Feodor CHALIAPINE

 

Feodor Chaliapine dans Boris Godounov (Boris)

 

 

Feodor [en fr. Théodore] Ivanovitch CHALIAPINE dit Feodor CHALIAPINE

 

basse russe

(maison Lisitzine, rue du Marché aux poissons, Kazan', Russie, 01 février 1873 [13 février selon l’ancien calendrier russe] – Paris 16e, 12 avril 1938*)

 

Fils d’Ivan Yakovlevitch CHALIAPINE (1838–1901), secrétaire, et d’Avdotia [en fr. Eudoxie] Mikhaïlovna PROSOROFF (1854–1891).

Frère d’Eudoxie CHALIAPINE (– vers 1883), Nicolas CHALIAPINE (– vers 1883) et Basile [Vasiliy] CHALIAPINE.

Epouse 1. en Russie le 27 juillet 1898 (divorce le 03 novembre 1927) Iole Ignatievna TORNAGHI (Monza, Lombardie, 1873 – 1965), danseuse italienne.

Parents de Boris CHALIAPINE (22 septembre 1904 – 18 mai 1979), peintre ; Fiodor Fiodorovitch dit Fiodor junior CHALIAPINE (Moscou, 06 octobre 1905 – Rome, 17 septembre 1992), acteur de cinéma ; Lydia CHALIAPINE ; Igor CHALIAPINE.

Epouse 2. à Paris 16e le 31 décembre 1927* Maria Augusta ELOUKINE [ELUCHEN] (Grodno, Russie, 18 août 1882 – Rome, 1964) [épouse 1. Arthur Edouard PETZOLD (– av. 1927) ; parents de Stella PETZOLD (Kazan, 15 avril 1907 – 1998), épouse à Paris 16e le 28 juillet 1934* Jean François Marie CHANU de LIMUR dit Jean de LIMUR (Vouhé, Charente-Inférieure [auj. Charente-Maritime], 13 novembre 1887 – Paris 16e, 05 juin 1976), cinéaste, assistant de Pabst sur le tournage de Don Quichotte].

Parents de Marfa CHALIAPINE (1910–2003) ; Marina CHALIAPINE (Moscou, 14 mars 1912 – Rome, 14 juillet 2009) [épouse de Luigi FREDDI (Milan, 12 juin 1895 – Sabaudia, 17 mars 1977), homme politique italien] ; Dassia CHALIAPINE (21 juillet 1921 – Monterey, Californie, 30 janvier 1977) [épouse de Peter SCHOUVALOFF (11 septembre 1905 – Monterey, 30 mai 1978)].

 

 

Né d’une famille de condition modeste, il avait exercé, dans sa jeunesse, les métiers les plus humbles, lorsque dès l’âge de dix-sept ans sa voix attira sur lui l’attention. Sa première apparition sur la scène date de 1890. Il débuta dans les chœurs d’une troupe russe de second ordre puis à Petrograd au Théâtre d’été de l’Aquarium et au théâtre Panowsky. Engagé au théâtre Mariinsky, puis à l’Opéra impérial de Moscou, il devint bientôt l’idole du public. Il se fit entendre en 1902 à la Scala de Milan, dans le Mefistofele (Mefistofele) d'Arrigo Boito ; à Paris ; à Monte-Carlo ; à Buenos-Aires ; à New York (1908 ; Boris Godounov au Metropolitan Opera le 18 mars 1913) ; à Londres (1913) ; et en Russie jusqu’en octobre 1921. Autorisé à quitter l’U.R.S.S. le 31 mars 1922 pour une tournée à l’étranger, il décida de ne pas y retourner. Ses rôles les plus remarquables furent ceux d’Ivan le Terrible dans la Pskovitaine de Rimski-Korsakov, du Meunier dans la Roussalka de Dargomyzski, et surtout du tsar Boris dans le Boris Godounov de Moussorgski où ses dons de chanteur et de tragédien lyrique se manifestèrent avec une puissance et un éclat incomparables. Véritable autodidacte en son art, Chaliapine a été le plus grand chanteur russe et l’un des plus grands artistes du XXe siècle. Sa voix d’authentique baryton-basse joignait un timbre d’une rare beauté à une prodigieuse souplesse. Ami de Gorki et de Stanislavski, Chaliapine a su appliquer à l’interprétation la réforme musicale de Moussorgski. Comédien de génie, il a imposé le culte de la vérité au théâtre lyrique. Le rôle de Boris Godounov constitue sa véritable création. Chaliapine a marqué du sceau de ses conceptions presque tous les grands rôles de basse et de baryton du répertoire russe et international. Chaliapine ne tourna qu'un seul film, Don Quichotte de Pabst en 1933, où il jouait le rôle de Don Quichotte dans deux versions différentes, l'une en français et l'autre en anglais ; Maurice Ravel a composé pour lui trois Chansons de Don Quichotte à Dulcinée (non retenues pour le film), et Jacques Ibert, quatre chansons qu'il a également enregistrées en studio. A l’Opéra de Monte-Carlo, il a créé le 13 février 1909 le Vieil Aigle (le Khan Asvab) de Raoul Gunsbourg (il chantera la première le 26 juin 1909 à l’Opéra de Paris et le 19 mai 1910 à la Monnaie de Bruxelles), et le 19 février 1910 Don Quichotte (Don Quichotte) que Jules Massenet a composé pour lui (il chantera la première le 14 mai 1910 à la Monnaie de Bruxelles). Au Théâtre du Châtelet, il a chanté du 24 au 26 mai 1909 la première en France de la Pskovitaine (Ivan le Terrible), le 07 juin 1909 Judith (Holopherne) d'Alexandre Serov, et le 07 juin 1933 Boris Godounov. Au Théâtre des Champs-Elysées, il a chanté le 22 mai 1913 Boris Godounov, et le 05 juin 1913 la Khovanchtchina (Dosiféi). En 1933, il a été fait commandeur de la Légion d'honneur. On lui doit deux livres de souvenirs : Pages de ma vie (éditions Plon, 1927), dans lequel il parle surtout de son enfance et de ses débuts, et Ma vie [le Masque et l'Ame] (éditions Albin Michel, 1932) dans lequel il évoque sa carrière et ses idées sur le théâtre. « Chaliapine et la Patti sont des phénomènes qui apparaissent une fois en des siècles » disait Saint-Saëns.

En 1927, il habitait 22 avenue d’Eylau à Paris 16e, où il est décédé en 1938 à soixante-cinq ans (une plaque commémorative est apposée sur cet immeuble). Enterré au cimetière des Batignolles (25e division), ses cendres furent transportées au cimetière de Novodevitchi à Moscou le 29 octobre 1984.

 

=> Chaliapine dans Boris Godounov (programme du Théâtre des Champs-Elysées, 24 mai 1913)

=> Pages de ma vie, par Feodor Chaliapine (1927)

=> Ma vie, par Feodor Chaliapine (1932)

=> Don Quichotte de Pabst (1933)

=> articles nécrologiques (1938)

 

 

 

 

 

 

Sa carrière à l'Opéra de Paris

 

Il débuta en mai 1907 dans des extraits de la Khovanchtchina de Moussorgski, lors des concerts historiques russes organisés par Gabriel Astruc.

 

Il participa à la première le 19 mai 1908 de Boris Godounov (Boris Godounov) de Modest Moussorgski, avec la troupe de l'Opéra Impérial de Moscou, dans une production de Serge de Diaghilev, qu'il chanta les 21, 24 et 31 mai, 02 et 04 juin 1908.

 

Le 19 juin 1909, il chanta Boris Godounov (Boris Godounov) [acte II et 2e tableau de l'acte III] avec la Compagnie des Ballets Russes de Serge de Diaghilev.

 

Il participa à la première le 26 juin 1909 du Vieil Aigle (le Khan Asvab) de Raoul Gunsbourg, lors d'un gala au bénéfice des sinistrés de Marseille.

 

Avec la troupe de l'Opéra de Monte-Carlo, lors de galas au bénéfice des familles des victimes de la catastrophe du Titanic, il chanta les 09 et le 14 mai 1912 Mefistofele (Mefistofele) de Boito, et les 19, 26 et 30 mai 1912 il Barbiere di Siviglia (Don Basile) de Rossini [acte II seul le 30 mai].

 

Le 03 juin 1924, il chanta Boris Godounov (Boris Godounov). Le 05 juin, il chanta la Khovanchtchina (Dosiféi). Suite à une indisposition de Chaliapine, les représentations des 10 et 24 juin (Boris Godounov) furent reportées au 1er juillet, et celles des 12 et 26 juin (la Khovanchtchina) furent reportées au 03 juillet, et son Concert prévu le 17 juin fut reporté au 08 juillet 1924.

 

Le 09 juin 1925, il chanta Boris Godounov (Boris Godounov).

 

Le 20 octobre 1925 : Concert Chaliapine.

Sa carrière à l'Opéra-Comique

 

Il débuta le 02 décembre 1931 dans Don Quichotte (Don Quichotte) de Massenet [en français].

 

Il chanta en décembre 1931 il Barbiere di Siviglia (Don Basile) de Rossini.

 

Il participa à la première le 23 mai 1932 du Prince Igor (Prince Galitzky) d’Alexandre Borodine ; le 03 juin 1932 de Mozart et Salieri (Salieri) de Nicolaï Rimski-Korsakov ; le 20 juin 1932 de Boris Godounov (Boris Godounov) de Modest Moussorgski, qu'il chanta également en 1935.

 

 

 

 

 

Feodor Chaliapine à Moscou en 1902

 

 

 

 

"la célèbre basse russe Chaliapine dans le rôle de Méphistophélès, de l'opéra de Boito [Mefistofele], où il est incomparable et qu'il chante, cette année, au Théâtre Antique d'Orange" (Musica, août 1905)

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans Mefistofele (Mefistofele)

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans Mefistofele (Mefistofele) à l'Opéra de Paris en mai 1912

 

 

 

La saison russe à Paris.

On se rappelle l'enthousiasme soulevé par les concerts russes il y a trois ans, et l'année dernière par les représentations de Boris Godounov. C'est maintenant tout l'Opéra Impérial de Moscou qui va, durant ce mois de mai, par un miracle unique, se transporter à Paris, avec les deux corps de ballet célèbres de Moscou et de Saint-Pétersbourg.

L'habitude se prend de donner au mois de mai aux Parisiens, ou à la foule diverse assemblée dans Paris, quelque beau spectacle de l'art étranger. Une année on a applaudi la musique italienne moderne, avec des artistes comme la Cavalieri, Caruso, Tita Ruffo, Sammarco ; c'est en mai 1907 que nous entendîmes l'admirable Salomé de Richard Strauss, avec des chanteurs comme Mmes Destinn, Freinstad, MM. Burrian et Feinhals.

En 1908, l'Opéra avait été loué pour des représentations hors série de Boris Godounov, et l'on avait pu avoir une belle idée de la mise en scène russe, des chœurs et de la figuration. On voyait des foules vivre et s'agiter ; on admirait des décors hardiment colorés, des costumes d'une richesse et d'un éclat incomparables ; l'art si élégant et si nerveux des danseurs russes était révélé à Paris ; et en même temps qu'il applaudissait l'œuvre de Moussorgski, le public apprenait à connaître l'acteur de génie qu'est Chaliapine.

L'art russe va cette année, dans une série de douze représentations, qui seront données au théâtre du Châtelet, embelli et paré pour ces fêtes, du 18 mai au 19 juin, renouveler avec plus d'éclat encore cet enchantement.

On jouera trois drames lyriques : le premier est Ivan le Terrible [la Pskovitaine], une œuvre extraordinairement puissante et saisissante de Rimski-Korsakov, où Chaliapine a un de ses plus beaux rôles. Le second est Rousslan et Ludmila de Glinka. Cette œuvre date de 1872 ; comme beaucoup de chefs-d'œuvre, il avait été médiocrement accueilli. Les beaux esprits de Russie trouvaient que la musique de Glinka était une musique de facture, et le compositeur, qui a renouvelé la musique russe en l'animant des thèmes et de la couleur populaire, disait tristement à sa sœur : « On m'approuvera quand je serai mort, et Rousslan et Ludmila dans cent ans. » Il y a trois ans déjà, le public parisien a démenti cette prophétie. Il va la démentir encore.

On jouera enfin le Prince Igor, de Borodine, qui a été joué aussi il y a trois ans sous la direction de M. Blumenfeld, chef d'orchestre de l'Opéra impérial de Saint-Pétersbourg. Et on applaudira encore la musique très fine et très subtile de ce chimiste compositeur, qui avec une très forte éducation technique et un sentiment très raffiné, donnait à son inspiration quelque chose de ce juste équilibre qui est la marque du savant.

Cui, né d'un père français, compositeur essentiellement dramatique, et de cette glorieuse pléiade d'où sont sortis les plus grands compositeurs russes, critique aussi plein de tact et de science, était représenté par une introduction et la romance de son opéra William Ratcliff. Glazounov, élève de Rimski-Korsakov, excelle surtout dans la musique de chambre. Balakirev fut avec César Cui un des rénovateurs de la musique russe ; puisant largement aux sources nationales, il a donné un excellent recueil de chansons populaires. Son poème symphonique Thamar est des plus intéressant.

On y entendra avec la tragédie lyrique, Chaliapine, les ténors Dimitry Smirnov et Vasily Damaev, les barytons Alexander Davydov, Vladimir Kastorsky et Vasily Sharonov, et enfin Mmes Felia Litvinne, Lydia Lipkowska et Elizaveta Petrenko.

Enfin, non seulement la figuration et les chœurs, mais l'orchestre entier du théâtre impérial de Moscou viendront à Paris, ceux-là sous la direction de M. Ulrich Avranek, celui-ci sous celle de M. Nicolas Tcherepnine.

Nous verrons en même temps les deux corps de ballet de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Ils passent aujourd'hui pour les meilleurs de l'Europe, non seulement par le style des ensembles, par la grâce et le talent des danseuses étoiles comme la Pavlova, la Karalli, la Karsavina, la Fedorova et la Baldina, — mais par celui de ces danseurs étonnants, d'une souplesse et d'une technique prodigieuses, Nijinski, Mordkin, Kozlov, Bolm, Monakhov. Ils interpréteront le Pavillon d'Armide, de Tcherepnine, la Cléopâtre, les Sylphides et le Festin.

(la Vie heureuse, 15 mai 1909)

 

 

 

Ivan le Terrible, le "rassembleur de la terre russe", est une des plus dramatiques figures de l'histoire. Tous les écrivains l'ont comparé à notre Louis XI. Il a fourni à Rimski-Korsakov un drame lyrique saisissant, et à Chaliapine, qui est ici représenté, un de ses plus beaux rôles.

 

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans la Pskovitaine (Ivan le Terrible) au Théâtre du Châtelet en mai 1909

 

 

 

 

Feodor Chaliapine à Londres en 1913

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans le Prince Igor (le Prince Vladimir Galitzky)

 

 

 

 

M. Louis Masson qu'on est heureux de voir définitivement installé dans son fauteuil directorial, a donné, ces dernières semaines, de nombreuses représentations de gala. Il a convié l'illustre chanteur russe Feodor Chaliapine à venir interpréter salle Favart le rôle principal du Don Quichotte de Massenet, et don Basile du Barbier de Séville, avec cette maîtrise de moyens, cette articulation exemplaire, cette expression tour à tour mordante, ironique, pateline, émouvante ou profonde, qui ont fait une fois de plus merveille, mais qui, il faut bien l'avouer, dépassent le cadre restreint que vous savez, et écrasent un peu l'entourage.

(Gustave Samazeuilh, la Revue hebdomadaire, janvier 1932)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans Lakmé (Nilakhanta)

 

 

 

Feodor Chaliapine a commencé sa carrière en 1888. C'est donc l'année de son jubilé. Un Comité international s'est formé à Paris sous la présidence de Claude Farrère pour fêter l'illustre chanteur. Le délégué de Londres est sir Thomas Beecham.

(le Ménestrel, 11 février 1938)

 

 

C'est avec émotion et regret que nous apprenons la disparition du grand chanteur russe Feodor Chaliapine. L'art lyrique universel est en deuil. On sait, en effet, le rôle considérable qu'a joué dans l'histoire du théâtre lyrique cet admirable artiste ; on se souvient de ses innombrables créations, notamment celles de Boris Godounov et de Don Quichotte de Massenet.

(le Ménestrel, 15 avril 1938)

 

 

La mort de Chaliapine.

J'évite de me servir du mot « génie », trop galvaudé de nos jours, au bénéfice des metteurs en scène de cinéma. Ce terme est encore plus difficile à appliquer aux artistes lyriques. Tiraillés entre les exigences, souvent contraires, du librettiste et du compositeur, les possibilités de leur voix et l'agressivité sans limite des orchestres, ils auront bien du mal à dégager leur personnalité — s'ils en ont une.

Or, le génie, c'est précisément l'éclosion, le développement, l'épanouissement d'une individualité qui, plus forte que les usages, les méthodes désuètes et les règles puériles, fait tout éclater autour d'elle, crève le plafond des conventions et des techniques et planant sans effort au-dessus de ces inutiles barrières, prend notre faiblesse par la main et nous fait gravir un échelon de plus vers l'art et la beauté.

C'était le cas de Chaliapine. Chez lui tout était démesuré : la stature, la voix, l'interprétation. Il haussait à sa mesure les rôles auxquels il touchait. Il possédait une telle faculté de projection de lui-même dans ses personnages, qu'on avait l'illusion de les voir vraiment vivre, de les entendre, de participer à leurs sentiments, à leurs passions et à leurs crimes.

Et ceci, à un degré auquel le seul talent n'atteint pas. C'est pourquoi l'on peut dire, l'on peut affirmer que Fedor Chaliapine était un véritable génie, au même titre dans son Art qu'un Michel-Ange dans le sien.

Rappelez-vous, non pas toujours cette mort de Boris, où aucun artiste ne peut être mauvais, mais le 1er tableau du Mefistofele de Boito où seul, perdu dans les nuages, sculpturalement nu, il conversait avec Dieu lui-même. Aucun artiste parmi les plus grands n'eut donné plus que lui une telle âpreté à ses imprécations, n'eut mis plus d'amertume dans ses blasphèmes, plus de poignante grandeur dans ses cris de révolte d'ange déchu.

Et ce n'était certes pas l'émolliente musique de Boito qui le soutenait ! C'était lui seul, son âme, sa puissance personnelle, son génie !

Malheureusement, des êtres surhumains comme celui-là, la nature en est avare.

La mort de Chaliapine est pour l'Art Lyrique, pour l'Art une perte irréparable.

(E. Thomas-Salignac, Lyrica, avril 1938)

 

 

Un géant de la tragédie lyrique

Feodor Chaliapine vient de mourir, à Paris, à l'âge de soixante-cinq ans. Depuis sa rupture avec la Russie soviétique, la France était devenue pour lui une seconde patrie. Il y retrouvait une atmosphère exceptionnellement sympathique, car nul n'oubliait chez nous les succès éclatants qu'il avait obtenus dans ses grandes créations lyriques du théâtre des Champs-Elysées et de l'Opéra.

La très modeste famille de Kazan qui, en 1873, vit naître cet enfant ne soupçonna évidemment pas le splendide destin qui l'attendait. Lorsque le garçonnet fut en âge de gagner sa vie, on en fit un artisan. Mais, bientôt, on lui conseilla de tirer parti de sa magnifique voix de basse.

Entré comme choriste dans un humble théâtre d'opérette d'Oufa, il parvint à se faire remarquer en doublant un artiste et put gagner Saint-Pétersbourg, où sa renommée s'établit immédiatement. Au théâtre Mariensky, à l'Opéra impérial de Moscou, au théâtre d'été de l'Aquarium et dans de nombreuses tournées de province, il triompha avec éclat et devint l'idole de la foule. Il entreprit alors des voyages en Europe et en Amérique. Les Français purent l'applaudir non seulement dans leurs grands théâtres lyriques, mais devant le Mur d'Orange, où il chanta le Mefistofele de Boito. Les saisons lyriques russes de Serge de Diaghilev et de Gabriel Astruc consacrèrent définitivement chez nous son extraordinaire maîtrise.

Il était en Russie, en 1914, lorsque la guerre éclata. Au début de la révolution, on lui conféra le titre d' « artiste du peuple » et, pendant cinq ans, il prodigua son talent sur toutes les scènes de son pays. Mais, en 1921, lassé de cette carrière exclusivement vouée à la propagande, il voulut retrouver son grand public international et rompit avec les Soviets. Il se fit de nouveau applaudir dans tous les théâtres du monde et revint fréquemment à Paris, où il essaya même de fonder une troupe uniquement composée de ses compatriotes. Il donna aussi quelques récitals de chant, qui ont fait couler beaucoup d'encre parce qu'il prenait souvent avec ses textes d'étonnantes libertés. C'est aussi chez nous que Chaliapine aborda le cinéma, où il ne fit qu'une carrière assez courte. Mais le film Don Quichotte, dans lequel il fit ses débuts, est demeuré célèbre dans les annales des studios et constitue maintenant un document historique d'une rare valeur.

Chaliapine tenait dans l'histoire de l'art lyrique une place analogue a celle qu'occupe actuellement Toscanini parmi les chefs d'orchestre internationaux. Aucune commune mesure n'existait entre son talent et celui des autres chanteurs. Physiquement et artistiquement, il appartenait à la race des géants. Sa voix de basse, spécifiquement russe, c'est-à-dire puissante et profonde, possédait une étendue extraordinaire. Très à l'aise dans le registre le plus grave, où son timbre sonnait avec une magnificence incomparable, ce chanteur privilégié pouvait, avec la plus grande facilité et la plus grande souplesse, aborder les tessitures élevées. Il dominait de très haut toutes les difficultés de la technique vocale ou, plus exactement, il ne donnait jamais l'impression d'accomplir un effort technique pour chanter. Les notes rondes, pures, harmonieuses naissaient tout naturellement sur ses lèvres, comme si le chant était pour lui une façon de respirer. C'est ce qui donnait à sa voix un accent si profondément humain et direct. Cet homme vibrait spontanément comme une cloche d'airain.

Il joignait à cette richesse vocale, unique au monde, un tempérament de tragédien d'une puissance irrésistible. Sa haute stature, sa voix souveraine, la noblesse de son maintien, de sa démarche et de ses gestes lui conféraient déjà une autorité surhumaine, mais il possédait, en outre, un instinct dramatique d'une étonnante infaillibilité. Il a marqué d'une empreinte ineffaçable tous les rôles qu'il a abordés, qu'il s'agisse de Mefistofele, d'Ivan le Terrible, de Basile, de Don Quichotte ou du tsar Boris, qui fut sa création la plus magistrale. Il fit souvent le désespoir des chefs d'orchestre par son indiscipline légendaire d'enfant gâté du succès, à qui la foule donnait toujours raison. Il était impossible, en effet, de résister à sa splendide maîtrise.

Chaliapine a eu la plus longue et la plus glorieuse des carrières lyriques. Son nom ne sera jamais séparé de celui des plus hauts chefs-d'œuvre de l'art russe. C'est donc dans le monde entier que sera douloureusement ressentie une perte qui appauvrit l'art lyrique universel.

(Emile Vuillermoz, l’Illustration, 23 avril 1938)

 

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans la Khovanchtchina (Dosiféi) [photo Gerschel]

 

 

 

Pour le bien connaître, pour le comprendre, il faut, avant toutes choses, ouvrir le volume qu'il a écrit, sur le tard, en 1927, sous le titre : Pages de ma vie. Non seulement la lecture en est particulièrement attachante et éveille d'autant plus de sympathie que la forme en est d'une parfaite simplicité, d'une belle humeur charmante, d'un détachement même qui surprend (le récit s'arrête à l'aube de la carrière de l'artiste et ne laisse en rien pressentir son magnifique essor) ; mais on le sent tout de suite indispensable pour bien pénétrer la nature essentiellement originale, et même géniale, dans le sens strict du mot, de cet extraordinaire évocateur dramatique. — Nul tragédien, nul comédien, à notre époque, n'est monté si haut, mais nul aussi, sans doute, n'est parti de plus bas. On n'imagine pas par quelle vie de misère, d'absolu dénuement, de déception aussi et de dégoût, Chaliapine a dû passer, avant de pouvoir, décidément, tirer parti de son seul et unique bien sur la terre : sa voix... que l'on est stupéfait de voir survivre à tant d'aventures. — Il est vrai que cette voix était d'une résistance peu commune. Une des rares fois où il en parle, c'est pour noter incidemment : « J'avais l'endurance d'un chameau et pouvais chanter vingt-quatre heures de suite. » C'est, au surplus, une déception pour nous qu'il ne nous dise ni le caractère, ni les ressources, ni les qualités spéciales de cette voix, et qu'à peine il nous laisse entrevoir l'originalité de sa façon d'en comprendre l'usage. Ce qui semble seul l'intéresser dans ces mémoires, c'est le souvenir de tel intérieur familial, de tel paysage, de telle scène de mœurs, de tels types humains ; et le fait est qu'il les décrit avec une étonnante dextérité de touche, en vrai peintre. Ces « pages de vie » gardent une vie intense.

Il était né en février 1873. Son père était scribe dans un bureau de Kazan, la vieille ville tartare. C'était un bel homme, mais qui avait des soûleries terribles et qui battait à mort sa pauvre et humble femme aussi bien que ses maigres enfants. Ceux-ci étaient trois, deux garçons et une fille. Quand Feodor, l'aîné, grandit, ce fut le bagne sous diverses formes : de l'école où il était battu, de l'atelier de cordonnier où les journées étaient de vingt heures, de l'atelier de tourneur où il pliait sous des poids absurdes et dont des jours d'hôpital furent la conséquence... En revanche, par suite de l'heureux voisinage d'un maître de chapelle, le voici, aux rares heures libres, soprano dans les chœurs de l'église... Autre hasard, le théâtre et même l'opéra qui, tout de suite, le rend fou..., mais lui apporte de nouvelles raisons de coups de la part de son père, lequel l'envoie dans une école professionnelle, où il n'en reçoit pas moins. — Avec tout cela, une passion de lecture caractéristique... — Puis, c'est la mue et la recherche affamée de travaux introuvables ; c'est l'exode de la famille à Astrakhan, la mère lavant la vaisselle sur les bateaux et rapportant des restes, le père tombant d'inanition sur une route... ; c'est enfin le départ de l'enfant, dont l'absence, soulagera peut-être tant de misère et qui, peut-être, se tirera mieux d'affaire tout seul...

Son seul espoir, dès lors, fut le théâtre. Mais avant d'y arriver, que de déboires ! Il débuta dans les chœurs d'une troupe d'opérette, à Oufa. D'autres troupes le prirent ensuite, mais pauvres et déguenillées comme lui, qui passait parfois deux jours sans manger et ne portait sur la peau qu'une vareuse, un plastron et un col... Enfin, un tournant ! La rencontre d'un professeur de Tiflis, ancien artiste, Oussatov, qui, non seulement mit un peu d'ordre dans ses dons lyriques, mais lui apprit à avoir des manières, à être quelqu'un... Et c'est alors le vrai début à l'Opéra de Tiflis et une sorte de succès, indéniable, mais indécis. Il lui semblait (dit-il) être comme entouré d'un brouillard. Du côté des directeurs et des camarades, une sorte de suspicion, une critique perpétuelle (ne pouvait-il donc faire comme tout le monde ?). Et pour lui-même un sentiment de gaucherie inexplicable. Il lui semblait (la remarque est bien curieuse) qu'un autre personnage, le vrai, s'interposait entre lui et le mannequin qu'on faisait de sa personne... Il ne fut sauvé que le jour, à Moscou, où un directeur, plus pénétrant et qui l'avait attiré, Marmontov, lui donna carte blanche... Il venait de jouer, avec une puissance remarquée, l'émouvant rôle de Soussanine dans la Vie pour le tsar, de Glinka. Avant d'incarner le Méphistophélès du Faust de Gounod, il demanda de courir sa chance et de jouer à sa fantaisie... Ce fut tellement différent du style habituel du rôle, que le public et la critique se cabrèrent d'abord... et puis furent pris d'enthousiasme ! — Ce que Chaliapine ne nous dit pas, malheureusement, c'est ce qu'il avait voulu faire et ce qu'il fera désormais. Mais nous le devinons. D'instinct, tout ce qui n'était pas le naturel et la vérité mêmes lui répugnait ; tout ce que nous appelons l'art du comédien ou du chanteur lui semblait une entrave. On comprend dès lors que tant qu'il avait dit faire « comme les autres » il en fut paralysé, et qu'en revanche, dès qu'il n'eut plus de traditions à sauvegarder il parut tout à fait à part.

 

 

 

Feodor Chaliapine [photo Manuel frères]

 

 

Nous avons vu le blond géant à Paris dès 1907, par conséquent dans la plénitude de son indépendance et de ses moyens. C'était au cours des Concerts Russes organisés à l'Opéra, puis dans les représentations russes de Boris Godounov. Impression inoubliable ! Pas d'art proprement dit, pas de procédés, pas d'effets. L'acteur, le chanteur, avaient disparu : seul, le personnage vivait devant nous, et c'était sa pensée qui transparaissait, qui commandait tel geste, tel jeu de physionomie. Même sensation pour son évocation lyrique. Quels que fussent ses moyens vocaux et le moelleux de sa voix chaude de basse, légère et puissante, d'un timbre partout égal et uni, admirablement conduite et ménagée,... quel que fût l'art souple et subtil qui la dirigeait,... ce n'était jamais le chanteur qui apparaissait, qui dominait. Le chant, pour lui, semblait n'être qu'un moyen d'expression entre d'autres ; ou plutôt, il ne chantait que parce que telle était la façon de parler du personnage qu'il incarnait. « Il faut chanter comme on parle », tel était son principe. Le défaut de cette conception, c'est qu'elle fait trop bon marché de la musique. Chaliapine, il faut bien le dire, n'en avait pas le respect. Il faisait vivre des êtres, il évoquait des images et s'inquiétait peu du reste. Au théâtre et dans certains rôles, c'était merveille. Mais au concert, il restait en scène : « Au concert (disait-il), il faut, à chaque morceau, faire une création entièrement neuve et se renouveler quatorze ou quinze fois dans la soirée. » Et il ajoutait : « C'est une tragédie humaine qu'il faut raconter et non une chanson qu'il faut dire. Si je sens cela, le public vibre avec moi. » — En quoi il se trompait. Le public ne vibrait pas toujours ; car jamais un musicien n'admettra que la mesure, le rythme, le style, la note même d'une œuvre, d'un lied de Schubert ou de Schumann par exemple, soient méconnus sous prétexte de vie !

Il fallait à Chaliapine des œuvres où il se sentit le maître. On remarquera qu'il n'a jamais abordé ni Mozart, ni Wagner. Mais les grandes œuvres russes, qu'il s'était donné comme mission d'imposer, sont plus malléables. Et dans les rôles où il avait toute liberté de caractère, de volonté, d'expression humaine, nul artiste, même de tout premier ordre, ne pouvait être comparé à cet instinctif. On avait vraiment l'impression du génie avec lui. On ne se sentait plus au théâtre, on vivait une vie nouvelle, prodigieuse d'intensité, et, selon les cas, émouvante jusqu'aux larmes, magnifique de grandeur, ou savoureuse de bouffonnerie. Ne tenons compte que des types que Paris a pu admirer. Boris Godounov, qui fut le premier, restera au-dessus de tous. C'était vraiment une âme en action. La vérité, la sobriété du jeu et de la voix étaient d'autant plus saisissantes que le tsar se trouve en quelque sorte emporté par les événements, comme dans la scène de l'hallucination ou celle de la mort, qui pourraient être si facilement mélodramatiques. Parmi ses incarnations du répertoire russe, on n'oubliera pas non plus l'allure souveraine de l'énigmatique tsar Ivan de la Pskovitaine, ni Galitzky et Koutchak, les deux personnages qu'il aimait à évoquer pour leur contraste absolu, dans le Prince Igor, ni le vieux meunier de la Roussalka et sa prodigieuse scène de folie, Farlaff de Rousslan et Ludmilla, le moine Dosithé de la Khovantchina... Mais il ne nous a pas moins émus ou charmés dans des œuvres italiennes ou françaises. Quelle étrange inspiration que celle qui lui avait fait concevoir son Mefistofele (de Boito), cette silhouette de légende où le romantisme le
plus bizarre se parait d'une si impressionnante sincérité ! Quelle invention amusante que son Basile du Barbier de Séville, pris au comique, au cordial ! Mais, en revanche, quel magistral Philippe II, dans Don Carlos (de Verdi, à la Gaîté, en 1911), évocation admirable, pensée vivante, impénétrable et désemparée ! Quel caractère prenait son grand air, dans l'épuisement d'une nuit d'insomnie ! Son dialogue avec Rodrigue était à lui seul une page d'histoire : jusque dans sa façon d'interroger, jusque dans le geste machinal de sa canne, qui cachait l'attention avec laquelle il écoutait..., c'était le roi même ! — Enfin quel Don Quichotte !... Il l'a été deux fois : dans l'œuvre de Massenet (créée à Monte-Carlo), et dans un film magnifique. De quelle poésie romanesque et touchante n'a-t-il pas auréolé le bon chevalier, enthousiaste et résigné, fier et indulgent, d'une beauté d'âme comme transparente !... Il n'y aura pas que de l'admiration, il y aura de la reconnaissance dans le souvenir que la postérité gardera de Feodor Chaliapine !

(Henri de Curzon, Larousse Mensuel Illustré, août 1938)

 

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans Faust (Méphistophélès) de Gounod

 

 

 

Feodor Chaliapine dans il Barbiere di Siviglia (Don Basile)

 

 

 

 

[Raoul Gunsbourg parle de Chaliapine.]

Ce colosse de stature n'avait qu'une petite voix de basse, mais assez jolie dans la demi-teinte et dont il savait se servir à merveille, car il était d'une intelligence et d'une roublardise qui frisait le summum.

Il se connaissait bien et connaissait ses moyens, chose très rare chez un artiste.

Tout de suite, il avait compris ce qu'il pouvait tirer de sa stature et de sa petite jolie voix et surtout ce qu'il n'en pouvait pas tirer.

Au théâtre, trois genres de scènes portent toujours sur le public : la mort, l'ivresse et la folie. Dans ces scènes, point n'est besoin de voix ni de talent supérieur. Un artiste quelconque se fera toujours applaudir s'il a de ces scènes à jouer.

Ainsi Chaliapine laissait-il les autres s'escrimer et se fatiguer dans des rôles de basses chantantes, tels que les Wotans de la Tétralogie, les Hans Sachs des Maîtres chanteurs ou les Marcels, les Brogni du répertoire romantique.

A quoi bon se surmener et s'exposer à des comparaisons désobligeantes ? Il a tout de suite vu le parti qu'on peut tirer de Boris Godounov et du Prince Igor.

Dans Boris, sur les neuf tableaux qui composent l'opéra, Boris ne paraît que dans deux et, dans ces deux tableaux, il y a une scène de folie et une autre de mort. Dans l'une et l'autre, nul besoin de grande voix, au contraire, dans celle de la mort la jolie petite voix dans la demi-teinte pouvait faire grande impression.

Dans le Prince Igor, il n'y a également que deux scènes pour le rôle du prince Galitzki, deux scènes d'ivresse. Pendant toute sa carrière, Chaliapine s'est pratiquement tenu à ces deux rôles.

(Raoul Gunsbourg, Cent ans de souvenirs... ou presque, 1959)

 

 

 

 

 

 

1. Portrait de Chaliapine en 1938. — 2 et 3. La véritable création du grand interprète russe : le rôle de Boris Godounov. — 4. Chaliapine dans Don Quichotte de Massenet.

 

 

Parmi les grands artistes de la scène lyrique, Chaliapine demeure, avec Caruso, celui dont le souvenir est resté le plus vivant. Comme le ténor italien, il a sa légende. C'est pourquoi il n'est pas facile de narrer sa véritable histoire. Il était de ces êtres entiers que l'on adore ou qui déplaisent. Faire de Chaliapine le plus grand artiste de tous les temps, un être d'exception, aux qualités multiples et au talent unique, est certainement exagéré. Le dépeindre comme un ivrogne, un « cabot », un être rustre et égoïste est une erreur aussi monstrueuse.

Il fut, sans discussion possible, le plus grand tragédien lyrique de son temps. Il possédait un merveilleux instinct de chanteur. Il semble avoir été un artiste complet.

 

Il est facile de dire : Chaliapine avait une forte personnalité, c'était un authentique « monstre sacré ». En fait, ce qui, chez les autres, devient un insupportable cabotinage, était basé, chez lui, sur une sincérité visionnaire et absolue. Sa bonne foi plaide en sa faveur.

 

« Le métier, c'est quelque chose de froid. »

Chaliapine a écrit deux autobiographies : « Pages de ma vie » (1927) et « Homme et Masque » [Ma vie] (1932). Le lecteur avide de renseignements précis et de souvenirs drôles en sera pour ses frais ; ce n'est pas son propos. « Ma vie » est une profession de foi, le testament moral de Chaliapine : en le lisant, on comprend ce qu'il apportait au théâtre lyrique, au théâtre même. « Je ne fais pas un métier, écrit-il, j'aime le chant, la beauté, l'art... Le métier, c'est quelque chose de froid. »

L'art de Chaliapine dépassait de loin le chant proprement dit. Il méprisait le chanteur « à la note ». Et s'il se maîtrisait en scène, c'était pour mieux se contrôler, pour mieux composer son personnage.

On a dit que, « privé de ses qualités vocales, il aurait pu devenir le plus grand acteur de son temps ». C'est probable. Mais il avait une merveilleuse voix de basse. Ses disques en font foi (*). Voix de bronze, riche, sonore — qualités que l'on retrouve intactes, malgré les années, à l'enregistrement. Mais le secret de Chaliapine, c'était l'expression vocale — et la présence. Il savait donner à sa voix la couleur dramatique voulue. C'était une interprétation non seulement scénique, mais vocale, que si peu de chanteurs comprennent. « Quand Chaliapine était en scène, lit-on quelque part, on oubliait le théâtre ; ni spectateur, ni auditeur : on vivait tout avec lui. »

(*) Les Gravures Illustres (Boris Godounov, Airs d'opéras russes). La Voix de son Maître, COLH 100.

 

 

 

Chaliapine dans le Prince Igor de Borodine

 

 

Une réputation de buveur et de mangeur.

Bien sûr, on raconte beaucoup d'anecdotes sur Chaliapine. Têtu, excentrique, bruyant, mauvais caractère. Il faut dire cependant que, chez les artistes, les sautes d'humeur, les colères, les aventures ne sont que les défauts des qualités... et que, sans ces défauts, il n'y aurait parfois pas de qualités.

Ce fut à la faveur de son premier séjour aux U.S.A. que s'établit sa réputation de solide buveur et de gros mangeur : un boucher fit fortune, à New York, en affichant « le beefsteak Chaliapine ». Je ne crois pas que ce soit un défaut majeur. On a dit, je le répète, qu'il était mauvais camarade. C'est vrai... mais passons. Car il aimait avant tout le théâtre, et n'aimait pas les parasites du théâtre...

A un admirateur qui lui disait : « Pourquoi vous amusez-vous à chanter ce rôle de Basile ? Il est si petit », il répondait : « Pour un grand artiste, il n'y a pas de petits rôles. Mais pour un petit artiste, les grands rôles n'existent pas. » La seconde partie de cette réflexion — insistons, car elle est de lui — prouve cet amour du métier.

Lorsqu'il débuta à Chicago, dans « Boris Godounov », on le cherchait partout au moment de lever le rideau ; le régisseur, affolé, s'arrachait déjà les cheveux... Chaliapine, le ciseau en main, sculptait minutieusement un dessin autour de la fenêtre, afin d'y ajouter une touche de vérité. A l'entracte suivant, il était agenouillé devant un siège persan renversé, et, tranquillement, lui sciait les pieds : « le siège est trop haut de deux centimètres », expliqua-t-il.

Toujours par souci de vérité, et parce que telle était sa conception, on l'avait vu à Orange, à l'occasion d'une représentation de « Faust », escalader le fameux mur, et chanter, accroché aux pierres, à trente mètres du sol, le rôle de Méphisto. Les dix mille spectateurs en frémissent encore.

Une autre fois, et parce qu'il concevait Basile comme un farceur, il était apparu, crochu, comique, le nez effroyable, la bouche édentée, complètement désarticulé ; puis, ayant chanté son air, s'était assis sur le bord de la rampe, retirant son nez pour saluer comme avec un chapeau...

Un jour encore. à l'entracte de « Boris Godounov », à Londres, il fulminait devant un bouquet de roses rouges :

— Des fleurs, des fleurs... on me prend pour un ténor !...

Le chef d'orchestre Lucien Casabianca m'a raconté l'anecdote suivante :

— Je dirigeais « le Barbier de Séville », pour la première fois, à Rouen. On m'annonce Chaliapine. On me dit qu'il veut me voir. Pas question de l'attendre au théâtre. Je me rends à son hôtel. Il me dit : voici tous les changements, reprises, etc. Je m'incline ; je débutais et c'était Chaliapine. Arrive la représentation. A mon grand émoi, il se mit à chanter la partition avec une précision et une exactitude rares ; logique, mais inattendu... Heureusement que j'avais un bon orchestre de répertoire !

 

Toscanini quitte la salle...

Naturellement, sa personnalité n'était pas toujours appréciée ni acceptée par les chefs d'orchestre. On connaît l'incident qui le mit aux prises avec Toscanini, au cours d'une représentation de « Boris Godounov » donnée à la Scala de Milan. Chaliapine avait une habitude : lorsque les mouvements ne lui convenaient pas, il tournait le dos à l’orchestre, et, calmement, méthodiquement, battait la mesure.

Ce jour-là, on en était au deuxième acte, lorsque Toscanini excédé, et qui avait aussi son caractère, s'écria, stoppant l'action et arrêtant la musique : « Je vous prie de chanter ce que je vous indique. »

Chaliapine se retourna alors et lui dit : « Je ne chante pas votre Boris, mais je chante l'esprit de Moussorgsky ». Ecœuré, Toscanini jeta sa baguette et quitta la salle.

Cependant, il n'obtenait pas toujours le dernier mot. Une autre fois, on donnait, au Casino de Vichy, « Don Quichotte », de Massenet, dont il avait été le créateur à Monte-Carlo : Paul Bastide était au pupitre.

Au beau milieu du troisième acte, Chaliapine se mit à taper du pied pour marquer les temps, dans le double dessein d'imposer son mouvement et de ridiculiser le chef d'orchestre. Mais Paul Bastide, qui en avait vu d'autres, se saisit alors de la partition et la lui expédia en plein visage. A la fin de l'acte, le public ovationna le musicien et se mit à huer le chanteur.

Il se produisait énormément dans les casinos. Tout l'argent qu'il gagnait, en effet, il le dépensait immédiatement au baccara. Pour cette raison, et beaucoup d'autres bien entendu, les directeurs de casinos se l'arrachaient à prix d'or. Sait-on qu'il recevait, en 1930, trente mille francs par représentation ?

 

 

 

Feodor Chaliapine dans Don Quichotte

 

 

Il marchait sur les figurants...

Il avait une curieuse habitude : lorsque, pour la première fois, il interprétait, dans un nouveau théâtre, le rôle de Boris Godounov, il payait des figurants afin qu'ils se précipitent à ses pieds, au moment de la scène du sacre... et il marchait sur eux.

A la même époque, il avait pris l'habitude de chanter, dans la même soirée, les rôles opposés du tsar et de Varlaam, ou, dans « le Prince Igor », Kontchak et Galitzky. Jugez de la surprise du public lorsqu’il le fit pour la première fois...

Quand il abandonna la scène, il se produisit au concert. Là encore, il prit l'habitude curieuse de ne pas se conformer aux programmes préparés et annoncés. Il changeait, au gré de sa fantaisie, l'ordonnance des titres. Sans ordre logique.

Lorsqu'il mourut, des scènes d'hystérie se produisirent devant son cercueil ; on avait imaginé de stopper le convoi devant l'Opéra. Paris vit certainement, ce jour-là, son premier embouteillage.

 

On raconte beaucoup d'anecdotes de ce genre. En fait, elles ne prouvent rien. Mais elles sont nécessaires à la légende. Cependant, une histoire explique Chaliapine, son caractère, sa peur de la pauvreté, qui le faisait parfois mal juger. Michel Georges-Michel la rapporte dans son livre « Un demi-siècle de gloires théâtrales ».

C'est Chaliapine qui parle : « L'année du choléra de Bakou, j'étais si pauvre, si pauvre, que, durant deux jours et demi, je ne mangeai pas. C'était terrible, parce que, à ce moment-là, si on ne se nourrissait pas bien, on se sentait tout à coup comme de l'encre dans l'estomac, on avait un drôle de hoquet, on pivotait sur le talon gauche, ou le droit, bien entendu, et l'on tombait pour noircir dans la neige comme une feuille de papier photographique au soleil. Et comme je m'étais assis en face d'un cadavre, et cela parce que je n'en pouvais plus, je fus hypnotisé par un mouchoir que tenait la main crispée, d'un bleu noir comme le caviar des pieuvres. Je regardais ce mouchoir pendant je ne sais plus combien d'heures, jusqu'à ce que, comme dans un cauchemar, je me glissai, j'ouvris la terrible main qui se desquamait, je tirai le mouchoir comme une chair vivante de cette chair morte, et quand j'eus regagné mon coin, je le dénouai... Ah ! seigneur ! Il y avait 4 kopecks. C'était la délivrance ! Je pus manger, je ne veux plus me rappeler quoi, et partir pour une autre ville où il n'y avait pas le choléra, mais la peste ou quelque chose de plus honnête. C'est grâce à ce mouchoir (et il me le montra, dit Michel Georges-Michel) que je puis aujourd'hui te raconter cette histoire... Aujourd'hui, je suis à peu près dans l'aisance, je suis même riche, toujours trop riche. Quand je chante, même quand je me mouche, je trouve des perles dans mon mouchoir... ».

Il n'y a rien à ajouter. Ceci explique cela.

 

(Jean-Louis Caussou, Musica Disques, août 1960)

 

 

 

Portrait de Chaliapine, dessiné par lui-même

 

 

 

 

 

Un musée Fédor Chaliapine a été créé à Moscou, dans lequel ont été réunis les documents et objets du chanteur conservés par les Opéras de Moscou et de Leningrad, sa bibliothèque privée, d'innombrables photographies et négatifs, des dessins et des sculptures exécutés par Chaliapine lui-même, des documentaires et grands films dans lesquels il a paru. On a retrouvé également sa collection privée de disques. Le fils du chanteur, le peintre Boris Chaliapine, a promis de remettre au musée de nombreux autres objets, notamment les costumes de scène créés pour son père.

(Musica Disques, mars 1961)

 

 

 

 

 

Chaliapine par lui-même

 

 

 

Chaliapine et son fils Feodor qui venait d'achever le portrait de son père [photo E. Venant]

 

 

 

pochette d'un disque 78 tours Gramophone de 25cm

 

 

 

[Louis Musy parle de Chaliapine]

La première fois que je vis Chaliapine, c'était à l'Opéra-Comique, dans Don Quichotte. Je l'avais entendu auparavant dans Boris par Théâtrophone [procédé de retransmission par téléphone alors utilisé], et, naturellement, je l'avais trouvé merveilleux ; c'était un grand Boris Godounov. Il me tardait de le voir.

J'avais déjà vu plusieurs Don Quichotte, dont Vanni-Marcoux, pour lequel j'avais une très grande admiration. C'était un excellent artiste. Chez lui, rien n'était laissé au hasard. Il y avait toujours un détail intéressant qui surgissait, mais cela finissait quelquefois par briser tant soit peu la ligne générale.

Quand j'ai vu Chaliapine — j'étais placé au « perchoir » — il m'est apparu, au point de vue de la taille, comme un Dieu. Il avait des jambes extraordinaires. Il était magnifique ! Cependant, sa conception du rôle me parut un peu dépouillée, en comparaison de ce que faisait Marcoux. Celui-ci avait une démarche spéciale, il prenait l'air un peu ganache. Chez Chaliapine, rien de tout cela. J'étais un peu étonné.

Au deuxième acte, même impression. Je me suis dit : mais, c'est cela Chaliapine ? Et puis au troisième, brusquement, au moment où les bandits lui rendent le collier de perles dérobé à Dulcinée, il a une phrase magnifique, très théâtrale : « le joyau, lui, n'est rien, mais la cause est sacrée. »

Au point de vue vocal, il était resté jusque là un peu sur la réserve. Mais sur cette phrase, il a livré toute sa voix qui d'un coup est devenue immense. J'ai eu l'impression que de véritables phares s'allumaient dans mes yeux ; j'ai vu soudain le public debout, hurlant, et j'étais moi-même debout, hurlant avec le public. C'était vraiment le miracle du génie. A partir de ce moment-là, il vous empoignait et ne vous lâchait plus. Et cela, jusqu'à la mort. C'était sublime !

 

[José Luccioni parle de Chaliapine]

J'ai chanté auprès de Chaliapine dans Boris Godounov, c'était à Monte-Carlo, en 1933. J'ai fait ensuite plusieurs saisons avec lui, ce qui m'a permis de l'entendre dans à peu près tous ses rôles. Il possédait une belle voix, très timbrée, dont il faisait ce qu'il voulait. C'était par dessus tout une voix humaine, humaine, sincère, sans truc, une voix qui vous prenait et qui vous révolutionnait intérieurement.

L'homme avait un regard terrible, un regard pénétrant. Il avait quelquefois des colères folles, surtout avec les chefs d'orchestre. J'en ai vu parfois casser leurs baguettes et tout plaquer là. Gunsbourg disait alors : « Vous, mon cher maître, je vous remplace. Chaliapine, je ne peux pas le remplacer. » Mais même s'il lui arrivait d'exploser, ce n'était jamais méchamment. On a dit quelquefois qu'il était vulgaire, qu'il était ordinaire. C'était faux. Il était lui-même. Vulgaires, ordinaires, les autres le deviennent quand ils le copient. Lui ne l'était pas.

Il était aussi un très bon camarade. Lorsque nous avons chanté Boris ensemble, j'étais assez jeune dans le métier. Aussitôt après le duo de l'acte polonais, il est venu vers moi et m'a dit : bravo petit ! Quelques temps plus tard, je chantai une de mes premières Tosca à Monte-Carlo. Gunsbourg avait engagé pour le rôle du sacristain un Anglais dont j'ai oublié le nom. Quand il le vit dans son costume de scène, Chaliapine, qui était là pour des représentations de Boris et de la Khovanchtchina, lui dit : « mais tu n'as jamais vu de sacristain en Italie ! Ils sont tous crasseux, ils ont des chaussures abominables. » Le chanteur est allé chercher des vieilles chaussures dans une poubelle, il s'est un peu sali les jambes : il avait un aspect minable. Cette fois, Chaliapine fut satisfait : « Ah ! bravo ! voilà enfin un vrai sacristain. »

 

[Jean Mauran parle de Chaliapine]

Quand on parle de l'interprète de Boris, on s'imagine un géant, une voix de stentor, avalant des litres de Vodka alors qu'il préférait notre Cognac. C'était en effet un géant aux yeux bleus, très autoritaire, muet ou grand parleur, suivant les circonstances. Les disques, trop anciens, ne donnent pas la caractéristique de sa voix. Ce n'était pas la puissance, mais la qualité du son, l'incroyable intelligence de son canevas expressif. C'était là le secret de son art. A l'époque, il paraissait extravagant dans ses conceptions, et aujourd'hui, il est encore en avant-garde.

On s'attendait à entendre un orgue, et c'était le chant d'un violoncelle. Il disait, en employant l'expression italienne « cantar rotondo » : chanter rond. Cela constituait pour lui une loi, au contraire de nos méthodes actuelles qu'on peut résumer en trois points : blanc, plat et ouvert. Le meilleur moyen de perdre sa voix. En somme, il avait un organe naturellement « placé » qui résiste à toutes les attaques de la liqueur dorée. Malheur à qui s'alignait avec lui devant le clavier des flacons ; l'adversaire roulait sous la table, et le grand Fédor sortait aussi digne et solennel que pour l'entrée de Boris.

Son grand souci pour l'interprétation était de se contrôler lui-même : n'est-ce pas là le paradoxe de Diderot ? Il n'est pas question pour Chaliapine de ressentir quelque chose mais de communiquer avec le public. C'était un observateur méticuleux des réactions d'en-face. Son Boris était « décortiqué », divisé en expressions, et il repoussait la création inconsciente. Il étudiait le geste, les intonations, la pose plastique, etc... Rien n'était laissé au hasard du moment, à l'inspiration directe, à laquelle il ne croyait pas. Il ne travaillait pas, comme l'on dit « dans le génie ».

Tel était l'orfèvre, appliqué à une ciselure qui donnait un joyau, mais ce joyau était spécifiquement Russe, en forme d'icônes. Quand le grand artiste s'évadait dans notre latinité, on ne le reconnaissait plus.

De nos jours, on n'a plus le temps de se livrer à un pareil travail. On apprend un rôle au piano, on le chante et on se déclare satisfait si le chef d'orchestre donne son « bon à tirer ». La mise en scène devient mise en place, mais le travail expressif, d'analyse, du chanteur est purement négatif. On ne travaille pas ses rôles comme Boris, aussi il n'y a plus de Chaliapine. C'est qu'aujourd'hui on n'a plus le temps de tout faire : la valise, l'avion, les cachets, la radio, la télévision, tout tourne dans ce cercle magique. Je n'y vois personnellement aucun inconvénient.

Chaliapine fut un novateur, un révolutionnaire. Il porta à l'Opéra des conventions un coup décisif, obligeant le monde lyrique à rentrer dans la voie de l'interprétation. Il était le personnage même, du commencement à la fin. C'est dans ce domaine qu'il fut un maître génial. Il a ouvert une fenêtre toute grande sur la tragédie lyrique et, dans ce jardin d'Arnéide se promènent ses disciplines : les ombres vivantes des Vanni Marcoux, des Pernet, etc.

 

[Xavier Depraz parle de Chaliapine]

Il y a un fait : Chaliapine est un « monstre sacré ». Tout ce qu'on a pu raconter sur lui, en bien ou en mal, on l'a dit parce que c'est une personnalité, et une personnalité exceptionnelle. L'erreur serait de chercher à l'imiter. Il a une richesse et une puissance que nous ne possédons pas. Laissons-lui sa manière d'interpréter, et surtout n'essayons pas de faire le quart de ce qu'il faisait.

En son temps, il a amené une révolution. Il a donné une vérité à ses personnages. On a, avec lui, abandonné le « théâtre de salon » profit d'une conception plus exigeante : le drame lyrique. Pour nous, qui vivons à l'heure du cinéma et de la télévision, nous nous devons d'aller plus loin en ce sens, et de faire de plus en plus du vrai théâtre.

Monstre sacré, Chaliapine l'était. Il fut aussi, bien sûr, une vedette internationale. Mais qu'est-ce qu'une vedette internationale ? c'est en quelque sorte un phénomène, un « numéro ». De nos jours, cela ne peut plus exister. C'est une notion anachronique qui ne peut se concilier avec l'idée d'un véritable théâtre lyrique tel que nous devons le concevoir.

L'exemple de Chaliapine ne doit pas nous mener à rechercher le vedettariat mais à retrouver cet enthousiasme, cet amour du théâtre et aussi cette simplicité qui l'habitaient. Car l'essentiel est là : amour du théâtre et simplicité.

Pour un artiste lyrique, le véritable objectif n'est pas d'obtenir la consécration d'une quelconque renommée internationale, mais de parvenir à incarner le personnage correspondant à chaque rôle. A cet égard, l'exemple de Chaliapine constitue pour nous une leçon. Il ne montait pas sur les planches pour chanter un air, mais pour créer un personnage. Il n'y avait pas Chaliapine dans Méphisto, Chaliapine dans Boris, Chaliapine dans Basile. Non. Il y avait sur scène Méphisto, il y avait Boris, et il y avait Basile. Chaque fois, c'était une composition différente. Et s'il a marqué si profondément ses rôles, c'est parce qu'il était avant tout un homme de théâtre.

 

(Jean Goury, Fedor Chaliapine, 1965)

 

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans Boris Godounov (Boris) en mai 1908 à l'Opéra de Paris (le Théâtre, juillet 1908)

 

 

Feodor Chaliapine dans Boris Godounov (Boris)

 

Feodor Chaliapine dans Boris Godounov (Boris) [photo L. Roosen]

 

Feodor Chaliapine dans Boris Godounov (Boris) au Metropolitan Opera de New York

 

 

 

Ceux qui ont connu Chaliapine — même dans ses dernières années — en restent « marqués » à tout jamais, ne pouvant retrouver la même qualité, la même catégorie d'enthousiasme. Il avait des défauts, certes, et même d'assez flagrants, surtout à la fin : fidélité parfois relative au texte musical, irrespect du mouvement (je garde le souvenir d'une soirée à l'Opéra-Comique où le chef, Michel Steiman, avait cassé sa baguette parce que Chaliapine, en Salieri, avait prétendu lui imposer son tempo en le frappant sur son assiette avec une fourchette — c'était la scène du souper de Mozart et Salieri de Rimski-Korsakov !) ; déclamation plus ou moins substituée au chant ; jeu dramatique chargé, voire surchargé.

Et pourtant (le terme est trop galvaudé de nos jours), Chaliapine représentait la « bête de théâtre », le « monstre sacré » dans toute sa splendeur. Ses défauts n'existaient plus (on se prenait à les aimer), tant il était là, tant il était seul en scène, imposant sa présence et son magnétisme irremplaçable, inimitable. Ainsi, dans Boris Godounov, il était le tzar avant d'avoir ouvert la bouche pour chanter.

Une de ses premières partenaires russes, N. Salina, qui chantait à ses côtés dans le Démon de Rubinstein, a laissé de lui un portrait souverain :

« Tout ce que faisait Chaliapine était extraordinaire, incompréhensible. Il chantait en scandant chaque mot, dans un mouvement invraisemblable, mais, à mesure qu'il chantait, tous ceux qui se trouvaient en scène, devenaient littéralement pétrifiés ; les musiciens de l'orchestre, tout en continuant de jouer, se levèrent soudain, comme un seul homme, afin d'observer ce qui se passait sur le plateau... »

On considérait généralement Chaliapine comme une grande basse russe ; en fait, ce n'en était pas une, puisque, dans l'air de Kontchak, du Prince Igor, il était contraint de supprimer une phrase qui descend jusqu'au fa grave. C'était un baryton-basse possédant un timbre unique, « personnalisé » à l'extrême, et une souplesse vocale qui confinait à celle du ténor léger (il en fait une démonstration éblouissante dans le Chant d'amour persan de Rubinstein, regravé sur le présent disque). Il disposait, en outre, de deux qualités essentielles : un art souverain du legato et une sorte de déclamation lyrique et dramatique où la parole et le chant fusionnaient totalement. Il n'y avait pas deux Chaliapine, l'un parlant et l'autre chantant (comme il en est pour la grande majorité des artistes lyriques), mais un seul comédien de génie qui tout naturellement, sans le moindre effort et sans la moindre solution de continuité, passait d'un mode d'expression à l'autre. Et ce phénomène était dû à une singulière conjonction d'inspiration et de lucidité : parfaite incarnation du Paradoxe du Comédien, Chaliapine pouvait, tout en même temps, faire pleurer la salle et, profitant d'une courte pause entre deux phrases, rappeler subrepticement à l'ordre un figurant en scène !

Sans doute, possédait-il un instinct, un génie inné de la musique et du théâtre (c'était, de plus, un excellent metteur en scène), car rien ne semblait le destiner à une carrière unique dans les annales de l'opéra.

Fédor Ivanovitch Chaliapine était né à Kazan, le 13 février 1873, et ses parents étaient d'obscurs paysans ; son père travaillait comme commis aux écritures et buvait outrageusement. L'enfance du futur chanteur fut extrêmement pénible, mais le théâtre l'attirait déjà et, d'instinct, il y cherchait une évasion. En 1890, il réussit à se faire embaucher dans une petite troupe lyrique de province : il n'avait jamais étudié le chant, mais sa voix était belle et naturellement posée. Deux ans plus tard, à Tiflis, il eut l'occasion de travailler avec Oussatov, pas longtemps d'ailleurs, car, dès 1894, il participait à des concerts, à Saint-Pétersbourg. Savva Mamontov, l'ayant entendu, l'engagea aussitôt.

Savva Mamontov, un fastueux mécène, entretenait, à Moscou, un théâtre privé qui rivalisait avec le Bolchoï. Son répertoire était sensiblement le même que celui de la scène impériale, mais, au lieu de faire appel à des routiniers de la décoration, spécialistes du trompe-l’œil et des savants clairs-obscurs, il s'adressait à des peintres de talent, comme Sérov, Vasnetzov, Korovine, Vroubel, Malioutine, anticipant, de la sorte, sur la grande réforme que devait accomplir plus tard Serge de Diaghilev. Véritable « talent-scout », il recherchait les jeunes talents et les aidait à se révéler : ce fut le cas de Chaliapine qui, grâce à Mamontov, chanta pour la première fois, dès 1898, Boris Godounov, après avoir travaillé le rôle avec son grand ami Serge Rachmaninov.

Trois ans plus tard, il faisait ses débuts à la Scala de Milan, dans Mefistofele de Boito, aux côtés de Caruso et sous la direction de Toscanini. Il y eut dix représentations qui le consacrèrent sur le plan international. Paris put l'applaudir en 1907, à l'occasion des cinq Concerts Historiques Russes, organisés par Serge de Diaghilev, puis, l'année suivante, dans Boris Godounov (il n'avait pu fermer l'œil de la nuit, la veille d'affronter les Parisiens dans son meilleur rôle !). Et puis, ce fut la carrière triomphale que l'on sait et qui est trop connue pour qu'on l'évoque ici.

Applaudi dans le monde entier, Féodor Chaliapine mourut à Paris le 12 avril 1938, subitement, succombant aux suites d'une bénigne intervention dentaire.

 

Succédant à un premier recueil d'airs d'opéras [édité en 1957], le présent disque nous restitue, à mon sens, le meilleur du génie de Chaliapine.

Voici d'abord un hommage à Rachmaninov, un air d'Aleko, composé en 1893 (l'auteur avait à peine 20 ans) d'après les Bohémiens de Pouchkine. « Avec Rachmaninov au pupitre, a écrit Chaliapine, les interprètes n'ont rien à craindre. L'esprit et le style exact seront restitués avec une finesse parfaite, et le chef, s'il le faut, sauvera le chanteur dans n'importe quelle situation. Et quand Rachmaninov vous accompagne au piano, vous n'avez plus le droit de dire « Je chante », mais nous chantons... »

Serge Rachmaninov — on l'ignore trop souvent — a écrit trois remarquables opéras : Aleko, le Chevalier ladre et Francesca da Rimini ; Tchaïkovski considérait comme un honneur de voir figurer sa dernière œuvre, Iolanthe, au même programme qu'Aleko !

Au monologue d'Aleko, où le héros, trahi par sa femme, la bohémienne Zemfira, évoque le souvenir des jours heureux, succèdent deux authentiques créations que Chaliapine a marquées d'un sceau indélébile : les rôles de Méphistophélès (du Faust de Gounod) et de Don Basile (du Barbier de Séville). Les puristes trouveront à redire quant aux mouvements et aux « rubatos » imposés par l'interprète. Peu nous importe : admirons sans réserve l'extraordinaire souplesse vocale et la « caractérisation » des personnages. Car Chaliapine a réellement créé deux types : avant lui, on chantait les rôles de Méphisto et de Basile autrement que depuis !

Les quatre chansons de Don Quichotte nous remettent en mémoire le seul film — hélas ! — qu'ait tourné Chaliapine et nous rappellent que Jacques Ibert était un compositeur inspiré, sensible au pittoresque.

Du Trépak de Moussorgski, tiré des Chants et Danses de la Mort — un paysan s'est perdu dans un bois au cours d'une tourmente ; la mort le force à danser avec elle, puis l'ensevelit sous un linceul de neige — Chaliapine nous offre une vision tragique, hallucinante ; et, malgré le rire — ou bien peut-être précisément à cause de lui ! — sa Chanson de la puce n'est pas moins dramatique, donc parfaitement conforme aux intentions de Moussorgski.

Deux chansons populaires — le Chant des bateliers de la Volga et le Long de la rue Piterskaïa, qui est un chant de cocher de fiacre — attestent à quel point Chaliapine, fier de ses modestes origines, tout comme son grand ami Gorki, est toujours resté attaché à son terroir.

Trois émouvantes mélodies, respectivement dues à Antoine Rubinstein, Malachkine et Glinka évoquent ce qu'on est tenté d'appeler le « folklore de salon » russe, que le chanteur aimait tant et qu'il savait faire revivre avec une infinie tendresse.

Et pour conclure, nous entendons l'enregistrement irremplaçable, le chef-d'œuvre de Chaliapine : cette Litanie des Supplications où s'exprime, avec une profondeur sublime, toute la ferveur des hommes de toutes les confessions.


(Michel-R. Hofmann, Voix illustres, rééditions en microsillon Pathé-Marconi, 1963)

 

 

 

 

 

autoportrait de Feodor Chaliapine dans Don Quichotte (Don Quichotte) de Massenet

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans Don Quichotte (Don Quichotte) de Massenet

 

 

 

 

Feodor Chaliapine dans Don Quichotte (Don Quichotte) de Massenet

 

 

 

 

Feodor Chaliapine [photo Manuel frères]

 

 

 

 

Les obsèques de Chaliapine ont été célébrées le 18 avril 1938 au matin en l'église russe de la rue Daru. Après la cérémonie religieuse, le cercueil a été conduit à l'Opéra, dans la petite cour de la rue Halévy. Les chœurs de l'Opéra russe ont alors fait entendre trois chants russes.

 

 

 

 

Plaque apposée sur l'immeuble du 22 avenue d'Eylau [photo ALF, 2018]

 

 

         

 

tombe devenue le cénotaphe de Feodor Chaliapine au cimetière des Batignolles [photo ALF, 2022]

 

 

 

 

Scène du Couronnement "Mon âme est en douleur"

extrait du Prologue de Boris Godounov de Moussorgski

a) Chœurs et Orchestre de l'Opéra russe de Paris dir Max Steinmann

Gramophone mat. 2G-114, enr. Salle Pleyel le 23 janvier 1931

b) Feodor Chaliapine (Boris), Chœurs et Orchestre dir Sir Eugene Goossens

Gramophone mat. CR 378, enr. au Queen's Hall le 27 mai 1926

 

 

 

Monologue "Au faîte du pouvoir"

extrait de l'acte II de Boris Godounov de Moussorgski

Feodor Chaliapine (Boris), Margherita Carosio (Feodor), Chœurs et Orchestre du Covent Garden dir Vincenzo Bellezza

Gramophone DB 1181, mat. CR 2130 et 2131, enr. en public au Covent Garden le 04 juillet 1928

 

 

 

Scène du Carillon "Ah ! je suis accablé"

extrait de l'acte II de Boris Godounov de Moussorgski

Feodor Chaliapine (Boris) et Orchestre du Covent Garden dir Vincenzo Bellezza

Gramophone DB 1182, mat. CR 2134, enr. en public au Covent Garden le 04 juillet 1928

 

 

         

 

Adieux, prière et mort de Boris

extrait de l'acte IV de Boris Godounov de Moussorgski

Feodor Chaliapine (Boris), Margherita Carosio (Feodor), Chœurs et Orchestre du Covent Garden dir Vincenzo Bellezza

Gramophone DB 1183 mat. CR 2141 et DB 3464 mat. CR 2142 et 2143, enr. en public au Covent Garden le 04 juillet 1928

 

 

 

Ronde du Veau d'Or [en russe]

extrait de l'acte II de Faust de Gounod

Feodor Chaliapine (Méphistophélès) et Orchestre dir. Bruno Seidler-Winkler

Disque Pour Gramophone 022096, mat. 291m, enr. à Saint-Pétersbourg le 24 septembre 1907

 

 

    

 

Ronde du Veau d'Or

extrait de l'acte II de Faust de Gounod

Feodor Chaliapine (Méphistophélès), Michel Cozette (Wagner), Chœurs et Orchestre de l'Opéra dir. Henri Büsser

Gramophone DB 1437, mat. CF 3000-2, enr. à Paris le 27 février 1930

 

 

 

Evocation [en russe]

extrait de l'acte III de Faust de Gounod

Feodor Chaliapine (Méphistophélès) et Orchestre Impérial de l'Opéra de Moscou dir. I. Semenov

Disque Pour Gramophone 022183, mat. 2009c, enr. en 1910

 

 

         

 

Scène de l'Eglise

extrait de l'acte IV de Faust de Gounod

Florence Austral (Marguerite), Feodor Chaliapine (Méphistophélès), Chœurs et Orchestre dir. Albert Coates

Gramophone DB 899, mat. 2-34039 et 2-34040, enr. le 26 octobre 1925

 

 

 

Sérénade [en russe]

extrait de l'acte IV de Faust de Gounod

Feodor Chaliapine (Méphistophélès) et Orchestre dir. Bruno Seidler-Winkler

Disque Pour Gramophone 022095, mat. 289, enr. à Saint-Pétersbourg le 24 septembre 1907

 

 

 

Sérénade

extrait de l'acte IV de Faust de Gounod

Feodor Chaliapine (Méphistophélès) et Orchestre dir. Eugene Goossens

Gramophone DA 554, mat. Bb 3199-1, enr. le 02 juillet 1923

 

 

    

 

Sérénade

extrait de l'acte IV de Faust de Gounod

Feodor Chaliapine (Méphistophélès) et Orchestre de l'Opéra dir Henri Büsser

Gramophone DB 1437, mat. CF 3001-3, enr. à Paris le 27 février 1930

 

 

 

Stances "Lakmé, ton doux regard se voile" (en russe)

extrait de l'acte II de Lakmé de Delibes

Feodor Chaliapine (Nilakantha) et Orchestre dir I. P. Arkadiev

Disque Pour Gramophone 022112, mat. 616i, enr. à Paris en avril 1908

 

 

         

 

la Mort de Don Quichotte

extrait de l'acte V de Don Quichotte de Massenet

Feodor Chaliapine (Don Quichotte [créateur] et Sancho), Olive Kline (Dulcinée) et Orch. dir Rosario Bourdon

Victor 6693, mat. CVE-38334 et CVE-38335 (réédité sur Gramophone DB 1096), enr. au Liederkranz Hall à New York le 07 avril 1927

 

 

    

 

Elégie

(par. Louis Gallet, trad. russe / mus. Massenet)

Féodor Chaliapine, basse, avec Cedric Sharpe (violoncelle) et Ivor Newton (piano)

Gramophone DB 1525, mat. 2B-885-1, enr. le 13 mai 1931

 

 

    

 

Pourquoi donc se taisent les voix

(Chanson bachique) (par. Alexandre Pouchkine / mus. Alexandre Glazounov)

Feodor Chaliapine et Orchestre

Disque Pour Gramophone 032261, mat. 2696c, enr. à Saint-Pétersbourg le 26 octobre 1912

 

 

 

la Marseillaise

(Claude Rouget de Lisle)

Feodor Chaliapine et Orchestre

Disque Pour Gramophone 032261, mat. 2696c, enr. à Saint-Pétersbourg le 26 octobre 1912

 

 

    

 

le Cor

(Alfred de Vigny / Ange Flégier)

Feodor Chaliapine et Orchestre dir George Byng

Gramophone DB 1342, mat. 32-653, enr. à Londres le 14 juin 1929

 

 

 

Georges Thill parle de Chaliapine et de Raoul Gunsbourg,

propos recueillis à Lorgues le 23 août 1979

 

 

 

Victor Pujol interviewé par Jacques Rouchouse vers 1982 parle de Chaliapine

 

 

 

Cléopâtre Sévastos (1882-1972), veuve du sculpteur Antoine Bourdelle, parle de Chaliapine lors de la saison russe en 1913 au Théâtre des Champs-Elysées

 

 

 

 

 

 

 

Encylopédie