à Moscou et de se rendre auprès de Lénine lui-même.

Il part, réussit à convaincre Lénine, obtient de lui un ordre écrit exigeant la libération immédiate des grands-ducs, revient tout heureux à Pétersbourg avec son papier... mais à la gare même il apprend par les journaux qu'ils ont été exécutés ! Un monsieur de Moscou avait communiqué par téléphone l'ordre de grâce de Lénine et les messieurs de Pétersbourg s'étaient hâtés de fusiller dans la nuit des hommes qu'on devait libérer le lendemain... Gorki, saisi d'horreur, en tomba littéralement malade.

De plus en plus souvent j'entendis parler de personnes qui avaient été « liquidées ». Et les horreurs accumulées pesèrent de plus en plus douloureusement sur mon cœur. Que fallait-il faire ? Partir ?...

Et Maria Valentinovna se mit à me répéter avec une insistance croissante : fuir, il faut fuir, sinon on nous supprimera nous aussi peut-être, par erreur, comme les Stuart...

 

 

CHAPITRE XIX

FUIR COÛTE QUE COÛTE — MES VISIONS NOCTURNES

 

Fuir... mais où ? Ce n'était pas si facile. Il y avait le blocus. Je ne savais pas trop ce que cela représentait, mais je savais qu'au moment du blocus il était très difficile d'arriver à l'étranger. Je voyais déjà les frontières, les soldats, les canons. Impossible d'aller par ici ou par là...

A l'idée qu'il était très difficile de s'enfuir — je me rappelle très bien cette minute — je fus saisi de désespoir. Et si le blocus, me disais-je, allait durer toute ma vie ? Est-il possible que je doive achever ma vie sous la chape de plomb du ciel russo-finlandais, ici, dans cette rue de Perm, avec les abominations quotidiennes, les intrigues au théâtre, les séances interminables des comités, qui compliquent les problèmes au lieu de les résoudre ?

En même temps, je sentais bien que partir, c'était quitter ma patrie pour toujours. Comment pouvais-je abandonner une telle patrie où non seulement j'avais acquis tout ce que l'on peut voir et toucher, entendre et sentir, mais où j'avais caressé des rêves qui me tenaient tous à cœur, surtout dans les dernières années d'avant la révolution ? Comment renoncer à mon cher rêve d'un temple de l'art sur le rocher de Pouchkine, en Crimée (*) ? Ce dédoublement douloureux de mes sentiments me fit terriblement souffrir. Mes nuits devinrent plus mornes, plus affreuses, mon sommeil plus pénible et plus inquiet. A chaque minute j'arrêtais ma respiration pour écouter si le fourgon de la Tchéka passait ou stoppait devant ma maison. Quand, épuisé de fatigue, je m'endormais, je faisais des rêves étranges, extraordinaires — je leur ai gardé jusqu'ici de la reconnaissance, car ils m'arrachaient de temps en temps au cercle vicieux de ma triste existence...

(*) Je parle plus en détail de ce projet à la fin de mon livre.

Le « blocus » m'apparaissait parfois sous la forme d'une absurde haie piquante, à travers laquelle je criais à ma femme : « Comment arriver jusqu'à toi ? Tu ne me vois pas ? » Elle me tendait alors une ombrelle de soie rouge : « Tiens-la bien, je te ferai passer de ce côté ». Et je me glissais — pieds nus, quoique vêtu d'une pelisse... Tantôt je rêvais que je traversais une magnifique forêt de sapins dans une troïka russe, dont la douga agitait une jolie clochette des monts Valdaï : Je conduis moi-même et je me sens très bien, je suis en Suisse. Mais je suis énervé et un peu effrayé par la clochette : quel ennui si on allait m'entendre !...

Je l'arrache et la cache dans ma poche, et dans ma poche je trouve du sucre. — Je croise un cycliste qui a sur la tête une étrange casquette, comme je n'en ai jamais vu : c'est un de mes admirateurs. Il me reconnaît et me dit : « Fedor Ivanovitch, n'allez pas en troïka. Prenez plutôt ma bicyclette et descendez par ce sentier. C'est pittoresque et sans danger. » A demi convaincu, je le remercie : « Mais que faire des chevaux ?... » « Ne vous inquiétez pas. Je les amènerai au théâtre. » — « Bien, merci... » Je m'élance en bicyclette sur le sentier. Le soleil, la verdure, un lac ! Dieu, que c'est beau ! Et moi qui croyais que je ne reverrais plus la Suisse ! Grâces soient rendues à ce cycliste, c'est probablement un parent de notre Pélagie...

Une autre fois, je vois en rêve une petite ville italienne : Une place minuscule, une fontaine verdie par le temps, couverte de mousse, qui ressemble à un Triton romain. Je la connais très bien, cette petite ville. J'y étais ! J'ai monté cet escalier sans rampe. Mais oui, dans cette maison habite mon ami, le tailleur. Il a travaillé avec moi, au théâtre. Perelli ? Il me semble bien que c'est Perelli.

J'entre, je monte l'escalier. Mon cœur bat : Je vais revoir mon cher, mon vieil ami Perelli que je n'ai pas vu depuis si longtemps ! Il m'expliquera tout : où je dois partir et où je pourrai chanter. La porte est ouverte, je pénètre dans la maison — personne ! Soudain, du balcon de derrière, m'arrive une odeur suffocante de pain, l'odeur d'un pain blanc, tout frais, de France ! Mais je veux en acheter !... Je vais sur le balcon, et je vois que les pains sont entassés comme du bois, l'un sur l'autre. J'en prends un, puis deux, puis trois... L'odeur me fait tourner la tête... Mais où donc est Perelli ? Il faut que je paie. Autrement, c'est gênant. Soudain, je prends peur... — Avec mes pains, je me précipite dehors et je cours... Le tramway... C'est justement celui qu'il me faut. Il va à la Kamennoostrovski Prospekt où j'habite... Je saute sur la plateforme... Et je me réveille.

Je me réveille. Un silence de mort, sépulcral. Je regarde par la fenêtre les ténèbres de la nuit. De gros paquets de neige pendent aux fils du télégraphe... Le blocus !...

 

 

CHAPITRE XX

JE TOMBE MALADE — SOLITUDE — PAUVRETÉ

 

Etant en dehors de la politique, étranger à toute action clandestine, n'ayant en conscience commis aucun péché envers le pouvoir, à part une répulsion secrète pour le genre de vie créé par le nouveau régime, je n'avais, semble-t-il, aucune raison de craindre des représailles, ni de poursuites particulières à mon égard. Néanmoins, par faiblesse de caractère, je me mis dans les derniers temps à éprouver une peur insurmontable. Ce qui m'effrayait, c'était l'absence de cordialité, de simples sentiments humains, auxquels j'étais habitué. Autrefois, quand on rencontrait ses semblables, on leur parlait à cœur ouvert. Vous aviez un chagrin, ils soupiraient avec vous ; si c'étaient eux qui souffraient, vous leur témoigniez votre sympathie.

Dans l'asile de fous où je vivais maintenant, je constatai une absence totale de cœur. La vie devint chaque jour plus officielle, plus sèche, plus égoïste. Ma propre maison devint elle aussi, je ne sais comment, une sorte de « département » administratif.

Je tombai sérieusement malade. A la suite d'un refroidissement, j'eus une crise de sciatique. Je ne pus faire un mouvement et je restai étendu dans mon lit. Une semaine à peine après ce repos forcé sans rien gagner, ma situation matérielle était devenue très critique. Tant que je chantais, je gagnais quelques petites sommes en dehors de mes rations ; cessant de chanter, je n'avais plus que mes maigres rations. Il n'y avait plus à la maison suffisamment de farine, de sucre, de beurre. Plus d'argent non plus, et, d'ailleurs, il ne valait plus grand-chose. Je ramassai chez moi quelques monnaies d'or étrangères — c'étaient des cadeaux à mes filles, rapportées des différents pays où j'étais allé en tournée. Mon vieil économe et ami, Arsène Nikolaievitch, penchant la tête sur l'épaule droite et caressant sa barbiche en tire-bouchon, garda d'abord un silence significatif, puis me dit :

— Eh ! Fedor Ivanovitch, à quoi peuvent servir ces babioles ? Nous ne pourrons rien acheter avec ça. Mais si tu as une veste ou des bottes, donne-les. Je te rapporterai ce qu'il faut, de la farine et du sucre.

Maria Valentinovna survint alors et dit :

— Qu'allons-nous devenir ? Aujourd'hui, nous n'avons plus d'argent. Il n'y a plus rien pour faire le marché.

— Vendez ce que vous avez encore.

— Nous n'avons plus rien à vendre, dit-elle. Et elle fait comprendre qu'il serait dangereux de vendre des pendants d'oreilles en brillants — on les accuserait de les avoir cachés, de spéculer.

Et personne, personne, ni parmi les amis ni chez mes confrères du théâtre, personne ne s'intéressait, ne s'inquiétait, ne demandait comment j'allais. On savait que j'étais malade, on disait : « Chaliapine est souffrant » — mais c'était une insensibilité de pierre. Pas un secours, pas un geste, pas la moindre parole humaine...

Et je commençai même à croire que tel ou tel serait ravi d'apprendre que Chaliapine crevait dans un coin. Ce vide autour de moi, cette indifférence m'effrayèrent plus que les privations, plus que la misère, plus que les représailles, quelles qu'elles fussent. C'est à ce moment que s'insinua dans mon esprit la coupable pensée de partir, de fuir. N'importe où. Non pas pour moi, mais pour les enfants. Je gardai pour moi ma décision. En attendant, il fallait vivre, comme on pouvait...

L'hiver était très rude. Or, le Comité de quartier avait besoin de personnel pour décharger des transports de bois coulés dans la Neva. Vous comprenez sans peine combien ce travail est pénible, surtout par les grands froids. Le Comité ne trouva rien de mieux cependant que de mobiliser à cet effet non seulement des hommes, mais aussi des femmes.

Maria Valentinovna, sa femme de chambre et la blanchisseuse reçurent l'ordre d'aller au chantier de la Neva.

Naturellement, cet ordre effara mes dames, aucune n'était capable d'exécuter un pareil travail. Je me rendis au Comité pour protester ou pour intercéder en leur faveur. Je fus reçu par un jeune homme aux cheveux bouclés, aux moustaches humides et tombantes. Après m'avoir écouté, il me dit d'un ton sentencieux que dans une société socialiste on était tenu de s'entraider les uns les autres.

Voyant que j'avais à faire à un butor, je décidai de le prendre par la flatterie. Fronçant les sourcils d'un air entendu, je lui dis :

— Camarade, vous êtes un homme cultivé, vous connaissez parfaitement Marx, Engels, Hegel et en particulier Darwin. Vous devez comprendre par conséquent que la femme est un être tout à fait différent de l'homme. Elle est trop faible pour porter du bois, pour patauger dans l'eau froide.

L'imbécile, flatté, leva les yeux sur moi, fit claquer ses lèvres et dit :

— Dans ce cas-là, j'irai moi-même voir demain ce dont chacun est capable.

Il vint. Ce fut comique de voir Maria Valentinovna, notre femme de chambre Pélagie et notre blanchisseuse Anisia se mettre au garde à vous dans la cuisine. Il leur commandait d'une voix forte :

— Demi-tour à droite !

Elles faisaient un demi-tour à droite.

Elles se tournaient comme il fallait.

Le connaisseur de Hegel et de Darwin resta pensif un instant, baissa la tête, regarda en dessous, les contempla encore une fois et... se rendit — pas tout à fait franchement, car il agissait contre sa conscience révolutionnaire :

— Bon, ça va. Je vous dispense jusqu'à la prochaine corvée. En effet, vous n'avez pas l'air capable...

Quant à moi, bourgeois, si l'on ne m'envoya pas travailler dans l'eau, on me jugea capable de verser au Trésor une contribution de cinq millions de roubles. On m'envoya des imprimés ad hoc et on me fixa les délais de paiement. Je calculai que je n'avais pas gagné cinq millions durant toute ma carrière. Comment pourrais-je payer ? Prendre de l'argent à la banque ? Mais ce que j'avais en banque, « le peuple » l'avait déjà retiré de mon compte. Que signifiait donc cette contribution ? Un malentendu ou une stupidité ?

Des individus armés venaient cependant pour exiger l'argent. Et moi j'allais dans les différents comités, pour m'expliquer, pour leur faire entendre raison.

— Bah ! me disait-on dans ces comités, vous autres, vous nagez dans l'or...

Naturellement, je ne versai pas la somme, mais je garde les imprimés comme souvenir.

Une autre fois, l'ordre arriva de « livrer immédiatement toutes mes armes ». J'avais en effet des armes chez moi. Elles étaient accrochées aux murs. C'étaient de vieux pistolets, des fusils, des lances. Une « collection », des cadeaux de Gorki, pour la plupart.

Tout cela, le comité de maison en exigeait la livraison dans les vingt-quatre heures, sans quoi l'on m'arrêterait. Je me rendis d'abord au Comité. J'y découvris un bonhomme extrêmement curieux, qui me ravit littéralement parce qu'il vivait tout à fait en dehors du « rythme » de cette époque orageuse. Autour de lui les passions se déchaînaient et les nerfs à vif lançaient des étincelles, mais cet individu, dégoûté de tout, continuait de vivre le plus paisiblement du monde, tout comme le « Vanka l'Imbécile » des vieux contes russes.

Assis à sa table, les joues appuyées sur la paume de ses mains, l'air embêté, il regardait par la fenêtre, dans la cour. Quand je lui dis : « Bonjour, camarade ! », il ne fit pas un mouvement, ne tourna même pas la tête de mon côté, mais je compris qu'il attendait mes explications et je les lui donnai.

— Il faut les livrer, murmura le commissaire entre ses dents, rêveusement, d'une voix lasse, et toujours sans me regarder.

— Mais...

— Il y a un décret, continua-t-il sur le même ton... Faut l'exécuter.

— Mais où les livrer ?

— Là, si vous voulez.

Et le commissaire fit un mouvement, le premier depuis le début de notre entretien. Ce ne fut ni avec le corps, ni avec la main, ni avec la tête... De dessous ses paupières immobiles, il tourna lentement les yeux vers la fenêtre, comme pour m'inviter à regarder dans cette direction. Dans la cour, à même la neige, il y avait un amoncellement d' « armes » de toutes espèces — des mortiers inutilisables, des fusils, de la vieille ferraille. La neige tombait dessus.

— Mais cela va rouiller ? m'écriai-je en pensant à ma collection que j'avais formée depuis des années dans mon cabinet de travail.

— Oui, ça rouillera, convint mon homme, toujours imperturbable.

A part moi, je l'envoyai au diable, je sortis et, bouillant de colère, je décidai d'aller trouver Peters en personne.

— J'ai des armes, dis-je au grand chef de la Tchéka, mais elles ne fonctionnent pas : elles ne piquent pas, ne tranchent pas, ne font pas feu. Ce sont des cadeaux de Gorki.

Et Peters eut la bonté de me laisser mes « armes ».

Jusqu'à nouvel ordre...

 

 

CHAPITRE XXI

JE FAIS UN VOYAGE À MOSCOU POUR VOIR LÉNINE

 

Les affaires du théâtre me causèrent également de gros soucis. Bien que l'on m'eût rappelé pour sauver la situation et que dans les premiers temps on tint compte de mes avis, les révolutionnaires des coulisses se mirent de nouveau à me chercher noise. J'eus un conflit avec une dame, une communiste, qui dirigeait je ne sais quelle section théâtrale. Un jour le Théâtre Marie reçut en effet une circulaire ou plutôt la visite d'un fonctionnaire qui vint me faire part des dernières décisions officielles :

— Les anciens théâtres impériaux, dit-il, souffrent d'une pléthore de costumes et de décors. Les théâtres de province, au contraire, sont très pauvres ; et comme les provinciaux ne peuvent pas venir cultiver leur esprit au Théâtre Marie de Pétersbourg, il faut envoyer les costumes et les décors de la capitale à ceux qui n'ont rien, afin que tous les théâtres de province s'en servent à tour de rôle.

Je m'élevai vivement contre cette proposition.

Les ateliers de costumes et de décorations des théâtres impériaux de Pétersbourg, uniques au monde pour leurs richesses et leur luxe, ont une glorieuse histoire et représentent une valeur artistique très grande. Ces trésors se mettraient à circuler à travers les provinces, à passer entre les mains de gens qui se moquaient bien d'eux et de leur histoire ?... Je frissonnais d'indignation à l'idée que ces costumes précieux pourraient être pliés et entassés dans des paniers. « Non ! » dis-je catégoriquement. Et j'ajoutai même, je m'en souviens, que s'il fallait me battre pour ces objets, je m'armerais volontiers de n'importe quoi.

Mais pour un « bourgeois », lutter contre des communistes ce n'était pas une petite affaire. La raison d'un non-communiste n'avait même pas le droit de s'appeler « raison »... Et les autorités avaient naturellement pris le parti de cette communiste zélée.

Avec le directeur du théâtre qui partageait mon opinion, je décidai de partir pour Moscou et de mettre Lénine lui-même au courant de cette affaire. Obtenir une audience ne fut pas chose aisée ; ce fut moins difficile cependant que pour voir Zinoviev à Pétersbourg.

Au Kremlin, dans le ci-devant Palais de Justice, je crois, je montai toutes sortes d'escaliers gardés par des soldats en armes. A chaque pas on vérifiait mon laissez-passer. J'arrivai enfin devant une porte où veillait une sentinelle. On me fit entrer dans une salle déserte divisée en deux compartiments, un grand et un petit. Au milieu, une grande table chargée de papiers, et devant la table un fauteuil. C'était un cabinet de travail sobre et très sévère.

Soudain, d'une petite porte s'ouvrant dans l'angle de la pièce, je vis s'avancer vers moi un homme au type tartare, aux larges pommettes, qui avait une petite barbe et des cheveux courts. C'était Lénine. Nous échangeâmes des salutations. Il grasseyait légèrement. Il me pria très aimablement de m'asseoir et me demanda de quoi il s'agissait. Aussi clairement que je pus, je me mis à lui débiter mon affaire qui était au fond très simple. A peine avais-je prononcé quelques phrases que mon morceau d'éloquence était démoli par Vladimir Ilitch. Il me dit d'un ton bref :

— Ne vous inquiétez pas, ne vous inquiétez pas. Je comprends parfaitement.

Je vis aussitôt que j'avais affaire à un homme habitué à comprendre à demi-mot et qu'avec lui il n'était pas nécessaire de rabâcher. Il fit immédiatement ma conquête.

— Rentrez à Pétrograd, me dit-il, ne dites rien à personne et j'userai de mon influence, si elle existe, pour que l'on prenne en considération vos inquiétudes raisonnables.

Je le remerciai et le saluai. Son influence existait, sans doute, car les costumes et les décors ne bougèrent pas et personne n'osa plus y toucher. J'étais heureux. J'aurais été navré que cette chère poussière séculaire du théâtre fût secouée par de stupides manches à balai tout usés...

A la même époque, nous vîmes arriver au théâtre des politiciens — communistes très avancés, d'anciens accessoiristes, qui, prenant des mines allongées, se mirent à dire que l'art des acteurs d'opéra n'était qu'un art bourgeois dont le prolétariat n'avait que faire, que ces acteurs recevaient des rations en pure perte. De jour en jour le travail devint plus pénible, plus désagréable. La main qui aurait voulu se lever avec énergie pour faire quelque chose aurait vite reçu un coup de férule...

Les affaires du théâtre qui m'avaient amené à demander une audience à Lénine me mirent également en rapport avec un autre chef de la révolution, avec Trotski. Ce fut d'ailleurs pour des raisons différentes. Cette fois, il s'agissait directement de nos intérêts professionnels d'acteurs.

La guerre civile continuant, nos rations étaient devenues misérables. On souffrait surtout du manque de corps gras. Comme j'allais parfois en représentation au Grand Théâtre de Moscou, les acteurs de cette ville, se plaignant de la réduction de leurs rations, me prièrent d'intervenir, à l'occasion, en leur faveur.

L'occasion se présenta. Une grande soirée communiste eut lieu au théâtre en présence de quelques membres du gouvernement. Trotski y assistait. II avait pris place dans la loge qu'occupait autrefois le grand-duc Serge. La loge communiquait directement avec la scène. En qualité de délégué de la troupe, je me rendis auprès du ministre de la Guerre. Celui-ci, naturellement, me reçut. Je le croyais brun, mais en réalité il était plutôt châtain, avec une barbiche claire, des yeux perçants et très énergiques qui vous regardaient à travers un lorgnon étincelant. Dans sa pose — il était, je crois, assis sur une banquette — il y avait une sorte de tranquillité pesante.

— Bonjour, camarade Trotski ! dis-je.

Sans bouger, il me répondit simplement :

— Bonjour !

— Je suis venu vous trouver non pas pour moi, bien sûr, mais pour les acteurs. Leur vie est dure. On a réduit leurs rations et l'on m'a dit que l'affaire dépendait de vous.

Après une seconde de silence, mais toujours aussi immobile, Trotski me dit en détachant les syllabes :

— Croyez-vous, camarade, que je ne comprenne pas ce que signifie manquer de pain ? Mais je ne peux pourtant pas placer sur le même rang le soldat qui est dans les tranchées et la ballerine qui sourit et danse sur la scène.

Je pensai :

— C'est triste, mais c'est juste...

Je soupirai, je lui dis : « Excusez-moi », et je m'éclipsai doucement.

J'ai remarqué plus d'une fois que l'on s'éclipse toujours ainsi quand on n'a pas obtenu ce que l'on désirait...

 

 

CHAPITRE XXII

LOUNATCHARSKI — MA VISITE CHEZ KAMENEV

 

Bien avant la révolution, je rencontrai un jour chez Gorki, à Capri, A. V. Lounatcharski, commissaire de l'Instruction publique. Nous étions en train de déjeuner quand nous vîmes arriver sur la terrasse, les bras chargés de brochures, un homme blond tirant sur le roux ; il avait un lorgnon et une barbiche à la Henri IV. Il ressemblait à un « nihiliste » : une blouse d'indienne blanche à mouchetures noires, serrée par une ceinture étroite, ou même, je crois, par une cordelière. Il se mit à parler à Gorki d'un article qu'il venait d'écrire et je reconnus dans sa voix l'accent du Midi des gens d'Odessa. Il avait une attitude modeste, l'air très affairé et je le trouvai sympathique. J'avais deviné qu'il devait être journaliste, mais je demandai à Gorki qui il était. Je ne me rappelle plus qui était à ce moment-là ministre de l'Instruction publique de la Russie tsariste ; en tout cas, j'étais loin de penser que ce jeune homme en blouse était son futur successeur et que j'aurais un jour besoin de sa puissante recommandation dans mon Pétersbourg...

J'en eus en effet besoin, et plusieurs fois Lounatcharski me rendit service.

A Pétersbourg, il vivait en conspirateur, et je dus le chercher longtemps. Je découvris enfin son logement, dans une des Lignes (*) de Vasilievski Ostrov. Je montai très haut, par des escaliers sales, et je le trouvai dans une petite chambre, debout devant un pupitre, vêtu d'une longue redingote fripée.

(*) Les rues régulières de ce quartier de Vasilievski Ostrov portaient le nom de première ligne, deuxième ligne, etc...

— Anatole Vasilievitch, venez à mon secours ! Je viens d'apprendre que des soldats ont de leur propre autorité mis à sac mon appartement de Moscou. Ils ont emporté une malle remplie de cadeaux que j'ai reçus et d'autres objets. Ils cherchent soi-disant du linge d'hôpital, parce que j'ai eu un hôpital pendant la guerre. Mais j'ai depuis longtemps distribué ce linge ! Tandis que mon argenterie a disparu, ainsi que deux cents bouteilles de très bon vin de France.

Lounatcharski envoya un télégramme à Moscou et on laissa en paix mon appartement. Quant au vin, il ne me quitta pas sans laisser de traces. Parfois il m'arriva de découvrir dans des restaurants des bouteilles avec une étiquette où on lisait : « Envoi spécial pour M. Chaliapine. » Et je bus ce vin avec plaisir en payant, pour la seconde fois, sa valeur et les droits de douane...

Mon argenterie, elle, inquiéta encore un certain temps le gouvernement socialiste. Arrivé à Moscou, je reçus un jour de la Maison des Soviets une note où l'on me demandait dans des termes très persuasifs de faire l'inventaire de mon argenterie et de l'envoyer à la dite Maison des Soviets où l'on prendrait toutes dispositions utiles. Je savais bien qu'il n'existait plus de cuillers ni de fourchettes privées — on m'avait fait entendre très clairement et plusieurs fois que tout cela appartenait au peuple. Je me rendis néanmoins à la Maison des Soviets dans l'intention de me convaincre en quelque façon que j'étais moi aussi, jusqu'à un certain point, « le peuple ». C'est là que je fis la connaissance du charmant, du séduisant mais aussi de l'obstiné et acerbe L. B. Kamenev, beau-frère de Trotski.

Le camarade Kamenev me reçut très aimablement, tout à fait à l'européenne, ce qui ne m'étonna nullement, car il était fort bien habillé comme en Europe, mais comme tous les autres, il me tint un langage très clair :

— Naturellement, vous pouvez vous servir de votre argenterie, camarade Chaliapine, mais n'oubliez pas un seul instant que si le peuple en a besoin il ne se gênera pas et il s'en emparera à n'importe quel moment.

Comme Podkoleeine dans le Mariage, de Gogol, je lui dis :

— Bien, bien. Mais... mais laissez-moi, camarade Kamenev, vous assurer que je ne cacherai aucune fourchette ni aucune cuiller, et qu'en cas de besoin je les donnerai toutes au peuple. Permettez-moi cependant de ne pas faire d'inventaire et voici pourquoi...

— Pourquoi ?

— Parce que des camarades sont déjà venus chez moi et ont emporté l'argenterie. Si je fais un inventaire de ce qui reste, ils s'en serviront pour m'enlever absolument tout...

Ce cher révolutionnaire me regarda en riant et dit :

— Au fond, vous avez raison. Aujourd'hui, les filous ne manquent pas...

Kamenev se sentit soudain plein d'amitié pour moi et pendant un quart d'heure s'entretint avec moi du peuple et de ses besoins. Sur un ton aimable et enjoué, il me parla des souffrances du peuple et me déclara qu'une nouvelle ère commençait, qu'il n'y aurait plus d'exploiteurs ni en général de canailles et d'impérialistes, non seulement en Russie, mais dans le monde entier.

Il disait tout cela avec tant d'agrément que je pensais à part moi :

« Voilà des révolutionnaires qui savent vous rendre la vie plus agréable : s'ils vous mettent en prison, ils viendront au moins vous serrer gentiment la main derrière les barreaux... »

Profitant de la bonne humeur de ce dignitaire, je lui dis tout de go :

— Vous venez de parler très bien du peuple et des impérialistes, mais vous avez inscrit une mauvaise formule au fronton de la Maison des Soviets.

— Comment cela, mauvaise ?

— « Guerre aux palais, paix aux chaumières. » A mon avis, le peuple est dégoûté de ces chaumières ! Je voyage beaucoup sur toutes les lignes et voilà des années que j'ai sous les yeux le vilain spectacle de ces latrines auxquelles on a déclaré la paix... Vous auriez mieux fait d'adopter la formule : « Guerre aux chaumières, paix aux palais. »

Kamenev ne trouva pas grand' chose à répondre à ma boutade ; il faut, me dit-il, comprendre le sens spirituel de la formule...

Tandis que j'étais en train de méditer sur le sens spirituel de la formule, quelqu'un était déjà arrivé chez moi pour faire entendre que les tableaux qui s'y trouvaient appartenaient aussi au peuple. « Pourquoi, dit-il, seriez-vous le seul à en jouir ? Le peuple, lui aussi, aime les tableaux... »

— Il a raison, pensai-je. Mais quand je vis ensuite ces tableaux en montre chez des antiquaires de Berlin, je me demandai de quel peuple il avait voulu parler :

Du peuple russe ou du peuple allemand ?...

 

 

CHAPITRE XXIII

MES RELATIONS AVEC LES CHEFS BOLCHEVISTES

 

Le lecteur a sans doute remarqué que mes diverses rencontres avec les chefs de la révolution — ministres, administrateurs de villes, directeurs de la Tchéka — portèrent presque exclusivement un caractère d' « affaires ». Plus exactement, je me présentai toujours à eux comme un solliciteur, un médiateur, tantôt pour moi, tantôt pour les autres. Cette nécessité de « solliciter » sans cesse était un des traits les plus typiques et les plus désobligeants du régime soviétique. Le lecteur a également constaté, j'en suis sûr, que je ne jouissais d'aucun privilège sérieux.

On m'enleva, comme à tous les malheureux « citoyens » russes, tout ce qu'on put enlever, tout ce qu'il était impossible de cacher d'une façon ou d'une autre. On s'empara de ma maison, de mes dépôts en banque, de mon auto. Des individus, mandatés ou non, me dévalisèrent, je fus perquisitionné et traité de « bourjouï ». Et pourtant, je fus dans un certain sens un privilégié grâce à ma popularité de chanteur. Pour moi s'ouvrirent beaucoup de portes, qui restèrent pour d'autres hermétiquement closes.

Mais à quoi dus-je dépenser mon prestige ? La plupart du temps, à me protéger contre des tracasseries et des chicanes tout à fait absurdes. En définitive, tout cela était bien misérable : Quelques perquisitions intempestives, quelques bouteilles de vin, de l'argenterie, de vieux pistolets, des « contributions » forcées. Si je raconte tout cela, c'est uniquement parce que ces petits détails caractérisent l'atmosphère russe sous le bolchevisme mieux que les grands événements. S'il m'a fallu supporter tout cela, que n'a pas dû supporter un Russe sans relations, sans protection, sans prestige personnel — tel que mon vieux bonhomme à la joue enflée ?... Chacun n'eût-il pas alors sa fluxion en Russie ? N'en vit-on pas même aux gens qui naguère avaient eux-mêmes des dents très fortes ?...

Un jour d'été, je quittai mon boulevard Novinsky pour aller au Kremlin, chez le poète Demian Biedny. Il me témoigna beaucoup d'amitié ; comme il avait une grosse influence au Kremlin, il me donnait son appui tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Cette fois encore j'avais quelque chose à lui demander. Dans la rue Nititska, près du théâtre « Paradis », je vis s'approcher de moi un homme qui avait une large barbe blanche, un grand chapeau mou, un manteau à pèlerine tout élimé. Il tomba à genoux et me saisit les pieds. Stupéfait, je m'arrêtai, croyant avoir à faire à un fou. Mais immédiatement je compris, à ses yeux bleus fixés sur moi, à ses larmes, à ses gestes désespérés et au ton suppliant de ses paroles, que j'avais devant moi un homme tout à fait normal, mais frappé par quelque terrible malheur.

— Monsieur Chaliapine, s'écria-t-il, vous êtes un artiste. Tous les partis, quels qu'ils soient, doivent vous aimer. Vous seul pouvez me secourir dans mon grand chagrin.

Je relevai le vieillard et lui demandai de quoi il s'agissait. Il me dit que son fils unique, qui avait fait la guerre comme sous-officier de réserve, était menacé de mort. Il me jura que son enfant était innocent, et il pleura si abondamment que j'en eus le cœur déchiré. Je lui proposai de revenir me voir deux jours plus tard et je me jurai d'aller supplier qui de droit, tout comme le vieillard m'avait supplié moi-même, pour arracher ce garçon à la mort.

Quand j'entrai chez Demian Biedny, j'étais si bouleversé qu'il me demanda ce qui m'était arrivé :

— Vous paraissez souffrant.

J'aperçus alors un homme que je connaissais pour l'avoir vu une fois à Pétersbourg : c'était Peters (*).

(*) Peters était un des chefs de la fameuse Tchéka.

— Voici Peters qui arrive à Kiev pour « régler les affaires », dit Biedny. Je pense, moi, que partout où arrive Peters, les affaires « se dérèglent ».

Qu'il « règle les affaires » tant qu'il voudra, pensai-je, cela m'est égal. Cette fois sa présence me réjouit extrêmement. Je lui racontai ma rencontre de la Nikitska.

— Je vous en prie de tout mon cœur, camarade Peters, examinez de nouveau cette affaire. Je crois profondément que ce vieillard dit la vérité.

Peters me le promit. Deux jours plus tard, le vieillard arrivait chez moi tout heureux, comme ressuscité d'entre les morts et m'amenait le jeune homme mis en liberté. Sa reconnaissance était telle qu'il aurait été prêt à me donner sa vie s'il l'avait fallu. Grâces soient rendues à Peters ! Il a commis probablement bien des péchés, mais jamais je n'oublierai cet acte d'équité. Le jeune homme était un musicien ; il devint chef d'une musique militaire et il est probable que depuis ce temps-là et jusqu'aujourd'hui il a exécuté pas mal de fois dans les circonstances solennelles la grande Internationale...

Et ce pauvre vieillard sans défense, qui était tombé à genoux en pleine rue, en public, devant un inconnu, qui était-il donc ?

C'était un ancien procureur du Tribunal Suprême de Vilno...

Peu de temps après cette rencontre de Peters, j'eus l'occasion de voir le plus fameux des dirigeants de la Tchéka, Félix Dzerjinski. Cette fois ce n'est pas moi qui cherchais la rencontre, ce fut lui qui exprima le désir de me voir. Je pense qu'il voulait simplement me faire subir un interrogatoire, mais, par égard pour moi, sans doute, il choisit la forme d'une conversation intime. J'ai parlé précédemment du communiste Ch... qui déplorait le fait que les « acteurs » amollissent le cœur du révolutionnaire et qui me disait : « Chaliapine, c'est triste de bavarder devant une tasse de thé ». Ce Ch..., devenu par la suite chef d'un détachement militaire, eut une vilaine histoire. On découvrit, à la suite d'une enquête, qu'il manquait 15.000 roubles dans la caisse du détachement. Ce communiste m'était sympathique — c'était un « brave type », ce n'était pas en tout cas un vulgaire voleur et je ne crois pas qu'il eût voulu s'emparer définitivement de cette somme. Il est probable qu'une jolie actrice avait « amolli son cœur », et comme il trouvait « triste de ne boire que du thé », il avait pris de l'argent à la caisse dans l'intention de l'y remettre quelques jours plus tard. Et en effet il reversa l'argent, sans doute grâce à un emprunt chez un ami. Mais le fait même d'avoir dilapidé des fonds publics fit une certaine impression et Dzerjinski lui-même s'occupa de l'affaire. Comme sa sympathie pour Ch... n'avait pas passé inaperçue, Dzerjinski désira recevoir ma déposition. Et c'est ainsi qu'un jour je fus invité à prendre le thé chez un haut personnage et que je trouvai chez lui Dzerjinski.

Dzerjinski m'apparut comme un homme imposant, grave, sérieux et absolument convaincu. Il parlait avec un accent polonais très doux. Tout en le regardant, je pensais : Voilà un vrai révolutionnaire, un fanatique de la révolution, un homme qui en impose. Dans la lutte contre les ennemis de la révolution, il n'existe pour lui ni mère, ni père, ni fils, ni Saint-Esprit. Cependant, il ne me fit pas l'impression d'un être simplement cruel. Visiblement, il n'était pas de cette catégorie d'individus répugnants qui une fois pour toutes avaient fixé sur leurs lèvres un rictus de haine et qui grinçaient des dents à chaque mouvement de la mâchoire inférieure...

Il se conduisait avec beaucoup de finesse. Au premier moment, l'idée ne me vint même pas qu'il s'agissait d'un interrogatoire, quand il me demanda si je connaissais Ch..., quelle impression il m'avait faite, etc... etc... Je me doutai après que ce n'était pas sans raison que Dzerjinski avait mis l'entretien sur Ch..., et je dis de lui beaucoup plus de bien qu'on ne pouvait en dire en toute conscience. Ch... s'en tira à bon compte. Sa carrière ne fut pas brisée, mais il est probable qu'elle suivit un autre cours. Un jour, bien plus tard, je rencontrai inopinément mon ancien ami à l'hôtel Bristol de Berlin.

— Ah bah ! mais c'est Ch... ! lui criai-je d'une voix cordiale.

Ch... se pencha vers mon oreille et me dit :

— Au nom du ciel, il n'y a pas de Ch..., ici ! Puis il s'éloigna.

Qu'avait-il voulu dire ? Je n'en sais rien jusqu'à présent.

 

 

CHAPITRE XXIV

LE POÈTE DEMIAN BIEDNY — STALINE

 

Demian Biedny est considéré comme le poète officiel de la Russie socialiste. On raconte à son sujet une anecdote : Quand Petrograd devint Leningrad, c'est-à-dire, quand on baptisa du nom de Lénine la création de Pierre le Grand, Demian Biedny demanda qu'on dénommât les œuvres du grand poète russe Pouchkine « œuvres de Demian Biedny »... Cette anecdote spirituelle dépeint très exactement le rôle de Demian à la « Cour » bolcheviste. Si l'on devait débaptiser les œuvres de Pouchkine, ce ne pourrait être évidemment qu'en faveur de ce grand favori du Kremlin. Mais l'anecdote ne semble pas donner une idée exacte de la haute opinion que le poète a de lui-même. Je me souviens qu'un jour il nous lisait chez lui une de ses dernières créations. Elle me plut beaucoup. Elle me rappelait, quant au fond, une des poésies de Pouchkine. Or, sa lecture finie, Biedny ajouta de sa voix aux intonations plaisantes et enjouées :

— Vous direz ce que vous voudrez, messieurs, mais ça vaut du Pouchkine...

La réflexion indique que, pour Biedny, Pouchkine est un modèle de valeur, mais si le poète lui-même sait écrire quelque chose qui « vaut du Pouchkine », à quoi servirait de lui attribuer les œuvres du grand poète ?

Biedny (*) est le pseudonyme de Demian, pseudonyme qui, à vrai dire, ne lui convient en aucune façon. Il y a très peu de « pauvre » en Demian, surtout dans ses goûts et dans ses mœurs. Il aime s'installer à table avec des amis, bien manger, boire du bon vin — je ne le lui reproche pas, je suis comme lui — et c'est pourquoi il a sur ses os une quantité respectable de chair bien ferme... Par les grands froids d'hiver, il jette avec largesse dans sa cheminée des bûches de bouleau de première qualité. Quand je lui disais avec une pointe d'envie, moi qui avais 6° dans ma maison, qu'il dissipait un matériel précieux, qu'il avait déjà bien assez chaud sans cela, mon cher poète me répondait :

— J'aime quand ça flambe, c'est gai !

(*) Biedny veut dire « le pauvre ».

Biedny croit très sincèrement qu'il est un communiste cent pour cent. Mais, par nature, il ressemble à ces Russes fantasques qui, à la minute décisive où doit se régler une affaire de très grande importance, s'aviseront comme des gamins du moyen de se procurer les clefs de la cave du Kremlin chez la vieille « sorcière » desséchée, la camarade Stassova.

Cet écrivain doué dans son genre m'inspirait de la sympathie. J'ai beaucoup de raisons de lui garder de la reconnaissance. Plusieurs fois, j'eus recours à sa protection et plusieurs fois je fus ému par son obligeance.

Le logement de Biedny au Kremlin était pour les milieux dirigeants une sorte de club où les graves dignitaires du régime, soucieux et affairés, venaient un quart d'heure pour bavarder, ou pour se concerter ou pour rencontrer quelqu'un.

Quand j'arrivais à Moscou, j'allais souvent passer un moment chez lui et c'était le seul endroit où je rencontrais les grands personnages soviétiques sans rien avoir à leur demander.

Je dois dire que ces hommes me témoignaient beaucoup d'amabilité et d'attention. J'ai déjà raconté que c'est chez Biedny que je vis pour la première fois Lénine (sans compter notre rencontre chez Gorki, en 1905, dont je n'avais pas gardé le souvenir). C'est aussi chez lui que je rencontrai le successeur de Lénine, Staline. Je ne me mêlais pas aux conversations politiques des visiteurs de mon ami et même je ne les écoutais pas très attentivement. Je ne les comprenais guère et elles ne m'intéressaient pas. Cela ne m'empêchait pas d'avoir mon impression sur les gens.

Quand je vis Staline pour la première fois, je ne me doutais guère qu'il deviendrait maître de la Russie, « adoré » par son entourage. Je sentis cependant que cet homme était en un certain sens un être à part. Il parlait peu, avec un fort accent caucasien, mais tout ce qu'il disait avait du poids — peut-être parce que ses paroles étaient brèves :

— Il faut qu'ils cessent de faire les imbéciles, qu'ils fassent ce qui a été dit bien des fois...

De ses phrases, obscures pour moi, mais énergiques de ton, j'eus bien l'impression que cet homme n'aimait pas la plaisanterie. Avec la légèreté du Caucasien glissant sans bruit en bottes molles, il saurait, s'il le fallait, mener la danse ou faire sauter la Cathédrale du Sauveur, les Postes et Télégraphes, n'importe quoi. On le voyait dans ses gestes, dans ses mouvements, dans sa voix, dans ses yeux. Non pas qu'il fût un monstre de perversité : il tenait cela de naissance.

C'est toujours grâce à Demian Biedny, sinon chez lui, que je rencontrai les chefs de l'armée rouge. Un jour, il me dit que nous ferions bien d'aller tout simplement voir Boudienny, dans son train qui était alors rangé sur une voie de la ligne Kiev-Voronèje, près de Moscou. Et il me fit entendre que ce voyage pourrait me rapporter quelques dizaines de kilos de farine, ce qui était une chose énorme à l'époque. Faire la connaissance d'un homme dont on parlait tant, et avec cela gagner un bon sac de farine, c'était tentant !

Boudienny, ce célèbre général de cavalerie, me frappa par ses grosses moustaches massives, qu'on aurait dit coulées dans du bronze, et par son visage simple de soldat, aux fortes pommettes. On voyait bien qu'il était un de ces guerriers russes qui ne craignent rien ni personne, qui pensent parfois à la mort, mais toujours à celle des autres et jamais à la leur.

Klim Vorochilov, le commandant en chef de l'armée rouge, qui se trouvait dans le wagon, faisait avec lui un contraste très net : l'air bon enfant, une bonne pâte d'homme, un peu molle. D'origine ouvrière, il avait été sûrement un ouvrier d'une intelligence peu commune. Il sut me plaire par la fermeté, la cordialité de sa poignée de main et aussi par l'évocation d'un agréable souvenir : Avant la révolution, il était venu me prier, au nom de ses camarades, de participer à un concert organisé au profit de leurs caisses d'hôpital. Se proclamant mon grand admirateur, il me rappela en souriant qu'il me mendiait aussi des billets de faveur.

Je savais que je rencontrerais également chez Boudienny un autre chef, Frounze, dont on m'avait raconté un exploit sous le régime tsariste : Au cours d'une grève ouvrière, à Kharkov, il faisait le coup de feu contre la police, genou en terre en pleine rue. Ceci l'avait rendu célèbre dans le parti. Un jour, au cours d'une polémique sur une question militaire, Trotski avait fait remarquer ironiquement au congrès du parti que « l'expérience militaire du camarade Frounze consistait simplement à avoir abattu un commissaire de police »...

Je pensais rencontrer un homme au front bas, aux cheveux en broussailles, aux sourcils épais, aux yeux bridés. Je ne pouvais me représenter autrement un individu qui, genou en terre, fusillait la police. Or, Frounze m'apparut comme un homme au visage très romantique, à la barbiche blonde, qui prenait facilement la mouche, mais était au fond d'une humeur douce.

Telles furent les « sommités » de l'armée rouge que je trouvais dans le train de Boudienny.

Le wagon de deuxième classe qu'on avait transformé en chambre était aussi simple que le logis d'un sous-officier. Bien entendu, on y apporta de la vodka et des zakouskis, mais tout cela également très simple, tout à fait comme à la table d'un sous-officier. Une femme vêtue en paysanne — la femme de Boudienny, je crois — déposa un plat sur la table : du hareng avec des pommes de terre ou peut-être de la poule rôtie, je ne m'en souviens plus très bien. Et notre modeste repas commença. On but de la vodka, on mangea, on chanta des chansons — tous en chœur. On me pria de lancer les couplets, puis de chanter seul quelque chose. Je chantai la Doubinouchka, accompagné par toute l'armée russe, puis de vieilles mélodies russes : Loutchinouchka, Par les forêts de sapin et de bouleau, Flocons de neige, blanc duvet. On m'écouta, mais sans grande émotion. Ce n'était pas comme jadis, dans ma prime jeunesse, à Bakou. J'avais chanté ces mêmes chansons dans un cabaret en sous-sol, avec pour auditeurs des échappés du bagne ; ils reprenaient en chœur et pleuraient, ceux-là...

Ces chefs d'armée ne tinrent pas devant moi de propos particulièrement mémorables. Je me souviens seulement que l'un deux parla d'un peloton de cavalerie gelé, près de Rostov. Etait-ce des Rouges ou des Blancs, je ne sais pas, mais je me souviens d'avoir eu devant les yeux cette vision épique, effroyable : des soldats serrés épaule contre épaule et pétrifiés sur leurs chevaux... Un conte glacial des pays hyperboréens ! Et ma pensée se reportait en arrière, évoquait la croix de bois du soldat inconnu, avec la chapka penchée de travers avec crânerie.

Je me rappelais le carnet taché de sang et ces quelques mots : « Pour avoir servi avec zèle... »

C'étaient les mêmes, les mêmes soldats russes. Près de Varsovie, contre les Allemands, près de Rostov, contre les Russes. Les mêmes...

Et, le lendemain, je reçus une certaine quantité de farine et de sucre. « Cadeau d'un cosaque du Don. »

Ainsi va la vie...

 

 

CHAPITRE XXV

BOKÏÏ, CHEF DE LA TCHÉKA

 

Vorochilov s'était déclaré mon « admirateur ». A vrai dire, je rencontrai peu de ces prétendus admirateurs de mon talent parmi les dirigeants. Il y en eut peut-être, mais je ne m'en rendis pas compte. Sauf une fois. Et je raconterai volontiers ce fait, parce qu'il a dédoublé l'idée que je me faisais du tchékiste :

Un jour on m'apporta dans ma loge une corbeille contenant du vin et des fruits ; quelques instants après le donateur se présenta en personne. Vêtu d'une blouse noire, cet homme avait des cheveux foncés, un corps maigre, la poitrine rentrée. Son teint était pâle, verdâtre, terreux. Ses yeux languides étaient brillants, sa voix agréable et douce ; il y avait dans ses gestes quelque chose de débonnaire et de confiant. Je vis immédiatement que mon visiteur était un tuberculeux. Il tenait par la main une fillette, sa fille. Il se présenta. C'était Bokïï, le fameux chef de la Tchéka de Pétersbourg ! Tout ce que je savais de lui ne cadrait point avec son extérieur et ses manières...

On dit que les gens atteints de tuberculose vivent en quelque sorte dans une atmosphère de mélancolie douce ; je pensai que c'était la tuberculose qui avait peut-être effacé en lui les traits du tchékiste. Je dois dire cependant en toute sincérité que Bokïï me fit une excellente impression, surtout par sa tendresse paternelle à l'égard de sa fillette.

J'aime beaucoup les enfants et toute manifestation de tendresse, qu'elle soit le fait d'étrangers ou du propre père de l'enfant, me touche à l'extrême. Et je pense que si les tchékistes avaient toujours eu auprès d'eux des enfants pendant l'accomplissement de leurs fonctions, la Tchéka n'aurait pas été ce qu'elle fut pour la Russie...

 

 

CHAPITRE XXVI

LES « MOUCHES » BOLCHEVIKS ET LES ACTEURS

 

Par ses sentiments, ses traditions et ses goûts, le milieu artistique appartenait évidemment à ce « vieux monde » voué à la destruction.

Les artistes représentaient une sorte d'intelligentsia aux mœurs bourgeoises, c'est-à-dire doublement étrangère à l'esprit du régime prolétarien. Pourtant, comme je l'ai déjà dit, les gouvernants soviétiques témoignaient, pour bien des raisons, d'une certaine indulgence envers le théâtre, et c'est pourquoi le plus pur des communistes pouvait impunément avoir des amis parmi les acteurs. Il est vrai également que les acteurs savent en général s'adapter à de nouvelles conditions d'existence, s'accommoder de nouvelles personnes. Peut-être cela vient-il de ce que le rôle d'interprète sur la scène dispose l'acteur professionnel à ne voir dans les révolutions les plus radicales de la vie que des espèces de changements de décors et de personnages. Hier, ils incarnaient un général, aujourd'hui, un ouvrier, un ivrogne. Hier, ils jouaient une comédie mondaine ou un drame bourgeois ; aujourd'hui, on les voit dans une tragédie.

Quoi qu'il en soit, après le coup d'Etat bolcheviste, toutes sortes de « promoteurs de la révolution » envahirent le théâtre russe comme des mouches. A quelques exceptions près, c'étaient en effet des mouches. Les éléphants étaient trop pesants, trop graves et trop absorbés par le travail pour être distraits par des promenades dans les coulisses ou des visites chez les acteurs. Divers membres du parti prirent l'habitude de me relancer, moi aussi. Dans la masse, il y eut évidemment des hommes d'un commerce agréable, ne fut-ce que ce brave commandant Ch..., qui était un peu étourdi, mais dont le visage mat était sympathique et les yeux intelligents. C'étaient de très rares exceptions. Parmi mes « importuns » prédominaient des individus peu cultivés, qui m'étaient absolument étrangers et souvent tout simplement antipathiques.

Comment a-t-il pu se faire qu'à ma table où s'étaient assis des hommes comme Rimski-Korsakov, Serov, Stasov, Gorki, Rachmaninov, Répine, Dalski, se soient trouvés un jour tous ces Koukline et ces Rakhya dont le seul souvenir me répugne, je me le demande parfois avec stupéfaction...

Cependant, dans les conditions de vie pétersbourgeoise de cette époque, qui rappelaient étonnamment le régime d'occupation d'une province conquise par des vainqueurs sans vergogne, ce droit de violer l'intimité d'autrui semblait aussi naturel que le droit de l'officier victorieux au « billet de logement »... De plus, le niveau de vie était tombé si bas sous tous les rapports qu'on s'était résigné à recevoir des gens qui ne vous convenaient pas, tout comme à ne pas manger à sa faim et à porter des vêtements usagés. Qui donc, en ce temps-là, aurait eu honte de porter des bottes trouées ?...

L'habitude n'excluait pourtant pas des explosions soudaines de dégoût. Ces messieurs, parfois, dépassaient toutes mesures et alors la morne résignation se changeait en fureur extrême...

Les vins et les alcools ayant disparu de la circulation normale, les citoyens qui aimaient remonter leur moral avec un petit verre se mirent à préparer une vodka de leur fabrication. J'eus ainsi une vodka estonienne faite avec de la pomme de terre. Que cette vodka fût de bonne qualité, cela reste à démontrer, mais nous la croyions En tout cas, mes « mouches » la trouvèrent tout à fait à leur goût.

Un jour donc, plusieurs personnes s'étaient réunies chez moi. Parmi elles se trouvaient un communiste finlandais, Rakhya, et le communiste russe Koukline, un ancien marchand de grains, je crois. Tant qu'on but mon eau-de-vie de pomme, tout alla bien. Mais quelqu'un s'avisa de mettre la conversation sur le théâtre et les acteurs. Rakhya déclara très franchement et à haute voix qu'il faudrait couper le cou à des gens comme moi.

Quelqu'un eut la curiosité de lui demander pourquoi.

— Parce qu'aucun homme ne doit avoir de supériorité sur les autres. Le talent détruit l'égalité.

La réflexion de Rakhya m'amusa. La vodka estonienne, me dis-je, produit de l'effet sur mon Finnois ! Par malheur, Koukline se mit à pérorer. Il était d'une éloquence diffuse : Il ne doit rien exister d'autre que les prolétaires, disait-il, et s'il existe autre chose, cela doit être pour les prolétaires ! Et, toutes les cinq minutes, il ne cessait de répéter :

— Ainsi vous, les cabotins, avez-vous fait quelque chose pour les prolétaires, oui ou non ?

J'en eus la nausée. Tout en me contenant, je lui expliquai que nous faisions ce que nous pouvions pour tous les hommes, y compris les prolétaires, s'ils s'intéressaient à ce que nous pouvions faire. Mais lui n'en démordait pas : personne ne comprenait rien et moi, Chaliapine, en particulier.

— Tu ne comprends rien. Invente quelque chose, et alors joue-le pour le prolétariat !

— Invente, toi, et je jouerai.

— Mais c'est toi l'acteur, c'est toi qui dois inventer. Tu ne comprends rien... Et puis, d'abord, qu'est-ce que tu comprends en fait de prolétariat ?

Oubliant alors mon devoir de maître de maison, je sentis la moutarde me venir au nez, et, vert de rage, j'abattis violemment mon poing sur ma table hospitalière... Le sang royal d'Ivan le Terrible et de Boris se mit à bouillonner en moi :

— Debout ! Et rentre le ventre, goujat. Qui te permet de me parler ainsi ? « Je ne peux pas te comprendre ? » mais qui donc es-tu ? Tu n'es qu'un m..... Je comprends Shakespeare, mais une canaille comme toi, je ne pourrais la comprendre !... Prie Dieu, si tu peux, mais prépare-toi à crever, parce que je vais te flanquer par la fenêtre...

Voyant la tournure plutôt dangereuse que prenait notre conversation amicale, les camarades s'interposèrent entre Koukline et moi. Ils me calmèrent, avalèrent un dernier verre de vodka estonienne et chacun s'en fut chez soi.

Cependant, les affaires se gâtaient de plus en plus au théâtre.

Je me rappelle qu'autrefois, à Pétersbourg, sous l'ancien régime, un individu vint frapper à ma porte à l'Hôtel du Nord. Il avait les cheveux coupés à la paysanne, de petites moustaches rousses sur un visage marqué de petite vérole, des bottes comme des bouteilles. Il entra, tourna la tête à droite et à gauche, comme si elle était plantée sur une pique, examina les angles de la pièce et, trouvant l'icone, se signa puis me dit :

— Fedor Ivanovitch, vous ne me remettez pas ?

— Non, dis-je.

— Mais c'est moi qui surveillais la construction de votre villa, vous savez ?

— Ah ! oui. En effet, je me rappelle...

— Fedor Ivanovitch, ayez la bonté de me dénicher une petite place.

— Mais que savez-vous faire ?

Mon visiteur inopiné s'écria, surpris :

— Comment, ce que je sais faire ? Surveiller, bien sûr...

Surveiller, c'est intéressant, parce qu'on ne fait rien, et qu'on ne comprend rien, et qu'on se contente de commander :

— Senka, regarde donc comme tu coupes ta branche !

Et Senka, qui est déjà tout en nage, doit suer à plus grosses gouttes encore en recoupant sa branche.

Il y en a beaucoup dans notre chère Russie de ces amateurs du métier de « surveillant ». Les individus de cette espèce se précipitèrent sur le théâtre russe à l'époque du communisme. Sous la révolution on vit diverses dames, qui au fond n'avaient rien à voir avec le théâtre, s'arroger chez nous une grosse autorité. On avait reproché jadis à mon cher ami Teliakovski de diriger les théâtres impériaux alors qu'il était colonel de cavalerie. Mais dans les écuries de son régiment Teliakovski avait plus médité sur le théâtre que ces dames — surveillantes durant toute leur vie. Le fait est qu'elles étaient communistes ou femmes de communistes et cela suffisait pour que leurs conceptions de l'art et de ce que le théâtre devait donner au « peuple » devinssent des lois.

Je voyais de plus en plus que tout ce que je pouvais faire était inutile et que mon travail n'avait plus aucun sens. Sur toute la ligne triomphaient les idées de mon ami « Koukline » : personne n'avait le droit d'exister en dehors du prolétariat et nous, les cabotins, nous ne comprenions rien à rien. Il fallait créer quelque chose pour le prolétariat et le représenter... C'est cet esprit-là qui pénétrait par tous les pores de la vie, qui constituait l'essence du régime soviétique. C'est lui qui glaçait, qui tuait l'esprit, qui dévastait le cœur et semait dans nos âmes le désespoir.

 

 

CHAPITRE XXVII

LE « ROBOT » BOLCHEVIQUE

 

Que faut-il donc penser des hommes qui engendraient cet esprit ?

Pour les uns, ce sont des buveurs de sang ; pour les autres, des bandits ; pour d'autres encore, des gens vendus, vendus pour détruire la Russie.

Bien que beaucoup de sang ait été versé, que d'innombrables atrocités aient été commises, et que l'esprit de destruction ait soufflé en effet sur notre patrie, je dois dire en toute conscience que ces explications du bolchevisme me paraissent vulgaires et très superficielles. Il me semble que tout cela est à la fois plus simple et plus complexe. Dans ce mélange de sottise et de cruauté, de Sodome et de Nabuchodonosor, qui caractérise le régime soviétique, sous tous ses aspects, sous toutes ses formes et en tous points je vois quelque chose de profondément russe, une laideur essentiellement russe.

Je ne saurais être aveugle et partial au point de ne pas reconnaître qu'à la base même du mouvement bolcheviste il y eut une tendance à réorganiser la vie sur dès fondements que Lénine et quelques-uns de ses partisans considéraient comme plus justes. Ce n'étaient pas en définitive « des voleurs et des brigands », sans plus. Le malheur a voulu seulement que nos bâtisseurs russes n'aient pu « s'abaisser » au point de concevoir un édifice humain ordinaire, suivant un plan humain raisonnable et qu'ils aient tenu absolument à élever « une Tour défiant les cieux », une tour de Babel...

Ils n'ont pas pu se contenter d'avancer du pas normal et vif de l'homme qui va à son travail et revient à la maison — ils se sont précipités vers l'avenir avec des bottes de sept lieues...

« Renonçons au vieux monde ! » Et pour cela il fallait balayer le vieux monde au point de n'en laisser ni racine, ni poussière.

Mais, surtout, nos sages russes prétendent tout savoir. Ils savent comment on peut transformer un savetier en Apollon du Belvédère ; ils savent comment on apprend à un lièvre l'art d'enflammer une allumette ; ils savent ce qu'il faut à ce lièvre pour son bien-être ; ils savent ce qu'il faudra d'ici deux cents ans aux descendants de ce lièvre pour leur bonheur... Il existe des peintres futuristes qui dessinent sur leurs tableaux des casseroles tressées, ou des triangles avec une rate et un cœur, et quand on leur demande ce que cela signifie, ils vous répondent : « C'est l'art de l'avenir... » Nos bâtisseurs russes ont créé un « art de l'avenir » tout à fait semblable. Ils savent ! Et ils sont tellement convaincus de l'infaillibilité de leur science qu'ils considèrent le moindre écart de leur formule de vie comme un sacrilège et une obstination pernicieuse, qui méritent les pires représailles.

Il arriva alors que toutes les « médailles », dans la réalité des choses, montrèrent leurs revers. La « liberté » devint tyrannie, la « fraternité » guerre civile ; l' « égalité » aboutit à rabaisser tous ceux qui osaient lever la tête au-dessus du niveau du marais. La construction prit l'aspect d'une destruction massive et l' « amour » pour « l'humanité future » se traduisit en haine et en torture pour les contemporains.

J'aime beaucoup le poème d'Alexandre Blok, Les Douze, sauf la fin que je ne saisis pas : dans la procession bolcheviste je n'ai pas aperçu le Christ avec une couronne de « roses blanches ». Ce qui est remarquable dans cette œuvre de Blok, c'est l'entrelacement de deux thèmes musicaux différents.

On y entend la marche sèche, mécanique de la gendarmerie révolutionnaire :

L'ennemi, vigilant, ne dort pas...

De la révolution gardez le pas,

Cela, c'est le Capital, c'est du Marx, du Lénine...

Et en même temps on entend la tempête russe, pleine de passion et d'audace impudente :

T'étais couverte de dentelles ?

Attife-toi, cré nom de nom !

Les officiers te trouvaient belle ?

Baise, garce, baise donc !

 

Te rappelles-tu, Catherinette,

L'officier dont j'ai eu la peau ?

Tu ne t'en souviens plus, sale bête !

La mémoire te fait défaut ?...

Ça, c'est de notre Jacques l'Emeraude, le danseur du jardin privé devenu public...

Il me semble que dans la vie sous le bolchevisme, ce second élément « naturel » se fit sentir avec beaucoup plus de force que le premier qui était officiel. La pratique du bolchevisme s'avéra plus cruelle encore que sa théorie. Et la chose la plus terrible peut-être du régime, ce fut que l'esprit petit-bourgeois, fait d'intolérance étroite et d'arrogance obtuse, se déversa dans le bolchevisme. Non seulement l'esprit petit-bourgeois, d'ailleurs, mais en général la mentalité russe, avec tous ses mauvais côtés. On vit apparaître le sous-off Prichibeïev de Tchekhov, avec ses notes sur la façon dont vivent ses voisins, mais aussi Fedia le bagnard de Dostoïevski, avec son couteau. On assista à une sorte de revue générale de tous les personnages de la littérature satirique de Russie, depuis Fonvizine jusqu'à Zochtchenko. Ils se présentèrent tous et rendirent hommage à Vladimir Ilitch Lénine...

On vit les archivistes de province, les adjudants semeurs de syphilis dans les faubourgs, les chefs de bureau et les gendarmes, les hussards noceurs et ruinés, les étudiants incapables d'achever leurs études, les aides-pharmaciens malchanceux. On vit venir notre fameux demi-intellectuel de province, qui, dans la grisaille de l'existence quotidienne, dans l'ennui de l'ancien régime, cherchait je ne sais quelles distractions raffinées pour son esprit. C'est lui qui se rendait à la gare où le train s'arrêtait deux minutes pour se promener sur le quai un petit quart d'heure, pour jeter un regard plein de reproche aux voyageurs de première classe, et c'est lui qui après cela racontait d'un air entendu à sa lycéenne favorite l'impression profonde que lui avaient faite la veille les premiers chapitres du Capital...

Dans les services du Zemstvo de Kazan où je faisais des écritures, il y avait un chef qui s'occupait de l'instruction publique. Il recevait les instituteurs et les institutrices de la région. Ils avaient tous un extérieur différent : chacun avait sa façon de s'habiller, de se couper les cheveux; il y avait une grande diversité dans leurs voix et dans leurs simples visages russes. Mais ils parlaient tous un seul et même langage. Quand j'évoque leur souvenir, je comprends qu'ils sentaient aussi tous de même. Ils sentaient que ce qui existait en Russie ne valait absolument rien, que le jour viendrait où régnerait une justice dont ils n'avaient d'ailleurs qu'une idée confuse, et qu'alors il y aurait une communion spirituelle entre eux et le peuple russe souffrant... C'étaient sans nul doute d'excellents sentiments. Mais je me souviens aussi d'une de ces institutrices qui brûlaient d'amour pour le peuple. Et cet amour pour le peuple, elle le distillait en rancune, comme on distille du blé en alcool. Rancune à l'idée que la Vénus de Milo (qu'elle connaissait par les œuvres de Glieb Ouspenski) osait être belle alors qu'il y avait au monde tant de borgnes et de myopes ; rancune à l'idée que la Méditerranée osait étinceler sous un ciel d'azur (elle avait lu cela chez Nekrasov), alors qu'il y avait en Russie tant de flaques de boue, de bourbiers et de marécages... Elle aussi, je pense, vint rendre hommage au Kremlin...

Il vint aussi, notre jeune intellectuel de la capitale, qui ne se serait pas cru si intellectuel s'il n'avait pu à chaque minute faire étalage de citations marxistes ou populistes, mais qui dans le fond n'était qu'un faux bonhomme, car il se moquait bien de ces citations... Il vint aussi, l'habitué des prisons de l'ancien régime, qui avait connu bien des tortures et qui maintenant était prêt à rendre la pareille à ses bourreaux.

Et enfin, l'on vit aussi venir, s'installer et faire rouler les boules diaboliques de la machine à calculer le « comptable », l'illustre rond de cuir ! Allez donc faire entendre raison au rond de cuir! Aucun argument ne saurait le convaincre : il est tout à ses chiffres. Il a sa table de multiplication. Le capital et les intérêts. Il a calculé qu'il ne faut rien de ceci et de cela. Pourquoi faudrait-il que l'homme vive chez lui, seul dans un logement à part ? Voilà qui est bourgeois ! Chez lui, on peut loger tant et tant d'unités. Je lui parle un simple langage humain, il ne le comprend pas : il réclame un chiffre. Si je lui dis : Velasquez, il me regarde d'un drôle d'air et me réplique : Le peuple n'en a pas besoin. Titien, Rembrandt, Mozart, inutiles ! Il faut être contre-révolutionnaire ou Garde Blanc pour y songer. Ce qu'il veut, c'est un compteur, un automate, un « appareil », un robot, mais non un être vivant. Un robot qui exécute en un tournemain, sans réfléchir mais docilement, tout ce que la manivelle de l'usine lui commande. Un robot qui cite Lénine, qui parle comme Staline, qui insulte Chamberlain, qui chante l'Internationale et qui, s'il le faut, sache casser la figure à quelqu'un...

Un robot ! la culture russe a connu jadis un robot d'une autre espèce, conçu par Alexandre Pouchkine, d'après le prophète Isaïe :

Un séraphin aux six ailes

M'apparut sur un carrefour ;

Il toucha mes oreilles,

Et elles s'emplirent de bruits et de sons ;

Et j'entendis le frémissement du ciel,

Et l'envol céleste des anges

Et le cheminement des reptiles marins

Et la germination du sarment de la vallée...

Et il se baissa vers mes lèvres.

Et il m'arracha ma langue pécheresse,

Pleine de futilités et de perfidie,

Et entre mes lèvres glacées,

Il mit de sa droite sanglante

Le dard du serpent omniscient.

Et il ouvrit ma poitrine de son glaive

Et sortit mon cœur palpitant

Et dans la poitrine béante il mit

Un charbon tout en flamme.

Et je gisais, tel un cadavre, dans le désert...

Ne voilà-t-il pas un robot ? Mais écoutez :

Et la voix de Dieu m'appela :

Lève-toi, prophète, recouvre la vue et l'ouïe,

Exécute ma volonté ;

Parcours les mers et les terres,

Et de ton verbe enflamme les cœurs des hommes.

J'entends ici le camarade Koukline me dire :

— Tu ne comprends rien ! Le prolétariat n'a pas besoin de séraphin aux six ailes. Ce qu'il faut, c'est un fusil à six canons... pour se défendre...

Mais à moi, camarade Koukline, ce qui m'est le plus nécessaire dans la vie, c'est ce qui n'est pas nécessaire. Shakespeare ne sert à rien. A quoi peut servir Pouchkine ? Et de quelle utilité peut être Mozart ? Quel profit peut-on tirer de Moussorgski ? Et qu'est-ce que la Duse a fait d'utile pour le prolétariat ?

Je commençai bientôt à sentir que le robot m'étoufferait si je ne m'arrachais pas à ses étreintes mécaniques.

 

 

CHAPITRE XXVIII

UN SAUVEUR VOYAGE À REVAL

 

Je sentis peser si lourdement sur moi la monotonie et le vide de l'existence que j'en vins à trouver du plaisir dans les tournées fatigantes et peu intéressantes que je fis en province. Elles interrompaient malgré tout le déroulement insupportable de mes journées à Pétersbourg. Le déplacement par chemin de fer était déjà par lui-même une petite distraction. De la fenêtre du wagon je voyais un vagabond sur la route, un moujik dans les champs. Cela me donnait quelque illusion de liberté. Ces voyages étaient d'ailleurs utiles du point de vue alimentaire.

Deux ou trois jours avant Noël, par exemple, un individu arrivait de Pskov chez moi. Il avait un gros paquet, il le déposait avec un sourire significatif sur la table, le déballait ; c'étaient un jambon, deux ou trois saucissons fumés, un morceau de sucre pesant trois à quatre livres.

Et l'homme me disait :

— Fedor Ivanovitch, je vous laisserai tout cela avec plaisir pour les fêtes si vous me promettez de venir à Pskov, au mois de mai prochain, chanter dans un concert que j'organise... Je comprends que c'est un pauvre cachet pour vous, mais si la recette est bonne je vous remettrai encore un peu d'argent après le concert.

— Quel argent, mon Dieu ! m'écriais-je alors, ravi. Grand merci ! C'est gentil d'avoir pensé à moi.

Et j'allais chanter en mai le concert « mangé » en décembre.

Ces visites nous procuraient à ma famille et à moi un grand plaisir. Mais jamais je n'oublierai de ma vie la joie, immense, ardente, que j'éprouvai un matin de printemps de 1921, quand je vis devant mes yeux un homme qui me proposait de partir avec lui pour chanter à l'étranger.

Cet « à l'étranger » n'était que très relatif — il s'agissait tout simplement de Reval, naguère encore chef-lieu d'un « gouvernement » de Russie... Mais quoi ? c'était maintenant la capitale de l'Estonie, d'une puissance étrangère — une fenêtre sur l'Europe. L'Europe ! qu'est-ce qui s'y passe ? Comment vivent les gens ? Dans notre zone de démarcation soviétique, nous n'en avions alors aucune idée. A Reval, me dis-je dans un éclair, on pourra savoir ce qui se passe dans la véritable Europe.

Et la chose essentielle, c'est que ce n'était pas un rêve : j'avais devant moi un être en chair et en os, qui me disait avec des mots russes parfaitement intelligibles qu'il me prendrait avec lui, qu'il m'amènerait non pas dans un Pskov quelconque, mais à l'étranger, dans un pays libre... Un doute me vint : « Me laissera-t-on partir ? » Je me rappelai les innombrables démarches qu'il m'avait fallu faire pour que ma fille malade, Marina, pût aller dans un sanatorium en Finlande, et combien de temps avaient duré mes visites dans les différents bureaux.

— Ne vous inquiétez pas de cela. J'obtiendrai l'autorisation.

Et en effet on me laissa partir. Nous partîmes à trois : moi, le pianiste Wol-Isarel et encore un musicien, ancien ingénieur, qui devait me servir d'accompagnateur. Je réussis également à prendre avec moi mon ami Isaïka.

Y a-t-il rien de plus banal que de passer une frontière ? Combien de fois cela ne m'est-il pas arrivé dans la vie ? Pourtant, je ne crois pas que Gulliver, entrant pour la première fois dans le pays de Lilliput, ait éprouvé une sensation plus forte que moi, quand je me trouvai dans la première gare étrangère. Pour nous, déshabitués du commerce privé, ce fut une sensation extraordinaire que de trouver un buffet où l'on pouvait acheter autant de pain qu'on voulait. Ce pain était bon, cuit à souhait et saupoudré de farine. Je m'amusai à voir mon ami Isaïka se précipiter avec frénésie sur ce pain, en bourrer ses deux joues autant qu'elles en pouvaient contenir.

— Assez ! lui criai-je gaiement et à voix haute. Au retour je te dénoncerai, je dirai que tu compromets ta patrie, en faisant croire qu'on y meurt de faim...

Mais, bien entendu, je suivis sur-le-champ son bon exemple.

Mes impressions de Reval furent très intéressantes.

J'appris d'abord qu'on me croyait bolchevik.

J'étais descendu dans une vieille maison très agréable, et pour m'y rendre je devais passer devant l'école des Junkers. Ces jeunes gens étaient Russes. Arrivé près de l'école, j'entendis crier :

— Chaliapine !

Et à ce nom prononcé d'une voix forte furent accolées toutes sortes d'épithètes très peu flatteuses... Après cela, des sifflets. Je ne me considérais nullement comme bolchevik, mais ces cris m'étaient plutôt désagréables. Pour que l'affaire n'allât pas au delà des cris et des sifflets, je cherchai un autre itinéraire pour rentrer chez moi. Ce qui me frappa surtout, c'est que mon impresario redoutait des manifestations au cours du concert. N'ayant craint dans ma vie que les autorités, mais jamais le public, je montai sur l'estrade allègrement et plein d'entrain. Les inquiétudes étaient vaines. On m'accueillit très bien et j'eus dans cette ville ce même succès qui ne me quitta jamais, grâce à Dieu, durant toute ma carrière.

Le ministre des Affaires Etrangères d'Estonie, M. Birk, eut l'amabilité de m'inviter à dîner le lendemain au Club de la ville. Pour des raisons d'étiquette, il crut nécessaire d'inviter également le représentant des Soviets, un certain Goukovski, qui par la suite, dit-on, dut s'empoisonner — par ordre. J'étais très ému à l'idée que je pourrais voir enfin ce que je n'avais pas vu depuis longtemps : une réunion libre et sans contrainte d'êtres humains — les membres du club, à ce que je croyais. Je m'habillai de mon mieux et je me rendis au club. Là, une désillusion m'attendait : le dîner fut servi dans un cabinet très fermé. J'eus l'impression que le ministre des Affaires Etrangères d'Estonie n'avait pas grande envie de se montrer en public en compagnie du représentant des Soviets... Avais-je raison ?

En rentrant à Pétersbourg, je fis dans le train le bilan de mes impressions de Reval :

1° La vie à l'étranger est infiniment meilleure que chez nous, quoi qu'on nous dise à Moscou et à Pétersbourg.

2° Les Soviets ne jouissent pas d'une très grande considération à l'étranger.

3° On me prend pour un bolchevik simplement parce que je suis venu de l'U. R. S. S.

4° Malgré cela, on a très bien accueilli mes chansons.

Au total, mon premier voyage de reconnaissance était favorable. Si je parviens à partir pour l'Europe, me dis-je, je pourrai y travailler et y vivre.

Ma famille fut ravie de me voir ramener de la gare une grande caisse remplie de victuailles. Pendant quelques temps, nous cessâmes de boire un thé fabriqué à la cuisine par nos dames avec des feuilles de carotte... Avec une vraie joie d'idolâtres, elles se mirent à pétrir une pâte de blanche farine et à cuire des galettes.

 

 

CHAPITRE XXIX

LE PEINTRE KOUSTODIEV

 

Après ce voyage de Reval, qui avait éveillé en moi de vagues espoirs, je me sentis plus vaillant et je me mis à travailler avec une ardeur nouvelle à l'opéra de Serov : la Force ennemie que nous étions en train de monter au théâtre Marie. J'ai gardé particulièrement le souvenir de cette mise en scène parce qu'elle m'a donné l'occasion de faire la connaissance du peintre Koustodiev.

J'ai connu dans ma vie beaucoup d'hommes intéressants, pleins de talent et de bonté, mais si jamais j'ai rencontré chez quelqu'un une véritable élévation d'esprit, c'est bien chez Koustodiev. Tous les Russes cultivés connaissent l'œuvre de ce remarquable artiste : ces tableaux d'une Russie haute en couleur, animée par les sons joyeux des clochettes et le bruit du carnaval. Ses baraques foraines, ses marchands, ses marchandes, ses belles filles plantureuses, ses beaux gaillards et ses joyeux drilles — toutes ces figures si typiques de la Russie, créées d'après ses souvenirs d'enfance, ont le don de vous mettre en joie. Seul un amour effréné pour la Russie a pu inspirer à l'artiste cette précision spirituelle du dessein, cette truculence savoureuse de la couleur, dans son évocation infatigable de types russes... Mais beaucoup de gens savent-ils que ce Koustodiev à l'inspiration si joyeuse était un pauvre invalide qui souffrait le martyre ?

Je ne peux penser sans émotion à la grandeur de la force morale qui animait cet homme, et qu'il faut vraiment qualifier d'héroïque.

Quand il fut question de trouver un artiste pour les décors et les costumes de la Force ennemie, opéra tiré de la pièce d'Ostrovski Vis non comme tu veux mais comme Dieu le commande, nous décidâmes tout naturellement de nous adresser à Koustodiev. Personne ne pouvait mieux que lui sentir et peindre le monde d'Ostrovski. J'allai chez lui solliciter son concours.

Un sentiment de tristesse et de pitié m'envahit quand je l'aperçus cloué dans son fauteuil. Pour une raison que j'ignore, il avait été paralysé des deux jambes. On l'avait soumis à plusieurs cures, on avait opéré l'épine dorsale, mais sans pouvoir le guérir.

Il me proposa de m'asseoir et avec les mains il fit avancer les roues de son fauteuil pour être plus près de ma chaise. Tant de disgrâce physique faisait pitié, mais il semblait ne pas la remarquer : cet homme blond, pâle, âgé d'une quarantaine d'années, me frappa par son courage moral : il n'y avait aucune ombre de tristesse sur son visage. Ses yeux brillaient gaiement et exprimaient la joie de vivre.

Je lui exposai ma requête.

— Avec plaisir, avec plaisir, répondit-il. Je suis heureux de pouvoir vous être utile pour une œuvre si magnifique. Je vous ferai volontiers des esquisses, je m'occuperai des costumes... Mais, en attendant, posez-moi donc dans cette pelisse. Elle est si riche, si somptueuse... J'aimerais la peindre...

— C'est un peu délicat, lui dis-je. Cette pelisse est belle, certes, mais je crois bien qu'elle a été volée.

— Comment, volée ? Vous plaisantez, Fedor Ivanovitch.

— Non, c'est comme je vous le dis. Je l'ai reçue il y a trois semaines d'une institution d'Etat, pour un concert... C'est donc qu'elle avait été volée.

— Racontez-moi cela !

— On est venu me proposer de chanter au théâtre Marie pour je ne sais plus quelle « Maison », et au lieu de me payer en argent ou en farine on m'a offert une pelisse. Bien qu'avec mon manteau de kangourou tatare je n'eusse pas à vrai dire besoin d'une pelisse, la proposition m'intéressa. J'allai dans le magasin. On me fit choisir. Figurez-vous quel sale bourgeois je suis ! Je ne pris pas la plus mauvaise, mais bien la meilleure !...

— Eh bien, Fedor Ivanovitch, nous allons la fixer sur la toile. Voilà un sujet original : acteur et voleur de pelisses en une seule personne !

Nous nous mîmes à rire et nous nous entendîmes pour les séances de pose. Koustodiev peignit, immobile dans son fauteuil, en inclinant la toile vers lui. Le portrait fut vite terminé. Il fit aussi rapidement les esquisses des décors et des costumes de la Force ennemie. Je m'occupai des acteurs et les répétitions commencèrent. Koustodiev voulut assister à toutes. Chaque fois je me démenai pour avoir un camion automobile et chaque fois, avec l'aide de son fils ou d'amis, on descendit Koustodiev dans son fauteuil, on l'installa dans l'auto et on le porta de même au théâtre. Il suivit avec beaucoup d'intérêt la marche des répétitions et fut très ému, je crois, quand vint la répétition générale. A la première représentation il était dans la loge du directeur et sa joie fut grande. Le spectacle que nous avions tous préparé de notre mieux plut beaucoup au public.

Je ne devais plus avoir longtemps la joie de voir cet homme merveilleux. Mon portrait avait été peint au cours de l'hiver 1921 ; dès 1922, je quittais Pétersbourg. Je fus profondément ému quand j'appris la mort de cet artiste immortel. Je garde dans mon cabinet de travail de Paris, comme un inestimable trésor, le fameux portrait qu'il fit de moi et toutes ses admirables esquisses de la Force ennemie !

 

 

CHAPITRE XXX

UNE LETTRE D'AMÉRIQUE — JE ME RENDS À L'ÉTRANGER

 

Mon concert de Reval ne fut pas sans retenir l'attention des directeurs d'entreprises théâtrales internationales. Un journaliste le mentionna sans doute dans un de ses télégrammes et bientôt je reçus à Moscou la lettre d'un impresario américain. Cette lettre ne m'arriva pas directement par la poste, elle me fut transmise par Lounatcharski qui, dans une note jointe, me disait qu'un drôle d'impresario m'invitait à chanter en Amérique... Il le traitait de drôle non sans raison : comme cet impresario avait organisé jadis une tournée d'Anna Pavlova en Amérique, il avait fait graver sur son papier une danseuse en train de faire un pas compliqué.

La lettre me réjouit extrêmement. C'était un excellent prétexte pour demander à Lounatcharski si je pouvais entrer sérieusement en pourparlers avec cet impresario et si j'avais quelque espoir d'obtenir l'autorisation de partir à l'étranger. Lounatcharski me le promit.

Je ne répondis rien à l'impresario, mais je commençai immédiatement mes démarches pour obtenir la permission de me rendre à l'étranger. J'avais décidé d'y aller à mes risques et périls, tant mon désir était grand de m'échapper de Russie. J'obtins le visa assez vite, mais j'appris que pour un billet jusqu'à Riga seulement il faudrait payer plusieurs millions. C'était au-dessus de mes moyens. J'avais cet argent, mais je devais en laisser à ma famille pour son entretien. Il me fallait aussi emporter une certaine somme sur moi. D'ailleurs, n'avais-je pas entendu dire à plusieurs reprises que les citoyens soviétiques, à la différence des habitants des pays capitalistes, avaient l'avantage de recevoir tout gratuitement, avec des bons ?

Je pris mon courage à deux mains et je téléphonai à Lounatcharski :

— Je croyais, lui dis-je, que tout était gratuit, comment se fait-il donc qu'on me demande quelques millions pour un billet ?

Lounatcharski me promit d'arranger les choses. Et en effet, quelques jours plus tard, il me téléphona que je pourrais partir pour Riga sans rien payer :

Litvinov et d'autres personnages soviétiques s'y rendant en train spécial, ils me donneraient une place.

Ainsi fut fait. Quand j'arrivai à la gare, quelqu'un vint au-devant de moi très aimablement, me conduisit à un wagon de première classe et m'indiqua mon compartiment. C'était un wagon ministériel : un salon, une petite salle à manger et sur le côté une cuisine. Les diplomates se montrèrent à la fois aimables et discrets. Quant à moi, je me tins comme quelqu'un qui n'est pas dégourdi, évitant ainsi toute espèce d'entretiens. On déjeuna. On prit le café. Au moment des arrêts, je descendais avec plaisir sur le quai pour me promener. C'était en août et le temps était beau.

J'eus une impression moins agréable sur le quai de la gare de Riga. Dès notre descente du wagon, photographes, opérateurs de cinéma, journalistes se précipitèrent. Litvinov s'avança, moi aussi. « Souriez, s'il vous plaît ! C'est fait, merci... » « Tiens, le « bolchevik Chaliapine ! »

Je m'arrêtai dans un hôtel modeste de troisième ordre, je pris une petite chambre, car j'avais peu d'argent. J'allai en changer à la banque — l'employé letton sourit :

— Excusez-moi, nous ne changeons pas cet argent !

C'était gai...

La tête basse je retournai à l'hôtel. Que faire ? Soudain, quelqu'un m'interpella. C'était un ami, un ténor du théâtre Marie... d'origine lettone. Un garçon jeune, plein de vie. Il me serra les mains, tout heureux. Mais pourquoi avais-je l'air si accablé ? Je lui expliquai que je ne savais comment faire, que j'étais descendu dans un hôtel, mais Dieu sait si je serais en mesure de régler ma note.

— Donnez un concert ! s'écria mon ami. Immédiatement, sans tarder !

Il m'organisa en effet un concert. J'eus du succès, de l'argent et toute une pluie bienfaisante de propositions inattendues. Aussitôt après mon concert de Riga, je reçus la visite d'un représentant d'une grande société de gramophones. M. Gaizberg, venu expressément de Londres, me proposa de renouveler mon contrat d'avant-guerre et déposa sur la table deux cents livres sterling ! Des télégrammes m'arrivèrent, me priant de chanter en Europe, en Amérique, en Chine, au Japon, en Australie...

Je laisse au lecteur le soin d'imaginer le festin que j'offris à mes amis de Riga. Toute la salle du premier étage du restaurant Schwartz fut fermée au public et nous nous attelâmes de notre mieux à la besogne : il fallait absolument dépenser le quart de la somme fabuleuse qui m'était pour ainsi dire tombée du ciel !

Au cours de ce voyage hors de Russie, j'allai en Amérique et je chantai à Londres. J'eus l'honneur d'y remettre la moitié de mes honoraires anglais, soit 1.400 livres, à l'ambassadeur des Soviets en Angleterre, à feu Krassine. C'était dans les bonnes traditions du servage : le moujik qui allait travailler hors de son village donnait au pomiechtchik, maître de sa vie, une partie de son gain.

J'ai le respect de la tradition...

 

 

CHAPITRE XXXI

RETOUR À PÉTERSBOURG — AUTORISATION DE PARTIR AVEC MA FAMILLE

 

Si j'étais revenu de mon premier voyage à l'étranger avec un vague espoir de conquérir ma liberté, je revins du second avec la ferme intention de réaliser enfin mon rêve. J'avais acquis la conviction que je pourrais mener à l'étranger une vie plus calme, plus indépendante, sans avoir de comptes à rendre à personne, sans avoir à demander, comme un écolier en classe, si je pouvais sortir ou non...

Je ne songeais pas un instant à vivre seul à l'étranger, sans ma famille, mais le départ avec tous les miens était naturellement plus compliqué : m'autoriserait-on ? Je décidai donc, je l'avoue, de tricher un peu avec ma conscience. Je fis entendre que mes concerts à l'étranger profitaient au pouvoir des Soviets, qu'ils lui faisaient une grande réclame. Je n'en pensais pas un mot, naturellement. Il est évident que si je chante et si je joue pas mal, le président du Conseil des Commissaires du peuple n'y est absolument pour rien, et que c'est le bon Dieu qui m'a fait ainsi bien avant le bolchevisme. J'insinuai cela à mon profit, tout simplement.

Mon idée fut cependant prise au sérieux et très favorablement accueillie. Et bientôt, j'eus en poche l'autorisation, si désirée, de partir pour l'étranger avec ma famille...

Pourtant, il restait à Moscou ma fille, qui est mariée, et ma première femme. Je ne voulais pas les exposer à des ennuis et c'est pourquoi je priai Dzerjinski de ne pas tirer de conclusions hâtives des informations que pourrait donner sur moi la presse étrangère. Un bouillant reporter serait bien capable de publier une interview sensationnelle que je n'aurais jamais songé à lui accorder.

Dzerjinski m'écouta attentivement et me dit :

— Entendu.

Deux ou trois semaines plus tard, par un beau matin d'été, un petit groupe d'amis et de connaissances se trouvait réuni sur un des quais de la Neva, non loin de l'Académie des Beaux-Arts. Ma famille et moi nous étions sur un bateau, debout sur le pont. Nous agitions nos mouchoirs. Et mes chers musiciens de l'orchestre du théâtre Marie, mes vieux camarades de travail, nous jouaient des marches.

Au moment où le bateau partait, tandis que je les saluais tous en agitant mon chapeau, en ce moment triste pour moi — triste parce que je savais bien que je serais longtemps absent de ma patrie — les musiciens se mirent à jouer l'Internationale.

Et c'est ainsi que sous les yeux de mes amis, dans les eaux froides et transparentes de la majestueuse Neva, disparut lentement le soi-disant bolchevik Chaliapine.

 

 

CHAPITRE XXXII

L'AIR DE L'EUROPE

 

Je respirai avec joie et avidité l'air pur de l'Europe. Après la vie misérable et triste des capitales russes, tout me paraissait riche et magnifique. Les gens qui circulaient dans les rues me semblaient heureux, sans soucis et bien vêtus. Je fus surpris de voir les étalages tout à fait ordinaires de magasins où l'on pouvait acheter sans difficulté et sans bons n'importe quelles marchandises. Je ne voulais plus penser à tout ce que j'avais laissé derrière moi. Le moindre souvenir de ce que j'avais enduré me faisait cruellement souffrir. Naturellement, je me promis de me tenir à l'étranger à l'écart de la politique, de m'occuper seulement de mon métier et d'éviter d'exprimer ouvertement mon opinion sur le pouvoir des Soviets. Comme acteur, ce n'est pas mon affaire, me dis-je. En déclarant à Dzerjinski que je ne donnerais pas d'interviews politiques, j'avais été tout à fait sincère. Et cependant, quelques jours seulement après mon départ de Pétersbourg, je fis sans le vouloir une manifestation violente contre les Soviets, uniquement parce qu'un individu stupide me rappela grossièrement à l'étranger tout ce que j'avais fui.

La chose arriva à Oslo. Le consul de l'U. R. S. S. vint me voir pour me saluer, je crois, ou pour m'aider à poursuivre mon voyage. Bien que son concours me fût tout à fait inutile, je fus touché de son attention et le remerciai cordialement. Or, ce consul exerçait encore à Oslo une autre fonction officielle : il était correspondant de l'agence télégraphique soviétique. Après avoir très aimablement rempli son devoir d'hospitalité, en sa qualité de consul, mon visiteur changea son maquillage, sans que je m'en aperçusse, prit un visage bien moscovite et se mit en devoir d'exécuter solennellement son second métier officiel.

— Que pensez-vous, Fedor Ivanovitch, du pouvoir soviétique ?

Après avoir posé sa question, il ouvrit son bloc-notes et se disposa à y enregistrer ma réponse.

Où se trouve maintenant ce fameux bloc-notes ? Son possesseur a-t-il pu l'emporter avec lui dans sa fuite précipitée ou se trouve-t-il encore sur le parquet de l'hôtel d'Oslo ? Je l'ignore. Cette question stupide et cette intrusion brutale dans mon âme encore endolorie me fit éclater comme une bombe. Oubliant Dzerjinski et tout le reste, je plongeai dans un mortel effroi le consul-journaliste en transformant ma lourde chaise en un point d'interrogation, suspendu dans l'air :

— Est-ce qu'ils m'ont consulté quand ils ont pris le pouvoir ? criai-je d'une voix de tonnerre. A cette époque, on s'est passé de mon opinion, n'est-ce pas ? et maintenant on me demande ce que j'en pense ?... Fichez-moi le camp, et illico !

Je ne sais pas si Dzerjinski fut informé de l'incident ni ce qu'il en pensa. Par contre, je ne tardai pas à apprendre, malheureusement, ce que les milieux russes à l'étranger pensaient de mon attitude envers les bolcheviks... Cette question qui par elle-même n'est pas très importante est liée à ce problème d'ordre plus général qui m'a souvent préoccupé et même troublé, je l'avoue : pourquoi les gens sont-ils enclins à voir le mal en toutes choses et à croire si facilement tout ce qui est mal ?

Mais ici je dois faire une digression.

 

 

CHAPITRE XXXIII

DIGRESSION — MES DISTINCTIONS HONORIFIQUES

 

Durant ma longue carrière artistique, j'ai eu bien des fois la preuve que le public appréciait mon talent et j'ai reçu aussi parfois des « récompenses » officielles des gouvernements et des chefs d'Etat.

Comme artiste, j'ai plu à tous les milieux sociaux et j'ai eu également du succès à la Cour. Mais j'affirme que jamais je n'ai sollicité de distinction, car de nature je ne suis pas avide d'honneurs et encore moins vaniteux. Si j'ai été décoré, c'est parce que l'usage voulant qu'on décore les artistes, on ne pouvait pas ne pas me décorer moi aussi. Les décorations que j'ai reçues ont toujours été pour moi jusqu'à un certain point des surprises — surprises presque toujours agréables, d'ailleurs.

Ma première distinction honorifique sous le tsarisme aboutit à une curieuse mésaventure ou, plus exactement, à un incident où se révéla mon caractère quelque peu difficile et qui mit mes amis, Teliakovski surtout, dans une situation assez délicate.

Un jour, je reçus du ministre de la Cour un écrin contenant une montre en or, cadeau du tsar. Je regardai la montre et il me sembla qu'elle ne témoignait pas suffisamment de la munificence d'un Empereur de Russie. Cette montre d'or, incrustée de minuscules émeraudes, aurait pu sans doute combler de joie le portier d'une grande maison à l'heure de la retraite... Je me dis que je n'avais nul besoin d'une pareille montre, en possédant moi-même de plus belles ; quant à la porter sur moi pour me vanter devant les étrangers (« Voyez-moi ce beau cadeau du tsar de Russie ! ») cela ne pourrait en aucun sens me servir, car il n'y avait précisément pas de quoi s'en vanter... je remis la montre dans l'écrin et je la renvoyai à mon cher Teliakovski avec une lettre où je lui exposais clairement les motifs de mon geste. Ce fut un « scandale » : Au temps jadis, personne n'avait jamais osé refuser un cadeau du tsar, tandis que moi...

Teliakovski se rendit au Cabinet de Sa Majesté et, grâce aux amis qu'il y avait, régla discrètement l'incident. Quelques temps après on me fit parvenir une autre montre — convenable cette fois. Et, soit dit en passant, je l'ai conservée jusqu'aujourd'hui.

Ce fut dans les mêmes conditions de surprise que je reçus le titre de « Soliste de Sa Majesté ». Alors que je chantais à la Monnaie de Bruxelles, en 1908, il m'arriva un télégramme de Teliakovski me félicitant de mon nouveau titre de Soliste.

Ce n'est que plus tard que je sus que Teliakovski avait fait depuis longtemps des démarches à ce sujet, mais sans succès. Il paraît que c'était le grand-duc Serge Alexandrovitch, oncle du tsar, qui s'opposait à ce que l'on m'accordât cette haute distinction. Il savait que j'étais l'ami de ce « méprisable va-nu-pieds » de Gorki et il me considérait personnellement comme un pilier de cabaret.

Comment Teliakovski s'y prit-il pour convaincre l'empereur que je ne déshonorais pas ce titre ? Je n'en sais rien. Un autre côté de la question m'intéressait. Comme j'étais d'origine paysanne, mes enfants étaient considérés eux aussi comme des paysans, c'est-à-dire, des sujets de deuxième zone. Ils ne pouvaient être admis, par exemple, au Lycée Pouchkine. Je me dis alors que peut-être les fils d'un Soliste de Sa Majesté auraient désormais cette possibilité, et j'allai poser la question à un haut fonctionnaire du Ministère de la Cour :

— Qu'est-ce que je suis maintenant ? lui demandai-je.

Le fonctionnaire m'expliqua d'une voix nasillarde que le péché de mon origine paysanne n'était pas effacé du fait qu'on m'honorait du titre de Soliste de Sa Majesté. Mes fils ne pouvaient donc pas encore être admis au Lycée Pouchkine. « Cependant, ajouta-t-il pour me consoler, vous avez maintenant au moins une raison assez sérieuse pour entreprendre des démarches dans ce sens ! »

Le sort voulut que le « Soliste de Sa Majesté » devint plus tard le premier « Artiste du peuple » de la République des Soviets. L'événement — aussi inattendu pour moi — eut lieu dans les conditions suivantes :

Dans la première période de la révolution, quand Lounatcharski était commissaire de l'Instruction publique, il venait souvent à l'opéra ou dans les théâtres dramatiques pour présenter au public la pièce qu'on allait jouer. Il aimait surtout le faire quand le spectacle se donnait devant un public spécialement invité. Il expliquait alors les qualités et les défauts de l'œuvre du point de vue marxiste. Dans ces exposés, il rendait justice à la culture bourgeoise, mais il en soulignait immédiatement la fragilité et les insuffisances. Pour conclure, il donnait officiellement l'assurance au public que prochainement on démontrerait en pratique toute la valeur de l'art prolétarien futur et la nullité complète de l'art du passé.

Un jour, au théâtre Marie, on donnait avec mon concours un spectacle réservé aux jeunes officiers de l'armée rouge. On jouait le Barbier de Séville.

Comme je n'apparais dans cet opéra qu'au deuxième acte, je n'avais pas à me presser. Je pouvais n'être au théâtre qu'au début du premier acte. Quand j'arrivai, Lounatcharski parlait encore au public. On vint me trouver dans ma loge pour me dire que Lounatcharski m'avait demandé et l'on me fit comprendre que j'aurais bien fait de ne pas être en retard pour son exposé.

J'exprimai mes regrets et j'ajoutai que personne ne m'avait prévenu qu'il y aurait un meeting avant le spectacle... A ce moment même le régisseur-adjoint accourut tout essoufflé et me dit :

— Le camarade Lounatcharski vous prie de venir immédiatement sur la scène.

— Que se passe-t-il donc ?

Je me dirigeai vers la scène, et dans les coulisses, je rencontrai Lounatcharski qui m'accueillit très aimablement ; il me dit qu'il lui paraissait juste et nécessaire de me décerner le titre de « Premier Artiste du peuple de la République socialiste » en présence de la jeune génération d'officiers.

Tout confus, je le remerciai et il m'amena avec lui sur la scène. Prenant une pose oratoire, il prononça à mon adresse quelques paroles extrêmement flatteuses et conclut en disant qu'il présentait à la jeune armée présente au théâtre et en même temps à toute la Russie soviétique le Premier Artiste du peuple de la République.

Le public me fit une chaleureuse ovation. En réponse à cette amabilité, je déclarai d'une voix émue que bien des fois dans ma carrière artistique j'avais reçu des cadeaux de divers dirigeants dans telles et telles circonstances, mais que ce cadeau-là — le titre d'Artiste du peuple — m'était plus cher que tous les autres parce qu'il touchait bien davantage mon cœur d'homme du peuple. « Et comme je vois ici la jeunesse du peuple russe, dis-je en terminant, je lui souhaite à mon tour le succès dans la vie, je souhaite que chacun de vous éprouve un jour ce sentiment de profonde satisfaction que j'éprouve moi-même en cette minute ».

Ces paroles étaient sincères. C'était vraiment de tout mon cœur que je souhaitais à tous ces jeunes gens de Russie de réussir dans la vie. Mais, bien entendu, je ne pensais pas le moins du monde à la politique.

Pourtant ce discours me valut d'être immédiatement considéré presque comme un des agents du Guépéou. Un pianiste, qui avait été autrefois un de mes amis intimes, raconta à tout le monde, quand il arriva à l'étranger, que Chaliapine était tombé très bas... Et il ajouta : « Si jamais le pouvoir me tombait entre les mains, je n'hésiterais pas une minute à châtier Chaliapine, et je choisirais pour lui les verges »... Un écrivain qui avait été autrefois mon ami lui aussi et plus encore mon grand admirateur, qui dans sa jeunesse avait fait la queue la nuit afin de se procurer des billets pour mes concerts, se mit à raconter dans la presse, aux applaudissements des rédacteurs de feuilles de choux, que, au cours d'une représentation d'Eugène Onéguine au théâtre Marie, Chaliapine, jouant le rôle du général Gremine, s'était mis à arracher ses épaulettes et à les jeter au milieu de l'orchestre, ce qui avait déchaîné l'enthousiasme de la soldatesque.

Tous ces bruits firent croire aux Russes vivant à l'étranger que j'étais un véritable bolchevik ou du moins un suppôt des bolcheviks. Mais alors, se demandèrent les gens, pourquoi donc Chaliapine a-t-il tourné le dos à un pouvoir qu'il aime tant, pourquoi est-il parti avec sa famille à l'étranger ?

Et quand j'arrivai à Paris un journaliste russe connu, exposant ses vues sur les raisons pour lesquelles j'avais quitté la Russie, déclara sur un ton sentencieux au public russe :

— L'apparition de Chaliapine à Paris est très symptomatique : quand le bateau sombre, les rats se sauvent...

 

 

CHAPITRE XXXIV

L'AMOUR TYRANNIQUE — MONARCHISTE OU COMMUNISTE ?

 

Ce charmant compliment ressuscita dans ma mémoire beaucoup de réflexions que j'avais faites à différentes époques sur l'étrange ivresse avec laquelle le Russe « découronne » ses « favoris ».

Il semble éprouver une jouissance sensuelle à ravaler l'homme qu'il avait exalté la veille. A le ravaler souvent sans raisons, de même qu'il l'avait parfois exalté sans motif. On dirait qu'il ne peut, sans ressentir intérieurement du dépit, reconnaître le mérite, s'incliner devant le talent. A la première occasion, il se hâte de prendre sa revanche du dépit qu'il a éprouvé. Peut-être ce trait de caractère est-il tout simplement humain, mais je l'ai vu surtout sous son aspect russe et j'en ai toujours été surpris.

Pourquoi la raillerie malveillante passe-t-elle pour de l'esprit et l'enthousiasme généreux pour de la bêtise ? Pourquoi, par exemple, V. V. Stasov, qui le premier exalta la musique russe moderne avec un noble enthousiasme, fut-il traité de Vavila Barabanov, de Nieouvajaï Koryto, de Trombone (*), etc. tandis que Bourenine, qui persifla sans pitié, grossièrement et bassement, la sentimentalité du poète Nadson, fut considéré comme un homme très intelligent ? Est-ce que l'esprit, c'est l'art de tout voir en laid et la bêtise celui de voir en beau ?

(*) Sobriquets russes plus ou moins équivalents de pompier, philistin, etc...

Stasov et Nadson n'avaient eu dans leur vie qu'un désir : partout où se portait leur regard, n'apercevoir que le beau. Leur noblesse d'âme n'est-elle pas dans l'enthousiasme avec lequel ils ont regardé les choses en apparence les plus humbles pour les faire grandes ?

Comment se fait-il que l'amour russe soit si tyrannique et si intolérant ? « Vis non pas selon ton gré, dit-il, mais comme l'ordonne mon amour pour toi. Agis selon la conception que mon amour pour toi a de ce qui est beau. Si je t'aime, tu dois, à chaque minute de ta vie, te créer à mon image et à ma ressemblance. Malheur à toi, si tu t'es tant soit peu écarté de mon idéal ! »

A Soukonnaïa Sloboda, un jeune homme aux cheveux bouclés, aux yeux bleus, se rend chez une jeune fille. Noblement, sans élever la voix, avec des manières insinuantes, il lui déclare son pur amour. Et la jeune fille croit en lui, lui donne son cœur. Mais après une dizaine de baisers, le jeune homme aux cheveux bouclés et aux yeux bleus commence à remarquer qu'elle n'a pas une conduite chaste digne d'une vraie jeune fille. « Son amour est blessé. » Et qu'elle n'aille pas lui faire observer que c'est lui qui l'a embrassée ! Il entrera dans une fureur indescriptible et lui dira sur un ton catégorique :

— Rends-moi immédiatement mes lettres !

Le public russe m'a aimé — je ne puis le nier. Mais pourquoi a-t-il ajouté foi aux pires infamies, quand il s'agissait de moi ? Pourquoi, tout en rendant hommage à mon talent, m'a-t-on attribué les défauts les plus ignobles ?

Je puis encore comprendre les histoires et les cancans relatifs à mes « saouleries » épiques, bien que je n'aie jamais été en aucun sens un ivrogne. Un Russe ne peut imaginer un héros qui boive avec un verre — il doit boire avec un seau ! Je buvais par petits verres, mais comme j'étais un « héros » il fallait dire que je buvais par tonneaux et que je tenais le coup...

Somme toute, c'est plutôt un compliment : Quel gaillard, ce Chaliapine ! On a souvent mesuré la force du Russe par la quantité d'alcool qu'il est capable d'absorber impunément. S'il pouvait vider une douzaine de bouteilles de champagne sans tomber par terre et parvenir en titubant fièrement jusqu'à la porte de sortie, on s'écriait avec respect sur son passage :

— Ça, c'est un homme !

Si bien que je comprends mon « ivrognerie » — j'en suis même flatté. Mais pourquoi, par exemple, juge-t-on bon d'attribuer à un « héros » des façons de petit boutiquier ? Cela, je n'arrive pas à le comprendre.

A ce propos l'histoire suivante me revient en mémoire :

On avait un jour annoncé au Grand Théâtre de Moscou un spectacle à mon bénéfice. Ces soirées-là attiraient toujours le public et je n'avais pas du tout à m'occuper de la vente des billets. Tout était enlevé jusqu'à la dernière place. On me fit savoir qu'à une représentation précédente, des revendeurs avaient acheté une énorme quantité de billets et les avaient cédés au public à des prix fous. Il me déplut qu'un spectacle donné à mon bénéfice devînt ainsi inaccessible aux bourses moyennes, principalement aux milieux intellectuels de Moscou. Je fis alors annoncer par les journaux qu'on pouvait se procurer des billets chez moi, directement à mon hôtel. C'était une besogne fastidieuse et fatigante, évidemment, mais jamais je ne répugne à l'effort, quand je considère qu'une action est juste et nécessaire. Et je tenais beaucoup à faire plaisir aux intellectuels peu fortunés. Mais savez-vous ce qu'on écrivit à ce propos dans les journaux ?

« Chaliapine a ouvert une boutique ! » —

Et quand je reçus le titre de « soliste de Sa Majesté », quels bruits n'a-t-on pas fait courir ?

Dans les milieux radicaux, on me reprocha d'avoir été l'objet de cette distinction et de l'avoir acceptée, de même que plus tard on me fit un crime de n'avoir pas jeté à la figure de Lounatcharski le titre d' « Artiste du peuple ». Et cela continue ainsi jusqu'à présent. Si je m'installe avec un général russe au café de la Paix, on se met immédiatement à discuter dans le quartier russe de la rue du Banquier s'il y a longtemps que je suis devenu monarchiste ou si je l'ai toujours été. Mais si le lendemain, au même café, je rencontre mon ami le communiste Ch..., qui cherche à se cacher de je ne sais qui, et si je bois avec lui un verre de porto, toutes les rues où vivent des Russes sont dans une agitation extrême. Ils ne comprennent plus rien :

« Chaliapine est-il monarchiste ou communiste ? Les uns l'ont vu avec le général D..., les autres avec le communiste Ch... »

Mais à vrai dire tout ceci n'est qu'une sorte de préface au récit d'un des incidents les plus stupides et les plus pénibles de ma carrière. J'en parle aujourd'hui sans rancune, mais je sens jusqu''ici se réveiller en moi un sentiment d'amertume et de dépit quand je songe aux souffrances imméritées que m'a values ce maudit incident, quand je me rappelle le temps où je fus traqué avec férocité.

 

 

CHAPITRE XXXV

L'INCIDENT LE PLUS STUPIDE DE MA CARRIÈRE

 

Pour la première fois depuis la guerre avec le Japon, l'empereur Nicolas II avait décidé d'assister au spectacle du théâtre Marie. Bien entendu, la salle avait pris un aspect particulièrement solennel ; elle était pleine de généraux d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie, de ministres, de dignitaires, de représentants de l'aristocratie et du grand monde. Partout des décorations et des toilettes décolletées. En un mot : un super-gala. Pour moi, c'était bien autre chose qu'un spectacle ordinaire, car j'étais fort mécontent : on donnait Boris Godounov dans une nouvelle mise en scène, qui me paraissait pitoyable et manquée.

Je savais qu'il y avait eu à ce moment-là entre les choristes et la direction un malentendu d'ordre matériel : il s'agissait soit d'une soirée à leur bénéfice, soit d'une augmentation de salaires.

Les choristes étaient très mécontents et ils n'avaient pas caché qu'ils étaient prêts, le cas échéant, à se mettre en grève. Ils en avaient même formulé la menace. L'administrateur des Théâtres impériaux était un homme dur qui parlait aux choristes assez brutalement. Ayant appris qu'une grève était possible, il fit afficher un avis dans lequel il déclarait qu'en cas de grève il n'hésiterait pas à fermer le théâtre une semaine, deux semaines, un mois, c'est-à-dire tout le temps nécessaire pour recruter un nouvel ensemble de choristes. L'affiche produisit son effet, et les choristes se calmèrent en apparence, mais ils n'étouffèrent pas leurs griefs. Quand ils apprirent que l'empereur venait au théâtre, ils convinrent secrètement de s'adresser au tsar depuis la scène, de lui présenter en quelque sorte leurs doléances ou une pétition au sujet de l'attitude de la direction.

Naturellement, je ne savais absolument rien des intentions des choristes.

Le moment le plus favorable pour eux, dans Boris Godounov, c'était immédiatement après le prologue, au moment du rappel des artistes. Mais notre public « fashionable », féru de Madame Butterfly, ne fut pas ému par l'admirable musique du prologue de Moussorgski et il n'y eut pas de rappels. Dans la scène suivante de la cellule, le chœur intervient aussi, mais il chante dans les coulisses. Cette scène superbe parut ennuyeuse au public du « super-gala » et cette fois encore il n'y eut pas le moindre rappel. Le chœur ne pouvait plus compter que sur la scène du couronnement : puisque Chaliapine chante, pensait-on, il y aura des rappels... Mais hélas ! même après cette scène, les bruits de salle n'eurent rien à voir avec l'opéra : les spectateurs se mirent à bavarder, à potiner...

Dans la scène de l'auberge il n'y a pas de chœur, pas plus que dans ma scène qui se passe au terem (*). Donc, les choristes ne pouvaient sortir.

(*) Les appartements de la tsarine.

Las d'attendre, ils se dirent alors : si même après la scène de Chaliapine le rideau ne se relève pas, c'est que l'opéra ne vaut rien et que Chaliapine joue mal ; s'il se relève, ce sera le moment d'agir. Coûte que coûte. Ils espéraient bien d'ailleurs que le rideau se relèverait. Et ils ne se trompèrent pas. Après la scène de l'hallucination, après ces mots : « Seigneur, aie pitié de l'âme criminelle du tsar Boris » ! le rideau tomba au milieu d'une tempête d'applaudissements et de rappels. Je revins saluer le public. Et c'est alors que se produisit la chose incroyable et qui, sur le moment, me parut incompréhensible. De la porte du fond — car il n'y avait pas d'issue sur les côtés, — la masse serrée des choristes précédée par une actrice sortit en chantant le Bojé tsaria khrani ; elle se dirigea vers l'avant-scène et tomba à genoux. Entendant chanter l'hymne national, voyant toute la salle debout, les choristes à genoux, je ne pus comprendre ce qui avait bien pu arriver — d'autant plus qu'après cette scène épuisante mon cœur battait à tout rompre.

L'idée me vint qu'un terrible attentat terroriste avait eu lieu ou peut-être — chose comique — qu'une grande dame venait d'accoucher dans une loge !...

Je songeai à quitter les lieux, mais, comme je l'ai déjà dit, il n'y avait pas d'issue sur les côtés, et la foule encombrait le fond de la scène.

Comme je voulais faire deux pas en arrière, j'entendis les choristes, avec qui j'étais à l'époque en excellentes relations, murmurer à mon oreille : « Cher Fedor Ivanovitch, ne nous abandonnez pas ! »... Nouveau mystère !... Tout cela — mes pensées, mes recherches d'une issue, etc... ne dura que quelques instants. Je sentis alors qu'avec ma haute taille je ne pouvais rester ainsi une seconde de plus à m'agiter stupidement, comme un mannequin, en avant du chœur agenouillé. Le trône de Boris se trouvant tout près de moi, je me mis à genoux d'un geste rapide en m'appuyant sur le bras du trône.

La scène se termina. Le rideau tomba. Abasourdi, je rentrai dans les coulisses. Aussitôt les choristes accoururent et à mes questions répondirent : « Venez avec nous là-haut, Fedor Ivanovitch, nous vous expliquerons tout. »

Je les suivis et ils m'exposèrent les raisons de leur geste. Ils me remercièrent avec élan de ne pas les avoir abandonnés, se mirent à chanter en mon honneur Mnogaïa Lieta et à me balancer au-dessus de leurs têtes (*).

(*) Usage russe pour fêter quelqu'un : on lui souhaite « beaucoup d'années » à vivre et on le lance en l'air plusieurs fois en signe d'enthousiasme.

Quand je regagnai ma loge, j'y trouvai Teliakovski pâle et bouleversé.

— Qu'est-ce que cela signifie, Fedor Ivanovitch ? Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que l'on préparait une manifestation semblable ?

— C'est moi qui m'étonne que vous ne m'en ayez rien dit. La direction, elle, devait savoir.

— Je ne savais absolument rien, répliqua Teliakovski, navré. Je me demande ce que je pourrai bien dire à l'empereur...

Cette manifestation, l'émotion de Teliakovski et d'une manière générale toute cette soirée me laissèrent une impression désagréable. Mais je dois déclarer sans ambages que je n'éprouvai ni honte ni humiliation de m'être « mis à genoux devant le tsar ». Je n'attachai aucune importance à cet incident. Dans les réduits les plus profonds de ma conscience, il ne me vint pas à l'idée que j'avais pu faire quelque chose de louche, commettre je ne sais quelle trahison, fouler aux pieds ma dignité et mon instinct de liberté. Je me sentais absolument étranger à cette histoire. C'était comme si une tuile détachée d'un toit était tombée, heureusement, sans m'atteindre...

Le lendemain même je partais pour Monte-Carlo.

Au mois de janvier, à Pétersbourg, il est infiniment agréable de penser que deux jours plus tard on verra un clair soleil et des roses en fleur...

Joyeux et insouciant, je me mis en route pour la Riviera.

 

 

CHAPITRE XXXVI

L'AMITIÉ DE GORKI

 

Quels ne furent pas mon étonnement, ma tristesse et mon indignation quand je reçus à Monte-Carlo, quelques jours plus tard, une lettre de mon ami, le peintre Serov, et tout un tas de coupures de presse qui parlaient de ma « manifestation monarchiste » !

Le Rousskoïe Slovo, que dirigeait mon ami Dorochevitch, publia un dessin très bien fait, qui me représentait près du trou du souffleur, les mains levées en l'air et la bouche largement ouverte. Sous le dessin, on lisait : « Une manifestation monarchiste au théâtre Marie, avec Chaliapine en tête. » Si l'on s'exprimait ainsi dans les journaux, que ne devait-on pas colporter de bouche en bouche ! Rien d'étonnant à ce que Serov me dit tristement, en post-scriptum : « Quelle douleur de te voir, toi aussi, te mettre à plat ventre. Tu devrais avoir honte ! »

J'écrivis à Serov qu'il avait eu tort d'ajouter foi à des calomnies stupides et je le grondai pour m'avoir envoyé cette semonce. Cependant la nouvelle que j'avais « trahi le peuple » arriva jusqu'au département des Alpes-Maritimes. Revenant un jour de Nice à Monte-Carlo par le train, je bavardais avec un ami dans mon compartiment. Soudain, des jeunes gens — des étudiants, des étudiantes et peut-être aussi des employés de magasins — envahirent le wagon et me lancèrent toutes sortes d'injures :

— Laquais !

— Canaille !

— Traître !

Je fis claquer la porte du compartiment. Alors les jeunes gens y collèrent un papier sur lequel ils avaient écrit en grosses lettres ce mot :

— Valet !

Quand je raconte cette histoire à mes amis russes et que je leur demande pourquoi ces individus m'outrageaient, ils me répondent toujours :

— Parce qu'ils étaient fiers de vous et vous aimaient !

Etrange façon d'aimer...

Evidemment c'étaient des jeunes gens. Ces grossièretés ne s'expliquent que par leur extrême ignorance et leur manque d'éducation. Mais comment expliquer la conduite des autres, des personnes réellement cultivées que des milliers de gens estiment et considèrent comme des modèles à suivre dans la vie ?

Quelques années avant cette aventure, j'avais chanté également à Monte-Carlo. Je vis entrer dans ma loge un homme tout ému, qui me dit avec une parfaite sincérité qu'il était bouleversé par mon chant et mon jeu, que cette unique soirée était un grand événement dans sa vie. Je n'aurais pas prêté attention à ces paroles enthousiastes de mon visiteur s'il ne m'avait pas donné son nom :

— Plekhanov.

J'avais entendu parler de cet homme, bien entendu. C'était un des leaders les plus estimés et les plus cultivés de la social-démocratie russe, et avec cela un publiciste de talent. Quand il me dit :

— Comme je voudrais passer quelques instants, prendre une tasse de thé avec vous ! je m'écriai avec une joie sincère :

— Mais je vous en prie, venez donc à l'Hôtel de Paris. Je serai très heureux de vous recevoir.

— Vous me permettez de venir avec ma femme ?

— Bien sûr, bien sûr. Je serai ravi.

Les Plekhanov me firent visite. On prit le thé, on bavarda.

En parlant, Plekhanov me demanda ma photographie. Je fus heureux de l'entendre dire que mon portrait l'intéressait et j'écrivis comme dédicace :

« Avec mes sentiments les plus cordiaux. »

Quelques jours après la scène où des jeunes gens m'avaient outragé, je trouvai dans mon courrier une grande enveloppe ; elle contenait ma photographie, sur laquelle je lus cette fois deux inscriptions : la mienne d'abord « avec mes sentiments les plus cordiaux » et une autre, toute fraîche, de Plekhanov : « Devenue sans utilité, retour au donateur »...

Et à la même date, un écrivain russe connu, qui venait tout juste de passer du camp des monarchistes dans celui des radicaux, m'envoya une lettre pleine de reproches et de récriminations. J'avais, paraît-il, profané le nom de l'intellectuel russe. J'appris plus tard que ce littérateur indigné avait donné une large publicité à l'expression de ses sentiments intimes : il avait envoyé des copies de sa lettre aux rédactions de tous les journaux de Pétersbourg et de Moscou :

Pour que la postérité sache quelle était la noblesse de ses sentiments...

Je dois avouer que cette série d'affronts m'accabla profondément. Cherchant à m'expliquer les motifs de cette attitude inouïe à mon égard, je finis par me demander si je n'avais pas réellement commis un terrible crime. Le fait même d'appartenir à un théâtre impérial n'était-il pas une trahison envers le peuple ? J'étais très curieux de savoir ce que pensait Gorki de l'incident.

Gorki se trouvait alors à Capri et gardait le silence. J'avais appris indirectement que beaucoup de visiteurs n'avaient pas manqué de faire devant lui des allusions méchantes à mon sujet. A la fin de ma saison, je lui écrivis que j'avais envie d'aller le voir, mais qu'auparavant je tenais à savoir s'il n'avait pas subi lui aussi la contagion générale. Il me répondit qu'il avait été en effet ému par les rumeurs qui étaient parvenues à ses oreilles, et il me priait en conséquence de lui écrire ce qui s'était passé en réalité. Je lui écrivis et en retour il m'invita à venir immédiatement chez lui.

Contrairement à son habitude qui était d'attendre ses hôtes chez lui ou au débarcadère, il prit cette fois un canot et vint au-devant de moi jusqu'au bateau. Cet ami à l'âme délicate avait compris et senti à quel point j'étais tourmenté à cette époque. Je fus si touché par ce noble geste que je ne pus retenir mes larmes. Gorki me tranquillisa et une fois de plus me fit entendre qu'il connaissait la juste valeur de la vilenie humaine...

 

 

CHAPITRE XXXVII

SOLISTE DE SA MAJESTÉ — ARTISTE DU PEUPLE

 

C'étaient là de petites blessures, mais elles furent longues à se cicatriser. La douleur persistant, je fis un geste qui, au fond, était en contradiction avec mon sentiment intime : je refusai de participer aux solennités organisées pour le tricentenaire de la dynastie des Romanov. Je n'avais en conscience aucune raison d'agir ainsi. Sans doute, j'étais hostile au régime politique existant et je souhaitais sa chute. Mais les manifestations individuelles de toute espèce étaient en général contraires à ma nature et à mes façons de voir.

La dynastie des Romanov avait duré trois cents ans. Elle avait donné à la Russie des souverains tour à tour mauvais, médiocres et remarquables. Ceux-ci avaient fait des choses tantôt mauvaises, tantôt bonnes. Cela, c'était l'histoire russe. Etre seul à se carrer dans son fauteuil quand paraît le tsar et que tout le monde se lève au moment où l'on joue un hymne depuis des centaines d'années, les protestations de ce genre m'ont toujours paru mesquines. Si sincères qu'elles puissent être, elles ne peuvent faire à personne ni chaud ni froid. Aussi mon sentiment personnel me permettait-il de chanter dans un spectacle jubilaire en l'honneur des Romanov.

J'y renonçai cependant, parce que le souvenir des attaques dont j'avais été l'objet continuait de me troubler. L'idée que ces attaques pourraient se renouveler sous une forme quelconque me rendit pusillanime.

J'étais alors en Allemagne. J'écrivis confidentiellement à Teliakovski que je ne pourrais, pour raisons de santé, participer au spectacle. Je crois qu'il comprit qu'il s'agissait d'un prétexte futile. Il aurait pu aisément qualifier mon refus de « sabotage », et me priver de mon titre de « soliste de Sa Majesté ». Mais Teliakovski était un vrai gentleman et un représentant de la vieille culture « bourgeoise » : il ne dit mot à personne de mon refus. Nul ne songea à me priver de mon titre de soliste. Qu'on reprenne à quelqu'un le cadeau qu'on lui a fait, c'est une idée qui ne peut germer que dans le cerveau des représentants de la culture prolétarienne. Ce sont eux qui, en effet, m'ont « repris » mon titre d'Artiste du peuple.

Dans quelles circonstances, il n'est pas sans intérêt de le rappeler. Cela illustre le problème de « l'amour du peuple » dont je parle ici...

Comme en ma qualité de « rat », je courais d'un pays à l'autre, cherchant à grignoter ici et là quelque grain, je me trouvais un jour à Londres. Au retour d'une promenade nocturne, le portier de l'hôtel me dit d'un air mystérieux et même un peu inquiet que deux messieurs m'attendaient au salon. En pleine nuit ! Qui cela pouvait-il être ? Les solliciteurs viennent d'habitude le matin.

— Ce sont des Russes ?

— Non. Des Anglais. je crois.

Des reporters, si tard ! J'étais intrigué.

— Faites-les venir.

C'étaient en effet des reporters anglais. Ils me firent aussitôt de quoi il s'agissait :

— Est-il vrai, monsieur Chaliapine, que vous êtes dénationalisé par le gouvernement des Soviets pour avoir prêté votre concours aux Gardes Blancs ? D'après nos informations, l'entrée en Russie vous est formellement interdite.

Et ils me montrèrent un télégramme qu'ils venaient de recevoir. Télégramme tout à fait semblable à celui qu'on me montra au début de cette année, disant que « j'étais gracié » par les Soviets, qu'on me restituait mes biens et que j'allais chanter le 18 février 1932 au Grand Théâtre de Moscou...

Naturellement, je ne pus rien dire aux journalistes à propos de ces nouvelles sensationnelles. Je n'y comprenais rien. Qu'est-ce que c'étaient que ces stupidités ? Quel concours avais-je prêté aux Gardes Blancs ?

Les reporters furent désappointés, mais en partant ils me posèrent encore une question :

— Où irais-je planter ma tente ? Repoussé par ma patrie où je ne pourrais plus jamais retourner, quelle nationalité avais-je l'intention de choisir ?

Cette curieuse question m'amusa beaucoup. Je leur dis que je ne pouvais leur donner de réponse immédiate, que je leur demandais au moins la nuit pour réfléchir. Je devais calculer pour voir de quel côté je trouverais le plus de profit...

Cette nuit-là, effectivement, je dormis très mal.
Qu'y avait-il là-dessous ? me dis-je. Quelques jours plus tard, des lettres de ma famille et de mes amis de Paris m'expliquèrent de quoi il s'agissait.

 

 

CHAPITRE XXXVIII

JE M'INSTALLE À PARIS

 

A cette époque, grâce à mes succès en Europe et principalement en Amérique, ma situation matérielle était excellente. Alors que j'avais quitté la Russie sans un sou quelques années auparavant, j'avais pu acquérir une belle maison et l'arranger à mon goût. Je venais de m'installer dans mon nouveau foyer. Conformément à mon éducation religieuse, je désirais fêter l'heureux événement en y faisant célébrer un Te Deum.

Je ne suis pas religieux au point de croire que par un Te Deum Dieu consoliderait le toit de ma maison et m'assurerait une vie heureuse dans ma nouvelle demeure, mais je sentais le besoin de remercier l'Etre Suprême que nous avons l'habitude d'appeler Dieu, sans bien savoir au fond s'il existe ou non. Il y a d'ailleurs une certaine volupté dans la reconnaissance. C'est dans ce sentiment que j'allai chercher un pope. Un de mes amis vint avec moi. Nous allâmes au presbytère de la rue Daru, et nous fûmes reçus par le père Georges Spasski, un homme charmant et extrêmement cultivé. Je le priai de venir chez moi célébrer un service d'actions de grâces.

En sortant de chez le père Spasski, sur le seuil même de sa maison, nous vîmes des femmes en haillons avec des enfants également en loques. Ces enfants avaient les jambes arquées et la tête couverte de croûtes. Les femmes nous demandèrent l'aumône. Par malheur, ni mon ami, ni moi, nous n'avions d'argent sur nous. Comment dire à ces pauvres femmes que je n'avais pas d'argent ? Cet incident assombrit la joie que j'avais en quittant le prêtre, et cette nuit-là je me sentis très mal.

Un déjeuner suivit naturellement le Te Deum. Il y eut sur ma table du caviar et d'excellents vins. Au cours du déjeuner, je ne sais pourquoi, les vers d'une chanson connue me revinrent à la mémoire :

Mais le despote fait bombance dans son palais somptueux

Et noie son inquiétude dans le vin...

Mon âme était en effet en proie à l'inquiétude. Dieu, me disais-je, n'acceptera pas ma reconnaissance et, d'ailleurs, ce Te Deum était-il vraiment nécessaire ?

Songeant à l'incident de la veille devant l'église, je répondais tout de travers aux questions de mes invités. Il était possible évidemment de secourir ces femmes. Mais n'y en avait-il que deux ou quatre ? Elles étaient sans doute plus nombreuses. Je me levai donc et dis :

— Mon père, j'ai vu hier devant votre église des femmes et des enfants misérables. Vous en avez sûrement beaucoup et vous les connaissez. Permettez-moi de vous remettre 5.000 francs. Distribuez-les, s'il vous plaît, comme vous l'entendrez...

Le père Spasski trouva bon de faire paraître dans un journal russe de Paris quelques lignes de remerciements pour ce don en faveur de pauvres enfants russes. Et immédiatement, de la rue de Grenelle, un télégramme chiffré s'envola vers le Kremlin...

Moscou, qu'une bougie de quatre sous avait jadis incendiée, s'enflamma de nouveau à la nouvelle du don de quatre sous que j'avais fait. On écrivit dans les journaux que Chaliapine avait rallié le camp des contre-révolutionnaires. Acteurs, acrobates et autres prêtres de l'art se mirent à protester, en disant que Chaliapine était non seulement un mauvais citoyen, mais aussi un artiste déplorable. Quant aux « masses populaires », elles m'excommunièrent de ma patrie.

Du Kremlin, cette fois, partirent des télégrammes chiffrés à l'adresse de la rue de Grenelle, et un beau jour, je reçus par téléphone, je crois, une invitation très polie à me rendre à l'ambassade des Soviets.

J'aurais pu évidemment ne pas y aller, mais la curiosité m'y poussait : « Va, va, me disait-elle. Ecoute ce qu'on te dira. »

L'ambassadeur Rakovski m'accueillit très aimablement. Il me fit passer à la salle à manger où je fis la connaissance de Mme Rakovski, une femme charmante, qui parlait le russe avec un accent étranger. On m'offrit du thé, des cigarettes russes. On parla de ceci et de cela, d'une manière mondaine. Enfin l'ambassadeur me dit qu'il avait une communication à me faire. Nous passâmes dans son cabinet. Me faisant asseoir près de lui à son bureau, Rakovski, gêné, me dit tout en feuilletant nerveusement certains papiers :

— Voyez-vous, camarade Chaliapine, Moscou m'a chargé de vous demander s'il est vrai que vous avez donné de l'argent à des organisations de Gardes Blancs, s'il est vrai que vous l'avez remis au capitaine Dmitrievski (dont j'entendais parler pour la première fois) et à l'évêque Euloge ?

Puis, à ma grande surprise, il ajouta :

— Est-il vrai également que vous avez fait des déclarations publiques en Californie, à Los Angeles, contre le pouvoir des Soviets ? Excusez-moi si je vous pose ces questions, mais j'ai reçu des instructions de Moscou et je dois les exécuter.

Je répondis à Rakovski que je n'avais nullement aidé des organisations de Gardes Blancs, que je ne m'occupais pas de politique, que je me tenais à l'écart des Blancs comme des Rouges, que je ne connaissais pas le capitaine Dmitrievski et que je n'avais pas donné d'argent à l'évêque Euloge. Si j'avais remis 5.000 francs au père Spasski pour secourir des exilés russes, il s'agissait d'enfants et je pensais qu'il était difficile de faire la distinction entre enfants blancs et enfants rouges.

— Oui, mais leur éducation n'est pas la même, me fit remarquer Rakovski.

— Quant à ma manifestation en Californie, elle a consisté à chanter le rôle de Don Basilio du Barbier de Séville, et je dois dire en toute conscience que je n'avais aucunement en vue les Soviets...

A la demande de Rakovski, j'exposai tout cela par écrit pour éclairer Moscou. Au Kremlin on fut très mécontent de ma lettre. Je ne sais pas d'ailleurs ce qu'on attendait de moi.

Le Comité central exécutif examina mon cas. Et bientôt on annonça officiellement qu'en tant que Garde blanc et contre-révolutionnaire, j'étais privé du titre de « Premier Artiste du Peuple »...

J'ai dit déjà que j'ai conservé la montre en or dont le tsar me fit un jour cadeau. Je la regarde quelquefois et je me dis :

« Ce cadran a marqué le temps à l'époque où j'étais soliste de Sa Majesté. Il a ensuite marqué le temps quand j'étais le premier Artiste du Peuple. » Aujourd'hui, ma montre s'est arrêtée...

Et quand je me penche sur l'or de cette montre, poli comme un miroir, au lieu de Chaliapine, privé de tous ses titres, je ne vois, hélas ! qu'un zéro...

 

 

CHAPITRE XXXIX

GORKI

 

Tout au long de mon livre, j'ai bien souvent parlé d'Alexis Maximovitch Piechkov (Gorki) comme d'un ami très proche. J'ai été toute ma vie très fier de l'amitié de cet écrivain remarquable et de cet homme non moins remarquable. Aujourd'hui, cette amitié est assombrie et j'ai le sentiment que si je gardais le silence sur cet événement qui m'attriste je cacherais une partie de la vérité. Il est indécent de conserver à la boutonnière une décoration quand le droit de la porter est devenu douteux. Voilà pourquoi, dans ce livre qui est un bilan, je juge nécessaire de consacrer quelques pages à mes relations avec Gorki.

J'ai déjà raconté comment, au début de ce siècle, une amitié simple, rapide, solide, naquit entre nous à Nijni-Novgorod. Bien que notre connaissance ait été relativement tardive — nous étions déjà connus tous les deux à cette époque — j'ai toujours considéré Gorki comme un ami d'enfance, tant il y eut de jeunesse et de spontanéité dans nos relations.

Ces premières années de la vie, nous les avions en quelque sorte vécues ensemble, côte à côte, sans avoir pourtant soupçonné l'un l'autre notre existence. Sortis tous deux de la misère et de l'obscurité d'un quartier de banlieue — lui, de Nijni-Novgorod, moi de Kazan — nous avions suivi les mêmes chemins pour conquérir la gloire. Il nous était même arrivé d'avoir frappé le même jour, à la même heure, à la porte de l'Opéra de Kazan et d'avoir passé en même temps l'examen de choriste — Gorki avait été reçu, tandis que moi, on m'avait éliminé. Bien des fois, plus tard, nous nous rappelâmes en riant cette aventure...

Nos voies se rencontrèrent encore plusieurs fois au cours d'une vie qui fut pour nous également triste et pénible. Dans un port de la Volga, je faisais la « chaîne » et passais des pastèques ; lui, engagé comme débardeur, déchargeait des sacs d'un bateau sur la rive. Quand j'étais chez un cordonnier, Gorki était probablement dans le voisinage, chez un boulanger.

L'amour qu'on éprouve pour un homme n'a pas besoin, à vrai dire, de justification : on aime parce qu'on aime. Pourtant, l'amour que je vouai à Gorki toute ma vie n'était pas purement instinctif. Cet homme possédait toutes les qualités qui ont toujours exercé sur moi le plus d'attrait. Autant je méprise la nullité prétentieuse, autant je m'incline sincèrement devant un talent, véritable et spontané. Gorki m'enthousiasmait par son grand talent littéraire. Tout ce qu'il écrivait de la vie russe m'était si familier, si proche et si cher que j'avais l'impression d'avoir personnellement assisté aux événements de ses récits.

Chez les hommes, j'estime le savoir. Gorki savait tant de choses ! Je le voyais dans la société de savants, de philosophes, d'historiens, d'artistes, d'ingénieurs, de naturalistes, que sais-je encore ? Eh bien, chaque fois qu'ils lui parlaient des travaux de leur spécialité, ils découvraient en lui pour ainsi dire un compagnon d'études. Gorki avait sur tous les sujets, grands et petits, des connaissances vastes et solides. Si l'idée me venait, par exemple, de l'interroger sur les mœurs du bouvreuil, il pouvait me raconter tant de choses que, si l'on avait rassemblé tous les bouvreuils depuis des milliers d'années, ils n'en auraient pas su autant sur leur propre compte...

Le bien, c'est le beau et le beau c'est le bien. Chez Gorki, les deux choses se confondaient. Je ne pouvais sans ravissement voir briller des larmes dans ses yeux, quand il écoutait une belle chanson ou admirait un véritable chef-d'œuvre de la peinture.

Je me rappelle la haute idée qu'il avait de la mission de l'intellectuel. Je le vois à une soirée chez un écrivain de Moscou qui habitait une petite maison sur cour dans le quartier d'Arbat ; dans l'intervalle entre un morceau de chant de Skitalets accompagné à la guzla et des zakouskis arrosés de verres de vodka, les écrivains se mirent à discuter sur ce qu'il fallait entendre, au fond, par « intellectuel ». Les opinions les plus diverses furent exprimées. Les uns dirent que c'était un homme doué de qualités intellectuelles particulières, les autres déclarèrent que c'était un homme d'une certaine constitution psychique, etc... Gorki donna sa propre définition de l'intellectuel et j'en ai gardé le souvenir :

— C'est un homme qui, à chaque minute de la vie, est prêt à se mettre en avant, poitrine découverte, pour défendre la vérité, et à sacrifier même sa propre existence.

Je ne garantis pas l'exactitude des termes, mais j'en traduis exactement le sens. J'avais une foi absolue dans la sincérité de Gorki et je sentais que ce n'était pas là une phrase vide. Plusieurs fois, je le vis se mettre en avant, poitrine découverte...

le vois encore malade, pâle, toussant terriblement, flanqué de deux gendarmes dans un train en gare de Moscou. On le déportait quelque part, dans le Nord. Nous, ses amis, nous l'accompagnâmes jusqu'à Serpoukhov. A Serpoukhov, on permit au malade de se reposer, de dormir tout son saoul dans un lit. Dans un petit hôtel, toujours sous la surveillance des gendarmes, nous passâmes avec lui une joyeuse soirée d'adieux. Joyeuse parce que les souffrances physiques, pas plus que les gendarmes ni la déportation, ne troublaient guère Gorki. Nous avions foi dans la cause pour laquelle il souffrait et cela donnait à tous du courage et de l'entrain, sentiments qui, chez nous, mais non chez Gorki, étaient assombris par la pitié que sa maladie nous inspirait. Comme il riait avec une gaieté insouciante des vicissitudes de l'existence, et comme nous attachions peu d'importance au fait même de l'arrestation de notre ami, car nous savions combien il y avait en lui de liberté intérieure !

Je me souviens de son émotion et de sa pâleur le 9 janvier 1905, ce fameux jour où, conduits par Gapone, les simples gens du peuple se rendirent au Palais d'Hiver pour prier à genoux le tsar de leur donner la liberté et où ils reçurent en pleine poitrine les balles de plomb des fusils du gouvernement :

— Ils massacrent des innocents, les canailles ! s'écria-t-il.

Je chantais ce soir-là dans la salle de l'Assemblée de la Noblesse, mais je partageais entièrement les sentiments de Gorki.

On comprendra ma fierté et ma joie quand j'entendis Gorki me déclarer un jour :

— Quoi qu'on puisse me dire de mal sur ton compte, Fedor, jamais je ne le croirai. A ton tour, ne crois pas le mal qu'on pourrait te dire de moi !

Et je me souviens encore de ces mots :

— Si nos routes doivent un jour se séparer, je ne t'en aimerai pas moins. Même ton Sousanine je ne cesserai pas de l'aimer.

Effectivement, j'eus plusieurs fois dans la vie la preuve de son amour, de son dévouement, de sa confiance. Gorki tint bien sa parole. Au moment de la révolution bolcheviste, comme je me faisais scrupule de quitter le pays natal et que j'étais tourmenté par les nouvelles conditions de vie et de travail, quand, après une pénible lutte de conscience, je résolus de quitter la Russie, je n'eus pas l'impression que Gorki désapprouvait ma décision. C'est seulement plus tard, alors que j'étais à l'étranger depuis pas mal de temps déjà, que je reçus une lettre de Gorki qui me proposait de retourner en Russie soviétique. Me rappelant combien il était pénible de vivre et de travailler là-bas, et ne comprenant pas pourquoi Gorki avait changé d'avis, je lui répondis que je n'avais pas grande envie pour le moment de rentrer en Russie. Et je lui en donnai sincèrement les raisons. Ma lettre lui fut envoyée à Capri.

A cette époque, il était déjà allé lui-même en Russie et il s'y était probablement rendu compte qu'il y avait pour moi une possibilité nouvelle, positive, de vivre et de travailler là-bas. Je ne crus pas, je l'avoue, à cette possibilité. Et c'est ainsi que la question de mon retour en Russie et de mon attitude à cet égard reste provisoirement en suspens. Gorki ne revint pas là-dessus. Plus tard, cependant, comme j'étais allé en tournée à Rome, j'eus un entretien avec lui.

Je sentis que mon premier refus de suivre son conseil avait un peu refroidi ses sentiments à mon égard. Cependant, il me dit de nouveau, sur le même ton amical, que mon retour en Russie était indispensable. Et de nouveau, mais plus résolument, je refusai, en lui disant que je n'avais pas envie d'aller là-bas. Pourquoi ? Parce que je ne croyais pas à la possibilité pour moi d'y vivre et d'y travailler comme je comprends la vie et le travail. J'avais peur non pas de tel ou tel dirigeant, de tel ou tel chef en particulier, mais en quelque sorte de la nouvelle organisation des rapports humains, de l' « appareil » soviétique... Les meilleures dispositions de tel chef à mon égard, dis-je, peuvent demeurer sans effet. Un beau jour, une assemblée quelconque, un groupe quelconque, peut annuler toutes les promesses qui m'auront été faites. Supposons par exemple que je veuille partir à l'étranger ; on me gardera, on me fera rester et pas un mot ! Impossible de sortir... Allez donc chercher le coupable, celui qui aura mis l'oiseau en cage ! L'un dira que cela ne dépend pas de lui, l'autre dira : « Il y a un nouveau décret », et celui qui aura fait les promesses et en qui j'aurai cru lèvera les bras au ciel en s'écriant :

— Mais, mon Dieu ! c'est la révolution, c'est l'incendie ! Comment pouvez-vous me mettre en cause !

Oui, c'est vrai, Alexis Maximovitch fait là-bas des voyages aller et retour ; c'est que lui, c'est un personnage de la révolution. C'est un chef. Mais moi ? Je ne suis ni communiste, ni menchevik, ni socialiste-révolutionnaire, ni monarchiste, ni cadet... Si vous répondez de la sorte à qui vous demande : « Qu'est-ce que tu es ? » on vous dira :

« Eh bien, c'est précisément parce que tu n'es ni chair, ni poisson, mais le diable sait quoi, que tu peux bien rester à la Presnia, fils de chienne. »

Avec mon humeur de vagabond, j'aime ma liberté et je ne supporte les ordres de personne, ni des tsars ni des commissaires !

Je sentis que mon refus n'avait pas beaucoup plu à Gorki. Et lorsque, plus tard, le pouvoir soviétique adopta à l'égard de mes droits, même à l'étranger, une attitude très désinvolte, et que, persistant dans ma décision de ne pas rentrer en Russie, j'en tirai toutes les conséquences logiques et j'osai même défendre mes droits, c'est à ce moment qu'une fêlure profonde se fit dans notre amitié si précieuse pour moi et si tendre.

De toutes les pertes et ruptures des dernières années, je ne le cache pas, et c'est avec émotion que je le dis : la perte de Gorki est pour moi une des plus pénibles et des plus douloureuses.

Je crois que Gorki, avec sa sensibilité et son intelligence aurait pu, s'il l'avait voulu, comprendre les raisons de mon attitude et se montrer moins partial. Pour ma part, je ne puis nullement supposer que cet homme ait pu agir sous l'empire de sentiments bas. Et tout ce qu'a fait et dit dans les derniers temps mon cher ami, a, je crois, une explication qui nous échappe, à moi et aux autres, mais qui est conforme à son individualité et à son caractère.

Qu'est-il donc arrivé ? Il est arrivé que nous avons commencé à comprendre et à apprécier différemment les choses qui se passent en Russie. Je pense que dans la vie comme dans l'art il n'y a pas deux vérités, qu'il n'y en a qu'une seule. Qui possède cette vérité, je ne saurais l'affirmer. Peut-être est-ce moi, peut-être est-ce Alexis Maximovitch. Dans tous les cas, il est sûr que pour notre entente la vérité commune de nos années passées ne nous suffit pas. Je me souviens, par exemple, de l'agréable émotion que j'éprouvai un jour à l'entendre porter aux nues I. D. Sytine.

— En voilà un homme ! s'écria-t-il, les yeux rayonnants. Quand on pense que c'était un simple moujik... Quel savoir-faire, quel esprit, quelle énergie et quelle ascension !

Et en effet, du point de départ à l'arrivée, quelle ascension ! Tous ces moujiks russes — Alexeiev, Mamontov, Sapojnikov, Sabachnikov, Tretiakov, Morozov, Chtchoukine — quels atouts dans le jeu de la nation ! Mais maintenant, ce sont des Koulaks, engeance nuisible, qu'on doit exterminer sans pitié... Mais moi, je ne peux pas m'empêcher de m'extasier devant leurs talents et leurs mérites. Et cela me fait de la peine de savoir qu'on les considère maintenant comme des ennemis du peuple qu'il faut supprimer, et que mon ami Gorki partage cette opinion.

Je persiste à penser et à sentir que la liberté de l'homme dans sa vie et son travail est le plus grand des biens. Et qu'il ne faut pas imposer le bonheur aux gens par la force. Personne ne connaît le bonheur qui convient à chacun. Je continue d'aimer la liberté que Gorki et moi nous avons autrefois si ardemment aimée...

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

SOUVENIR ET NOSTALGIE

 

Dans les heures sombres de mon existence sous le régime bolcheviste, je rêvais souvent des pays étrangers vers lesquels s'élançait mon âme. J'avais la nostalgie d'une vie libre et indépendante.

Cette vie, je l'ai eue. Mais souvent, très souvent, mes pensées se reportent en arrière, vers le passé, vers ma chère patrie. Je ne regrette ni mon argent confisqué dans les banques nationalisées, ni mes maisons de Pétersbourg et de Moscou, ni ma terre à la campagne. Je ne regrette pas particulièrement nos brillantes capitales, ni même les théâtres russes chers à mon cœur. Si, comme citoyen russe, je déplore avec tous mes compatriotes la déchéance temporaire de notre grand pays ; comme homme, dans le domaine personnel et intime, je souffre parfois de ne plus voir le paysage russe, le printemps russe, la neige russe, les lacs et les forêts russes. J'ai parfois la nostalgie du simple moujik russe, de ce bonhomme dont nos gens raffinés disent tant de mal : qu'il est avide, grossier, mal élevé, et avec cela voleur. Je pense au caractère unique, souvent absurde de nos « Soukonnaïa Sloboda », de nos faubourgs, dont j'ai souvent parlé avec une rude franchise, mais où le lilas pousse au milieu des fondrières, où les pommiers fleurissent et où les gamins pourchassent les pigeons.

Je rêve rarement de la Russie quand je dors, mais souvent, étant tout éveillé, je me rappelle les jours d'été à la campagne et les visites des amis de Moscou. Tout cela paraissait alors si simple, si naturel. Maintenant, j'y vois comme en raccourci l'image caractéristique de toute notre vie russe.

Oui, je l'avoue, j'avais dans le gouvernement de Vladimir une jolie petite maison, avec trois cents dessiatines de terres. Nous nous étions mis à trois pour construire cette maison de campagne : Valentin Serov, Constantin Korovine et moi. C'est nous qui avions fait les dessins, les plans, la décoration intérieure. Notre menuisier, c'était Tchesnokov, un paysan du gouvernement de Vladimir, que nous aimions tous. Et la maison fut construite ! Elle était plutôt incohérente, mais agréable, intime, et, grâce à d'honnêtes marchands de bois, elle fut bâtie avec un pin aussi beau que de l'acajou.

En fin d'automne, je recevais parfois un télégramme de mes bons amis de Moscou : « Arrivons. Viens au-devant de nous. » Il fallait partir de très bon matin, quand la nuit finissante tenait encore les grands pins dans sa forte et mystérieuse étreinte. Il fallait franchir la rivière, le pont était détruit, et l'eau était encore noire comme de l'encre. De l'autre côté de la rivière, Emelian et Guerassime m'attendaient avec les deux équipages commandés la veille...

Je me levais donc paresseusement, je m'habillais lentement, je gagnais le perron, puis la rivière ; là, avec un petit radeau poussé à la gaffe, je quittais la rive... Le tarantass était jonchée d'un foin odorant. Le col relevé jusqu'aux oreilles, je gagnais la gare distante de huit verstes. Je passais près d'une grande forêt aux pins séculaires. Que c'était bon de se sentir au chaud, dans la voiture, bien emmitouflé dans un gros pardessus, et non dans cette forêt si froide et si lugubre !

La voiture était tirée par une bonne bête qu'on appelait Machka. Guerassime la stimulait gentiment.

— Allons, allons, Machka, pas de bêtises, tu ne vas pas te mettre à boiter !

Et Machka faisait un petit effort et semblait répondre par un léger hennissement.

La gare à l'aube. De vagues lampes à pétrole sont encore allumées. Derrière une mince cloison de bois, on entend de temps en temps le léger crépitement du télégraphe. Tout est encore plongé dans une brume bleuâtre. Dans la salle d'attente des gens sont allongés par terre, la tête appuyée sur des sacs. Celui-ci rêve tout haut et murmure on ne sait quoi. Celui-là s'étire... Quelqu'un entre, sort, fait grincer la porte. Soudain, cette même porte qui grinçait indolemment se met à grincer plus gaiement. Un individu aux jambes torses, une lanterne à la main, entre, l'air affairé, enjambe les dormeurs, pénètre dans la salle du télégraphe d'où l'on entend ces mots : « Dans six minutes ! »

Et l'homme à la lanterne revient en courant et s'écrie :

— Allons, debout, il arrive !

Les gens commencent à se remuer. L'un se lève, un autre bâille, un autre tousse, on entend soupirer :

« Jésus, mon Dieu ! »... La salle est réveillée.

L'aube blanchit à la fenêtre. Les visages apparaissent de plus en plus livides. Les hardes des voyageurs sortent de l'obscurité. On entend un sifflement sourd et lointain. L'homme à la lanterne court sur ses jambes arquées vers la cloche. Bam ! bam ! bam !

Les gens sont tout à fait réveillés. Un individu, après avoir toussé et craché, murmure d'une voix traînante la prière matinale.

Dehors, le brouillard laiteux est déjà traversé par les pâles rayons du soleil qui est encore au-dessous de l'horizon et l'on voit surgir au loin les feux blafards de la locomotive.

Les voici, les amis de Moscou ! Au milieu d'eux, Savva Mamontov.

Nulle part au monde je n'ai rencontré un type comme Guerassime, ni une forêt pareille, ni un sonneur comme celui de cette station... Et je n'ai jamais vu non plus de gare pareille, taillée dans un bois tout usé et hérissé d'échardes. A l'entrée de la salle d'attente, un étrange lavabo pend lamentablement et sur le comptoir du buffet, sous une cloche en fils de fer tressé, on voit du saucisson, des œufs tachés de points noirs et les mouches, les mouches immortelles...

Chère Russie !

 

 

CHAPITRE II

LA VIE SPIRITUELLE DE L'OCCIDENT

 

En terre étrangère... C'est ainsi que j'ai intitulé les derniers chapitres de mon livre... A peine ai-je écrit ces mots que je me suis demandé : cette « terre » m'était-elle vraiment étrangère ?

Car enfin ce qui constitue la vie spirituelle de l'Occident m'est infiniment cher et très proche, comme artiste et comme Russe. Nous avons tous bu à cette grande source d'énergie et de beauté. J'aime la musique russe et ces pages témoignent de mon fervent amour pour elle. Mais ai-je voulu dire par là que la musique occidentale était inférieure à la musique russe ? Les choses peuvent être belles de manières différentes.

Si la musique occidentale, à mon sens, n'offre pas la complexité et le mélange de puissance et d'intimité de la musique russe, elle a d'autres qualités qui ne sont pas moins appréciables. Les œuvres musicales de l'Occident sont elles aussi de beautés très diverses. Il y a le monde de Mozart et il y a le monde de Wagner. Aucun instrument ne saurait mesurer la grandeur relative de chacun d'eux. Mais intuitivement chacun de nous se sent attiré soit par Mozart, soit par Wagner. Les raisons personnelles de cette attirance peuvent être différentes, mais la plus naïve d'entre elles a cependant sa valeur subjective.

Personnellement, je serais enclin à exposer ma conception de Wagner et de Mozart sous une forme plutôt paradoxale. J'imagine que je suis un jeune enthousiaste de musique, et que je collectionne les autographes de mes compositeurs préférés. Je vendrais mon âme pour un autographe de Wagner ou de Mozart. Je m'arme de courage et je me décide à aller chez l'un et chez l'autre.

Je trouve la maison de Wagner. C'est une énorme bâtisse faite de puissants moellons de granit dur. Une entrée monumentale. De lourdes portes de chêne aux sculptures sévères. Je frappe timidement. Silence prolongé. Enfin la porte s'ouvre lentement. Sur le seuil apparaît un majordome en livrée somptueuse ; il me dévisage d'un air hautain avec des yeux gris et froids enfoncés derrière des sourcils épais.

Was wollen Sie ?

— Voir M. Wagner.

Le majordome s'en va. Je me mets à trembler, j'ai peur qu'on me chasse. Mais non, on me prie d'entrer. Le vestibule sombre, en marbre gris, est solennel et froid. Sur des socles, des armures de chevaliers qui ressemblent à des squelettes. Des deux côtés de la porte qui mène aux appartements, deux centaures de pierre montent la garde. J'entre dans le cabinet de M. Wagner. Je suis écrasé par ses dimensions et par sa hauteur. Des statues de dieux et de chevaliers. J'ai l'impression d'être devenu tout petit. Je sens que j'ai été terriblement audacieux de venir jusqu'ici. Wagner apparaît. Quels yeux, quel front ! D'un geste, il me montre un fauteuil pareil à un trône.

Was wollen Sie ?

D'une voix chevrotante, et les yeux prêts à pleurer, je lui dis :

— Voici... un petit album... d'autographes...

Wagner sourit comme un rayon à travers un nuage, prend l'album et y met son nom.

Il me demande ce que je fais.

— Je suis musicien, lui dis-je.

Il devient aimable, me prie de prendre quelque chose. Un domestique imposant m'apporte du café. Wagner me dit sur la musique des choses que je n'oublierai jamais... Cependant, quand la porte monumentale de chêne se referme lourdement derrière moi, que je revois le ciel et les gens tout à fait ordinaires qui me croisent dans la rue, je me sens tout ragaillardi, comme si l'on m'avait soulagé d'un grand poids...

Je me rends alors chez Mozart. Une petite maison. Devant, un jardinet. Un homme jeune m'ouvre la porte.

— Je voudrais voir M. Mozart.

— C'est moi-même. Mais entrez donc ! Voici une chaise. Que désirez-vous ? Un autographe ? Très volontiers. Mais que peut bien valoir mon autographe ? Attendez, je vais faire le café. Allons ensemble à la cuisine. Nous bavarderons pendant que le café passera. Ma vieille servante n'est pas là. Elle est allée à l'église. Comme vous êtes jeune ! Amoureux ? Je vous jouerai tout à l'heure une petite chose, la dernière que j'ai faite.

Les heures passent. Il faut partir, mais je ne peux pas, je suis sous le charme. Je suis ensorcelé par la flûte de Mozart chantant un hymne au soleil du printemps à l'orée de la forêt...

Le combat des Centaures chez Wagner est une chose grandiose. On y sent une grande force, presque surhumaine. Mais j'ai peu de goût pour les lances avec lesquelles il faut percer le cœur pour en tirer quelques gouttes d'un sang sacré. A mon cœur, amoureux de Rimski-Korsakov, la flûte à l'orée de la forêt parle un langage plus familier...

Il ne faut pourtant jamais oublier que la préférence tout à fait légitime qu'on peut avoir pour tel type de beauté et de grandeur n'exclut pas l'admiration pour un autre type.

 

 

CHAPITRE III

LE THÉÂTRE EUROPÉEN

 

Le théâtre européen ne saurait être lui non plus « étranger » pour un Russe. Sa glorieuse histoire est le patrimoine de l'humanité civilisée ; elle laisse une impression d'incomparable grandeur. Son Panthéon est plein d'ombres sacrées pour les acteurs de tous les pays.

Jamais je n'oublierai la soirée où, à Moscou, sur la scène du « Maly Théâtre », je vis pour la première fois un grand acteur européen. C'était Tomaso Salvini. Mon émotion fut si forte que je sortis dans le couloir et me mis à pleurer. Depuis lors, de quelles ivresses ne suis-je pas redevable aux acteurs et aux actrices de l'Europe ! La Duse, Sarah Bernhardt, Réjane, Mounet-Sully, Paul Mounet, Lucien Guitry, Novelli et Feravella, cet incomparable acteur comique italien qui incarna en des variations multiples le type inénarrable du jeune homme candide et niais...

Le sort a voulu que je ne visse pas sur la scène les grands acteurs allemands, mais la troupe de Meiningen, celle du Lessing-Theater, celle des théâtres de Reinhardt ou du Burg-Theater de Vienne, appartiennent, en bloc, à l'histoire de la scène européenne. Kainz et Barnai autrefois, Bassermann et Pallenberg aujourd'hui, ces quatre noms évoquent à eux seuls une culture théâtrale de la plus haute valeur.

La jeune Amérique, qui commence seulement à développer sa remarquable individualité, a déjà donné des acteurs de haute lignée : il suffit de rappeler la famille des Barrymore...

Le merveilleux Charlie Chaplin, qui appartient aux deux hémisphères, transporte ma pensée en Angleterre : Irving, Ellen Terry, Thorndyke... Chaque fois que je me découvre respectueusement à Londres devant la statue d'Irving, il me semble qu'en la personne de ce grand acteur je salue tous les acteurs de l'univers. Un monument à un acteur sur une place publique ! C'est une chose si rare. D'ordinaire, il faut aller les chercher dans les cimetières abandonnés...

Au cours d'un séjour à Londres, j'eus la grande joie de rencontrer quelques actrices célèbres de la scène anglaise. C'était à un déjeuner chez Bernard Shaw, qui avait eu l'idée de réunir ce jour-là à sa table quelques dames de son âge, exclusivement.

On me posa des questions sur les acteurs et actrices russes célèbres. Je répondis, je citai des noms, mais malheureusement, je me voyais toujours contraint d'ajouter :

— Il est mort

ou

— Elle est morte.

L'impayable Shaw s'écria alors sur le ton le plus sérieux :

— Comme tout cela est bien organisé chez vous ! Celui-ci a vécu, a travaillé et il est mort ; celle-là a vécu, a joué, et elle est morte. Tandis que chez nous...

Et d'un large geste de la main il montra toute la vieille garde de la scène anglaise qui s'était rendue, mais n'était pas morte...

Tous ces enchanteurs de la scène européenne possédaient ces mêmes qualités que j'ai exaltées chez les acteurs russes de l'ancienne génération : une profonde vérité dans l'expression des sentiments humains et une justesse parfaite dans la composition des figures scéniques. Quand Lucien Guitry, par exemple, représentait la douleur d'un père, il traduisait l'âme même de la situation. Il savait s'exprimer sans paroles. Il rajustait nerveusement sa cravate et par ce seul geste né du sentiment en dehors de toute parole, il faisait entendre au spectateur beaucoup plus qu'un autre par un long monologue.

Récemment, j'ai vu Victor Boucher dans le rôle d'un maître d'hôtel. Je suis sûr que chacun s'accordera pour dire qu'il n'a jamais vu, ni sur la scène ni dans la vie, maître d'hôtel plus typique, plus authentique...

Il me semble que les acteurs occidentaux possèdent une précieuse qualité que l'on ne trouve pas toujours chez les acteurs russes : un plus grand sentiment de la mesure et une plus grande souplesse plastique. Ils apparaissent en public, dirais-je, dans une tenue plus noble. Mais, comme disent justement les Français, chaque qualité a ses défauts et chaque défaut a ses qualités. Les acteurs russes ont un jeu plus spontané et un tempérament plus marqué.

Je dois cependant constater avec regret que les bons artistes d'opéra sont aussi rares à l'étranger qu'en Russie. Il y a de bons chanteurs, il y en a même de remarquables, mais il n'y a pas de grands maîtres de la voix, d'artistes d'opéra dans la véritable acception du terme.

Je reconnais que le chant — cantilène, qui exige une très grande maîtrise technique de l'instrument vocal est plus propre à la musique occidentale qu'à la musique russe. Mais toute musique exprime d'une façon ou d'une autre des sentiments, et là où il y a le sentiment, l'interprétation mécanique laisse une impression de terrible monotonie. L'air le plus brillant reste froid si l'on n'a pas travaillé l'intonation de la phrase, si le son n'est pas coloré de toutes les nuances nécessaires de l'émotion. Cette intonation du soupir, que j'ai reconnue indispensable pour rendre la musique russe, est aussi nécessaire à la musique occidentale, bien que celle-ci soit moins riche que la russe en vibrations psychologiques. Ce défaut, c'est la condamnation la plus complète de tout l'art de l'opéra.

 

 

CHAPITRE IV

MON RÊVE D'UN THÉÂTRE SYNTHÉTIQUE

 

Voilà longtemps que j'ai conscience de ce fait. Il m'a tourmenté pendant de longues années quand j'étais encore en Russie.

Je joue Holopherne. Je m'efforce de réaliser quelque chose de conforme à l'époque. Mais ceux qui m'entourent ? Mais le chœur des Assyriens, des Babyloniens, des Juifs, et en général les personnages qui entourent Holopherne ? Ils ont passé leurs visages au brun, ils se sont collé des barbes noires et ont endossé tel ou tel costume, Mais rien de tout cela ne permet d'oublier que ces gens ont mangé du chtchi (*) quelques instants avant le spectacle. Je me rappelle maintenant toutes mes années, toutes mes saisons : combien de rôles, tristes et comiques, n'ai-je pas joués dans les théâtres du monde entier ! C'étaient là mes rôles, mais un théâtre à moi je n'en ai jamais eu, nulle part.

(*) Soupe aux choux russe.

Un vrai théâtre, ce n'est pas seulement une création individuelle, mais une œuvre collective qui exige l'harmonie absolue de toutes ses parties. Pour que dans l'opéra de Rimski-Korsakov, Salieri soit vraiment parfait, il faut un parfait partenaire dans le rôle de Mozart. Un spectacle ne peut être considéré comme bon si Sancho Pança est excellent et Don Quichotte lamentable.

Chacun des musiciens participe à la mise en œuvre du spectacle, et à plus forte raison le chef d'orchestre ! Souvent j'ai désespéré de mon art et je l'ai considéré comme stérile. La gloire elle-même ne me consolait pas. Je sais ce que c'est que la gloire, par ma propre expérience. On dirait une noix non cassée que l'on sent entre les dents, mais dont le palais ne peut percevoir le goût... Quelle joie réelle donne la gloire, à part des biens matériels et parfois quelques agréables satisfactions d'amour-propre ? J'ai toujours pensé et je pense encore que mon talent, si généreusement reconnu par mes contemporains, je l'ai à moitié enfoui sous terre et que j'ai fait peu de choses alors que Dieu m'avait beaucoup donné. J'ai été un bon chanteur. Mais où est mon théâtre ?

Précisément à une époque où ces pensées m'assaillaient, je fis la connaissance de Gabriele d'Annunzio dans le bureau de M. Astruc. Je fus extrêmement frappé par le visage de cet homme aux yeux perçants, au front immense, à la barbiche en pointe. Il y avait dans tous ses traits une acuité qui s'imposait à l'attention. A cette époque, il créait à Paris le Martyre de Saint-Sébastien pour madame Ida Rubinstein. J'allai voir ce spectacle au Châtelet et je me rendis compte à la fois de la fraîcheur et de la force de chaque scène, de chaque réplique, de toute l'atmosphère de l'œuvre. Quand je revis d'Annunzio pour la seconde fois, je me mis à lui parler de mes rêves d'un théâtre d'où le poncif serait impitoyablement chassé et où tous les arts seraient fondus dans une harmonie parfaite. Je fus très heureux de l'entendre approuver chaleureusement mon idée. « L'an prochain, me dit-il, nous nous reverrons et nous tâcherons de réaliser ce que vous rêvez. »

Cet entretien eut lieu au mois de mars 1914... Au mois d'août éclatait la guerre. Ce merveilleux « aviateur de l'esprit » allait bientôt s'envoler sur un véritable aéroplane vers Fiume, et dans une direction opposée à notre rêve pacifique... J'avais été heureux de rencontrer un aussi merveilleux poète que d'Annunzio ; je regrettai d'autant plus que notre collaboration n'ait pu se réaliser. Sous le coup de cette déception, je méditai en Russie, tout seul cette fois, l'entreprise que je considérais comme la grande affaire de ma vie. Je caressais un rêve qui m'était plus cher que tout au monde. Je décidai de consacrer mes ressources matérielles et mes forces spirituelles à la création d'un centre tout intime d'art théâtral.

Je rêvais d'une retraite, où, entouré de jeunes gens doués et sérieux, je pourrais leur communiquer toute mon expérience artistique et la chaleur de mon dévouement à la noble cause du théâtre. Je voulais constituer un groupe de chanteurs, de musiciens, d'artistes, et travailler avec eux dans l'isolement et le calme à la création d'un théâtre idéal. Je voulais les installer dans un beau cadre de nature et leur donner les joies d'une existence confortable et sans soucis.

Il y a en Crimée, au bord de la mer, un rocher isolé qui porte le nom de Pouchkine. C'est là que je résolus de bâtir le château de l'art. Oui, un château. Je me disais : si les rois et les chevaliers ont eu des châteaux, pourquoi les artistes n'en auraient-ils pas un ? Avec des créneaux, mais non destinés à des canons...

Je me rendis acquéreur du rocher de Pouchkine, je chargeai un architecte de me faire un projet, j'achetai des Gobelins pour orner les murs.

Mon rêve, je l'ai laissé en Russie, brisé...

Récemment, j'eus la douleur d'en heurter un fragment. Je vis dans un journal de Londres la photographie d'un château sous lequel on lisait ces mots : « don du gouvernement soviétique à F. I. Chaliapine ». Je regardai de plus près : c'était le projet du château dessiné sur ma demande. L'architecte l'avait probablement exposé quelque part, et voilà ce que c'était devenu : « don du gouvernement soviétique »...

On me dit parfois : il se trouvera un jour un grand amateur d'art qui vous bâtira votre théâtre. Je leur demande alors en plaisantant :

— Où prendra-t-il donc le rocher de Pouchkine ?...

Ceci d'ailleurs n'est pas une plaisanterie. Mon rêve est intimement lié à la Russie, aux jeunes talents russes. Ce château de l'art bâti, je ne sais où, dans l'Ohio ou sur le Rhin, n'a guère d'attrait pour moi. Quant aux « nobles amateurs d'art », c'est un phénomène si paradoxal que je ne me lasserais pas de l'admirer. Je connais des gens qui dépensent pour l'opéra des centaines de milliers de dollars par an, c'est donc la preuve qu'ils aiment sincèrement et profondément le théâtre... Cependant l'art, chez eux, c'est un ersatz lamentable. De saison en saison, d'année en année, l'année précédente comme l'année suivante, tout dans leurs théâtres est banal et sans vie. Et il en sera ainsi pendant cinquante ans : la Traviata et toujours la Traviata ! De faux acteurs, de fausses renommées, de faux décors, de fausses notes, absence de talent et triomphe du poncif ! Ces mêmes gens, pourtant, dépensent des sommes immenses pour acquérir un Rembrandt authentique ; ils se détournent avec mépris de tout ce qui n'est pas absolument original ni de première qualité.

Jusqu'ici, je n'arrive pas à comprendre pourquoi ils exigent pour leurs galeries des tableaux originaux et des chefs-d'œuvre, alors que dans leurs théâtres qui coûtent aussi cher, ils se contentent de reproductions et de choses de troisième ordre. Ne serait-ce pas parce que la peinture n'est pas uniquement de l'art, comme le théâtre, mais aussi une bonne valeur de bourse ?...

Et mon souvenir se reporte à Mamontov. Lui aussi il a dépensé de l'argent pour le théâtre, et il est mort dans la misère, mais quelle noblesse de goût ! Quel fanatisme éclairé dans le domaine de l'art ! Il vivait pourtant dans un pays « barbare » et il était tartare de naissance...

Je ne voudrais pas terminer ce livre où je fais le bilan de ma vie artistique par une note de tristesse et de découragement. Mamontov me rappelle tout ce qu'il peut y avoir de lumineux et de créateur. Je n'ai pas créé mon théâtre. Qu'importe ! D'autres viendront, qui le créeront.

L'art peut traverser des périodes de décadence, mais il est éternel, comme la vie.

 

FIN

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

Préface

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I. — Premiers rêves de théâtre. — Mes débuts.

II. — L'obsession musicale du peuple russe.

III. — Mon premier rôle. — Ma timidité me paralyse.

IV. — Je découvre l'opérette.

V. — Mon premier professeur de chant.

VI. — On commence à parler de moi.

VII. — La splendeur des théâtres impériaux.

VIII. — La nouvelle musique russe.

IX. — La routine bureaucratique.

X. — Je « cherche » ma ligne.

XI. — « Intonation ». La vérité de l'accent.

XII. — Mamontov me donne une leçon.

XIII. — Je quitte Saint-Pétersbourg.

XIV. — Moscou. Les grands peintres. Un grand succès.

XV. — Le triomphe de la nouvelle musique russe.

XVI. — Retour à Saint-Pétersbourg.

XVII. — Talent et travail.

XVIII. — Ma manière de travailler.

XIX. — Le rôle de l'imagination.

XX. — Le maquillage et le mouvement d'âme.

XXI. — Le geste scénique.

XXII. — Le mouvement d'âme et la phrase musicale.

XXIII. — Moyen d'expression et but artistique.

XXIV. — Contrôle de soi.

XXV. — L'imagination et la pratique.

XXVI. — Les qualités plastiques.

XXVII. — Les acteurs russes d'autrefois.

XXVIII. — La décadence du théâtre russe.

XXIX. — Le principal et l'accessoire.

XXX. — L'esprit de notre temps et son influence.

XXXI. — La vie de Moscou.

XXXII. — Un remarquable artiste.

XXXIII. — Une visite chez Léon Tolstoï.

XXXIV. — Ilia Répine. Valentin Serov.

XXXV. — Isaac Levitan. Vroubel. Polienov. Korovine.

XXXVI. — La « cellule » de grands compositeurs.

XXXVII. — La timidité de Rimski-Korsakov.
XXXVIII. — Les Tsars et les Théâtres Impériaux.

 

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I. — Mon amour exclusif pour le théâtre.

II. — La vie russe et mes souvenirs d'enfance.

III. — Dans la capitale. Maxime Gorki.

IV. — Premières manifestations révolutionnaires.

V. — Méfiance de l'administration provinciale.

VI. — Une visite des ouvriers de Kiev.

VII. — Un déjeuner dans une salle de bains. Rencontre avec Lénine.

VIII. — Premiers jours de la guerre à Pétersbourg.

IX. — Rumeurs funestes. Raspoutine. Abdication du Tsar.

X. — Les mauvais acteurs.

XI. — Impressions pessimistes. Kerenski.

XII. — Président du Conseil artistique du Théâtre Marie.

XIII. — Les bolcheviks relèvent la tête.

XIV. — Canonnade. Panique.         

XV. — La victoire des bolcheviks.

XVI. — Le nouveau public de gala.

XVII. — J'ai des scrupules à quitter mon pays.

XVIII. — L'acteur Dalski. Les barons Stuart.

XIX. — Fuir coûte que coûte. Mes visions nocturnes.

XX. — Je tombe malade. Solitude. Pauvreté.

XXI. — Je fais un voyage à Moscou pour voir Lénine.

XXII. — Lounatcharski. Ma visite chez Kamenev.

XXIII. — Mes relations avec les chefs bolchevistes.

XXIV. — Le poète Demian Biedny. Staline.

XXV. — Bokïï, chef de la Tchéka.

XXVI. — Les « mouches » bolcheviks et les acteurs.

XXVII. — Le « Robot » bolchevique.

XXVIII. — Un Sauveur. Voyage à Reval.

XXIX. — Le peintre Koustodiev.

XXX. — Une lettre d'Amérique. Je me rends à l'étranger.

XXXI. — Retour à Pétersbourg. Autorisation de partir avec ma famille.

XXXII. — L'air de l'Europe.

XXXIII. — Digression. Mes distinctions honorifiques.

XXXIV. — L'amour tyrannique. Monarchiste ou communiste ?

XXXV. — L'incident le plus stupide de ma carrière.

XXXVI. — L'amitié de Gorki.

XXXVII. — Soliste de Sa Majesté. Artiste du peuple.

XXXVIII. — Je m'installe à Paris.

XXXIX. — Gorki.

 

TROISIÈME PARTIE

Chapitre I. — Souvenir et nostalgie.

II. — La vie spirituelle de l'Occident.

III. — Le théâtre européen.

IV. — Mon rêve d'un théâtre synthétique.

 

 

(10e mille)

  

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