PAGES DE MA VIE

par

Feodor CHALIAPINE

 

Traduit du russe par H. PERNOT

Librairie Plon. Les petis-fils de Plon et Nourrit.

1927

 

 

 

Je me rappelle quand j'avais cinq ans.

Un sombre soir d'automne, je suis assis dans la soupente, chez le meunier Tikhon Karpovitch, dans le village d'Omiétov, près de Kazan, par delà le faubourg des Drapiers. La femme du meunier, Kirillovna, ma mère et deux ou trois voisines filent dans la pénombre de la chambre qu'éclaire la lumière vacillante et pâle d'une esquille. L'esquille est enfoncée dans un support en fer ; les fumerons tombent dans un baquet rempli d'eau, chuintent en grésillant. Des ombres glissent sur les murs comme si quelque invisible personnage les tendait d'un voile noir. Derrière les vitres, le bruit de la pluie ; dans la cheminée, les soupirs du vent.

Les femmes filent. A mi-voix, elles se content les unes aux autres d'effrayantes histoires : comment la nuit auprès des jeunes veuves, reviennent, par la voie des airs, les défunts, leurs époux. Le mari mort apparaît sous la forme d'un serpent de feu, s'éparpille en gerbes d'étincelles au-dessus de la cheminée de l'izba, se mue en moineau dans l'âtre et prend ensuite l'aspect du bien-aimé que pleure la femme. Elle l'embrasse, le caresse, mais quand elle veut l'étreindre, il la prie de ne point toucher le dos.

— Et cela, mes chères, explique Kirillovna, parce qu'il n'a pas de dos, mais au lieu de dos, un feu vert et un feu tel que si on le touche, il dévore à la fois l'homme et son âme.

Longtemps, un serpent de feu vint chez une des veuves d'un village environnant. La femme commença à dépérir et devint songeuse. Les voisins s'en aperçurent, apprirent de quoi il s'agissait et lui conseillèrent de casser des ramilles dans la forêt et de faire avec celles-ci des croix sur toutes les portes, toutes les fenêtres de l'izba et toutes les fissures où qu'elles fussent. Ainsi fit-elle, obéissant à ces braves gens. Et voilà que le serpent arrive et ne peut pénétrer dans l'izba. De fureur il se métamorphose en cheval de feu et rue avec tant de force contre la porte d'entrée qu'il en renverse un battant.

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Tous ces récits me troublaient fort. Les entendre tait effrayant et agréable ! Je pensais : « Quelles étranges histoires il y a dans ce monde ! »

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Après ces récits les femmes, qu'accompagnait le bourdonnement du fuseau, entonnaient de mélancoliques chansons : les neiges blanches et duvetées, l'angoisse des vierges, la lueur de l'esquille, trop faible à leur gré. En effet, le lumignon brûlait sans éclairer. Aux tristes paroles de la chanson mon âme partait pour de douces rêveries ; je m'envolais au-dessus de terre sur un cheval de feu, m'élançais à travers les plaines neigeuses, m'imaginais Dieu, le matin de bonne heure, laissant s'échapper d'une cage d'or, dans le vaste azur du ciel, le soleil, — cet oiseau de feu.

— Il est tard, Ivan devrait être rentré ! C'est la voix de ma mère que j'entends à travers mon sommeil.

Ivan, c'est mon père. Il rentrait à la maison vers minuit. Le matin, à sept heures, il prenait son thé et se rendait à l' « office ». Ce mot « office » me faisait peur, me rappelant le tribunal et les juges. Plus tard, j'appris que l' « office » était le bureau du zemstvo où mon père était employé en qualité de scribe.

De notre village jusqu'à l'office il y avait six verstes. Mon père se rendait au travail vers neuf heures du matin. A quatre heures, il revenait à la maison et à sept heures, après s'être reposé et avoir pris du thé, il disparaissait de nouveau pour aller à son bureau d'où il ne rentrait qu'à minuit.

Une fois, je remarquai que depuis deux jours déjà il n'était pas rentré et que ma mère était très inquiète. Le troisième jour, il revint ivre. Ma mère l'accueillit par des larmes et des reproches.

— Que faire maintenant ? De quoi vivrons-nous ? demanda-t-elle avec angoisse.

Il était pénible et humiliant d'entendre mon père proférer contre ma mère des jurons obscènes et crier :

— Fiche-moi la paix ! Va-t-en au diable ! Laisse-moi vivre ! Vous m'embêtez ! Je ne fais que travailler. Il faut bien que je m'amuse aussi quelquefois.

Je compris alors que mon père allait à l'office pour travailler et que, comme beaucoup d'autres employés, il avait bu sa paye mensuelle. Je compris aussi que toute notre existence reposait sur le salaire de mon père. C'est avec cet argent que mère achète des concombres et des pommes de terre ; grâce à cet argent qu'elle fait, avec des biscuits de seigle pilés ou de la mie de pain rassis, la savoureuse « moura », la soupe froide au kvass, à l'oignon, aux concombres salés et à l'huile de chènevis. Et c'est encore grâce à l'argent de mon père que mère, une fois par mois, fait solennellement des « pelmeni », un plat que j'adore et que j'attends toujours avec impatience, bien que je sache qu'on n'en peut manger qu'une fois le mois, « après le 20 ».

A dater de ce jour, je considérai mon père avec plus d'attention, soit parce que j'avais senti ma sujétion à son égard, soit parce que j'étais effrayé et humilié de ses propos. Et lui, il se mit à s'enivrer de plus en plus souvent, enfin le 20 de chaque mois. Au début, cette date passait sans querelle ; ma mère se bornait à pleurer en silence dans un coin, mais ensuite, il commença à la traiter avec une brutalité toujours croissante ; enfin, je vis qu'il la battait. J'avais beau crier, hurler, m'élancer à son secours, cela ne l'aidait pas bien entendu. Je sautais en arrière, roulais sur le plancher, il ne me restait que les larmes et les cris. Un jour, il la battit jusqu'à ce qu'elle en perdît connaissance. J'étais sûr qu'elle était morte. Elle gisait sur le coffre, sa robe déchirée, sans bouger, sans respirer, les yeux clos. Je hurlai et sanglotai désespérément, mais elle, ayant repris ses sens et jetant autour d'elle un regard sauvage, me caressa et me dit avec calme :

— Ne pleure pas, ce n'est rien !

Et, comme de coutume, elle inclina ma tête sur ses genoux et commença à écraser les parasites que j'avais dans les cheveux tout en me consolant tristement :

— Il faut s'attendre à tout avec ces sales ivrognes, mon petit, ne fais pas attention à eux, ne fais pas attention à eux, mon enfant !

Après ces algarades, la vie reprenait son cours ordinaire : mon père allait régulièrement à l'office, ma mère filait, cousait, lavait et raccommodait le linge. En travaillant, elle chantait toujours, elle chantait avec mélancolie et tristesse en même temps qu'avec entrain. Dans sa jeunesse, elle avait dû être des plus robustes car, maintenant, il lui arrivait parfois de se plaindre :

— Je n'aurais jamais cru que mon dos pourrait un jour me faire mal, qu'il me serait difficile de laver les planchers ou le linge. Autrefois, j'avais aisément raison de tout travail ; aujourd'hui, c'est le travail qui a raison de moi !

Souvent elle fut battue par mon père et cruellement. Quand j'entrai dans ma dixième année, ce n'était plus seulement les 20 du mois mais chaque jour que mon père s'enivrait ; à cette époque surtout il la battait très souvent et elle était justement enceinte de mon frère Basile.

J'avais pitié d'elle. C'était le seul être en qui j'eusse toute confiance et à qui je pouvais raconter tout ce qui se passait dans mon âme.

Tout en m'engageant à lui obéir à elle et à mon père, elle me répétait avec insistance que la vie est dure, qu'il faut peiner sans relâche et que, pour le pauvre, il n'y a pas d'issue. Les conseils et les ordres du père doivent être rigoureusement observés. Le père est intelligent ; pour elle, il était un législateur dont les ordres ne pouvaient être discutés.

Chez nous, grâce à la peine que se donnait ma mère, c'était toujours propre et bien en ordre. La veilleuse brûlait devant les saintes images. Souvent, je vis les yeux gris de ma mère regarder avec tristesse et résignation l'icone qu'éclairait à peine une flamme mourante.

Extérieurement, ma mère était une femme comme il y en a des milliers chez nous en Russie : pas très grande, le visage doux, les yeux gris, les cheveux châtains toujours bien lissés. Si modeste, si effacée !

 

Mon père était un homme étrange. Haut de taille, la poitrine creuse, la barbe taillée, il n'avait rien du paysan. Ses cheveux souples étaient toujours peignés avec soin, je n'ai jamais vu personne d'aussi bien coiffé. Dans nos minutes de câlinerie, j'aimais à passer ma main sur ses cheveux. Il portait des chemises molles à col rabattu, cousues par ma mère, et un petit ruban en guise de cravate. Plus tard, quand apparurent les chemises « fantaisie », un mince cordon remplaça le ruban. Sur sa chemise, un « veston », aux jambes, des bottes goudronnées, au lieu de chaussettes, des bandes de toile.

Quand il n'avait pas bu, il était taciturne, ne disant que l'indispensable et toujours à voix basse, presque en murmurant. Avec moi, il était doux ; mais dans ses moments d'irritation il lui arrivait, on ne sait pourquoi, de m'appeler fissure.

Je ne me rappelle pas qu'à jeun il ait agi ou parlé avec grossièreté. Si quelque chose le contrariait, il grinçait des dents et s'en allait ; mais il ne pouvait cacher son irritation que jusqu'au moment où il tombait en état d'ivresse et pour cela il lui suffisait de boire deux ou trois petits verres. Alors, je voyais devant moi un autre homme ; père devenait acerbe, il cherchait chicane pour des riens, il était désagréable à regarder.

En général les ivrognes me répugnaient profondément, à plus forte raison mon père. J'avais grande honte de lui devant mes camarades, les galopins des rues, bien que leurs pères fussent aussi, pour la plupart, des ivrognes invétérés. « Qu'est-ce donc ? » me demandais-je. Un jour, je goûtai de la vodka, liquide amer, infect ! Je comprenais qu'on prît plaisir à boire du kvass ordinaire ou du kvass mousseux, mais à quoi bon avaler ce poison ? Je décidai que la majorité des gens boivent pour se donner du courage et faire du scandale. Qu'un ivrogne dût nécessairement faire du scandale, cela me paraissait légitime, inévitable. C'était le cas de tous les ivrognes.

Quand il était saoul, mon père abordait littéralement le premier venu qui, pour une raison quelconque, lui inspirait de l'antipathie. Il commençait par saluer avec courtoisie cet inconnu et par lui parler avec une apparente bienveillance. Parfois, un monsieur correctement vêtu écoute, la tête obligeamment inclinée et en souriant, ce que lui dit mon père :

— Que désirez-vous ? s'enquiert-il poliment. Et soudain mon père de répondre :

— Je voudrais savoir pourquoi vous avez des yeux de cochon ?

Ou bien encore :

— N'avez-vous pas honte d'avoir une gueule aussi déplaisante ?

Le passant se met à jurer, crie à mon père qu'il est fou et que sa gueule à lui n'a rien d'humain non plus.

D'ordinaire, cela arrivait après cette date du 20 qui m'était odieuse. Ce jour-là, dans le milieu où je vivais, tous les gens sans exception s'empoisonnaient avec de la vodka et s'adonnaient à une débauche forcenée. C'étaient des jours de cauchemar ininterrompu : les gens perdaient leur aspect humain, hurlaient comme des déments, se querellaient, pleuraient, se vautraient dans la boue, la vie devenait dégoûtante et terrible.

Ensuite, mon père restait couché vingt-quatre heures, buvant du kvass avec de la glace.

— Du kvass !

Il ne prononçait pas d'autres mots pendant ces vingt-quatre heures. Ses traits étaient tirés ; ses yeux, ceux d'un fou. Je m'étonnais qu'il bût autant et me vantais devant mes camarades que mon père pût boire du kvass comme un cheval de l'eau, un seau ou deux. Ils n'étaient point surpris et semblaient me croire.

Quand il n'était pas ivre, mon père ne me battait pas souvent, mais pourtant il lui arrivait de me battre, et sans la moindre raison, me semblait-il. Je me souviens que je lançai une fois un cerf-volant de papier que j'avais fait moi-même et très bien et auquel j'avais attaché des claquettes et des grelots. Il resta accroché au sommet d'un grand bouleau. Cela me faisait peine de le perdre. Je grimpai à l'arbre, atteignis le cerf-volant et redescendais déjà lorsqu'une branche se brisa sous moi. Je virevoltai jusqu'en bas allant donner contre le toit, contre la palissade et enfin m'écrasai sur le sol si violemment que quelque chose craqua en dedans de moi. Je restai assez longtemps étendu à terre, mon cerf-volant déchiré dans les mains. Quand je fus reposé, je regrettai mon jouet, mais trouvai d'autres plaisirs et tout fut vite oublié.

Le lendemain, vers le soir, mon père ordonne :

— Fissure, prépare-toi pour aller aux bains !

Aujourd'hui encore, j'adore aller aux bains. Les bains publics en province sont une chose merveilleuse ! Surtout l'automne quand l'air est transparent, frais, légèrement imprégné d'une savoureuse odeur de champignons et de branches de bouleau, ces mêmes branches que les gens économes rapportent chez eux sous le bras après s'en être servis aux bains. Dans les sombres soirées d'automne chichement éclairées par des lanternes à pétrole, il est agréable de voir les gens bien lavés qui circulent dans les rues et la légère vapeur qui s'échappe d'eux ; agréable surtout de savoir qu'en rentrant à la maison ils prendront du thé aux confitures. J'aimais d'autant mieux aller aux bains qu'il était de rigueur chez nous de prendre, en rentrant, du thé avec des confitures.

A cette époque, mes parents étaient déjà installés en ville au faubourg des Drapiers.

Me voilà donc arrivé aux bains avec mon père. Il était d'excellente humeur. Nous nous déshabillâmes. Soudain, il m'enfonça un doigt dans les côtes et me demanda :

— Qu'est-ce là ?

Je vis alors que mon corps était zébré de jaune et de bleu.

— Je suis tombé et me suis fait un peu mal.

— Un peu ! Pourquoi es-tu tout rayé ?

Je racontai consciencieusement ce qui m'était arrivé.

Alors mon père arracha du balai quelques grosses branches et se mit à me fouetter répétant :

— Ça t'apprendra à grimper aux bouleaux !

Non que cela me fît bien mal mais j'avais honte devant les gens qui étaient aux bains. J'avais honte et j'étais mortifié tandis qu'eux étaient enchantés de cette distraction inopinée. Bien que sans malice, ils riaient aux éclats, sifflaient, encourageaient mon père :

— Vas-y ! Vas-y ! Comme ça ! Flanque-lui une bonne rossée ! N'épargne pas sa peau ! Au bon endroit !

En général, je ne me froissais pas beaucoup quand on me battait, je trouvais cela dans l'ordre des choses. Je savais qu'au faubourg des Drapiers tous, petits et grands, étaient battus. On y battait sans cesse, matin et soir. Les coups, c'est conforme à la loi, c'est inévitable ! Mais ce supplice public aux bains, devant des gens nus et pour leur divertissement, me blessa profondément.

Plus tard, quand j'eus une douzaine d'années, je commençai à protester contre les débauches de mon ivrogne de père. Je me souviens qu'une fois ma protestation l'indigna si fort qu'il saisit un solide gourdin et se précipita sur moi. Craignant qu'il ne me tuât, je m'élançai dans la rue nu-pieds, en caleçon de coutil et en chemise. Je courus quelques centaines de mètres en dépit des quinze degrés de froid et me réfugiai chez un de mes camarades. Le lendemain, toujours pieds nus, j'accourus à la maison. Mon père n'y était pas et bien que ma mère m'approuvât de m'être enfui pour esquiver les coups, elle ne m'en gronda pas moins d'avoir couru pieds nus dans la neige. J'eus beau essayer de lui prouver que je n'avais pas eu le temps de mettre mes bottes, pour un peu elle m'aurait battu !

Quand il avait bu, mon père chantait parfois mélancoliquement, d'une voix haute, presque féminine, qui semblait lui être étrangère et contrastait singulièrement avec son extérieur et son caractère. Il chantait une chanson dont les paroles étaient tout à fait absurdes :

 

            Siksanikma,

            Tchetvertakma,

            Tazanitma,

            Souleimatma,

            Ossoum ta,

            Bichtinikma !

            Digin, digin.

            Digin, digin !

 

Je ne pus jamais me décider à lui demander ce que signifiaient ces mots mutilés, semi-tartares. je ne pus jamais comprendre non plus le sens de certain dicton qu'il répétait souvent.

En général, il ne parlait jamais de Dieu. Il allait rarement à l'église, mais y priait avec grande dévotion. Il regardait devant lui avec recueillement, se signait et s'inclinait peu, mais on sentait qu'il répétait à part soi toutes les prières qu'il connaissait. Il est douteux qu'il en sût beaucoup, je ne les lui ai jamais entendu réciter à la maison ni le matin ni le soir.

A l'église non plus, il ne m'adressait pas la parole et se bornait à me donner une taloche sur la nuque quand, debout à ses côtés, je commençais à m'amuser et à regarder la barbe, le nez et les yeux des voisins.

— Reste tranquille, fissure, me disait-il à voix basse après m'avoir frappé sur le crâne. Aussitôt je me faisais humble devant le Seigneur et prenais la mine contrite d'un croyant.

Plus tard, quand je travaillai avec mon père à l'office, je remarquai que son carton portait toujours un dessin : une tombe, un petit monticule surmonté d'une croix et en dessous cette inscription : « Ici, il n'y a plus ni souffrances, ni tristesses, ni soupirs, mais la vie éternelle. »

 

 

 

Malgré les incessantes querelles entre mon père et ma mère, il faisait tout de même bon vivre ! Au village, j'avais de nombreux camarades, tous de braves garçons. Nous faisions la grande roue, grimpions sur les arbres et les toits, fabriquions des arcs, lancions de petits bateaux et des cerfs-volants. Nous allions dans les potagers, répandions les graines des pavots mûrs, en mangions, volions des raves et des concombres. Nous rôdions dans les aires et dans les ravins. Tout était intéressant. Partout la vie me révélait ses menus secrets et m'enseignait à l'aimer et à la comprendre.

Je m'étais creusé derrière le potager une tanière où je pénétrais en rampant. Je m'imaginais que je vivais seul sur terre, libre, sans père ni mère. Je songeais qu'il serait bon de se pourvoir de vaches, de chevaux et rêvais de choses vagues et enfantines, d'une vie semblable à un conte de fées. Ce qui surtout me comblait de joie c'étaient les rondes qu'on organisait deux fois par an à Siemik et à Spasse. Les jeunes filles maquillées de rouge et de blanc venaient dans des sarafanes bariolées ornées de rubans écarlates. Les gars eux aussi se paraient tout exprès. On formait un cercle et on menait une ronde tout en chantant de merveilleuses chansons. La démarche, la parure, les visages de fête qu'avaient les gens, tout cela révélait une autre vie, belle, digne, sans rixes, sans disputes, sans ivresse.

Un jour, mon père se rendait en ville avec moi aux bains publics. L'automne était avancé, il y avait du verglas. Il glissa et se démit le pied. Nous regagnâmes la maison tant bien que mal, ma mère fut désespérée :

— Qu'allons-nous devenir ? Qu'allons-nous devenir ? répétait-elle abattue.

Le lendemain matin, mon père l'envoya à l'office expliquer au secrétaire pourquoi il n'avait pu se rendre au travail.

— Qu'ils envoient quelqu'un constater que je suis vraiment malade. Ils vont me chasser, les cochons, c'est probable.

Je comprenais déjà que si l'on renvoyait mon père, notre situation deviendrait terrible, il nous faudrait mendier de par le monde. Déjà, nous n'avions pour tout asile qu'une petite izba que nous louions un rouble et demi par mois. Je me rappelle très bien l'effroi avec lequel mes parents répétaient ces mots :

— Chasser du service !

Ma mère fit venir les rebouteux, gens graves et sinistres ; ils pétrirent la jambe de mon père, la frictionnèrent d'ingrédients à l'odeur pestilentielle. Je me souviens qu'ils allèrent même jusqu'à la brûler avec du feu ce qui n'empêcha pas mon père de rester longtemps sans pouvoir se lever. Cet accident nous força d'abandonner le village et, pour nous rapprocher de l'endroit où travaillait mon père, nous nous installâmes en ville, rue du Marché aux poissons, dans la maison Lisitzine où mes parents avaient vécu auparavant et où j'étais né en 1873.

La vie bruyante et malpropre de la ville me déplut. Nous nous serrâmes tous dans une seule pièce : père, mère, moi, mon petit frère et ma sœur. J'avais alors entre six et sept ans. Ma mère allait en journées, laver les planchers et raccommoder le linge. Elle m'enfermait à clef avec les petits dans la chambre depuis le matin jusqu'au soir. Nous vivions dans une masure en bois. Si un incendie avait éclaté, nous aurions bel et bien grillé ! Pourtant, je réussissais à enlever le châssis de la fenêtre ; nous rampions tous trois hors de la chambre, courions dans la rue sans oublier de rentrer à heure fixe. Je remettais soigneusement le châssis en place et personne ne se doutait de rien. Le soir, sans lumière, dans une chambre fermée à clef, c'était effrayant. J'avais peur surtout en me rappelant les terribles contes et les sombres histoires de Kirillovna. A chaque instant, je croyais voir apparaître la sorcière et le loup-garou. En dépit de la chaleur, nous nous blottissions sous la couverture et restions couchés en silence, craignant de sortir la tête et suffoquant. Quand l'un de nous toussait ou soupirait, les autres lui disaient :

— Chut ! Retiens ton souffle !

Dans la cour, un bruit sourd. Derrière la porte, de prudents tâtonnements... J'étais ravi quand j'entendais les mains de ma mère, d'un geste sûr et calme, ouvrir la serrure.

Notre porte donnait dans un couloir mi-obscur, entrée de service d'un appartement habité par une certaine générale. Un jour qu'elle me croisa dans le corridor, la générale me parla d'un ton caressant de je ne sais plus quoi et ensuite s'informa si je savais lire et écrire.

— Non.

— Alors, viens chez moi, mon fils t'enseignera tes lettres.

J'allai chez elle. Son fils, un collégien d'une quinzaine d'années, comme s'il n'avait attendu que cela depuis longtemps, se mit en devoir de m'enseigner l'alphabet. J'appris assez vite à lire à la joie de la générale qui, chaque soir, me faisait faire la lecture à haute voix. Mais alors arriva quelque chose de tout à fait inexplicable : après avoir lu une page, il m'était impossible de comprendre de quel côté la tourner. Je la tournais de-ci de-là et recommençais ce que je venais de lire. La générale m'expliquait avec persuasion comment il convient de tourner les pages des livres. Il me semblait avoir assimilé cette connaissance, mais parvenu à la dernière ligne, de nouveau, je ne sais pourquoi, je tournais la page gauche en arrière et la droite deux fois de manière qu'elle se plaçait devant mes yeux du côté déjà lu. Un jour, la dame se fâcha de cette bizarrerie et, dans son irritation, me traita d'imbécile. Mais cela n'aida pas. Après avoir lu la page jusqu'au bout, je ne sus tout de même pas de quel côté la tourner et j'éclatai en sanglots. Il me semble que ni auparavant, ni plus tard, je n'ai pleuré aussi amèrement. Mes larmes émurent évidemment la générale qui me dit :

— Assez lu !

Depuis lors, je cessai d'aller chez elle.

A quelque temps de là, les contes de Bova Korolievitch me tombèrent sous la main. Je fus très frappé que le héros, à l'aide d'un simple balai, ait pu disperser et massacrer cent mille guerriers.

« Brave gars, pensai-je, si j'en pouvais faire autant ! »

Stimulé par le désir d'une action héroïque, j'allais dans la cour, prenais le balai et me mettais à houspiller les poules ce qui me valait d'être battu sans merci par les propriétaires de la volaille.

J'aimais à lire et lisais n'importe quel papier imprimé qui me tombait sous les yeux. Un jour, ayant pris une liste, j'y lus : « Prions pour la santé d'Ieraksa, d'Ivan, d'Eudoxie, de Fiodor, de Nicolas et d'Eudoxie. »

Ivan et Eudoxie c'est mon père et ma mère ; Fiodor c'est moi ; Nicolas et Eudoxie c'est mon frère et ma sœur. Mais qui est cet Ieraksa ? Ce nom inconnu me paraissait effrayant. Celui qui le portait était sans doute un être extraordinaire, un brigand, un sorcier, peut-être pire encore.

Je pris mon courage à deux mains et demandai :

— Père, qui est cet Ieraksa ?

Mon père me fit ce récit bref et mémorable :

— J'ai travaillé au village jusqu'à dix-huit ans, j'ai labouré la terre. Ensuite, je suis parti pour la ville où j'ai fait un peu tous les métiers : porteur d'eau, dvornik, ouvrier dans une fabrique de bougies, enfin domestique chez le commissaire de police Tchirikov à Klioutchitch. Dans ce bourg vivait un sacristain du nom d'Ieraksa. C'est lui qui m'a enseigné à lire et à écrire. Jamais je n'oublierai le bien qu'il m'a fait. Et toi non plus, n'oublie pas les gens qui te feront du bien, — ils ne seront pas nombreux, c'est bien facile de se les rappeler !

Peu après, le nom du sacristain fut transcrit par mon père de la page : A la santé de, sur la page : Pour le repos de l'âme des serviteurs de Dieu.

— Voilà, dit mon père, ici aussi je lui réserve la première place.

Parfois, l'hiver, venaient chez nous des hommes barbus en chaussons de tille et en vestes de fourrure. Il se dégageait d'eux une forte odeur de pain d'orge mêlée à une autre odeur particulière aux gens de Viatka et qui tient peut-être à ce qu'ils mangent beaucoup de farine d'avoine. C'étaient des parents de mon père, son frère et ses neveux. On m'envoyait quérir de la vodka, on buvait longuement du thé, on parlait des récoltes, des impôts, de ce que la vie était difficile au village, de ce qu'on avait saisi le bétail et jusqu'au samovar chez des gens qui ne s'étaient pas acquittés de leurs impôts.

— C'est dur !

Cette exclamation revenait si souvent et avec des intonations si différentes ! Je songeais :

« Quelle chance que mon père soit installé en ville, que nous n'ayons ni vaches ni chevaux et que personne ne puisse nous prendre notre samovar ! »

Un jour, je remarquai que mon père et ma mère étaient terriblement inquiets et s'entretenaient souvent à mi-voix, répétant maintes fois le mot « procureur » qui me semblait aussi effrayant que le mot Ieraksa.

— Qu'est-ce qu'un procureur ? demandai-je à ma mère. Elle m'expliqua :

— Le procureur c'est plus que le gouverneur !

Sur le gouverneur j'avais déjà quelques idées. Mon père avait raconté au voisin, devant moi, sous le porche :

— C'était Skariatine qui était alors gouverneur. Un beau jour, il s'amène au village, ordonne à tous les habitants de se coucher dans les rues et se met à les fouetter à coups de nagaïka. Ayant appris qu'un procureur était plus encore qu'un gouverneur, je m'attendais à ce que le procureur fît coucher dans les rues tous les habitants de la ville pour les rosser de ses propres mains. Je ne manquerais pas d'en avoir aussi ma part !

Mais, en réalité, l'affaire était plus simple. La sœur cadette de ma mère avait été enlevée et vendue, par je ne sais qui, à une maison publique, ce que mon père ayant appris, il fit des démarches auprès du procureur afin qu'elle fût remise en liberté. A quelques jours de là, je vis apparaître chez nous tante Anna. Elle était fort belle, gaie, rieuse et chantait sans cesse. Je commençai à comprendre que dans cette vie tout n'est pas aussi terrible qu'il semble d'abord quand on ne sait pas.

Dans notre cour travaillaient des maçons et des charpentiers ; je leur portais en cachette du papier blanc dont ils se servaient comme papier à cigarettes. Tout en roulant leurs « sèches », ils me proposaient :

— Tire une bouffée, ça nettoie la poitrine.

La fumée âcre et verdâtre de leur mauvais tabac n'était guère à mon goût, mais il faut tout connaître ; je pris une « sèche » et tirai. J'eus mal au cœur. Tout en éprouvant d'effroyables envies de vomir, je songeais avec philosophie :

« Voilà comment cela nettoie la poitrine ! »

Les jours de fête, maçons et charpentiers se saoulaient jusqu'à en perdre la raison et s'engageaient dans des rixes. Mon père faisait la bombe et du vacarme avec eux. Cela m'était désagréable et ne laissait pas de m'étonner. Mon père n'est pas des leurs, il s'habille avec distinction et porte une cravate tordue à la manière d'un cordon. Tandis que les autres, des gens de rien. Il ne sied pas à mon père de s'enivrer avec eux !

Notre propriétaire, le marchand Lisitzine avait une fille qui jouait du piano. Cette musique me paraissait divine. Je crus d'abord que la jeune fille jouait d'un orgue de barbarie ordinaire, c'est-à-dire qu'elle tournait simplement une manivelle et que la musique se faisait d'elle-même à l'intérieur de la caisse, mais j'appris bientôt qu'elle faisait jaillir ces sons sous ses doigts.

« C'est habile ! pensai-je, voilà ce qu'il me faut apprendre ! »

Or il arriva soudain, comme par enchantement, qu'un des locataires de la maison mit en loterie son vieux clavecin ; mes parents me prirent un billet et je gagnai le lot. J'en fus follement content, convaincu que maintenant j'allais pouvoir apprendre à jouer. Mais quel ne fut pas mon chagrin quand, en dépit de mes instantes supplications, on ferma le clavecin à clef, m'interdisant d'y toucher ! Dès que je m'approchais de l'instrument, les adultes criaient :

— Prends garde, tu vas le casser !

Par contre, lorsque je tombai malade, ce n'était déjà plus sur le plancher mais sur le clavecin que je dormais. Je me disais parfois : « Si je soulevais le couvercle, si j'essayais, peut-être que je sais déjà jouer ? »

Je couchai longtemps sur le clavecin. Il me semblait étrange qu'il fût permis d'y dormir et interdit d'en jouer. Peu après, cet encombrant instrument fut vendu vingt-cinq ou trente roubles.

J'avais environ huit ans quand, à Noël ou à Pâques, je vis pour la première fois sur les tréteaux le saltimbanque Iachka.

A cette époque, Jacob Mamonov était connu dans toute la région du Volga comme un « paillasse » et un « père Carnaval ». Robuste, sur le retour de l'âge, des yeux tout à la fois railleurs et courroucés dans une face de rustre, d'épaisses moustaches noires coulées en fonte, Iachka était passé maître dans l'art de faire ces bons mots d'un comique lourd, taillé à coups de hache qui, jusqu'aujourd'hui, alimente la rue et la place publique.

Ses grosses plaisanteries, ses railleries audacieuses aux dépens du public, sa voix tonitruante et éraillée, toute sa personne m'écrasait et me fascinait. A mes yeux, Iachka était un maître intrépide et un dompteur d'hommes. J'étais convaincu que tout le monde, y compris la police et le procureur, avait peur de lui.

Je le contemplais bouche bée, avec ravissement, retenant ses facéties :

— Hé ! la bru, tête de grue, viens à nous, sur mes genoux ! criait-il à la foule qui stationnait devant sa baraque.

Bousculant les artistes, il s'avançait sur les tréteaux, brandissant un pantin en loques et braillant :

— Dispersez-vous, le gouverneur vient à vous !

Charmé par cet artiste forain, je restais si longtemps devant sa baraque que mes jambes étaient engourdies par le froid et que les oripeaux bariolés des baladins me faisaient voir trouble.

« Être un homme comme Iachka, voilà le bonheur ! » rêvais-je.

Il me semblait que tous ces mimes étaient pleins d'une joie inépuisable et qu'ils aimaient à faire les pitres, à plaisanter et à rire aux éclats. Maintes fois, lorsqu'ils s'avançaient sur les tréteaux, je vis de la vapeur s'élever d'eux comme d'un samovar. Naturellement, il ne me vint pas à l'esprit que ce pût être la sueur, rançon d'une tension musculaire douloureuse et d'un travail diabolique.

Je n'oserais affirmer avec une entière certitude que ce soit précisément Jacob Mamonov qui, à mon insu, ait éveillé dans mon âme mon penchant pour la vie artistique. Mais peut-être est-ce justement à cet homme voué au divertissement de la foule que je dois mon goût précoce pour le théâtre et le spectacle si différents de la réalité. J'appris bientôt que Mamonov avait été cordonnier et avait donné ses premières « représentations » avec sa femme, son fils et ses apprentis qui constituaient sa première troupe. Cela ne fit que relever son prestige à mes yeux. Il n'est pas donné à n'importe qui de se hisser d'un sous-sol sur les tréteaux. Je passais des journées entières à le contempler et étais bien affligé quand venait le grand carême et que Pâques et la semaine de Quasimodo étaient passées. Alors, la place se vidait : on enlevait les bâches de la baraque, mettant à nu sa frêle ossature de bois. Plus personne sur la neige foulée, jonchée d'écorces de tournesol, de coquilles de noix et de papillotes éventrées. La fête s'était évanouie comme un rêve et la place qui tout à l'heure n'était que gaieté, rumeurs et animation, a l'air maintenant d'un cimetière auquel manqueraient les tombes et les croix.

Après, pendant longtemps, je voyais en songe des choses étranges : de longs couloirs aux fenêtres rondes par lesquelles j'apercevais des cités d'une beauté féerique, des montagnes, des temples somptueux comme il n'y en a pas à Kazan et beaucoup de choses merveilleuses qu'on ne voit qu'en rêve.

 

 

 

Nous nous étions installés au faubourg des Tartares, dans une petite chambre au-dessus d'une forge. A travers le plancher, on entendait les coups joyeux et rythmés des marteaux battant le fer et l'enclume. Dans la maison habitaient des charrons, des carrossiers et un pelletier cher à mon cœur. L'été, je dormais dans les équipages en réparation ou dans une voiture neuve qu'on venait d'achever et d'où se dégageait une appétissante odeur de maroquin, de vernis et de térébenthine.

Le pelletier était un homme aux yeux et aux cheveux noirs, au visage oriental. Il me confiait du travail : je devais étendre sur le toit, pour les faire sécher, toute espèce de fourrures et les battre ensuite avec de souples et menues baguettes. Pour cette besogne, il me payait cinq copecks. C'était pour moi richesse et bonheur ! Pour deux copecks, je pouvais aller aux bains du lac Kaban où, dans le compartiment réservé à la noblesse, je nageais si longtemps dans l'eau froide que j'en sortais bleu comme un têtard. Impossible d'emmener avec moi mon frère et ma sœur qui étaient petits encore : mon frère, un gamin vif, gai et intelligent ; ma petite sœur douce et pensive. Je l'appelais « grognon ». Avec l'argent que je gagnais, je leur achetais de la « khalva ». Nous nous régalions en enfonçant nos jeunes dents dans cette masse blanche, dure comme pierre. C'était amusant de sentir cette chose étrange adhérer fortement aux mâchoires, devenir pâteuse comme la poix des cordonniers et fondre en remplissant la bouche d'une délicate saveur de lait et de craie.

Je me souviens du forgeron, un jeune et joyeux gars. Il me faisait gonfler ses soufflets et, en échange, me forgeait des palets de fer pour jouer aux osselets. Il ne buvait pas de vodka et chantait très bien. J'ai oublié son nom, mais il m'aimait beaucoup et moi aussi, je l'aimais.

Quand il entonnait une chanson, ma mère assise près de la fenêtre, avec son ouvrage, soutenait son chant. J'étais ravi d'entendre deux voix chanter si bien d'accord. J'essayais de me joindre à elles ; je chantais, mais en sourdine, pour ne pas embrouiller la chanson. Le forgeron m'encourageait :

— Vas-y Fedka, vas-y ! Chante ! Ton âme en deviendra plus joyeuse. Le chant c'est comme l'oiseau, lâche-le, il s'envole.

Même sans chanson, j'avais le cœur joyeux ! Pourtant, en effet, s'il m'arrivait de chanter à la pêche ou dans les champs il me semblait, une fois la chanson terminée, qu’elle continuait à vivre et à voler de ses propres ailes.

J'allais rarement à l'église. Or un jour que je jouais non loin de Saint-Barthélemy, j'y entrai. Dès le seuil, j'entendis des chants harmonieux. Je fendis la foule et parvins auprès des chantres. Les chœurs étaient composés d'hommes et de petits garçons. Je remarquai que ces derniers tenaient dans les mains des feuilles de papier réglé. J'avais déjà entendu dire qu'il existait des notes pour le chant et j'avais même vu du papier réglé avec des crochets noirs, signes incompréhensibles selon moi. Mais ici, j'observai quelque chose de tout à fait inaccessible à l'esprit : le papier que les petits garçons avaient entre les mains était réglé mais entièrement blanc, sans crochets noirs. Il me fallut réfléchir longtemps avant de deviner que les notes étaient écrites sur le côté de la feuille tourné vers le chanteur. C'était la première fois que j'entendais chanter en chœur, cela me plut beaucoup.

A quelque temps de là, nous emménageâmes de nouveau au faubourg des Drapiers dans deux petites chambres situées au sous-sol. Je crois que le jour même de notre arrivée, j'entendis au-dessus de nous des chants d'église et j'appris aussitôt qu'un maître de chapelle habitait l'étage supérieur et qu'il avait en ce moment une répétition chez lui. Quand les voix se furent tues et que les chanteurs s'en furent allés, je montai bravement et demandai à un personnage que je distinguais mal, tant j'étais confus, s'il voulait bien m'engager comme chantre ? Il décrocha son violon :

— Suis l'archet ! me dit-il.

Je « tirai » quelques notes avec soin en suivant le violon. Alors le maître de chapelle :

— La voix y est, l'oreille aussi. Je vais t'écrire des notes, tu les apprendras.

Il écrivit une gamme sur la portée et m'expliqua ce qu'étaient les dièses, les bémols et les clefs. Tout cela m'intéressa sur-le-champ. J'assimilai vite ces difficiles notions et aux troisièmes vêpres, je distribuais déjà aux chantres leurs parties d'après les clefs. Ma mère se réjouit fort de mes succès ; mon père y resta indifférent, néanmoins, il exprima l'espoir que peut-être, si je chantais bien, je pourrais ajouter, ne fût-ce qu'un rouble, à son maigre salaire. C'est ce qui arriva. Je chantai sans rémunération un trimestre environ ; après quoi, le maître de chapelle me fixa un salaire d'un rouble et demi par mois.

Il s'appelait Chtcherbinine. C'était un homme singulier. Il portait de longs cheveux rejetés en arrière et des lunettes bleues qui lui donnaient un aspect noble et sévère, bien que son visage fût affreusement grêlé de petite vérole. Il s'habillait d'une sorte de vaste robe de chambre noire, sans manches, et d'une cape ; sur la tête, un chapeau de brigand. Il était peu loquace. En dépit de toute sa distinction, il buvait éperdument comme tous les habitants du faubourg des Drapiers ; en outre, étant scribe au tribunal d'arrondissement, la date du 20 lui était aussi fatale. Dans notre faubourg, plus que dans n'importe quelle autre partie de la ville, après le 20, les gens faisaient peine à voir. Ils étaient malheureux, fous et menaient grand vacarme avec le concours de tous les éléments et le répertoire des plus basses injures. J'avais pitié du maître de chapelle et lorsque je le voyais abominablement saoul, mon cœur souffrait pour lui.

Les commis du marchand Tchernoïarov organisèrent, à je ne sais plus quelle occasion, une soirée dans la maison de leur patron. Ils prièrent Chtcherbinine de leur envoyer des chanteurs. Le maître de chapelle m'ayant choisi, ainsi que deux autres camarades, nous allions à trois chez les commis pour les répétitions. On nous y gavait de pâtisseries et de thé, dans lequel on pouvait mettre du sucre à volonté. C'était magnifique ! A la maison et même dans les échoppes où nous autres gamins allions prendre du thé, entre la messe basse et la grand'messe, il était permis seulement de grignoter un petit morceau de sucre et non de sucrer le liquide. Tandis qu'ici, on pouvait mettre dans son verre jusqu'à cinq morceaux ! Les vendeurs étaient très gentils ; ils nous traitaient avec bonhomie et nous régalaient cordialement. A la soirée assistèrent des marchands, des messieurs et des grandes dames. C'était bien éclairé, joyeux, inusité pour moi et agréable en somme. Nous chantâmes un trio qui commençait par ces mots :

 

            Sombres sont les nuits.

            Les yeux des mortels...

 

Il me souvient que cela s'intitulait Hymne de Noël. Pour d'incompréhensibles raisons, le chœur se dispersa et Chtcherbinine dut suspendre son activité. Évidemment cela lui fut pénible, car il se mit à boire plus violemment encore. Quand il était ivre, il m'appelait chez lui, prenait son violon et à trois — lui, le violon et moi — nous chantions et si bien, parfois, qu'on avait envie de pleurer d'une joie imprécise. Après quoi, il s'en allait au cabaret et, aussitôt rentré, m'appelait de nouveau pour chanter. Je ne me rappelle pas qu'il m'ait parlé d'une chose importante ni qu'il m'ait rien enseigné, mais évidemment, je lui plaisais comme lui me plaisait. C'était un homme solitaire et sombre, sans doute un de ces Russes peu nombreux qui souffrent en silence et sont trop fiers pour se plaindre de la destinée. Une fois, sur le soir, il m'appela :

— Allons !

— Où ?

— Chanter les vêpres.

— Où ? Avec qui ?

— A nous deux.

Et par les ravins, longeant des hangars en briques, nous nous rendîmes à l'église de Sainte-Barbe Martyre, située au champ d'Arski. Nous y chantâmes les vêpres à deux voix, soprano et basse, et le lendemain, la messe. Longtemps, nous allâmes ainsi d'église en église jusqu'à ce que Chtcherbinine entrât au monastère du Saint-Sauveur pour y diriger le chœur épiscopal. Ici, je devins exécutant et reçus non plus un rouble et demi mais six roubles par mois. Un gros salaire ! En outre, je gagnais de l'argent aux enterrements, aux mariages, aux Te Deum. J'aurais dû remettre cet argent à mes parents, mais, bien entendu, j'en dissimulais une partie. Quand on me donnait un rouble vingt copecks pour un enterrement j'en gardais la moitié pour Iachka et pour les friandises. J'étais ravi : quelle magnifique chose que le chant ! C'est pour vous-même un immense plaisir et encore on vous paye par-dessus le marché et l'on peut aller admirer le talent de Jacob Ivanovitch Mamonov !

A Noël, j'allai comme tous les chantres « célébrer le Christ » et chanter en chœur Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! le concerto de Bortnianski, ainsi que le trio Sombres nuits. Ces chants plurent à nos hôtes qui nous donnèrent cinquante copecks. Nous chantâmes encore ailleurs et fîmes si bien qu'à la fin de la journée, nous avions récolté six roubles environ. C'était suffisant pour s'amuser pendant les fêtes de Noël.

Quand Pâques fut proche, je décidai de composer moi-même un trio. Je pris un violon, du papier et me mis à écrire la musique pour ces paroles le Christ est ressuscité d'entre les morts. Comment j'avais appris à jouer du violon, je le conterai plus tard. Je trouvai assez vite la mélodie et réussis sans trop de peine à écrire la seconde partie par ce que je m'imaginais qu'elle devait nécessairement suivre la première, mais une tierce en dessous. Quand j'entrepris la troisième qui constitue l'harmonie, je fus consterné d'entendre que tout était inexact, faux. J'ignorais, bien entendu, l'existence de l'accord majeur et des différentes tonalités, aussi avais-je placé au hasard devant chaque note n'importe quels signes, dièses et bémols. Après avoir arrangé tant bien que mal la deuxième partie, je repris la troisième. Je vérifiai mon essai : la basse se confondait avec la première, mais de la seconde, rien, absolument rien ne voulait sortir. Je me débattis tant et si bien que je triomphai de cette difficulté. J'avais composé mon trio. Il sonnait assez juste et fut au goût des auditeurs. A nous trois, nous avions gagné de l'argent pour aller voir Iachka.

Mon trio était écrit à l'encre violette ce qui me rappelle ces vers humoristiques dont j'ai oublié l'auteur :

 

            Rempli d'impressions nouvelles,

            Et tout gonflé de jeunes forces,

            Aujourd'hui, j'écris à l'élue

            Ces mots à l'encre violette.

 

            Mais le rêve était par trop bête

            Et ma force vite abattue.

            Comme naguère avant l'histoire,

            Je n'écris plus qu'à l'encre noire.

 

Je gardai longtemps cet essai mais finis pourtant par le perdre en même temps que les lettres de mon père et mon livre préféré, les vers de Béranger traduits par Kourotchkine. C'était un livre tout dépenaillé auquel manquaient les premières pages. Je l'avais trouvé, c'est étrange dans les W. C. Pendant de longues années, il ne me quitta pas. J'aimais surtout les vers suivants :

 

            Il était un petit homme

            Tout habillé de gris

            Dans Paris,

            Joufflu comme une pomme,

            Qui sans un sou comptant
            Vit content,

            Et dit : Moi, je m'en...

            Et dit : Moi je m'en...

            Ma foi, moi, je m'en ris !

            Oh ! qu'il est gai,

            Oh ! qu'il est gai,

            Le petit homme gris !

 

Longtemps, je considérai le héros de ce poème léger et insouciant comme l'être le plus accompli ; il se distinguait si avantageusement des gens parmi lesquels je vivais !

 

            A courir les fillettes,

            A boire sans compter,

            A chanter,

            Il s'est couvert de dettes,

            Mais quant aux créanciers

            Aux huissiers,

            Il dit : Moi, je m'en...

            Il dit : Moi, je m'en...

            Ma foi, moi je m'en ris !

            Oh ! qu'il est gai,

            Oh ! qu'il est gai,

            Le petit homme gris !

 

Au faubourg des Drapiers, on ne savait pas parler ironiquement des hommes de loi.

Tout en m'occupant de chant, je faisais mes études à l'école primaire de Védernikov. Dans cette école, garçons et filles étudiaient ensemble ; aussi ne tardai-je guère à avoir un roman avec une des élèves.

J'étais assez doué ; j'apprenais facilement, donc avec nonchalance et paresse. Je préférais glisser sur un patin, sur un seul, une paire coûtait trop cher. Il m'arrivait souvent de perdre mes livres de classe, parfois même, je les vendais pour acheter des friandises et je ne savais presque jamais mes leçons.

J'étais assis à côté d'une fillette plus âgée que moi de deux ans environ. On l'appelait Tania. Elle me venait en aide dans les minutes difficiles en me soufflant. Par là, elle éveilla en moi un sentiment de profonde sympathie. Un jour, dans le corridor, pendant la récréation, débordant d'un vif désir de la remercier, je l'embrassai. Elle s'effraya un peu, jeta un regard autour d'elle et murmura :

— Qu'as-tu fait ? Qu'as-tu fait ? La maîtresse aurait pu te voir. Quand nous jouerons dans la cour, nous nous cacherons ensemble et tu m'embrasseras.

J'ignorais qu'un garçon de mon âge ne devait pas embrasser les petites filles ; je compris seulement que c'était impossible de s'embrasser devant la maîtresse, sans doute parce qu'elle ne nous avait pas enseigné à le faire. L'idée confuse que le baiser pût être défendu ne me vint que lorsque j'embrassai Tania dans un coin commode et sentis que c'était meilleur de s'embrasser ainsi que devant les gens. Dès lors, je cherchai les occasions de rester en tête-à-tête avec elle et nous nous embrassions tant que nous voulions. Je ne crois pas que ces baisers aient eu un autre caractère que de pures caresses d'enfant, caresses dont le cœur humain est si avide, peu importe qu'il soit petit ou grand ! Naturellement, la maîtresse ne tarda pas à nous attraper. Mon amie et moi fûmes chassés de l'école. Mon père et ma mère connurent-ils la raison de mon bannissement ? Je ne le sais. Je crois que non, autrement, on m'aurait donné une fessée dont je me souviendrais.

Toutefois, cet incident ne fut pas sans laisser de traces sur mon âme. Je compris que les baisers sont plus doux quand on se cache et quand la maîtresse m'eut puni, il m'apparut que les baisers sont chose honteuse. En outre, cet incident éveilla en moi la curiosité de la femme et modifia mes sentiments envers elle. Jusqu'alors, j'accompagnais parfois ma mère aux bains publics, maintenant je m'y refusais, craignant d'éprouver de la honte.

Peu après, j'entrai dans la quatrième école paroissiale où je ne fis pas long feu non plus. La raison en fut un étrange accident : un jour que j'allais en classe, un gaillard se précipita de la porte cochère de Jouravliov et, avec un gourdin sans doute, me porta un grand coup derrière la tête me la fendant jusqu'au sang. Puis il s'évanouit comme une fumée.

Je geignais en appliquant de la neige sur ma blessure et continuai mon chemin me demandant

pourquoi ce coup de trique ? Ni à l'école ni à la maison, je ne soufflai mot à personne de ce qui m'était arrivé. Si mon père avait appris que l'on m'avait cassé la tête, c'est encore moi qu'il aurait rossé. La blessure commença de suppurer, mais sous les cheveux, ça ne se voyait pas.

Par malheur, à quelques jours de là, je fis une espièglerie en classe ou bien je répondis mal au maître qui justement aimait à « plumer la gelinotte ».

Voici comment on plume la gelinotte : on prend sur la nuque, entre le pouce et l'index, une mèche de cheveux et tout en la serrant vigoureusement, on la tire très fort de bas en haut. C'est comme si l'on vous arrachait le cou. Le maître pluma la gelinotte juste à l'endroit de la blessure. Je hurlai de douleur. Des lèvres de la plaie jaillit du sang mêlé de pus. Je me précipitai à la maison où je reçus une volée parce que je ne voulais rien apprendre.

— Coupez-moi en deux, déclarai-je, mais je ne remettrai plus les pieds dans cette école.

On me traita d'animal acariâtre, de fissure et de beaucoup d'autres qualificatifs encore. Puis, mon père ayant décidé que je ne ferais jamais rien de bon, me mit en apprentissage chez mon parrain, le cordonnier Tonkov. J'étais déjà allé le voir auparavant avec mes parents. Je me plaisais beaucoup chez lui. A l'atelier se trouvait une armoire vitrée où des formes et des cuirs étaient soigneusement rangés sur les rayons. L'odeur du cuir m'attirait et j'aurais bien voulu jouer avec les formes. Tout était fort intéressant. J'aimais surtout la femme de Tonkov. Chaque fois que je venais, elle me régalait de noisettes et de croquettes de pain d'épice à la menthe. Sa voix était douce et caressante et, pour moi, se confondait étrangement avec le parfum de pain d'épice. Elle parle, je regarde sa bouche et il me semble que ce n'est pas avec des mots qu'elle parle, mais avec des croquettes parfumées. Plus tard, lorsque déjà artiste, je venais à Kazan et rencontrais cette femme, sa voix suave me donnait la même impression de légères et savoureuses croquettes de pain d'épice à la menthe. En me confiant au cordonnier, mon père me dit gravement :

— Quand tu sauras coudre des bottes, tu seras un homme, tu passeras maître cordonnier, tu gagneras de l'argent et pourras nous aider. Je me fis volontiers cordonnier, persuadé que cela valait mieux que de savoir la table de multiplication à la suite et au hasard. Et voilà encore que ma mère m'avait fait deux tabliers à bavettes ! Je me souviens que c'était l'automne. Les premières gelées avaient commencé quand ma mère m'accompagnait à l'atelier. J'allais pieds nus, en tablier neuf. Les mains fourrées sous ma bavette comme il sied à un véritable cordonnier, je regardais sans cesse de tous côtés en marchant, comment se comportait à mon égard le peuple de Kazan ? Le peuple, en raison de son immémoriale indifférence aux événements historiques, ne prenait sans doute pas garde à moi, mais j'étais convaincu que tous les gens pensaient intérieurement :

— Tiens, tiens, voici encore un nouveau maître cordonnier ! Ma mère soupirait. En passant au marché, elle m'acheta cinq concombres pour un copeck ; j'en mis quatre sous ma bavette et le cinquième dans ma bouche et marchais tirant au monde entier une grande langue verte.

Tonkov était un homme robuste, haut de taille, aux cheveux bouclés. Il portait une blouse blanche, de larges pantalons de satinette et d'étranges godasses. Il m'accueillit avec bonhomie :

— Aujourd'hui, regarde. Demain tu te mettras à l'ouvrage ! Possédé du désir de travailler, je dormis mal la nuit. Le matin, je sautai à bas de mon lit en même temps que les autres, à 6 heures. J'avais une terrible envie de dormir. On me donna un verre de thé avec du pain, puis le patron me montra comment tordre le ligneul. Je me mis au travail avec zèle, mais, à mon grand étonnement, la besogne n'avançait pas. Tout d'abord, les maîtres ouvriers ne firent pas attention à moi, mais bientôt, ils me traitèrent d'imbécile.

J'appris à tordre le ligneul, il fallait y introduire par les deux extrémités, des soies de porc, ce qui était plus difficile encore. Le sommeil commençait à me vaincre. Le premier jour, du moins, on ne me battit pas.

J'appris plus vite à piquer qu'à tordre le ligneul, mais non toutefois sans l'encouragement de quelques taloches. Par bonheur, le patron était mon parrain, les compagnons ne laissaient pas d'en tenir compte. Mais la destinée ne voulait pas que je devinsse cordonnier. Je ne tardai pas à prendre froid et à tomber malade. Je me souviens que j'étais couché sur le poêle brûlant sans parvenir à me réchauffer. Mon parrain me donna une pomme. Je mordis dedans et recrachai avec dégoût. La saveur en était abominable ! Puis je me retrouvai à la maison et, comme à travers un songe, je me rappelle que j'accompagnai mon père au cimetière. Il portait, soutenu par une serviette mise en bandoulière, un cercueil où reposait mon frère Nicolas. Puis ce fut l'hôpital : ma sœur était couchée à côté de moi sur un autre lit de fer. Les jambes me brûlaient affreusement comme si quelqu'un les eût touchées avec du feu. Un homme noir les passait au vaporisateur. Ce pendant, j'éprouvais une sensation délectable, j'étais dans la béatitude, mais à peine avait-il cessé que la brûlure recommençait, insupportable.

Ma mère est assise sur le lit de ma sœur :

— Que dites-vous ? objecte-t-elle, est-ce qu'on peut couper la gorge à quelqu'un ?

Devant moi, tout tourne, tout vacille. Ma tête est pleine de brume, néanmoins, je devine que c'est dans la gorge de ma sœur qu'on veut tailler. Cela ne me surprend pas. Nous ne sommes pas dans un repaire de brigands mais à l'hôpital. Si l'on affirme qu'il faut couper la gorge c'est que cela est nécessaire. Mais ma mère n'y consentit pas et ma sœur mourut. C'était mon tour.

Je commençais à me rétablir, seulement, je faisais peau neuve comme un serpent. Puis je fus pris d'un appétit féroce que je ne pouvais assouvir.

Un jour un interne s'étant approché de moi me demanda :

— Eh bien, mon petit, que veux-tu manger ? Il y a des côtelettes, de la soupe d'orge et du bouillon de poule. Choisis.

Je choisis le bouillon de poule pensant qu'on me donnerait et le bouillon et la poule. Quelle amère déception quand on m'apporta une assiette de soupe où nageait un menu morceau de je ne sais quoi ! Après avoir mangé la soupe, je demandai :

— Et la poule ?

— Quelle poule ?

— On m'avait dit...

— Et tu t'imaginais qu'on te donnerait une poule entière. Non, mon petit, cela ne se fait pas.

— Quel dommage que cela ne se fasse pas !

Aussitôt que je fus guéris, on me plaça de nouveau chez un cordonnier, mais chez un autre, cette fois. Mon père trouvait que mon parrain me gâtait trop et ne pouvait rien m'enseigner.

Chez le savetier Andreev, je fus serré comme dans un étau. Bien que je fusse déjà capable de tordre le ligneul et de piquer le cuir, on m'obligeait à laver le plancher, à nettoyer et à préparer le samovar, à accompagner la patronne au marché et à traîner derrière elle un lourd panier de provisions. Le bagne en somme ! On me battait sans pitié. S'ils n'ont pas mutilé le gosse, ce n'est pas faute de zèle de leur part, mais grâce à la résistance de ses os ! Ici, du moins, j'appris à travailler convenablement et, les jours de fête, je commençais à faire moi-même de petites réparations : je mettais une pièce ou un morceau de cuir à un talon tourné. Mon unique plaisir était d'aller chez les clients. Quand je leur portais des bottes, je prenais le chemin des écoliers pour jouir un peu de l'air et de la liberté. Parfois, le client me donnait cinq ou dix copecks de pourboire. Souffrant constamment de la faim, j'achetais du pain blanc que je mangeais avec du thé. Mes compagnons me taquinaient :

— Tu vas t'empiffrer !

Non que le patron nous nourrît mal, mais bien souvent, je n'avais pas le temps de manger mon soûl. En outre, il existait un fâcheux règlement ; la soupe était servie dans une écuelle commune. Nous devions tous commencer par prendre le liquide et lorsque le maître-compagnon de corvée frappait sur le bord de l'écuelle avec sa cuiller, alors seulement il était permis de « tirer » la viande. Bien entendu, il fallait se hâter pour attraper, le plus souvent possible, les plus gros morceaux. Or quand les adultes remarquaient que l'un de nous mâchait trop vite ou avalait tout rond, le compagnon lui frappait le front de sa cuiller :

— Ne te presse pas, salaud !

Avec de l'adresse, quelle belle bosse on peut vous faire au front rien qu'avec une cuiller en bois !

En automne, c'était encore supportable ! Les soirées étaient longues. Le patron économe ne voulait pas allumer la lampe et durant une heure environ, avant la pleine obscurité, nous restions dans le demi-jour. On pouvait souffler. A l'approche de Noël, par contre, la besogne s'accumula. Il fallut travailler de cinq heures du matin à minuit. Ces journées de vingt heures me faisaient dépérir. Je n'avais déjà plus « que la peau et les os ». Je commençai à craindre qu'à leur tour mes os aussi ne se desséchassent.

Tout en travaillant à l'atelier, je continuais à chanter dans le chœur, mais rien qu'aux messes. Faute de temps, je ne pouvais plus assister aux mariages ni aux enterrements. Il va sans dire que j'étais hors d'état de chanter les vêpres, car, le soir venu, c'est à peine si je pouvais me tenir sur mes jambes.

Au printemps, dès qu'il fit plus chaud et qu'il fut possible de sortir nu-pieds, je déclarai à mon père que je ne pouvais plus travailler, que j'étais malade. Je n'avais aucune maladie bien définie, mais j'éprouvais un vague malaise. Sous la plante de mes pieds apparurent des taches jaunes et dures. Ce n'étaient pas des cors, mais des durillons en dessous de la peau qui me faisaient très mal. J'en profitai pour les montrer à mon père.

Quelle ne fut pas ma terreur quand il m'emmena à la clinique ! Tout en marchant derrière lui, je songeais :

« Mon Dieu, que va-t-il arriver ? Le docteur verra certainement que je n'ai pas mal aux pieds. Mon père me rossera et me renverra à l'atelier. Là aussi, je serai battu. »

Mais la science m'épargna ces tortures. Après qu'il m'eut tâté le pouls, le docteur appela les étudiants, leur raconta quelque chose, me prescrivit un onguent et me défendit de beaucoup marcher. En accompagnant mon père à la pharmacie, je clopinai plus encore qu'auparavant par respect et reconnaissance pour la médecine. Mais dès qu'il m'eut quitté, je pris mes jambes à mon cou et me précipitai à la maison où je déclarai joyeusement à ma mère que j'étais un peu malade mais que ce n'était rien et qu'il suffisait d'enduire les pieds de pommade. Elle me plaignit. Après m'être graissé les pieds, je m'apprêtais à sortir :

— Mais la pommade va s'en aller, objecta-t-elle, si tu restais un peu assis.

Je lui expliquai que l'onguent avait déjà pénétré à l'intérieur. Et de nouveau, recommença la vie en liberté en compagnie de joyeux camarades.

Pour mon malheur, j'avais appris à écrire assez joliment à l'école de Védernikov, c'est ce qui recommença de me gâter l'existence.

— Toi, fissure, tu ne feras jamais rien de bon, me dit mon père. Assez vadrouillé comme ça ! Tu as une belle écriture, assieds-toi à la table et copie-moi chaque jour deux ou trois feuillets. Il sera bientôt temps que tu m'accompagnes à l'office.

Je m'assis à la table mais c'est assommant d'écrire en beaux caractères des mots incompréhensibles quand l'esprit vagabonde par les rues où l'on joue aux osselets, aux brigands, à la boule...

J'oubliais qu'entre ma scarlatine et mon entrée chez le cordonnier Andreev, mon père m'avait mis en apprentissage chez un tourneur. Là aussi, les choses étaient allées fort mal pour moi ! Le patron nourrissait chichement. Le travail était pénible et au dessus de mes forces. Souvent le tourneur m'emmenait avec lui au marché où il achetait de longues perches, épaisses de deux ou trois pouces, qu'il me fallait traîner jusqu'à l'atelier. Je répète que j'étais maigre. Partout mes os perçaient sous la peau. Et je n'avais que dix ans ! Un jour que je traînais un arbre, je me sentis si épuisé que je l'abandonnai, me blottis contre une palissade et fondis en larmes.

Un monsieur à l'air ennuyeux s'approcha de moi et me demanda pourquoi je pleurais. Quand je lui eus dit de quoi il s'agissait, il chargea l'arbre sur ses épaules et se mit en route. Je marchais à côté de lui. Je fus bien étonné quand, arrivé à l'atelier, il se mit à gourmander le patron :

— Je vous traduirai en justice ! criait-il.

Le tourneur l'écouta sans mot dire, mais à peine ce brave homme eut-il tourné les talons que le patron me rossa cruellement :

— Ah ! ah ! répétait-il, c'est comme ça, tu vas te plaindre !

Je ne m'étais pas plaint du tout. Je m'étais borné à dire qu'il m'était impossible de porter ce fardeau et craignais d'arriver en retard à l'atelier. Après qu'il m'eut flanqué une volée, le patron menaça de me chasser s'il lui arrivait encore une seule fois pareil désagrément. A quelques jours de là, il m'accabla d'injures et me tourna le dos. Je lui tirai la langue. Il vit ma grimace dans la glace, ne dit rien sur le moment, mais le lendemain, juste avant le petit déjeuner, alors que j'avais une faim de loup, il ordonna :

— Prends tes hardes et va-t-en au diable ! Je n'ai que faire de gens comme toi.

Je devinai aussitôt pourquoi il me chassait mais comment l'avouer à mon père ?

Je pris ma mallette à linge et m'en fus à la maison.

— Pourquoi es-tu revenu ? me demanda mon père.

— Le patron m'a chassé.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

Mon père me battit dans la mesure où je le méritais selon lui et alla chez le tourneur. En rentrant, il ne proféra pas une parole et ne me battit pas davantage.

On me plaça ensuite dans la sixième école municipale. Le maître, grand amateur de chant choral, possédait un violon. Depuis longtemps, j'aimais cet instrument à la folie. Je me mis à tourmenter mon père pour qu'il m'en achetât un. Apprendre à en jouer devait être très facile. Il m'était impossible d'en faire l'acquisition avec l'argent que j'avais distrait de mon salaire, j'eusse ainsi révélé à mon père que je ne lui avais pas remis tout ce que je gagnais. Et puis, je trouvais cela dommage, car je ne manquais pas de bonnes occasions de dépenser mon argent. Mon père m'acheta, pour deux roubles, un violon chez un marchand de bric-à-brac. Je fus follement heureux et commençai sur-le-champ à racler les cordes avec l'archet. Cela grinçait terriblement. Après m'avoir écouté un instant, mon père me cria :

— Ah ! ça, fissure, si cela doit durer longtemps, je te cognerai sur la caboche avec ton violon.

Pourtant j'appris assez vite la première position, mais il me fut impossible d'aller plus loin car il n'y avait personne qui pût m'en enseigner davantage. Les maîtres de chapelle, autodidactes eux aussi, ne jouaient pas mieux que moi. Néanmoins cet instrument m'aida à écrire mon trio.

A cette époque, j'étais âgé d'environ onze ans et avais déjà quelques bons camarades. C'est bizarre, mais tous sans exception moururent en pleine jeunesse. Le chef de la bande, Genia Birilov, mourut de la syphilis alors qu'il était officier ; Ivan Mikhaïlov, fils du gardien du Conseil municipal, devint un alcoolique effréné ; Stéphane Orininski fut tué par je ne sais qui sur la Kazanska ; il faisait à ce moment ses études à l'Institut vétérinaire ; Ivan Dobrov, diacre ou sous-diacre de village, tandis qu'il faisait sa quête annuelle à travers les hameaux, roula, étant ivre, du traîneau et fut gelé. C'est étrange !

Genia Birilov, fils d'un capitaine en retraite, n'était pas riche, mais semblait vivre dans l'aisance. Je me rappelle avoir dîné un jour chez lui ; au dessert, on me donna du gâteau. Bien entendu, je « torchai » mon assiette du mieux que je pus et fus fort étonné de voir mon camarade laisser un morceau de tarte, un petit morceau, il est vrai. Je retins ce fait dans lequel je crus voir un signe de la distinction de Genia. En qualité d'intellectuel de notre bande, il faisait notre éducation. Avant de le connaître, nous nous promenions à travers les rues, en bandes turbulentes, les jours anniversaires des souverains. A l'heure des illuminations, nous éteignions les lampions, emplissions nos bouches de pétrole que nous recrachions ensuite sur des esquilles allumées d'où jaillissait une gerbe de feu. Mais le plus grand plaisir consistait à rencontrer une bande de galopins et à engager avec eux un loyal combat. Après ces balades, beaucoup d'entre nous gardaient les yeux pochés jusqu'à la fête suivante.

Genia nous persuada de ne plus errer dans les rues nu-pieds, de mettre des bottes ou du moins des galoches, de ne plus nous battre et en général de nous comporter avec décence.

Dans le même immeuble que nous habitait un élève au séminaire, Ivan Dobrov. J'appris de lui une chose singulière : dans l'alphabet latin, les lettres sont dans un complet désordre ; on ne dit pas comme chez nous : a, b, v, g, mais a, b, c, d, e. Cela me surprit beaucoup. Je fus plus étonné encore d'entendre combien cette langue était harmonieuse quand Dobrov déclamait les Catilinaires. Comment cela se pouvait-il ? L'alphabet est tout en désordre et la langue ne laisse pas d'être belle ! Et pourquoi Catilina et non simplement Catharina ? Que de choses surprenantes on rencontre de par le monde lorsqu'on a douze ans !

Nous avions encore un autre ami Petrov, plus âgé que nous tous et clerc dans une étude de notaire. C'était un garçon lettré qui s'était lié d'amitié avec le bibliothécaire du Cercle de la Noblesse chez qui il se procurait toute sorte de livres que mes amis dévoraient. Je les entendais souvent parler de Pouchkine, de Gogol et de Lermontov. Leurs discours m'étaient peu compréhensibles, mais je n'osais les questionner. Ne voulant pas me laisser devancer, je m'abonnai à une bibliothèque et commençai de lire moi aussi. J'étais bien loin de tout comprendre mais cela m'occupait et me paraissait habilement composé.

Dobrov avec qui je vivais porte à porte et à côté de qui je dormais l'hiver sur le poêle, dévorait Mayne-Reid. C'est là que nous lûmes la Quarteronne, le Chevalier sans tête, Mortel coup de feu et mille autres ouvrages du même genre. J'avoue que cette littérature me plaisait beaucoup plus que Gogol et que je la recherchais avec avidité. Je prenais le catalogue de la bibliothèque et choisissais les titres les plus alléchants, par exemple : Est-ce Popiedjoi ? Félix Gold radical, le Fiacre n° 14, etc. Si le livre ne me captivait pas du premier coup, je l'abandonnais pour en prendre un autre. C'est ainsi que je lus quantité de romans. On y voyait des scélérats et des brigands, en capes et feutres à larges bords, attendre leurs victimes dans d'obscures ruelles ; des duellistes exterminer sept personnes le même soir, des omnibus, des fiacres ; au clocher de Saint-Germain-l'Auxerrois sonnaient les douze coups de minuit et le reste à l'avenant.

J'avais lu tant de choses sur Paris où se passaient toutes ces aventures que, plus tard, quand j'arrivai dans cette ville, il me semblait la connaître déjà, y avoir vécu.

 

 

 

J'avais à peu près dix-sept ans lorsque le hasard me conduisit pour la première fois au théâtre. Voici à quelle occasion : j'avais pour camarade, dans le chœur où je chantais, un jeune homme des plus sympathiques, Pankratiev. Bien qu'il eût déjà dix-sept ans, il avait conservé son soprano d'enfant. Actuellement, il est archidiacre au monastère de Kazan.

Un jour, à la messe, Pankratiev me demanda si je voulais aller au théâtre ; il lui restait une place à vingt copecks. Je savais que le théâtre était une grande bâtisse de pierre aux fenêtres en plein cintre. A travers les vitres poussiéreuses, on apercevait de la rue un tas de décombres. Je doutais que dans cette maison, on pût faire quelque chose qui m'intéressât.

— Qu'y aura-t-il là-bas ? m'informai-je.

Le Mariage russe en matinée.

Un mariage ! J'avais tant de fois chanté aux mariages que cette cérémonie ne pouvait plus exciter ma curiosité. Si encore ç'avait été un mariage français, cela eût été plus amusant ! Bien que je n'en eusse pas grande envie, j'achetai néanmoins à Pankratiev son billet. Me voici donc aux galeries. C'était fête. Il y avait beaucoup de monde. Je dus rester debout les mains agrippées au plafond. Je regardais avec étonnement cet énorme puits dont les murs étaient entourés de loges en demi-cercle, le fond garni de rangées de chaises entre lesquelles s'écoulaient les gens. La salle était éclairée au gaz. Toute ma vie, l'odeur du gaz est restée pour moi l'odeur la plus agréable. Sur le rideau, un tableau était peint : un arbre vert ; une chaîne d'or suspendue à cet arbre autour duquel circule un chat savant, attaché à la chaîne. Ce rideau était l'œuvre de Medviediev.

L'orchestre joue. Soudain le rideau s'agite, se lève. Je suis dans le ravissement. Sous mes yeux revit un vieux conte que je connais vaguement. Dans la salle merveilleusement décorée, vont et viennent des gens aux vêtements fastueux qui parlent avec élégance. Je ne comprends pas ce qu'ils disent, mais je suis troublé jusqu'au fond de l'âme par le spectacle. Sans cligner des paupières, sans penser à rien, je contemple ce prodige.

Le rideau tombait, mais je restais sous le charme d'un rêve que je n'avais jamais vu mais que j'ai toujours attendu et attends encore aujourd'hui. Les gens criaient, se bousculaient, sortaient, rentraient et moi, je restais là debout, et quand, le spectacle terminé, on éteignit les lumières, je me sentis tout triste ne pouvant croire que cette vie eût cessé. Mes bras et mes jambes étaient engourdis. Je me souviens que je chancelai en sortant.

Je compris que le théâtre était infiniment plus intéressant que les tréteaux de Iachka Mamonov.

Dehors, la lumière du jour et le monument en bronze de Dierjavine éclairé par le soleil couchant me parurent étranges. Je retournai sur mes pas acheter des billets pour la représentation du soir.

On donnait Médée. Paltchikova jouait Médée et Strelski Jason. J'ai une place commode ; je peux m'asseoir en m'appuyant sur la balustrade. De nouveau, sans détourner les yeux, je regarde la scène où brille une lune qu'on dirait empruntée au ciel, où, dans sa douleur, Medée prend la fuite avec ses enfants, où se démène le beau Jason. Je contemple cela bouche bée. Et soudain, c'était déjà l'entr'acte, je remarque que je bave. Je suis terriblement gêné et jette un coup d'œil furtif sur mes voisins. S'en sont-ils aperçus ? Il me semble que non.

« Il faut que je ferme la bouche », me dis-je.

Mais quand le rideau se relève, mes lèvres s'entr'ouvrent malgré moi. Alors, je mets la main devant ma bouche.

Le théâtre me faisait perdre la tête, me rendait fou. Regagnant la maison, par les rues désertes, je voyais, comme à travers un songe, les réverbères se cligner de l'œil l'un à l'autre. Je m'arrêtais sur le trottoir, me rappelant les magnifiques tirades des artistes et me mettais à, déclamer en imitant les gestes et la mimique de chacun.

— Je suis reine, mais aussi femme et mère, proclamais-je dans le silence de la nuit au grand étonnement des veilleurs assoupis. Il arrivait parfois qu'un passant renfrogné s'arrêtait pour me demander :

— Qu'y a-t-il ?

Confus, je m'enfuyais à toutes jambes tandis que lui, me suivant des yeux, devait penser : « Il est saoul ce gamin. »

A la maison, je racontais à ma mère ce que j'avais vu. Je désirais ardemment lui donner, ne fût-ce qu'une faible part, de la joie dont mon cœur débordait. Je lui parlais de Médée, de Jason, de Catherine dans l'Orage, de la surprenante beauté des gens au théâtre. Je lui rapportais leurs propos, mais sentais que cela ne l'intéressait pas et lui restait incompréhensible.

— Oui, oui, répondait-elle, à mi-voix, tout en pensant à autre chose. J'avais surtout envie de lui parler de l'amour, ce sentiment qui anime et colore toute la vie théâtrale, mais je ne sais pourquoi j'étais gêné et ne pouvais lui en parler clairement et simplement. Je ne comprenais pas moi-même pourquoi, sur la scène, on parlait de l'amour avec tant de noblesse, de beauté et de pureté, tandis qu'au faubourg des Drapiers, l'amour n'était qu'une vilenie éveillant les plus méchants sarcasmes. Pourquoi au théâtre l'amour ne suscitait-il que des exploits et dans notre faubourg que des coups de poing au visage ? Y aurait-il deux amours ? L'un que l'on considère comme le bonheur suprême de la vie et l'autre qui ne serait que péché et débauche ?

Évidemment, à cette époque, cette contradiction ne m'arrêta pas longtemps, mais elle était vraiment trop flagrante pour n'être pas remarquée. Malgré mon ardent désir d'ouvrir à ma mère le monde qui m'enchantait, je n'y parvins pas.

D'ailleurs, je ne saisissais pas moi-même les choses les plus simples : pourquoi pas Jacob mais Jason ? Pourquoi Médée et non Marie ? Où se passe tout cela ? Qui sont ces gens ? Qu'était la toison d'or ? Qu'était la Colchide ?

— Oui, oui, disait ma mère, mais c'est égal, tu ne devrais pas aller au théâtre, cela te détourne du travail. Ton père répète sans cesse que tu es un fainéant. Je te défends comme je peux, mais il a raison.

Effectivement, je ne faisais rien et apprenais mal. Si je demandais à mon père la permission d'aller au théâtre, il me la refusait ajoutant :

— C'est domestique qu'il faut te faire, fissure. Au diable les théâtres ! Domestique, animal. Comme ça, tu auras un morceau de pain à te mettre sous la dent. Qu'y a-t-il donc de bon, au théâtre ? Tu n'as pas voulu devenir artisan, tu finiras par pourrir en prison. Vois comment vivent les artisans : l'estomac plein, bien vêtus, bien chaussés !...

Les artisans que je connaissais étaient pour la plupart déguenillés, pieds nus, affamés et ivres, aussi n'ajoutais-je pas foi aux paroles de mon père.

— Mais je travaille, je fais des copies ! Regarde combien j'en ai déjà fait !

Il me menaçait :

— Attends un peu, quand tu auras fini tes études, je t'attellerai pour de bon. Sache-le, fainéant !

Mais le théâtre me séduisait chaque jour davantage et de plus en plus fréquemment, je cachais l'argent que je gagnais en chantant. Je savais que ce n'était pas bien, mais il m'était impossible d'assister seul au spectacle, il me fallait quelqu'un avec qui partager mes impressions. J'emmenais donc à mes frais quelque camarade, Mikhaïlov le plus souvent, car il était grand amateur de la scène lui aussi. Pendant les entr'actes, nous discutions avec ardeur, appréciions le jeu des acteurs, cherchions le sens des pièces.

Là-dessus arriva une troupe d'opéra. Les billets atteignirent le prix de trente copecks. L'opéra me plongea dans l'étonnement. Chanteur moi-même, ce qui me surprenait ce n'était pas le fait que les gens chantent et chantent des paroles peu compréhensibles, — cela m'arrivait à moi aussi aux mariages, — mais qu'il existât une vie où l'on chantait à tout propos et où l'on ne parlait pas comme c'était l'usage dans les maisons et les rues de Kazan. Cette vie chantée ne pouvait manquer de m'ébahir. Des gens extraordinaires, vêtus de costumes extraordinaires, chantent en questionnant, chantent en répondant, chantent en réfléchissant, en s'emportant, en mourant, chantent assis, debout, en chœur, en duo, en toutes occasions.

Ce genre de vie me stupéfiait et m'enchantait !

« Mon Dieu, pensais-je, s'il en était toujours ainsi ! Si l'on chantait dans les rues, aux bains, à l'atelier !

« Le maître cordonnier chanterait :

« — Fedka, le ligneu eul !

« Et je lui répondrais :

« Voilà, Nicolas Evtropitch !

« Ou bien l'agent saisissant quelqu'un au collet annoncerait de sa voix de basse.

« — Allons, je vais te conduire au poste !

« Et le délinquant implorerait en ténorisant :

« — Grâce, grâce, monsieur l'agent ! »

Tout en rêvant d'une existence si charmante, je tentais de transformer notre vie quotidienne en une vie d'opéra. Mon père me demandait :

— Fedka, le kvass.

Je lui répondais de mon soprano :

— A l'instant, je l'appo-or-te !

— Que gueules-tu là ? me demandait-il. Ou bien encore, il m'arrivait de l'inviter :

— Père, viens boi-oi-re le thé !

Il ouvrait les yeux tout grands et déclarait à ma mère :

— Tu vois à quoi mène l'opéra ?

Le théâtre devint pour moi une nécessité et déjà le rôle de spectateur, une place aux galeries ne me satisfaisaient plus. J'avais envie de pénétrer par delà les coulisses, de comprendre où l'on prenait la lune, où s'évanouissaient les acteurs, avec quoi on faisait si vite des villes, des costumes, où disparaissait, après le spectacle, cette brillante existence.

Plus d'une fois, je tentai de m'introduire dans ce royaume des miracles, mais de féroces gens m'en chassaient rudement. Un jour pourtant, je réussis à satisfaire mon désir. Ayant ouvert une petite porte, je me trouvai dans un escalier étroit et obscur jonché de débris de toute sorte : des cadres cassés, des guenilles. Le voilà le chemin qui conduit aux merveilles !

En me faufilant à travers ces décombres, je me trouvai inopinément sous la scène, parmi un diabolique dédale de cordes, de barres et de machines. Tout remuait, oscillait, grinçait. Au milieu de ce capharnaüm, des gens armés de marteaux et de haches allaient et venaient en s'invectivant. Je me glissai parmi eux comme une souris et arrivai sur la scène, derrière les coulisses. Ce que je vis tenait du rêve. J'étais tombé dans une compagnie de Peaux-Rouges et d'Espagnols, de charpentiers et de gens hirsutes. Les Indiens et les Espagnols parlaient le Russe comme les charpentiers, mais cela ne leur ôtait rien de leur charme. C'est avec enchantement que je regardais leur maquillage et leurs oripeaux bariolés. Parmi eux circulaient de véritables pompiers en casques de cuivre. Sur les poulies et les grils, des hommes faisaient des exercices d'adresse qui me rappelaient Jacob Mamonov. Tout cela me laissa une impression charmante, inoubliable dans les siècles des siècles !

A quelque temps de là, je pris part à une représentation en qualité de figurant. On me vêtit d'un costume uni et sombre, me barbouilla le visage avec un bouchon brûlé et me promit en échange cinq copecks. C'est sans la moindre crainte et même avec délices que je me prêtai à ce maquillage et lançai de furieux hourras en l'honneur de Vasco de Gama. Je me sentais en somme le mieux du monde. Mais quel ne fut pas mon trouble quand je constatai que les traces du bouchon s'en allaient difficilement. En regagnant la maison, je me frottai le front et les joues avec de la neige, j'en usai un gros tas, ce qui ne m'empêcha pas d'arriver chez nous noir comme un nègre. Mes parents me demandèrent, avec grand sérieux des explications. Celles que je leur fournis ne leur donnant pas satisfaction, mon père me fustigea cruellement :

— C'est domestique qu'il faut te faire, fissure ! répétait-il. « Pourquoi précisément domestique ? » me demandais-je souvent.

Parmi les artistes de cette époque, c'est la basse Iliachevitch dans le rôle de Méphistophélès dont je me souviens le mieux. J'avais entendu dire beaucoup de mal du diable qui était pour moi un être presque réel, une force vivant au milieu des hommes, en lutte perpétuelle avec eux, une volonté malfaisante qui prenait un malin plaisir à compliquer la vie déjà si difficile et si embrouillée. A mes yeux, Iliachevitch donnait au diable et à tous ses actes une effrayante réalité. Il me semblait tout aussi terrible et tout à la fois compréhensible et incompréhensible soit en scène, lorsque rouge comme le feu, il se démenait en chantant avec force et ironie : « C'est par le métal que les hommes périssent », soit derrière les coulisses quand, d'une voix simplement humaine, il prononçait des paroles familières. Ses yeux qui lançaient de rouges étincelles m'inspiraient de l'effroi. Je pris longtemps cet éclat terrible pour une qualité naturelle des yeux de l'artiste jusqu'à ce que je fusse convaincu que c'était simplement des paillettes collées sur ses paupières.

Un jour que je passais près de la loge d'Iliachevitch, il m'interpella :

— Eh ! gamin, prends ces vingt copecks et va m'acheter du raisin. Je me précipitai hors du théâtre sur la place où les Tartares vendaient les fruits de leurs éventaires et achetai du raisin. Pour me remercier de ce service, Iliachevitch m'en donna une menue grappe de cinq grains. J'étais au comble du bonheur et décidai de la rapporter à ma mère. Je la conservai soigneusement tout le temps du spectacle craignant de l'écraser, mais le long du chemin, ma curiosité d'enfant qui n'avait jamais goûté au raisin l'emporta sur l'amour que j'avais pour ma mère et je mangeai ces quelques grains.

L'idole du public, surtout de la jeunesse, des étudiants et des étudiantes était alors le ténor Zakrjevskii. On l'adorait, on le portait littéralement en triomphe ; la jeunesse dételait les chevaux de sa voiture pour la traîner dans les rues. Je me rappelle avec quelle vénération, je restais planté devant sa porte où son nom

 

            JULIEN FEODOROVITCH ZAKRJEVSKII

 

était gravé sur une plaque en cuivre. Je me souviens comme mon cœur battait dans l'espoir que la porte allait s'ouvrir et que j'apercevrais cet homme universellement adoré.

Quelques années plus tard, je rencontrai Zakrjevskii. Souffrant, oublié de tous, il était dans le dénuement. J'eus le triste honneur de lui venir quelque peu en aide et de voir briller dans ses yeux des larmes de reconnaissance et d'humiliation, des larmes de colère et d'impuissance. Ce fut une pénible rencontre !

Tel est le destin de l'artiste ! Il n'est que le jouet du public, rien de plus. S'il perd sa voix, c'en est fait de lui. Il est délaissé, abandonné de tous comme un soldat de bois auquel l'enfant retire ses faveurs après l'avoir aimé. Si tu veux éviter d'injustes vexations, bats le fer pendant qu'il est chaud, travaille sans t'épargner tant que tu auras des forces !

 

J'achevai mes études à treize ans et, à l'étonnement de mes parents, je les terminai avec une mention honorable. Pour être sincère, je dois avouer que je dupai légèrement mes professeurs. Voici comment : pour les examens de sortie, les élèves devaient écrire un récit emprunté à leur propre vie. Persuadé que je ne saurais composer une histoire de ce genre, je décidai qu'il valait infiniment mieux en copier une dans un livre. Je copiai l'histoire d'un petit garçon qui, avec son grand-père, va dans la forêt ramasser du bois, décrivis comment ils tuèrent le serpent, les sentiments qu'éprouva le gamin, quelle était la position du soleil et rapportai les propos du grand-père. Pour ce récit que j'avais remis au maître avec tremblement et la quasi certitude que je serais convaincu de mensonge, je reçus la note maxima, 5. Honneur et gloire à la science ! N'a-t-elle pas fait preuve à mon endroit d'une étonnante bienveillance ? Malgré moi, je me rappelai l'histoire du docteur quand j'avais mal aux pieds. A l'examen, j'achevai de gagner le cœur de mes professeurs, en lisant la Steppe de Koltzov. et Borodino de Lermontov à la manière dont les artistes lisent les vers dans les divertissements, c'est-à-dire avec force gestes, éclats de voix et autres procédés de l'art véritable. Dans Borodino, j'interrogeais le vétéran qui me répondait d'une authentique voix de vieillard. Cette manière plut beaucoup à mes maîtres. Quant à mes camarades, bien qu'ils m'eussent écouté avec intérêt, je l'avais bien remarqué, ils se moquèrent de moi et reprochèrent à cette déclamation quelque chose de malséant, de faux, voire de honteux.

— Eh bien, te voilà savant, me dit mon père. Il faut te mettre à travailler. Tu ne fais que rôder dans les théâtres, lire des bouquins, et chanter des chansons. Il faut envoyer promener tout cela !

Quand il était ivre, il m'appelait auprès de lui, me frappait sur le crâne de son doigt courbé et suggérait :

— Fais-toi domestique !

Enfin, il m'annonça :

— Je t'ai trouvé un emploi chez un prêteur sur gages. Sans salaire au début, ensuite tu recevras ce qu'on te donnera.

Me voilà assis derrière le comptoir du prêteur. J'y reste de neuf à quatre heures. Des gens tristes y défilent apportant bagues, pelisses, cuillers, montres, vestons, icones, etc... Le priseur fait l'estimation de ces objets et fixe, pour être avancée, une somme différente. Il s'ensuit des discussions, des marchandages : l'un jure, l'autre pleure suppliant qu'on augmente le prêt ; un troisième invoque la maladie d'une mère, la mort d'un fils ce pendant que moi, j'écris des quittances tout en rêvant de théâtre. Une douce chanson tinte à mes oreilles :

 

            Raconte-lui,

            O, ma fleur,

            Combien je l'aime !

 

Au bout de huit semaines, je reçus un salaire mensuel de huit roubles. La besogne me répugnait profondément, mais j'étais fier de gagner de l'argent et d'aider ma mère. Malgré tout, je travaillais avec exactitude et étais bien noté.

L'été, une troupe d'opérette vint jouer au jardin Panaïev. Sur la scène en plein air se produisaient des chansonniers et des conteurs. Je fréquentais au jardin, bien entendu. Les artistes m'intéressaient énormément, mais, je ne sais pourquoi, j'en avais peur. Tout en les suivant des yeux de loin, je songeais :

« Quels gens étonnants ! » Tout à l'heure, cet homme portait un costume de roi et, maintenant, vêtu comme quiconque, il boit de la bière et grignote des biscuits salés. Tous ces rois, ces Achille, ces Calchas, ces Lambertuccio, ces barons tziganes, ces gouverneurs, me paraissaient également intéressants et sur les planches et hors de la scène. N'étaient-ils pas tous de joyeux drilles et de gais plaisants ! La vie dans ce monde devait leur être légère ! Tandis que moi, je passe mes journées chez un prêteur sur gages où, chaque jour, des gens viennent gémir, jurer, pleurer et se plaindre. Et hors du Mont-de-Piété, au faubourg des Drapiers, il en va de même.

Je ne tardai pas à quitter le prêteur. Pour quelle raison ? Je ne m'en souviens même plus, mais je suis sûr que ce fut à cause du théâtre qui anéantissait mon zèle pour le travail. Il va sans dire que mon père m'injuria copieusement et me plaça sur-le-champ dans une école professionnelle de deuxième classe située dans le petit trou d'Arsk. Je pense qu'il s'y décida non seulement parce qu'il voulait faire de moi un maître-compagnon, mais surtout parce qu'il savait qu'il n'y avait pas de théâtre à Arsk. De toutes les villes de la terre, celle-là est sans contredit la plus ennuyeuse et la plus inutile !

C'était la première fois que je quittais mes parents et partais seul avec le postillon du zemstvo, le Juif Goltzmann, un homme fort gentil. L'automne était sec et splendide. Le long de la route, des arbres d'or montaient la garde. Dans l'azur transparent flottaient des fils d'araignée dits fils de la vierge. Il me semblait partir vers quelque région magnifique et, en mon for intérieur, je me réjouissais de quitter le faubourg des Drapiers où la vie devenait de plus en plus pénible.

Je choisis le métier de menuisier. Il me plaisait parce que les élèves des classes supérieures se fabriquaient, pour leur usage personnel, de petites cassettes. Mais je ne tardai pas à le trouver odieux, le maître nous battait, et moi plus souvent que les autres, avec toute sorte d'outils et de matériaux : des équerres, des planches ; il nous enfonçait la varlope dans le ventre et nous cognait sur la tête avec le rabot. Je demandai à passer chez les relieurs. Là, les instruments étaient moins lourds et un coup frappé avec un livre ne faisait pas si mal qu'un coup asséné avec une planche d'un demi-pouce d'épaisseur. J'appris rapidement à relier assez bien les livres.

Outre l'apprentissage du métier, nous devions encore travailler au potager de l'école, couper et hacher les choux, saler les concombres. C'était bien ennuyeux ! Comme je n'avais pas lié amitié avec mes camarades, il ne me restait qu'un seul plaisir : aller aux bains le samedi. Il faisait si chaud aux bains que nous en sortions à demi cuits par la vapeur et rouges comme des écrevisses. De là, nous sautions et nous roulions tout nus dans la neige qui, cette année-là, était précoce et abondante. On prétend que c'est mauvais pour la santé, mais c'est si amusant !

Un jour d'hiver, il me semble que c'était le jour de la Saint-Nicolas, j'étais assis sur le banc, près de la porte et rêvais de Kazan, de théâtre. Je regardais Arsk, cette ville de rien. Il ne me restait en poche que quelques copecks. Soudain, je décidai de retourner à Kazan. Advienne que pourra ! Je me levai et partis. J'avais à peine fait dix verstes que je fus rattrapé par deux hommes à cheval, le planton et un de mes camarades. Et moi, pauvre esclave du Seigneur, je fus ramené à l'école où l'on me roua de coups. Ça t'apprendra à te sauver ! Je me soumis et me fis à l'idée que je ne pourrais m'évader avant le printemps. C'est alors qu'une lettre de mon père arriva tout à fait inopinément. Ma mère était tombée dangereusement malade et, comme il n'y avait personne pour veiller sur elle, il me fallait retourner immédiatement à la maison. Je m'en fus avec un convoi de traîneaux. Bien qu'il fît un froid terrible, le convoi allait au pas. J'étais tout engourdi. Mais quelles délices de boire du thé et de manger du pain noir aux relais ! Ma mère était en effet gravement malade. Ses souffrances lui arrachaient de tels cris que j'en avais le cœur déchiré. J'étais persuadé qu'elle allait mourir. Mais on la transporta à la clinique où le professeur Vinogradov la guérit complètement. Jusqu'à la fin de ses jours, ma mère parla de lui avec vénération.

Mon père me trouva une place de scribe à l'office du zemstvo. Maintenant, je vais au travail avec lui. Nous copions d'énormes rapports avec des colonnes de chiffres. Il nous arrive fréquemment de travailler fort avant dans la nuit et de dormir sur les tables du bureau. Le secrétaire, Doudkine, est un aimable jeune homme. Son prédécesseur portait un nom de famille étrange, Pifiev. Mon père rapportait que cet homme, dans ses moments de loisir, battait sa femme à coups de cravache afin de lui apprendre à vivre.

Mon père était considéré comme un bon employé. Évidemment le secrétaire devait beaucoup l'apprécier, car s'il arrivait à mon père ivre de lui chercher chicane, il se bornait à prendre un air renfrogné et à cligner des paupières.

 

 

 

Après m'être repu de romans d'aventures et avoir contemplé à mon aise la vie théâtrale, je me mis à rêver à l'amour quelque peu prématurément. A mes camarades non plus, ces rêveries n'étaient pas étrangères. Nous nous tenions tous pour amoureux d'Olga Borissienko, lycéenne d'une beauté froide, qui se dandinait comme une cane et regardait tout le monde avec des yeux indifférents. Mon Dieu, avec quelle impatience nous attendions Pâques pour donner à Olga le baiser pascal ! Je me rappelle une aventure : devant l'église du Saint-Esprit, les Tartares vendaient de l'indienne, de la mercerie, des savons et d'étranges parfums dont on pouvait acheter de petits flacons pour trois copecks. Nous en achetâmes et, sans attendre la fin des matines, courûmes sur le parvis de l'église où chacun de nous se barbouilla de parfum les dents, le bout de la langue et les lèvres. Cela nous brûlait mais l'arome était délicieux ! Quand Olga parut, nous la saluâmes par ces paroles : « le Christ est ressuscité ». Et, à la queue leu leu, comme à la caisse d'un théâtre pour acheter des billets, nous nous approchâmes et bécotâmes la dame de nos cœurs. Elle passa indifférente. Genia l'appelait, je ne sais pourquoi, d'un vilain nom, la Dulcinée de Toboso. Une fois, je le repris :

— De Tobolsk.

— Quand on ne sait rien, on se tait, riposta-t-il.

C'est pour cette Dulcinée que je me battis à l'épée ainsi qu'il sied à un véritable chevalier. Le duel eut lieu non parce qu'il était inévitable mais parce que, nourris des romans de Dumas et de Ponson du Terrail, nous étions prédestinés à nous battre. Notre bande s'était adjoint un jeune lycéen qui volait des fusils à son père, les vendait et, avec le produit de la vente, nous régalait de bière dans les brasseries. Il était dans le fond un excellent garçon et nous ne l'aimions pas seulement parce qu'il nous payait à boire. Or il arriva qu'un jour le lycéen manqua de déférence envers notre dame. Non qu'il fît rien d'extraordinaire, mais quand on aime, on est fatalement jaloux. Pour chacun de nous c'était un bonheur de dire quelques mots à Olga, de causer une minute avec elle. A mon grand regret, elle m'accordait ces faveurs moins souvent qu'à mes camarades. J'étais le plus jeune et le moins intéressant. Malgré cela, ce fut justement moi qui envoyai promener le lycéen. Il voulait se jeter sur moi, mais mes camarades prirent mon parti et lui déclarèrent que s'il désirait obtenir « satisfaction », chacun d'entre nous était prêt à se battre avec lui. Il convint qu'un duel s'imposait.

C'est moi qui fus désigné pour croiser le fer avec lui, car, à l'exemple de Méphistophélès, de Faust et de Valentin, je savais manier l'épée comme le bâton et exécuter des pirouettes et des sauts de toutes sortes. On décida à l'unanimité que c'était à moi qu'incombait le soin de transpercer notre offenseur.

Genia Birilov apporta des rapières qui étaient suspendues chez lui en guise d'ornements. Les pointes de ces armes ne nous paraissant pas suffisamment effilées, nous les portâmes chez un serrurier. Je me souviens que les lames étaient noires et les pointes brillantes comme de l'argent.

Nous choisîmes pour terrain de lutte le bosquet d'Ossokine. Les témoins des deux adversaires étaient de mes amis, mais ils se comportèrent avec une irréprochable impartialité. En somme, tout se passa comme dans le meilleur des romans.

— Pas trop de zèle, nous dit l'un des témoins.

Et l'autre d'insister :

— Attention ! N'allez pas jusqu'à vous tuer.

En moins d'une minute, le duel fut terminé. Après avoir croisé nos lames à deux reprises, nous les plantâmes où bon nous semblait, sans trop réfléchir. Mon adversaire me toucha au front et moi, je le blessai à l'épaule. La douleur fut très vive sans doute, car il lâcha la rapière qui resta plantée dans ma tête. e l'en arrachai immédiatement. Le sang jaillit avec abondance de ma blessure et me coula dans les yeux. Le bras du lycéen saignait. Comme nous avions convenu de ne point nous battre jusqu'à la mort mais jusqu'à la première goutte de sang, nos témoins déclarèrent le duel terminé et se mirent en devoir de panser nos blessures. A cet effet, l'un d'eux arracha généreusement les sous-pieds de son caleçon. Les duellistes se serrèrent la main et allèrent marauder des pommes dans un verger ce qui au fond n'est pas considéré comme un vol. Le soir, très fier de moi, je rentrai chez nous où je fus fustigé d'importance. C'est affreux ! Vous arrivez à la maison, le cœur plein des plus nobles sentiments, on vous déculotte et on vous cingle les fesses à coups d'étrivières. C'est à mourir de honte !

Olga Borissienko eut-elle connaissance de ce duel ? On dut le lui raconter, mais cela ne changea rien ni à son attitude envers moi ni à ma destinée.

L'amour, celui que l'on montrait sur la scène et celui qui tourmentait les habitants du faubourg des Drapiers, ne laissait pas de troubler mon imagination. Les jeunes filles du faubourg chantaient avec mélancolie :

 

            Est-ce le champ argenté

            Où jeune fille, sous la lune,

            Je jurais au ciel de rester

            Jusqu'à la tombe chaste et pure.

 

Sans doute, ces paroles étaient bêtes, néanmoins je comprenais le sentiment sincère qui vibrait en elles. L'autre couplet était moins sot :

 

            Mon amour plus fort que la tombe

            C'est à lui que j'ai tout donné ;

            Il m'a brisée... et je succombe.

            A son feu je me suis fanée.

 

Bien que ces mélopées fussent chantées par de pauvres filles déjà flétries, elles m'allaient au cœur.

Je voyais tout le monde chercher l'amour ; je savais que tout le monde souffre par lui : gens mariés et célibataires ; commis et modistes ; cultivateurs et ouvriers. Dans ce domaine, beaucoup de choses m'effrayaient et demeuraient inaccessibles à ma raison. Les jeunes filles et les jeunes femmes chantaient l'amour d'un accent triste et émouvant. Pourquoi ? Les gars ainsi que nombre d'adultes parlaient de l'amour en termes grossiers, sarcastiques et fréquentaient les maisons publiques des Sablons. Pourquoi ? Je savais ce qu'était une maison publique mais ne pouvais pas du tout concilier l'existence de ces établissements avec l'amour dont il est parlé dans la Dame aux camélias.

J'avais chanté à des mariages et vu des fiancées semblables à de blanches colombes. Elles pleuraient presque toujours. Les villageoises, en se mariant, pleurent aussi et, dans leurs chansons, maudissent la vie de l'épouse. Plus tard, citadines et campagnardes, toutes « enfantent dans la douleur ». Néanmoins, toutes veulent se marier, toutes cherchent l'amour. C'est qu'en vérité, il apparaît comme l'objet principal de la vie.

Ce que je savais des rapports entre les sexes me paraissait irréconciliablement contradictoire. Il était évident que, dans la vie ordinaire, la femme était un animal domestique d'autant plus précieux qu'elle travaillait avec plus de patience. Mais en même temps, je constatais que partout, la femme créait une atmosphère de fête et qu'auprès d'elle la vie devenait plus pure et plus belle. J'assistais aux « veillées » qu'on organisait dans les ateliers. Les compagnons et leurs aides, ivres et grossiers d'ordinaire, nous obligeaient, nous autres apprentis, à mettre l'atelier en ordre. Ils achetaient du pain d'épice, des bonbons, des noisettes, des liqueurs, invitaient des jeunes filles, des couturières et des cartonneuses et organisaient des danses et des jeux. Le boute-en-train de la bande choisit une jeune fille et se promène avec elle bras dessus, bras dessous, tandis que les autres chantent :

 

            O mon Dieu, mon Dieu,

            Le doux petit cœur.

            Sa joue une fleur,

            Ses lèvres vermeilles.

 

            Et ses yeux, ses yeux,

            La pure merveille ;

            Un baiser ou deux

            Et m'en vais sur l'heure !

 

Il fallait voir la béate confusion du cordonnier, du tailleur ou du menuisier quand, d'un air gauche et timide, ils embrassaient la belle. Et elle, il fallait la voir rougir pudiquement et quels yeux elle avait à ce moment-là ! C'était charmant bien que tout cela me paraisse ridicule aujourd'hui. Cela colorait si merveilleusement la dure existence des bas-fonds ! Je sentais par là que la femme est la joie et la souveraine de la vie, mais, en même temps, mes yeux étaient frappés par la quantité de misères qui la ravalaient. Une coutume me plongea dans l'étonnement. La sœur d'un de mes camarades épousa par amour un jeune employé des postes. J'allai au mariage et vis les gens festoyer. Tout fut gai et intéressant ! Tard dans la nuit, les jeunes mariés allèrent dormir dans un grenier, mon camarade et moi dans une grange à foin.

Le lendemain, je fus réveillé par des cris stridents et un affreux vacarme, on aurait cru qu'il était arrivé un grand malheur. Je jetai un coup d'œil par la fenêtre et vis un spectacle que je n'oublierai jamais : la cour était remplie de commères à demi vêtues, échevelées, saoules, qui gambillaient comme des folles. Les unes, leurs jupons relevés jusqu'aux genoux et au delà, menaient une sarabande effrénée ; d'autres chantaient à tue-tête. D'aucunes tapaient sur le sol à coups de pots et d'écuelles et tambourinaient sur des poêlons et des casseroles. Certaines enfin brandissaient en l'air un grand torchon blanc souillé de sang. Cette scène me semblait insensée et me remplissait de terreur. Les hommes, à demi ivres eux aussi, riaient à gorge déployée, hurlaient, enlaçaient les femmes. Celles-ci, tel un essaim de moustiques au-dessus d'une mare, tourbillonnaient dans la cour. Les jeunes mariés, debout sur le vieux perron, se tenaient par la main souriant à cette bacchanale. Les femmes hurlaient des mots obscènes en montrant leurs jambes. Les hommes n'étaient pas en reste. Les jeunes épousés rayonnaient. Je n'ai jamais vu regards plus heureux que les leurs ce matin-là. Mon camarade étant plus âgé et pins expérimenté que moi, je lui demandai ce que faisaient ces gens.

— Ils rigolent, me répondit-il, tu entends, ils chantent. Tu vois bien, la chemise est tout ensanglantée. Cela veut dire que ma sœur était honnête. « Les fleurs azurées se sont épanouies. »

Surpris, je demandai :

— Et maintenant, elle est devenue malhonnête ?

Mon camarade m'expliqua longuement en quoi consistait l'honnêteté des jeunes filles. Je l'écoutai avec grand intérêt mais non sans gêne. Tout ce qu'il me dit, le spectacle que j'avais vu se dérouler sous mes yeux n'était-il pas une caricature de la femme et une parodie de l'amour ? Le seul point lumineux dans mon souvenir ce sont les visages radieux des jeunes époux et, quelle que soit la fange dont on le souille, je songeais que néanmoins l'amour faisait le bonheur. Peut-être n'est-ce pas alors que j'eus cette pensée mais je suis heureux qu'elle me soit venue dès mon adolescence. Je crois que c'est à elle et à d'autres impressions touchant les rapports des hommes et des femmes que je dois d'avoir connu la femme de très bonne heure.

J'avais parmi mes connaissances une blanchisseuse, une vraie soûlarde. Une de ses filles, après avoir débuté comme femme de chambre, avait épousé un général. La mère vivait dans l'aisance grâce à l'argent que lui envoyait sa fille ; elle était même abonnée à la Niva et c'est moi qui lui lisais les romans et les légendes des gravures. C'est par là que nos relations s'étaient nouées. Elle avait encore une autre fille d'une grande beauté mais folle qui, je le savais, avait été abandonnée par l'officier dont elle avait été la maîtresse. D'où sa folie. Bien qu'elle me fît grand' pitié j'éprouvais en la voyant un vague sentiment de terreur.

Elle se taisait toujours. Son étrange petit rire me paraissait méchant. Elle regardait toutes choses et tout le monde de ses beaux yeux attentifs et immobiles. Il m'était impossible de la considérer longtemps, il me semblait toujours qu'elle était capable de lâcher quelque terrible secret. En pensant à elle, je me demandais :

« Pourquoi est-elle malheureuse ? Si belle ! Si elle s'était mariée avec l'officier comme la sœur de mon camarade avec le postier !... »

Son mutisme et son regard éteint m'obligeaient à penser souvent à elle.

A la Noël, la blanchisseuse m'emmena au faubourg des Chèvres chez des amis. J'étais en travesti. On dansa des quadrilles, on mangea, on but et on organisa des jeux. Une grosse fille me trouvant à son goût, m'emmena derrière le poêle et là m'embrassa d'une certaine façon qui me fit tourner la tête et me troubla désagréablement. Il était déjà tard quand nous regagnâmes la maison, aussi la blanchisseuse, ivre selon son habitude, me proposa-t-elle de passer la nuit chez elle. Le faubourg des Drapiers étant encore loin, j'y consentis. Elle m'indiqua la place où je devais dormir : le coffre dans la chambre de sa fille.

J'avais treize ans alors. Sans se soucier de ma présence, la blanchisseuse déshabilla sa fille et la mit au lit. Quand celle-ci fut couchée, la mère éteignit la lumière et se retira. Je n'avais pas sommeil. Les baisers de la grosse fille me travaillaient. Les histoires d'amour que j'avais entendu raconter me revenaient à la mémoire en même temps que les romans que j'avais lus, les beaux discours des amoureux sur la scène et surtout l'expression de béatitude sur le visage de la sœur de mon camarade quand, debout sur le perron, au bras de son mari, elle regardait la foule des commères déchaînées.

« Si je remplaçais l'officier, me dis-je, peut-être que cette belle jeune fille guérirait. »

Je me levai et tout doucement m'assis sur son lit, pris sa tête entre mes mains et tournai son visage de mon côté. Dans l'obscurité, il me sembla que le regard de la malade devenait plus sensé ce qui stimula mon courage. Elle se taisait, n'opposait aucune résistance et semblait ne pas respirer. Quand je revins à moi, je vis que ses yeux regardaient au plafond avec la même effrayante fixité. Il est probable que ce récit ne correspond pas tout à fait à la réalité et que de fait j'ai été plus brutal. Sans doute, les raisonnements qui justifient mon acte ont-ils été inventés après coup. Mais que faire ? Il n'est pas d'homme au monde qui n'éprouve le besoin de se justifier à ses propres yeux. Non, réellement, je crois qu'il n'y en a pas.

J'aurais pu ne point conter cette histoire, mais il me fallait déclarer qu'à dater de ce moment, tous mes actes furent inspirés par le désir de mériter l'attention et l'amour de la femme.

 

 

 

Je suis allé souvent sur la belle Méditerranée et sur l'Atlantique, néanmoins jusqu'aujourd'hui, le souvenir du lac calme et sombre de Kaban est resté cher à mon cœur.

C'est par les nuits d'été que le lac avait pour moi le plus d'attrait. J'allais sur les bords, grimpais sur un saule et perché sur une branche, tel un oiseau nocturne, je rêvais jusqu'à l'aube, le regard perdu dans le lointain. Le silence et le calme du lac remettaient de l'ordre dans mes idées, écartant de moi le souvenir de la vie fangeuse et languissante où stagnait le faubourg des Drapiers. Parfois, dans le silence de la nuit, une voix mélancolique, trahissant l'ivresse, s'élevait jusqu'à moi. Elle venait sans doute des Sablons où étaient concentrées les maisons de plaisir et chantait quelque refrain à la mode :

 

            Est-ce le champ argenté

            Où jeune fille, sous la lune,

            Je jurais au ciel de rester

            Jusqu'à la tombe chaste et pure.

 

Le veilleur de nuit agite sa crécelle ; je l'écoute avec attention. S'il l'agite longtemps, si le son est rapide et haché cela signifie qu'un incendie a éclaté quelque part. Alors, je descends de l'arbre et me précipite vers le lieu du sinistre guidé par la rougeur du ciel. Mais s'il tourne lentement sa crécelle, cela veut dire que tout va bien et, renseignés sur l'endroit où se trouve ce garde redoutable, — d'ordinaire un petit vieux d'une soixantaine d'années, malade et sourd, — les voleurs peuvent tranquillement vaquer à leurs occupations.

Sur une des rives du lac, le faubourg des Tartares et l'immense usine Krestnikov ; sur l'autre, les Sablons où l'on se saoule et se querelle toute la nuit. Entre ces deux extrêmes, un espace calme et obscur et, tout au fond, « le coin du diable » pour lequel s'embarquent, en bandes tumultueuses, étudiants, couturières et jeunes gens de toutes catégories.

Il nous arrivait de pêcher. D'habitude, nous ne prenions que du menu fretin, par hasard une « sorochka » considérée comme un excellent poisson. C'était une chance que d'en attraper ! Les gens à l'imagination vive disaient :

— Hier, quelqu'un du faubourg des Drapiers a pris une brème d'une livre et demie, mais personne n'avait jamais entendu dire à quelqu'un :

— J'ai pris une brème d'une livre et demie.

La pêche terminée, nous faisions cuire une soupe sur le bord du lac. Si nous manquions de bois pour le feu, nous en arrachions au pont de l'Archevêque. Naturellement, ce n'était pas très bien à nous de démolir un pont.

L'été, sur le lac, c'était charmant, mais l'hiver, on y était mieux encore. On patinait sur la neige bleuâtre et c'est là que les jours de fête, se livraient les pugilats. On prétend que c'est un vilain amusement ! D'un côté, nous les Russes de Kazan ; de l'autre, les braves Tartares. C'étaient les petits qui ouvraient le feu. Parfois, vous étiez en train de patiner quand fondait sur vous, à l'improviste, un Tartaron agile. Vlan, un coup de poing en pleine figure et le voilà qui prend la fuite en poussant des cris. Que faire, sinon fourrer de la neige sur son nez cassé et se dire sans rancune :

— Attends un peu, salopiaud, qu'est-ce que tu vas prendre !

Et à la prochaine occasion, on tombe sur un petit Tartare qui baye aux corneilles.

Ces joyeuses escarmouches de deux cavaliers montés sur patins attiraient peu à peu dans le combat des forces russes et tartares de plus en plus nombreuses. On jetait bas les patins qu'on confiait à un camarade et on partait combattre à pied. Petit à petit, les « moyens » entraient dans la lutte. Ensuite venait le tour des jeunes gens et enfin, au fort de la mêlée, apparaissaient les hommes de quarante ans et au delà. On bataillait avec violence, sans pitié ni pour soi ni pour l'adversaire. Mais le pugilat avait beau être ardent et acharné, on n'enfreignait jamais les règles établies de toute éternité : on ne frappait jamais un adversaire tombé par terre ou accroupi ; on ne donnait pas de coups de pied et on ne mettait pas de poids dans ses moufles. Si dans le moufle de l'un des combattants, on trouvait un gros sou, une balle de fusil ou un morceau de fer, adversaires et partenaires s'unissaient pour infliger au coupable une correction.

Pour nous autres gamins, les athlètes constituaient le principal attrait de ces combats. Dans le camp russe deux garçons de bain, Merkoulov et Joukovskoï, gens respectables et d'âge mûr. Ensuite venaient Sirotkine et Pikouline, ce dernier propriétaire de la maison où nous habitions au faubourg des Drapiers. Énorme, large d'épaules, roux, frisé, il avait une barbiche taillée en pointe et de limpides yeux d'enfant. Il possédait un tir aux pigeons qu'il aimait à la passion. Je l'aidais à chasser les pigeons, grimpais avec lui sur le toit, enlevais mes culottes que je brandissais au bout d'une perche tâchant d'effrayer ces volatiles obèses et paresseux qui refusaient de prendre leur essor. Naturellement, ce n'est pas bien de se tenir ainsi sur un toit en agitant frénétiquement ses culottes au bout d'un bâton tout en sifflant à plein gosier et, pour rien au monde, je ne recommencerais aujourd'hui, mais si l'occasion s'en présentait, je chasserais bien encore aux pigeons.

Pikouline avait des mains énormes et des poignets comme des massues, aussi lorsque je lui passais un pigeon avais-je l'impression qu'il allait m'empoigner en même temps que la blanche victime. J'avais pour lui ainsi que pour tous les autres athlètes, fussent-ils Tartares, un religieux respect. Quand je voyais ces hommes d'un naturel bon et doux abattre, à violents coups de poing, les Russes et les Tartares, les contes de Bova et d'Ierouslan Lazarevitch me revenaient à la mémoire. Alors la vie, dénuée tout à l'heure de beauté et de force, revêtait de féeriques couleurs.

Des légendes se créaient autour des athlètes, ce qui augmentait encore la puérile admiration que nous avions pour eux. On prétendait que le gouverneur avait lui-même interdit à Merkoulov de prendre part aux pugilats et avait fait marquer au fer rouge, sur ses deux mains, cette inscription : « Défense de prendre part aux combats. »

Un jour, les Tartares ayant battu les Russes, les obligèrent à reculer jusqu'au pont jeté sur le canal de Boulac qui réunit le lac Kaban à la Kazanka. Les athlètes russes vaincus et exténués décidèrent d'appeler Merkoulov en renfort. Comme la police le surveillait, on l'amena caché dans un tonneau où il avait pu entrer sans difficulté car il n'était pas grand et avait les jambes arquées comme un tailleur. Quand il sortit de sa cachette, Russes et Tartares le reconnurent, les premiers avec joie, les seconds avec effroi :

— Merkoulov !

Les Tartares furent immédiatement repoussés dans leur faubourg au delà du pont. Dans l'ardeur de la lutte, les combattants des deux camps tombaient dans le canal au fond duquel, hiver comme été, se déversaient les eaux chaudes des bains publics établis sur la rive. Refoulés de l'autre côté du canal, les Tartares se ressaisirent et la bataille continua dans les rues du faubourg jusqu'au moment où les pompiers arrivèrent et braquèrent leurs lances sur les combattants.

Le lendemain, je me rendis sur le lieu du combat. Les dégâts étaient importants. On avait brisé les parapets du pont et démoli les baraques des marchands. Sauf erreur, cela se passait en 1886. A partir de ce moment, les pugilats sur le lac furent prohibés. Les jours de fête, des agents y montaient la garde et, à coups de fourreaux de sabre, dispersaient les gamins.

J'aimais aussi les incendies, ils créent toujours une vie spéciale, riche en couleurs, dramatique. Le seul fait que les gens ne se rassemblaient pas sur les lieux d'un incendie comme le faisaient chez nous, sur la place du Marché, les petits bourgeois pour débattre dans quel cabaret aller boire ou qui rosser, ce seul fait suffit déjà à donner à l'incendie un caractère de fête. Je me rappelle le magnifique incendie qui dévora l'énorme moulin des Chamov, une grande bâtisse en bois de quatre ou cinq étages. Les flammes se jouaient de lui comme un chat d'une souris. Dans l'air, tels de rouges oiseaux, volaient des feuilles de tôle arrachées à la toiture. Et sur la montagne, les fenêtres du palais du gouverneur semblaient s'injecter de sang.

Le capitaine des pompiers, un petit bonhomme tout trempé, le visage ruisselant d'une sueur noirâtre s'époumonait :

— Pompez, mais pompez donc, que diable ! Et il frappait sur la nuque tous ceux qui lui tombaient sous la main. Mais le public ne voulait rien savoir et, à l'approche de ce chef remuant, se dispersait de tous côtés. Beaucoup déclaraient ouvertement :

— C'est bien fait ! Laissez-les brûler.

— Ils sont assurés.

— C'est eux, sans doute, qui ont mis le feu.

Presque tout le monde se réjouissait de voir flamber la maison d'un riche et il n'y avait personne qui regrettât le travail réduit en cendres.

C'est amusant de regarder un incendie, mais c'est triste d'y penser !

J'aimais aussi aller dans la forêt cueillir des champignons. Un jour, de grand matin, nous étions déjà tout prêts à partir, nous avions mis nos chaussures de tille et pris nos paniers lorsqu'on annonça une éclipse de soleil. On en avait déjà parlé auparavant, mais sans y ajouter foi :

— Inventions d'étudiants, disait-on avec incrédulité.

Mais quand un petit disque noir apparut autour du soleil, les habitants du faubourg des Drapiers commencèrent à se trémousser en maugréant :

— Voyez donc un peu ! On dirait bien qu'il y a quelque chose ! Le ciel avait été pur, la matinée claire. Soudain une ombre morne et grisâtre envahit la terre. Quelqu'un nous avait enseigné, à nous autres gosses, à passer des verres au noir de fumée pour regarder le soleil. Je regardai. Le soleil disparaissait à mes yeux et prenait peu à peu l'aspect d'une tache noire. Cela me semblait incroyable. Je retirai les verres fumés, même à l'œil nu, je le voyais noircir et diminuer de grosseur.

La terre se faisait de plus en plus grise et morne. Les cœurs se serraient. Les vaches mugissaient mais non comme à l'ordinaire. Les hommes levaient la tête au ciel sans mot dire, leurs yeux semblaient s'être éteints en même temps que le soleil. Un chat aux abois prit la fuite. A nos pieds, un coq effrayé battit des ailes. Ensuite, pendant une seconde, il n'y eut plus de soleil, mais rien qu'un disque noir, pas plus large que le fond d'une poêle, qui faisait tache sur le ciel avec de pauvres rayons plantés tout autour comme de rouges aiguilles. C'était si triste que l'on avait envie de pleurer !

Mais aussitôt s'alluma et scintilla un croissant d'or. Le soleil, de nouveau, flambait. L'ombre étouffante se dissipa. Le coq fut le premier à se réjouir et se mit à chanter à tue-tête. Puis ce fut au tour des hommes abattus de se remettre à parler. En quelques minutes, la vie reprit son train familier. Déjà quelqu'un criait :

— Attends un peu, quelle raclée je vais te f...

Je partis avec mes camarades cueillir des champignons à dix kilomètres de la ville, par delà le champ d'Arski que borde l'asile d'aliénés. J'avais vu là un malade dont le souvenir était resté gravé dans ma mémoire. Une fois que j'étais venu avec une maîtrise chanter une messe pour le repos de l'âme d'un fou qui venait de mourir, nous étions arrivés de bonne heure et nous étions faufilés dans le jardin. Dans les allées, un homme pâle, harassé se promenait tranquillement. Il était en robe de chambre, en pantoufles, son caleçon tombait sur ses bas. Nous avions décidé que c'était un fou, mais il s'approcha de nous et nous questionna avec grand bon sens. Il me demanda qui j'étais, ce que j'étais venu faire, à quelle église appartenait la maîtrise, quels compositeurs nous chantions, etc... Ses propos étant tout à fait raisonnables, j'étais prêt à le prendre pour le médecin. Quand tout à coup, nous montrant une grosse poutre coupée en billot, il proposa :

— Allons-y ! Roulons-le !

— Où ? Pourquoi ?

— Pour battre le Christ, nous déclara-t-il avec un profond sérieux. Et quand nous nous informâmes de quel Christ il s'agissait, il nous répondit avec calme et assurance :

— Le Christ, le Dieu qui m'a empêché de vivre en ce monde. Des infirmiers s'étant approchés de lui l'emmenèrent.

Je fus très frappé par cet homme et par le fait que, dans sa démence, il avait conservé l'habitude qu'ont les gens sensés de battre et de se battre.

Nous arrivâmes dans la forêt à la nuit tombante. Après avoir cueilli quelques champignons, nous fîmes halte au bord d'un ruisseau. Nous allumâmes un feu et, avec des pommes de terre arrachées d'un champ voisin, fîmes une soupe. Après dîner, on s'étendit autour du feu, près du ruisseau entre les sombres murailles de la futaie. Nous nous racontâmes d'effrayantes histoires dont je me rappelle la suivante :

« Des étudiants réunis dans un cabaret se vantaient de leur bravoure. L'un d'eux assurait qu'il irait bien au cimetière à minuit violer une tombe.

— C'est interdit de violer les tombes, ripostèrent les camarades, cela peut conduire en Sibérie. Mais lui d'insister :

— Alors, si vous le voulez, je me coucherai dans une fosse.

Après un débat, il fut décidé qu'il se rendrait la nuit dans un des caveaux du cimetière et qu'il en rapporterait quelque chose, un morceau de bois pourri ou un fragment de maçonnerie. Il y consentit et se dirigea vers le champ des morts.

Ses camarades voulant lui jouer un tour le suivirent, se cachèrent entre les tombes et l'attendirent. Quand ils le virent atteindre une fosse fraîchement creusée et se disposer à y descendre, ils se prirent à murmurer avec des voix caverneuses. Mais lui de répondre :

— Eh ! là, vous autres les morts, ne vous dérangez pas. Ne cherchez pas à m'effrayer. Vous ne me ferez pas peur.

Après s'être couché quelques instants dans la fosse, il en ressortit et se dirigea vers un caveau. Alors les camarades lui lancèrent des poignées de terre. Il s'enfuit en riant. Mais soudain il tomba en poussant un cri : quand on s'approcha de lui il était mort. Il paraît qu'il avait buté contre un cerceau et comme il posait le pied dessus, le cerceau en se relevant avait heurté sa jambe. Cela avait suffi pour le faire mourir de frayeur. »

Ce récit me parut à la fois agréable et terrifiant. Il me rappelait les contes de Kirillovna et des amies de ma mère. Quand il fallut aller ramasser du bois pour alimenter le feu, je priai un de mes camarades de m'accompagner. Mais on se moqua de moi et me força d'aller seul. Bien que j'eusse grand' peur, je n'en rapportai pas moins quelques brindilles.

Le lendemain, sans avoir fermé l'œil de toute la nuit, nous nous dispersâmes sous bois à la cueillette des champignons. L'après-midi, nos paniers pleins, nous prîmes le chemin du retour. En route, nous nous couchâmes pour nous reposer. Je m'endormis et mes camarades partirent sans moi. Quand j'ouvris les yeux, l'obscurité avait envahi la forêt ; il me semblait qu'entre les arbres quelqu'un remuait sans bruit et m'épiait. Je pressai le pas sans tourner la tête. Je ne sentais plus mes jambes. La forêt marchait sur mes traces. Les arbres me barraient le chemin. Quelqu'un m'agrippait au talon, me soufflant dans la nuque et le dos sa froide haleine. Et il me fallait encore longer le cimetière ! Par-dessus les murs de clôture, les morts me guignaient. Ils circulaient entre les tombes en brandissant leurs croix, et, vêtus de leurs blancs linceuls, se dressaient sous les bouleaux. Je m'efforçais de ne pas les regarder, chantais, parlais avec moi-même. Mais de tous côtés, des monstres rampaient vers moi.

Je savais que les morts ne sont pas à craindre et que, sous maints rapports, ils sont bien meilleurs que les vivants. Ils ne s'enivrent pas, ne jurent pas, ne se battent pas !

Bien sûr que je savais tout cela, mais je n'y croyais guère ! Je ne sais où je puisai la force de regagner la maison, comment mon cœur ne se brisa point. Depuis lors, on eut beau insister pour que j'allasse dans la forêt lointaine, je m'y refusais préférant d'autres endroits où il croissait moins de champignons mais que la peur ne hantait pas.

 

Je connaissais un jeune homme de dix-sept ans, fort épris de théâtre, un certain Kaminski. Il jouait de menus rôles sur la scène en plein air du jardin Panaïev.

— Il s'offre pour toi une excellente occasion d'entrer au théâtre, me dit-il un jour, notre directeur est sévère, mais plein de bienveillance envers les jeunes. Demande-lui.

— Mais je ne sais pas jouer !

— Ça ne fait rien. Essaye. Peut-être te donnera-t-on un petit rôle de quelques mots.

J'allai trouver le directeur qui, sur-le-champ, me proposa le rôle du gendarme dans le Gendarme Roger. Cette pièce représente des voleurs et des vagabonds qui jouent mille tours à un brigadier de police ; celui-ci essaye de les attraper sans jamais y réussir. On me confia le rôle de ce maladroit policier. La joie et la conscience de la responsabilité qui m'incombait me plongèrent dans une violente agitation et une sorte de religieuse émotion.

Il fallait arriver aux répétitions à onze heures du matin. Or, à cette heure-là, je devais être à l'office. J'eus évidemment recours aux maux de tête. Je faisais mine d'être accablé d'insupportables douleurs et disais au chef comptable :

— Fiodor Mikhaïlovitch, j'ai un mal de tête terrible. Laissez-moi rentrer à la maison.

Le chef comptable avait des yeux brun foncé que ses lunettes rendaient encore plus grands et plus sombres. Il m'examinait quelques secondes avec dédain, sans mot dire, puis m'écrasant de son regard, il m'ordonnait comme s'il me piquait avec une épingle :

— Va !

Je m'en allais sentant qu'il ne croyait pas à mon mal, mais à toutes fins utiles, je me frottais le front et marchais lentement. Et pour qu'on ne vît pas de quel côté j'allais, je me faisais petit en passant devant les fenêtres de l'office.

La gaieté régnait au jardin Panaïev. Les oiseaux voltigeaient de branche en branche. Dans les allées, les artistes se promenaient d'un pas de reine en riant et en plaisantant. J'en connaissais déjà quelques-unes ; il m'était même arrivé de leur copier leurs rôles ce dont j'étais très fier.

J'étais gauche, maladivement timide, mais néanmoins aux répétitions, parmi des personnes de connaissance, vêtues comme à l'ordinaire et derrière le rideau baissé, je travaillais et parvenais tant bien que mal à comprendre mon rôle et à me mouvoir.

Voici le soir désiré ! J'arrive au jardin avant tous les autres, passe dans la loge, mets la tunique en calicot vert au col et aux parements rouges, la culotte de cotonnade en guise de culotte de peau et sur mes bottes, des guêtres en toile cirée. Je me barbouille le visage de fards de toutes sortes. J'eus beau faire, je ne me trouvais guère à mon avantage. Mon cœur battait avec inquiétude, mes jambes fléchissaient sous moi.

Le spectacle commença. Je ne puis exprimer ce que j'éprouvai ce soir-là. Je ne me rappelle qu'une série d'émotions désagréables et douloureuses. Mon cœur était comme arraché, froissé, déchiré. Je me souviens qu'on ouvrit la porte des coulisses et qu'on me poussa sur la scène. Je comprenais à merveille qu'il me fallait marcher, parler, vivre, mais j'en étais absolument incapable. Mes pieds restaient rivés aux planches, mes bras collés à mes flancs, ma langue enflée emplissait toute ma bouche, elle était comme en bois. Impossible de dire un mot ou de remuer un doigt ! Mais j'entendais des voix qui chuchotaient à travers les coulisses :

— Mais parle donc, saligaud, dis quelque chose !

— Nom d'un chien, parle donc !

— Flanquez-lui une torgnole !

— Secouez-le !

Tout, devant mes yeux, se mit à tournoyer. C'était comme une immense gueule aux voix multiples qui riait aux éclats. La scène vacillait. J'eus la sensation de disparaître.

On baissa le rideau. Je restai immobile, pétrifié jusqu'au moment où le directeur, un homme sec et grand que la colère rendait blême, se jeta sur moi, me roua de coups et m'arracha mon habit de gendarme. Mes guêtres s'en allèrent d'elles-mêmes. Enfin, on me chassa en chemise dans le jardin et, une minute plus tard, on me jeta mon veston et le reste... Je m'en fus au fond du jardin où je m'habillai, escaladai la clôture et partis au hasard. Je pleurais. Je me retrouvai dans le faubourg d'Arkhangel chez Kaminski où je restai quarante-huit heures blotti dans un hangar sans oser en sortir. Il me semblait que tout le monde, la ville entière, jusqu'aux femmes qui étendaient le linge dans la cour, était au courant de ma mésaventure.

Enfin, je me décidai à rentrer à la maison. Chemin faisant, je m'aperçus soudain qu'il y avait déjà trois jours que je n'étais pas allé au bureau. Chez nous on me demanda d'où je venais.

J'inventai quelque mensonge.

— On te chassera du service, probablement, me dit ma mère. Le planton est venu demander où tu étais.

Le lendemain, je me rendis cependant à l'office et m'informai auprès du planton Stéphane où en étaient mes affaires.

— On a déjà pris quelqu'un pour te remplacer. Après avoir passé quelque temps chez lui sous l'escalier, je rentrai chez nous.

 

A la maison, tout allait au plus mal. Mon père buvait désespérément. Maintenant, il s'enivrait presque chaque jour ; ma mère perdait rapidement ses forces en allant en journées. Je continuais à chanter dans les chœurs mais cela ne rapportait pas gros. En outre, ma voix « se cassait ». J'avais déjà quinze ans passés et mon soprano avait disparu.

Quelqu'un me conseilla d'adresser à la Cour d'appel une demande d'admission en qualité de scribe. Je fus agréé. Me voilà assis dans une pièce enfumée. Il y fait étouffant. Je copie les arrêts de la Cour et, chose surprenante, ces documents ont presque tous trait à des actes d'amour bestial et de viol.

Ici, les fonctionnaires ne portent ni vestons ni redingotes, comme à l'office du zemstvo, mais des uniformes à boutons dorés. Autour de moi, tout est sévère, décent, m'inspire un sentiment de respect et m'incline à penser que je ne ferai pas long feu dans le Temple de Thémis. C'est ici, au Palais, que j'eus, pour la première fois, le plaisir de boire du café dont le goût m'était resté qu'alors inconnu. Les plantons servaient du café à la crème au prix de cinq copecks le verre. Les quinze roubles que je gagnais ne m'auraient naturellement pas suffi à me régaler chaque jour de café, mais comme je faisais des remplacements qu'on me payait cinquante copecks, je pouvais boire plus de café que mes collègues mieux rétribués.

L'huissier m'apparaissait comme un personnage des plus importants. C'était un bel homme aux cheveux grisonnants rejetés en arrière, aux moustaches soignées. Il portait un pince-nez à monture d'or suspendu à un large ruban noir. Ses yeux marrons étaient protégés par d'épais sourcils. Il avait en parlant la même voix magnifique que le célèbre gentilhomme-artiste Kissilevski. Il me paraissait un véritable « barine » et me rappelait les marquis des romans de Dumas. Si je parle de lui en détail c'est que je n'arrive pas à comprendre comment cet homme à l'extérieur si superbe a pu me chasser du Palais avec tant de brutalité.

N'ayant pas le temps de terminer la copie des documents pendant les heures de service, j'emportais du travail chez nous. Un jour, après avoir touché ma paye, j'entrai dans différentes boutiques et achetai du thé, du sucre ainsi que diverses provisions pour la maison. Je passai aussi chez le bouquiniste où je fis, pour moi, l'acquisition de quelques livres. Je rentre chez nous et tout à coup, à ma grande terreur, je m'aperçois que j'ai perdu le pli contenant les arrêts de la Cour. C'était un désastre ! Je sentis que la terre s'ouvrait sous mes pieds. Tout espoir était perdu ! Je me précipitai dans les boutiques où j'avais fait mes emplettes, parcourus les rues demandant aux passants s'ils n'avaient pas ramassé une liasse de documents. Je commis sans doute mille bévues mais ne retrouvai pas ce que j'avais perdu. C'est dans un complet abrutissement que je passai le reste de la journée ; je ne fermai pas l'œil de la nuit et, le lendemain, arrivant au Palais, je contai mon infortune aux plantons qui me servaient le café. Mon récit les frappa beaucoup. Tout en secouant la tête et en se grattant, ils faisaient :

— Hum, hum !

— Ça ne sent pas bon, frère !

— Oh ! oh !

A ce moment arriva Zaïtzev, l'ami qui m'avait conseillé de faire une demande d'admission. Quand je l'eus mis au courant de ce qui m'était arrivé, il grommela :

— Oui, oui, c'est grave !

A la mine qu'il fit, je compris que si l'on ne m'expédiait pas immédiatement au bagne, je n'échapperais en tous cas pas à la prison. Je ne franchis pas le seuil du Palais mais restai en bas sous l'escalier chez les plantons. L'escalier était d'une si imposante largeur qu'il semblait inviter tous les mortels à le gravir sous le glaive de la déesse aveugle.

J'étais chez les plantons depuis cinq minutes lorsque j'entendis en haut de l'escalier la belle voix veloutée de l'huissier :

— Où est-il fourré ce maudit ? Où est-il ce.. ce...

Il jurait sans se soucier du choix des mots et sans ménager ni sa langue ni ses poumons. Tout recroquevillé, je sortis de ma cachette et m'arrêtai au bas de la première marche. En haut l'huissier menaçant, tel Zeus. Son lorgnon d'or lançait des éclairs ; le ruban flottait ; les pans de son habit battaient de part et d'autre comme les ailes d'un coq noir. Il tournoyait, frappait des pieds et déversait sur moi les foudres de sa colère. Je suis sûr que, dans toute cette scène, il y avait quelque chose de majestueusement pittoresque, quelque chose de romain, voire d'olympien.

— Fous-le à la porte, tonnait-il s'adressant aux plantons qui, debout derrière moi, se tenaient raides comme des piquets.

— Pourquoi restez-vous là immobiles ? Que le diable vous emporte ! Tapez-lui dessus ! Tapez sur ce chien ! Faites-le déguerpir ! Ne m'obligez pas à descendre !

— Dehors vaurien !

Enfin l'idée me vint que le parti le plus sage serait de m'en aller. Je m'élançai dans la rue. Il va de soi que je n'étais pas sûr du tout que l'aventure fût terminée mais j'avais le cœur moins lourd. Le marquis-huissier m'avait comblé d'étonnement. Cet homme si superbe jurait comme le dernier des habitants du faubourg des Drapiers !

A la maison, tout le monde comptait sur moi. Il fallait vivre ! Il fallait travailler ! Ma mère faisait une sorte de gâteau qu'elle vendait débité en tranches. Mais cela ne suffisait pas pour subsister. Il m'était devenu impossible de chanter dans les chœurs depuis que j'avais perdu mon soprano d'enfant. Affamé, j'errais à travers la ville, des journées entières, en quête d'un travail introuvable. J'allais sur les bords du Volga, sur les quais et durant de langues heures, je regardais l'inlassable et diligent labeur des hommes. Les bateaux semblables à d'immenses cygnes accostaient. Les débardeurs chantaient sans cesse la Dobinouchka :

 

            Oh là... Oh ! là... Volga notre mère,

            Oh ! là ! si large et grand est ton lit !

            Tu as su bercer notre misère.

            Mais hélas ! mes forces m'ont trahi !

 

Sur le sable profond et ardent de la rive, les Tartares, dans des échoppes en bois, font le commerce des babouches, des savons de Kazan, des tissus de Boukhara. Les Russes vendent du pain, du saucisson et autres victuailles. Tout est appétissant. Tout a un air de fête ! Tandis que moi, anxieux de trouver un gagne-pain, j'erre comme un damné en proie à une profonde pitié pour ma mère. Il faut partir d'ici ! Cette ville me porte malheur ! Partir le plus loin possible...

Lorsque ce désir fut devenu une résolution inébranlable, je réussis à convaincre mes parents, de la nécessité d'aller s'établir à Astrakhan. Nous vendîmes tout ce que nous possédions et en quatrième classe, sur un bateau du nom de Zeveck nous descendîmes le Volga.

 

 

 

Le Volga m'enchanta quand je vis et sentis l'ineffable et sereine beauté de ce roi des fleuves. Je crois que je ne dormis pas une seule nuit de peur de laisser passer, sans les voir, les merveilles qui peuplaient les rives. Mon cœur s'épanouit surtout lorsqu'un personnage respectable me parla du Caucase, des cimes neigeuses soutenant le ciel, des grandes chaleurs, des gens qui même l'été portent des bonnets de fourrure précisément pour se protéger contre cette chaleur. Ces récits, faits d'éléments étranges et légendaires, me comblaient de joie : grande est la terre ! La place n'y manque pas !

Astrakhan nous fit triste accueil. Je me dépeignais cette ville sous un jour singulier. Son nom seul me semblait promettre des prodiges. Et soudain, je m'aperçus qu'Astrakhan, extérieurement du moins, était pire que Kazan. Cette constatation refroidit l'enthousiasme que m'avait inspiré mon voyage sur le Volga. Ayant laissé mon père et mon petit frère sur le quai, nous partîmes, ma mère et moi, à la recherche d'un logement. Dans les rues sablonneuses, on cuisait comme dans un four. Les maisons de pierre exhalaient de la chaleur. Partout brillaient des écailles de poisson. Partout stagnait une odeur de marée. Nous trouvâmes bien vite à louer, pour deux roubles par mois, une masure de deux pièces blottie dans le coin d'une cour immonde où il y avait tant de mouches qu'on les eût dites fabriquées là par milliers. Outre les mouches vivaient encore dans la cour des charretiers et des portefaix. Chariots, planches, décombres de toutes sortes y étaient amassés. Après l'immensité du Volga, cet espace étroit et sordide me parut tout particulièrement humiliant.

Le lendemain, mon père et moi nous mîmes en quête d'un emploi. Nous entrions dans ]es bureaux, dans les boutiques, partout où il était possible d'ouvrir une porte. On nous recevait courtoisement, on nous parlait avec politesse et on nous engageait à faire des demandes écrites.

J'envoyai à maintes personnes et à différents endroits quelque dizaine de requêtes qui, jusqu'à ce jour, sont restées sans réponse. L'argent nous faisait défaut et la faim nous tourmentait chaque jour davantage. La silencieuse endurance de ma mère, sa résistance opiniâtre à la misère et à la détresse ne laissaient pas de m'étonner. Chez nous, en Russie, il existe des femmes d'une nature spéciale qui, toute leur vie, luttent sans relâche contre la pauvreté et le dénuement. Sans espoir de vaincre, sans se plaindre, elles supportent les coups du sort avec le courage des grandes martyres. Ma mère était de ces femmes. Elle recommença de faire et de vendre des pâtés au poisson et aux baies. Comme j'avais envie d'en dévorer cinq à la fois ! Mais ma mère les cachait comme un avare son trésor et ne permettait même pas aux mouches d'y toucher. Le commerce des petits pâtés ne nourrit pas son homme ! Ma mère se mit alors à laver la vaisselle sur les bateaux ; elle nous rapportait des restes : des os non rongés, des morceaux de côtelettes, de poulet, de poisson, des croûtons de pain. Mais cela n'arrivait pas souvent et la faim nous prenait aux entrailles.

J'allais un jour par les champs avec mon père, je ne sais plus à quelle occasion, quand tout à coup, mon père s'affaissa :

— Je ne peux aller plus loin, me dit-il.

Je compris que c'était la faiblesse causée par la faim. Longtemps, je restai à côté de lui en proie à un désespoir sans bornes. Que faire ? Que faire ? Je le ramenai tant bien que mal au logis et me rendis à l'église où je priai Dieu en versant des larmes amères. Ah ! oui, Messieurs, si vous saviez combien la faim est humiliante, vous regarderiez les pauvres avec d'autres yeux, vous vous comporteriez autrement à leur égard !

Ma voix nous fut de quelque secours. Peu à peu, elle se transformait en une voix de baryton. J'allais chanter dans une église où l'on me payait un rouble et demi par vêpres.

Il y avait à Astrakhan un jardin de plaisir nommé Arcadie. J'y allai et demandai à faire partie des chœurs. On m'indiqua un personnage de taille moyenne, le visage rasé, en veste de tussor :

— Voilà l'impresario Tcherkasov.

— Quel âge as-tu ? me demanda-t-il.

— Dix-sept ans, répondis-je me vieillissant d'une année.

— Eh bien, si tu le désires, viens et chante. On te donnera un costume. Mais je ne te payerai pas. Les affaires vont mal. Je n'ai pas d'argent.

C'en était assez pour me réjouir. Sans doute cela ne pouvait pas nous remplir le ventre ni à mes parents ni à moi, mais cela embellissait ma pénible existence.

La personne qui dirigeait les chœurs me remit une partition où je lus ces paroles :

 

            Et nous te suivrons, brune cigarière

            En te murmurant

            Des propos d'amour !

 

Parfait ! C'était un chœur de Carmen. Le soir, affublé d'un costume de soldat ou de paysan, je me crus en Espagne. Il faisait chaud. Sous les lumières, des gens en costumes bariolés dansaient et chantaient. Moi aussi, je chantai et dansai bien que je sentisse de douloureux tiraillements dans l'estomac. Malgré tout j'étais le plus heureux du monde, joyeux et léger. Mais quand, de retour à la maison, je montrai la partition à mon père et me vantai de travailler désormais au théâtre, il s'emporta, trépigna, me donna quelques rudes coups sur l'échine et déchira la partition en morceaux.

— Alors, fissure, c'est pour que nous crevions de faim que tu nous as conduits ici, cria-t-il.

Pourvu que tu ailles au théâtre ça te suffit. Qu'ils soient maudits tes théâtres !

— Que faire ? Comment me présenter à l'Arcadie sans musique ? Je n'y retournai pas, mais très fâché contre mon père, je résolus de partir pour la foire de Nijni. A Kazan, au jardin Panaïev, j'avais entendu beaucoup de « conteurs » et de « chansonniers », retenu des bribes de leurs récits et quelques-unes de leurs anecdotes qu'il m'était arrivé de conter moi-même à l'occasion. Les auditeurs m'avaient applaudi aussi décidai-je de partir pour la foire et de m'engager comme « conteur » dans un théâtre en plein air. Pour le voyage, j'empruntai deux roubles au maître de chapelle. J'avoue qu'en prenant cet argent, je savais bien que je ne pourrais le rembourser.

Mes parents convinrent que la vie serait plus facile si je m'en allais : une bouche en moins ; je n'étais bon à rien !

Me voilà de nouveau sur le bateau, un remorqueur cette fois qui traîne plusieurs péniches. Les jours de fête, sur les barges, les matelots jouent de l'harmonica et chantent tandis que les femmes dansent vêtues de camisoles aux couleurs criardes. Le spectacle était gai et plaisant ! Comme je savais les chansons populaires, les matelots m'admettaient volontiers dans leur compagnie et m'aimaient beaucoup. Je buvais et mangeais avec eux.

Notre bateau poursuivait sa route sans se presser se chargeait, se déchargeait, abandonnait ses péniches dans les débarcadères, en prenait d'autres en remorque avec d'autres matelots, d'autres femmes et d'autres harmonicas. Jusqu'à Saratov, mon voyage fut une vraie partie de plaisir en même temps qu'une tournée artistique. Nous ne cessions de chanter et de danser. J'étais repu et content. A Saratov, notre vapeur s'arrêta une journée. J'allai faire un tour en ville et aperçus un jardin au bord du fleuve. L'enseigne au-dessus de l'entrée portait : JARDIN D'OTCHKINE ET SCÈNE EN PLEIN AIR.

« Si j'essayais de m'embaucher ici », pensai-je. Je pénétrai dans le jardin et m'enquis où était le patron.

— Que lui voulez-vous ?

— Je voudrais faire mes débuts sur la scène.

— Attendez.

Alors apparut un personnage en smoking, chemise blanche et cravate rutilante. Après m'avoir examiné avec indifférence :

— Qu'y a-t-il ?

— Avez-vous besoin d'un « conteur » ?

— « Un conteur », répéta-t-il.

Je sentis mon cœur battre. Je fus pris de peur. Et si tout à coup il allait me dire : oui, j'ai besoin d'un conteur et me forcer à monter sur les planches le soir même, je raterais honteusement comme j'avais raté au jardin Panaïev.

Enfin cet homme si splendidement vêtu prit une décision :

— Non, je n'ai pas besoin d'un « conteur », déclara-t-il avec assurance en me tournant le dos.

Et moi, le remerciant en secret de ce refus, j'allai me promener à travers la ville.

« Mais qu'arrivera-t-il, me demandais-je, si l'on m'engage au théâtre à Nijni et si tout à coup j'ai le trac ? » Et la chose était loin de me paraître aussi simple que lorsque j'y songeais à Astrakhan.

Le remorqueur avait encore une fois changé de péniches. Encore de nouveaux matelots, de nouvelles femmes, de nouvelles chansons. Mais je ne sais pourquoi ma situation était devenue moins aisée. J'avais mangé toutes mes économies et le nouvel équipage était loin d'avoir la même bonhomie que le précédent. A Samara, je demandai aux débardeurs de me prendre dans leur équipe.

— Eh bien, travaille !

On chargeait de la farine. Dès le premier jour, les sacs de cinq pouds m'exténuèrent au point que j'en perdais presque connaissance. Le soir venu, je sentais dans la nuque une douleur lancinante, affreuse. J'avais les jambes et les reins brisés comme si l'on m'eût roué de coups. Les débardeurs recevaient quatre copecks par mille pouds ; quant à moi, on ne me donnait que vingt copecks par jour bien que je transportasse soixante ou quatre-vingts sacs. Le lendemain, c'est à peine si je pouvais marcher et les débardeurs se gaussaient de moi :

— Il faut prendre l'habitude de se rompre les os, charlatan. Tu t'y feras.

Heureusement, ils plaisantaient de bon cœur et sans malice. Outre la farine, on chargeait aussi des pastèques sur les péniches et quand nous quittâmes Samara, le travail se fit moins dur et plus joyeux. Presque à chaque escale, nous déchargions des pastèques sous la surveillance d'un homme à la barbe en tire-bouchon. Nous faisions la chaîne de la passerelle à la rive ; nous nous jetions de main en main des pastèques non sans échanger des quolibets et de plaisants jurons. Si l'on était distrait, si l'on n'attrapait pas le fruit, si on le laissait tomber à l'eau ou se briser sur la passerelle, le bonhomme à la barbe en tire-bouchon s'approchait du coupable et lui donnait quelques taloches sur la nuque. Chaque pays a ses coutumes ! Pour cette besogne, je recevais vingt copecks et deux pastèques et mon ventre s'arrondissait si bien que je me sentais un riche marchand !

C'est la première fois, au cours de ce voyage, qu'il me fut donné de vivre parmi des gens du Volga et de les observer quelque peu. Malgré leurs défauts, ils n'en étaient pas moins de braves gens et de bons enfants.

Nous voilà arrivés à Kazan. Bien qu'elle ne m'eût pas été clémente, je revis ma ville natale avec plaisir. De nouveau, je respirai l'épaisse et lourde odeur du naphte que je n'avais pas remarquée depuis Astrakhan. A Kazan l'odeur du naphte était plus dense, ce qui, bien entendu, n'est pas un grand avantage pour la ville mais n'en est pas moins agréable et doux comme « la fumée du toit natal ». Ayant confié mes « bagages » à un commis sur le bateau, je partis pour la ville de grand matin et me rendis chez un de mes camarades qui, autrefois, me prêtait des livres loués à la bibliothèque du Cercle de la Noblesse. Il aimait à déclamer des vers et en faisait lui-même d'assez mauvais.

Mon ami me reçut avec joie. Dans la soirée, nous retrouvâmes encore quelques vieux camarades et nous rendîmes ensuite dans un cabaret pour jouer au billard. Là, je m'enivrai pour la première fois de ma vie, à l'occasion de notre joyeuse rencontre. Dans la rue, nous entrâmes en conflit avec un veilleur de nuit. Notre victoire aurait été complète si ses collègues ne lui avaient prêté main forte. Ils eurent le dessus, nous arrêtèrent et nous conduisirent au poste. J'étais le plus jeune de la bande mais non le moins turbulent. J'eus le verbe haut avec le commissaire, tins des propos insolents et me comportai, en somme, aussi vilainement que possible. Je fis si bien que le policier, au lieu de nous dresser procès-verbal et de nous retenir jusqu'à ce que notre ivresse fût dissipée, appela deux pompiers qui nous « passèrent à tabac » et nous firent déguerpir.

Je ne puis dire que ces souvenirs me soient agréables, mais, en conscience, je ne puis les passer sous silence. J'allai coucher chez mon camarade qui pria sa mère, une femme très dévote qui assistait chaque matin à la messe de cinq heures, de me réveiller. Mon bateau devait partir à 7 heures le lendemain matin.

Il va sans dire que je ne me réveillai point bien que la bonne femme eût fait le nécessaire. Le vapeur partit et mes hardes avec lui : mon cher Béranger, un trio le Christ est ressuscité que j'avais composé et écrit à l'encre violette bref tout ce que j'avais de précieux !

Je restai à Kazan chez mon camarade. Il n'y voyait aucun inconvénient, mais sa pieuse femme de mère commença immédiatement de m'empoisonner l'existence en me donnant à entendre que, dans ce monde, il y a beaucoup trop de pique-assiettes et que ceux-ci n'ont rien de mieux à faire que de rentrer sous terre. Je me mis avec ardeur à chercher du travail et ce n'est qu'après de longues démarches que j'obtins, pour le Consistoire, de la copie à huit copecks la feuille. Ces pièces étaient presque toutes relatives à des affaires de divorce. Je me frottai ainsi à cette obnubilante ordure que les employés du Consistoire distribuaient avec tant de zèle. C'était sans contredit les plus invétérés ivrognes que j'eusse vus de ma vie ! Ils buvaient jusqu'à en avoir des crises d'épilepsie, des convulsions et des attaques de delirium ce qui éveillait en moi un sentiment voisin de la terreur. Seul le secrétaire avait quelque ressemblance avec un être humain, et encore... Il portait l'uniforme et s'inondait de violents parfums. La voix mielleuse et pateline, les mouvements félins, cet homme me semblait capable de m'arracher l'âme du corps avec tant de dextérité que je ne m'en serais même pas aperçu. C'est lui qui était chargé d'interroger les époux en instance de divorce. Je me rappelle l'interrogatoire qu'il fit subir à un pope que sa femme accusait d'impuissance. De quelle insinuante douceur il usait pour arracher au malheureux des réponses ! Le pope répondait d'une voix haute, efféminée qui se faisait de plus en plus faible et aiguë comme s'il mourait d'épuisement. Cela donnait froid dans le dos. Je copiais quatre feuilles par jour, mais, sur le conseil d'un des ivrognes, j'en portais le double sur mon compte. J'avais calculé qu'ainsi, je gagnerais dix-huit roubles, mais à la fin du mois, je n'en touchai que huit. Et, à ma grande stupéfaction, personne ne souffla mot de mes erreurs volontaires. Ames généreuses !

J'avais déjà dix-sept ans passés. Une troupe d'opérette jouait au théâtre Panaïev. J'y étais fourré chaque soir. Un choriste m'avertit un jour :

— Semionov Samarski constitue un chœur pour l'emmener à Oufa. Tu devrais lui adresser une demande.

Je connaissais Semionov Samarski en qui j 'adorais l'artiste. C'était un homme intéressant aux moustaches lisses coulées en fonte. Il portait un haute-forme, une canne et des gants clairs. Il avait des yeux « fatals » et les manières d'un véritable « barine ». En scène, il se sentait comme un poisson dans l'eau et d'un baryton fort expressif chantait l'Etudiant pauvre :

 

            Je l'embrassai avec ardeur

            Mais seulement sur l'épaule.

 

Devant lui, les dames fondaient comme cire devant le feu. Ayant pris mon courage à deux mains, je m'approchai de lui tête nue :

— De quoi s'agit-il ? Ah ! ah ! Eh bien, venez me trouver demain à l'hôtel.

J'y allai, mais le portier ne voulut pas me laisser entrer. Je le suppliai, m'évertuai à le convaincre, c'est tout au plus si je n'eus pas recours aux larmes. je le tourmentai tant et si bien qu'à la fin, crachant de dépit, il envoya un gamin demander à Semionov Samarski s'il consentait à recevoir un misérable hère.

— Il y a ordre de laisser entrer, déclara le gamin en revenant. Je trouvai Semionov en robe de chambre, le visage couvert de poudre. Il faisait penser à un meunier qui, sa besogne achevée, se repose sans avoir eu le temps de se débarbouiller. A la table, en face de lui, un jeune homme était assis, un Caucasien sans doute. Sur une chaise-longue, une dame à demi-couchée. J'étais d'une extrême timidité surtout devant les femmes. Je ne saurai rien dire en présence d'une dame. Semionov Samarski me demanda avec douceur :

— Que savez-vous ?

Je ne fus pas surpris qu'il me donnât du vous, comment un aussi grand seigneur aurait-il pu faire autrement ? Mais sa question m'effraya. Je ne savais rien de rien, aussi mentis-je résolument.

— Je sais la Traviata, Carmen.

— Mais c'est une entreprise d'opérettes que je dirige !

Les Cloches de Corneville.

J'énumérai toutes les opérettes dont je me rappelais les noms, mais cela ne produisit pas le moindre effet.

— Quel âge avez-vous ?

— Dix-neuf ans, inventai-je sans gêne.

— Et quelle voix ?

Première basse.

Sa douceur me rassurait, m'inspirait confiance.

— Vous savez, déclara-t-il enfin, je ne puis vous payer le même salaire qu'aux choristes qui ont un répertoire...

— Ça ne fait rien, je travaillerai sans rémunération.

Ma réponse frappa tout le monde. Les trois personnes présentes se prirent à m'examiner avec insistance.

— Bien sûr, je n'ai pas d'argent, expliquai-je alors, mais peut être me donnerez-vous néanmoins quelque chose ?

— Quinze roubles par mois.

— Vous savez, rétorquai-je, j'ai besoin tout juste de quoi vivre, sans trop pâtir de la faim. Si je puis m'en tirer à Oufa avec dix roubles, donnez-moi dix roubles. S'il m'en faut seize ou dix-sept... Le Caucasien éclata de rire et suggéra à Semionov Samarski :

— Donne-lui donc vingt roubles ! Qu'est-ce que cela peut te faire.

— Signez, me dit le régisseur en me passant un papier. Et, d'une main tremblante de bonheur, je signai mon premier contrat théâtral.

A ce moment un des choristes, petit bonhomme rondouillard, du nom de Neïberg, entra dans la pièce et salua le régisseur d'un air dégagé :

— Bonjour, Semionov Iakovlevitch !

Celui-là signa un contrat de quarante roubles.

— Dans deux jours, nous annonça le patron, je vous donnerai des billets pour Oufa et une avance.

Une avance ! J'ignorais ce que cela voulait dire, mais ce mot me plut infiniment, je sentais que derrière lui se cachait quelque chose de bon.

Je sortis en même temps que Neïberg. Il avait chanté dans les chœurs à l'opéra de Serebriakov où j'aurais tant voulu entrer quand j'avais quinze ans, mais où je ne fus pas admis parce qu'alors ma voix muait. Par la suite, ce petit Neïberg devint pour moi un excellent camarade.

A la maison, c'est-à-dire chez Petrov, je rassemblai mes collègues et, avec un immense orgueil, leur montrai la pièce qui me consacrait « desservant » du temple de Thalie et de Melpomène. Mes velléités théâtrales les laissant sceptiques, ils m'avaient vexé plus d'une fois. Je triomphais en leur rappelant leurs sarcasmes. Lorsque nous jouions aux osselets, il m'était arrivé parfois d'entonner une phrase d'opéra. Alors les misérables éclataient de rire :

— Le diable vous emporte ! m'écriais-je alors. Attendez, dans trois ans, je chanterai le Démon.

Et, effectivement, trois ans plus tard, je chantais non le Démon, mais Méphistophélès.

Le surlendemain, je reçus une avance de six roubles, un billet de seconde sur le bateau Iakimov et partis pour Oufa.

On était en septembre. Il faisait un temps froid et maussade. Comme je n'avais qu'un veston pour tout vêtement, la mère de Petrov me donna un vieux châle que j'employai en guise de plaid. Je me sentais admirablement bien. Pour la première fois, je voyageais en seconde et vers quelle destination ! C'était le grand art que j'allais servir. Le diable m'emporte !

Sur la Bielaia, notre bateau échoua par deux fois sur des bancs de sable. Le capitaine proposait sans façons aux passagers de seconde et de troisième de « faire un petit tour sur la rive ». Le froid était cruel. Afin de me réchauffer, je faisais la grande roue et autres tours d'acrobatie. Les moujiks qui charriaient leur foin au village me criblaient de leurs railleries :

— Regarde-moi ça, les tours qu'il fait ce « barine » ! Quel grand échalas !

« Barine », pensais-je.

Une nuit que je ne pouvais dormir, j'allai sur le pont contempler le fleuve, les étoiles... Je me souvins de mon père et de ma mère. Depuis longtemps déjà, je n'avais reçu d'eux aucune nouvelle. Je savais seulement qu'ils avaient quitté Astrakhan pour Samara. La tristesse m'envahit et je me mis à chanter :

 

    O nuit, nuit profonde !

 

Je chantai et pleurai. Tout à coup, dans l'obscurité, une voix m'interpelle :

— Qui chante ?

Je pris peur. Peut-être était-il défendu de chanter la nuit sur les bateaux ?

— C'est moi.

— Qui moi ?

— Chaliapine.

Le Caucasien Penaïev s'approcha de moi. Ce brave garçon avait sans doute vu mes larmes et d'un ton amical :

— Tu as une jolie voix. Pourquoi restes-tu ici tout seul ? Viens avec moi. Il y a là-bas un marchand. Allons !

— Et le marchand ne me chassera pas ?

— Non, il est saoul.

Dans une cabine de première, était attablé un gros bonhomme à la face rubiconde. Pris de boisson, il était d'humeur lyrique. Devant lui, sur la table, des bouteilles d'eau-de-vie et de vin, du caviar, du poisson, du pain et toutes sortes de victuailles. Il considérait tout cela avec des yeux ronds en étendant avec son doigt une tache de vin sur la nappe. Il s'ennuyait probablement. Penaïev fit les présentations. Le marchand ayant soulevé ses épaisses paupières, me fourra sous le nez les quatre doigts de sa droite :

— Renifle, m'ordonna-t-il.

J 'obéis.

— Eh bien, qu'est-ce que cela sent ?

Cela sentait le vin et le hareng.

— Ça sent le poisson, répondis-je.

— Voyons, bêta, ça sent les bas. Et toi, tu dis que ça sent le poisson ! Il fallait deviner du premier coup.

Bien que je n'eusse pas deviné du premier coup, il me versa sur-le-champ de la vodka.

— Bois. Qui es-tu ?

Et moi de lui expliquer.

— Ah ! ah ! Tiens, toi aussi... tu es de ceux-là... Eh bien, peu importe. Vas-y ! J'aime cela. Et que sais-tu faire ?

— Je chante.

— Sais-tu faire des tours de passe-passe ?

— Non.

— Alors chante !

J'entonnai une chanson. Le marchand m'écoutait tout en pleurant et en reniflant, avec un tremblement des épaules. Je lui demandai ensuite la permission d'appeler Neïberg. Nous chantâmes à deux. Le marchand, en proie à une vive émotion, nous régala en sanglotant.

C'est ainsi que, pour la première fois, je me produisis devant un « public sérieux ».

Enfin, de bon matin, notre bateau arriva au débarcadère d'Oufa. La ville était éloignée de cinq verstes, la route couverte de boue. Il tombait une petite pluie fine. Je pris sous mon bras mes « effets » sans oublier l'objet qui m'était le plus cher, une cravate bigarrée que tout le long du voyage, j'avais soigneusement épinglée sur le mur. Puis nous partîmes pour la ville, Neïberg et moi, lui petit et rondelet, moi osseux et long.

Nous fûmes bientôt dépassés par un fiacre qu'occupaient Penaïev et sa maîtresse. Il se retourna en nous criant :

— Au revoir, Gennadii Demianovitch !

Je me rappelai le drame d'Ostrovski, la Forêt et éclatai de rire en regardant le couple que nous faisions mon camarade et moi. Arrivés en ville, nous nous rendîmes à l'hôtel qu'habitait Semionov Samarski, mais le portier nous dit rudement :

— Impossible de faire entrer des gens si sales !

Nous enlevâmes nos bottes pour aller chez l'impresario qui, de même qu'à Kazan, nous reçut en robe de chambre, le visage tout enfariné. Après s'être moqué de nous, il nous offrit du thé. Ce même jour, Neïberg et moi louâmes une chambre chez l'un des musiciens du théâtre au prix de quatorze roubles par tête. Pour cet argent, nous devions avoir la chambre et la pension complète. Je retournai immédiatement chez Semionov Samarski :

— Je me suis arrangé pour quatorze roubles. J'en ai six de trop. Je suis entré à votre service non pour de l'argent mais pour le plaisir de travailler au théâtre.

— Quel original vous êtes !

Les répétitions commencèrent. Les chœurs se composaient de dix-sept hommes et de vingt femmes. Nous travaillions accompagnés par le violon que tenait le maître de chapelle, un brave homme, ivrogne en diable. Soudain, à ma grande terreur, on commença de chuchoter que l'impresario ayant engagé trop de choristes, voulait en licencier quelques-uns. J'étais sûr que je serais justement du nombre. Mais quand il fut question de me congédier, le maître de chapelle déclara :

— Non, non, il faut conserver celui-là. Sa voix n'est pas mauvaise et il semble bien doué.

Ce fut comme si l'on me délivrait du poids d'une montagne.

La saison débuta par le Chanteur de Palerme. Il va sans dire que j'étais le plus agité de tous. Quel plaisir de voir mon nom sur les affiches : « Secondes basses : Affanasiev et Chaliapine. » Les costumes des choristes étaient de deux sortes : le costume de paysan et le costume d'Espagnol.

Le costume paysan : un tricot en laine, des bas, des pantoufles avachies, des culottes très courtes, une casaque de cotonnade bordée d'une tresse, un col blanc. Le costume espagnol était confectionné en velours de coton, culottes encore plus courtes que celles des paysans, une veste au lieu de casaque et sur les épaules une petite cape. Une toque de carton recouvert de velours ou de satin complétait l'habillement. Je choisis un costume espagnol, me fis de petites moustaches, me noircis les sourcils, me mis du rouge aux lèvres et fis le possible pour avoir l'air d'un bel Espagnol.

J'étais d'une incroyable maigreur. C'était la première fois de ma vie que je mettais un tricot et j'avais l'impression que mes jambes étaient toutes nues. j'étais gêné et j'avais honte. Quand on appela le chœur en scène, je me plaçai au premier rang et pris une pose tout ce qu'il y a de plus espagnole. J'avançai une jambe, mis les poings sur les hanches et rejetai fièrement la tête en arrière. Mais conserver cette pose fut au-dessus de mes forces. La jambe que j'avais mise en avant fut prise d'un affreux tremblement. Je m'appuyai dessus et avançai l'autre qui se mit à trembler aussi. Alors je me cachai lâchement derrière mes camarades.

Le rideau se leva et nous entonnâmes à l'unisson :

 

            Un, deux, trois,

            Regarde plus vite,

            Sur la carte.

 

Je tremblais intérieurement de frayeur et de joie. Je croyais rêver. Les feux de la rampe dansaient devant mes yeux une sarabande. La salle, une gueule noire emplie d'un rugissement et d'une agitation de mains blanches, avait un aspect de farouche gaieté.

Au bout d'un mois, je pouvais déjà me tenir en scène avec aisance. Mes jambes ne tremblaient plus et mon âme était calme. On commença à me donner de menus rôles de deux ou trois mots. Je m'avançais au milieu de la scène et d'une voix tonnante annonçais au héros de l'opérette :

— Un personnage sorti du souterrain désire vous parler ou autre chose analogue.

La troupe entière jusqu'aux machinistes me traitait avec beaucoup de douceur et de bienveillance. J'aimais tant le théâtre que je mettais la main à tout avec délices. Je remplissais les lampes de pétrole, nettoyais les verres, balayais la scène, montais sur le gril, arrangeais les décors... Semionov Samarski était, lui aussi, fort content de moi.

On décida de jouer à Noël l'opéra Galka. Le rôle du Grand-Échanson, père de Galka, devait être chanté par un gaillard aux traits grossiers, aux mâchoires chevalines. Antipathique, menteur, cancanier, il faisait exprès de causer des désagréments à tout le monde. En répétant sa partie, il chantait faux et sans mesure. Enfin, deux jours avant la répétition générale, il déclara qu'il ne chanterait pas, son contrat ne l'obligeant à paraître en scène que dans les opérettes et non dans les opéras. Cela mettait la troupe dans une situation stupide. Il n'y avait personne pour le remplacer. Et là-dessus, voilà que l'impresario me fait venir dans sa loge et me propose :

— Chaliapine, pouvez-vous chanter le rôle du Grand-Échanson ?

Je pris peur sachant que ce rôle était long et important. Bien que je sentisse qu'il fallait répondre :

— Non, je ne le puis.

Je dis :

— Oui, je le peux.

— Alors, voici la partition, préparez-la pour demain... C'était comme si l'on m'eût coupé la tête. Je courus à la maison et me hâtai d'étudier ma partie. Je travaillai toute la nuit empêchant mon compagnon de chambre de dormir.

Le lendemain, à la répétition, je chantai le rôle non sans frayeur et non sans fautes, mais enfin d'un bout à l'autre. Mes camarades me félicitèrent en me frappant sur l'épaule. Je ne remarquai en eux aucune jalousie. C'est l'unique saison de ma vie où je ne vis et ne sentis aucune jalousie à mon égard et où je ne soupçonnai même pas qu'il en pût exister au théâtre.

Les jours qui précédèrent le spectacle, je me sentais soulevé au-dessus de terre. Le soir de la représentation, je commençai à me grimer dès cinq heures. Ma tâche était difficile, je devais me donner l'aspect d'un imposant échanson. Je me collai un nez, des moustaches, des sourcils, m'enduisis le visage de fards, m'efforçant de le faire vieux, ce à quoi je réussis tant bien que mal. Mais il fallait absolument parer à ma maigreur. Je me rembourrai. Le résultat était désastreux ! J'avais le ventre d'un hydropique, les bras et les jambes comme des allumettes. C'était à en pleurer !

Je songeais : « Qu'arriverait-il si, sans souffler mot à personne, je m'enfuyais à Kazan ? »

Je me rappelais comment on m'avait chassé de la scène au jardin Panaïev et étais convaincu que mes débuts ici auraient le même sort. Mais il était trop tard pour m'esquiver. A ce moment quelqu'un s'approcha de moi par derrière, me frappa sur l'épaule et me dit amicalement :

— Courage ! N'ayez pas peur. Tout ira à merveille !

Je me retournai. Ces mots avaient été prononcés par Semionov Samarski. Tout réconforté, je fis mon entrée en scène. A droite et à gauche, une table et deux fauteuils. Mes camarades allaient et venaient sur les planches figurant des Polonais et plaisantant avec insouciance. J'enviais leur parfaite aisance en scène. Je m'assis dans un fauteuil, étalant ma bedaine le plus possible. Le rideau se leva. Les feux se mirent à danser, un brouillard jaune m'aveugla. J'étais assis immobile, collé au fauteuil et n'entendais rien. Lorsque Dzemba eut chanté son couplet, je commençai d'une voix mal assurée et comme un automate :

 

            Au bonheur, à l'amitié,

            Amis, je lève mon verre...

 

Le chœur répondit :

 

            Au bonheur !

 

Je me levai et, les jambes en coton, m'avançai chancelant vers le trou du souffleur comme si je montais sur l'échafaud. Le chef d'orchestre m'avait recommandé aux répétitions :

— Il faut absolument que tu me regardes quand tu chantes ! Sans le quitter des yeux, je suivais sa baguette et, au rythme d'une mazurka, entonnai :

 

            Ah ! mes amis, quel bonheur !

            Je suis confus, et je n'ose

            Et je ne sais par quelle chose

            Reconnaître un tel honneur !

 

Évidemment, ces exclamations du Grand-Échanson s'adressaient à ses hôtes, mais moi, je leur tournais le dos et non seulement ne faisais aucune attention à eux mais encore avais totalement oublié qu'il y eût, sur la scène, quelqu'un d'autre que moi, personnage bien malheureux à ce moment-là. Écarquillant les yeux sur le chef d'orchestre, je chantais m'évertuant à faire quelques gestes. Je voyais les chanteurs agiter les bras et se mouvoir. Mais soudain mes bras étaient devenus incroyablement lourds et ne remuaient que du coude au poignet. Je les écartais légèrement et, à tour de rôle, les posais sur mon ventre. Par bonheur, ma voix sortait bien ! Lorsque j'eus fini, des applaudissements éclatèrent. J'en fus surpris ne pensant pas qu'ils s'adressaient à moi, mais le chef d'orchestre murmura :

— Mais salue donc, que diable, salue donc !

Je me mis à saluer avec empressement de tous côtés. Ce faisant, j'allais à reculons vers mon fauteuil. Mais un des choristes, Saharov, fabricant de timbres en caoutchouc et d'allures très dégagées en scène avait, pour une raison ou pour une autre, déplacé mon fauteuil. Je m'assis par terre et me voilà les quatre fers en l'air.

La salle éclata d'un rire bruyant et ce fut derechef une grêle d'applaudissements. J'étais anéanti. Pourtant, je me relevai tant bien que mal, remis mon fauteuil en place et m'assis aussi solidement que possible. En secret, je pleurais amèrement. Mes larmes délavaient mon maquillage et roulaient sur mes moustaches. J'étais extrêmement humilié de ma gaucherie et en voulais au public d'applaudir également et mon chant et ma chute.

Pendant l'entr'acte, tous les artistes cherchèrent à me tranquilliser, mais rien n'y fit. Je chantai mon rôle jusqu'au bout mais sans élan, machinalement, persuadé, dans le fond du cœur, que j'étais dépourvu de tout talent scénique.

Après le spectacle, Semionov Samarski m'adressa quelques paroles flatteuses sans faire allusion à ma maladresse ce qui me calma quelque peu.

Galka fut joué trois fois. Je chantai le rôle du Grand-Échanson avec succès et, lorsque je marchais à reculons, je tâtais avec la main, derrière moi, afin de m'assurer que mon fauteuil était bien à sa place.

On me confia ensuite le personnage de Fernando dans le Trouvère et Semionov Samarski m'augmenta de cinq roubles. Je refusai cette augmentation :

— Je joue, ça me suffit.

— Mais l'impresario me persuada d'accepter :

— Cinq roubles ne sont jamais de trop !

Dans le Trouvère, je chantai avec plus d'assurance et commençai à croire que peut-être, je n'étais pas plus mauvais que les autres choristes. N'étais-je pas aussi libre qu'eux sur la scène ?

Le Caucasien Penaïev avait d'excellents sentiments pour moi. Il avait pour maîtresse une dame fort jalouse et grincheuse. Quant à lui, il était bon mais très irascible. Il y avait chaque jour des drames chez eux et, presque chaque semaine, ils se séparaient pour reprendre ensuite la vie commune. Chaque fois, je devais les aider à déménager et à emménager. Je transportais de logement en logement valises, cartons à chapeaux, etc. C'était l'hiver, mais je continuais à circuler en veston jetant sur mes épaules un châle en guise de plaid. Impossible de m'acheter un pardessus. Je n'avais même pas de linge car je dépensais tout mon argent à régaler mes copains. Mes bottes tombaient en ruines. L'une perdait sa semelle, la tige de l'autre était fendue. Or, un jour, dans la joie de s'être réconcilié avec sa maîtresse, Penaïev me fit cadeau d'un de ses pardessus. Il m'était quelque peu court mais se boutonnait fort bien. L'ex-propriétaire était plus gros que moi.

Peu après, je pris part à une rixe qui avait éclaté dans la rue. Au cours du combat, toute la doublure en même temps que l'ouate d'une des manches furent arrachées, alors, pour la symétrie, j'arrachai moi-même la doublure de l'autre et portai mon pardessus jeté sur les épaules, à la manière d'une cape, ne boutonnant que le bouton supérieur. Je ressemblais à un épouvantail à moineaux.

Parmi les choristes, il y avait une chanteuse que je tenais pour noble. Aussi bien mise que nos actrices, elle employait des parfums exquis. Sa femme de chambre ne lui cédait pas en beauté. Une fois que celle-ci faisait un gros paquet des costumes de sa maîtresse, elle me lança :

— Eh, Monsieur l'artiste, au lieu de rôder dans les coulisses, vous feriez bien mieux de me porter mon paquet !

Je lui offris chevaleresquement mes services. J'étais flatté qu'elle m'eût appelé artiste.

Il gelait. La route était longue. Mes bottes percées se remplissaient de neige. J'avais les pieds glacés. Mais la camériste contait d'intéressantes choses sur le mariage, sur les femmes ; elle jurait qu'elle-même ne se marierait jamais, fût-ce avec un acteur. Lorsque nous arrivâmes devant sa porte, elle s'excusa de ne pouvoir m'offrir du thé, d'abord parce qu'il était fort tard, ensuite, parce qu'il fallait passer par le grand escalier ce qui pouvait la compromettre. Le thé était bien tentant et la femme de chambre davantage encore !

— Avez-vous une chambre séparée ?

— Oui.

— Y a-t-il une entrée de service ?

— Oui, mais la porte cochère est fermée.

— En ce cas, j'escaladerai la clôture.

— Eh bien, si vous le pouvez, allez-y !

Je sautai par-dessus le mur. Afin de ne pas faire de bruit dans la maison, j'ôtai mes bottes que je laissai à l'entrée de service. C'est avec plaisir que je bus du thé et me restaurai quelque peu. Ensuite, la bonne m'offrit de passer la nuit chez elle. Tout alla le mieux du monde, mais brusquement, à trois heures du matin, un coup de sonnette.

— C'est Monsieur, dit la domestique en allant ouvrir.

Je connaissais Monsieur. Il était riche, borgne, portait un pince-nez bleu et avait sa place au premier rang de notre théâtre. Blotti dans le lit chaud et douillet, sous une couverture cousue de morceaux bariolés, je l'entendis pénétrer dans la maison et causer avec la servante. Tout à coup, un énorme Saint-Bernard s'approcha du lit, me flaira et se mit à grogner. Je mourais de frayeur. Si cet homme qui fréquentait assidûment notre théâtre allait me trouver ici ! J'entendis des pas. La porte s'ouvrit largement et Monsieur demanda :

— Qu'a-t-il donc à grogner ainsi ?

Tout en donnant un coup de pied au chien, la bonne lui dit avec douceur :

— Va-t-en, Sultan !

Le Saint-Bernard s'en alla et, pour toute explication, la bonne dit à son maître :

— Je ne sais ce qu'il a cru voir.

Ce fut au tour de Monsieur à quitter la pièce. Je restai charmé de la présence d'esprit de la servante. A l'aube, je me disposai à rentrer chez moi. Escalader la palissade n'allait pas sans danger, la ville était déjà sur pied. La femme de chambre m'offrit de sortir par la porte principale. J'allai chercher mes bottes qui, hélas ! étaient complètement gelées. Impossible de les mettre. Après les avoir chauffées tant bien que mal, je fonçai vers la maison me promettant de ne plus aller en bottes percées faire visite à de charmantes dames.

 

 

 

Au théâtre, tout allait à souhait. La troupe et le chœur vivaient dans la concorde et travaillaient bien. Après le spectacle, il nous arrivait souvent de répéter jusqu'à quatre et cinq heures du matin. La direction nous offrait alors à chacun une bouteille de bière, du pain et du saucisson. Une fois restaurés, nous nous remettions à chanter. C'était la bonne vie !

Quinze jours avant le dimanche du Pardon, Semionov Samarski m'annonça :

— Chaliapine, vous avez été des plus utiles à notre compagnie. Je désire vous en remercier et vous offrir un « bénéfice ».

— Comment ? Un « bénéfice » ? Je n'en croyais pas mes oreilles.

— Oui, choisissez une pièce que nous jouerons dimanche matin. Une partie de la recette sera pour vous.

Vers la fin de la saison, j'avais un toupet qui confinait à l'audace. Depuis longtemps, je nourrissais dans mon cœur le secret désir de chanter, dans le Tombeau d'Askold, le rôle de l'Inconnu que tenait Semionov Samarski.

— Je voudrais bien jouer dans le Tombeau d'Askold.

— Quel rôle ?

— Celui de l'Inconnu.

— Bon ! Est-ce que vous le savez ?

— Pas très bien, mais je l'apprendrai.

— Eh bien, jouez l'Inconnu !

Ce rôle débute par un récitatif. Aussitôt que je commençai de déclamer, je me rendis compte que j'avais l'accent du Moyen-Volga et que j'accentuais fortement les o. Le trouble que j'en éprouvai faillit me perdre. Néanmoins, le public m'applaudit pour l'air.

 

            Nos aïeux vivaient jadis...

 

Ma propre diction me parut affreuse dans le monologue du second acte :

 

            Sôt trou pêâû, vôyions ce que sont vôs parôles.

 

Le public souriait. Après cette expérience, je décidai d'apprendre à parler comme les barines en adoucissant le son o. Après le bénéfice, Semionov Samarski m'apporta, dans une enveloppe, cinquante roubles présent des spectateurs. Quelqu'un me donna une montre en argent avec une chaînette en acier. En outre, je perçus trente roubles sur la recette. J'étais un riche personnage. Jamais je n'avais eu autant d'argent, et encore une montre par-dessus le marché !

La saison étant terminée, la troupe se dispersa. Le chef d'orchestre m'avait offert une casquette de jockey toute neuve avec un bouton au sommet et une visière. J'achetai un pardessus marron foncé en laine de chameau, une veste de cuir à martingale, — ces sortes de vestes sont portées par les mécaniciens, — des bottes, des gants et une canne. Ainsi paré, j'allais me promener dans la grande rue d'Oufa et chaque fois que je croisais quelqu'un qui me paraissait mériter quelque attention, je tirais ma montre d'un air distrait. J'avais envie de faire voir que j'avais une montre !

Je me sentais parfaitement heureux. Et voilà que pour comble de bonheur Semionov Samarski m'appelle auprès de lui et me dit :

— Je vais partir pour Zlatooust avec quelques artistes. Nous y chanterons des fragments d'opérettes et y donnerons un concert. Savez-vous quelques romances ?

— Et moi débordant de joie :

— Je sais l'air de Rouslan O plaine, plaine ! Ils pressentent la vérité, Nos aïeux vivaient jadis, enfin la romance de Koslov, Que ne sais-je ?

— C'est superbe ! déclara Samarski et, souriant légèrement, il ajouta que Tania Repnikov nous accompagnerait.

Tania était dans notre troupe une actrice de second ordre. Elle avait une trentaine d'années, des cheveux châtains, de splendides yeux bleus et un visage dont l'ovale était fort beau. Je n'étais pas insensible à ses charmes. Non seulement, je n'osais le lui dire mais encore je craignais qu'elle ne s'en aperçût. Elle avait envers moi la douceur et la simplicité d'une sœur aînée. J'allai tout de suite chez elle et lui offris de l'aider à faire ses malles. Je lui demandai l'autorisation de l'installer dans le train ce à quoi elle consentit volontiers. Je lui trouvai une place confortable dans un compartiment et restai dans le couloir. C'était la première fois que je voyageais en chemin de fer. J'aimais à regarder la terre couler, tel un flot gris, les arbres paraître et disparaître et les étincelles piquer l'air de leurs fils d'or. Bien qu'il neigeât, il faisait assez doux. Devant nos yeux, les toits des villages enflaient sous la neige ; de loin en loin passaient des églises ; dans les champs, les meules de foin semblaient flotter. J'admirai ce spectacle jusqu'au matin tout en pensant à Tania et au bonheur d'aimer une femme.

On arriva de bon matin à Zlatooust. J'installai Tania à l'hôtel et pris la chambre voisine de celle de l'adorée. Je ne tardai pas à entendre chez elle une voix d'homme, des exclamations joyeuses et de gais éclats de rire. Un sentiment de jalousie enflamma mon cœur. Mais lorsque Tania m'eut appelé et présenté à son cavalier, ma jalousie s'éteignit aussitôt. Mon rival était très agréable et puis il était le mari de Tania ce qui évidemment n'était qu'un mérite de plus. Enfin, il était un acteur comique et, à cette époque, je désirais connaître tous les artistes du monde. Être présenté à l'un d'eux était pour moi un bonheur et une joie.

On avait décidé de donner à l'Arsenal un acte de Barbe bleue, mais on constata soudain que Semionov Samarski avait oublié sa perruque et qu'il n'avait pas de quoi se faire une barbe bleue. Je coupai alors une mèche de mes longs cheveux, les teignis en bleu et en fis présent à notre régisseur qui fut extrêmement touché de ce geste. Il ignorait que je lui eusse volontiers donné mon doigt et mon oreille s'il en avait eu besoin.

— Mais Chaliapine, dit-il avec un sourire, il est tout à fait impossible de paraître sur la scène en veste de cuir et encore avec cette ridicule calvitie. Prenez mon habit et faites-vous onduler les cheveux.

Je fis ainsi qu'il l'avait ordonné et, pour la première fois, parus en habit devant le public. Les spectateurs me regardaient d'un air amusé. J'entendais des rires moqueurs. Je savais que le frac n'était pas à ma taille et que j'avais l'air d'une cigogne en gilet, mais cela ne me gênait guère !

Je chantai Ils pressentent la vérité et fus récompensé par d'unanimes applaudissements. L'air de Rouslan et la romance de Koslov n'eurent pas moins de succès. Quoique fort agité, je chantai bien.

A l'entr'acte, un gros militaire, asthmatique et chauve, avec d'énormes moustaches, tout ruisselant de sueur, s'approcha de moi et non sans étonnement :

— Je croyais que vous chantiez d'un soprano d'enfant !

— Que dites-vous ? m'exclamai-je, quel âge me donnez-vous donc ?

— Quinze ans.

— J'en aurai vingt bientôt, répliquai-je froissé.

— Pas possible ! Une belle voix ! Si seulement nous avions un gars comme vous !

— Et où ça ?

— A la police. C'est moi le sous-préfet.

Semionov Samarski me donna pour le concert quinze roubles. Quinze roubles pour une seule soirée ! Fichtre, ce que je suis gâté !

De retour à Oufa, je me sentis seul et triste comme dans un tombeau. Le théâtre faisait relâche. Tous les acteurs étaient partis. La ville entière était morne comme un jour sans fin.

Je logeais chez une blanchisseuse dans une grande bâtisse adossée à la rive abrupte de la Bielaia. Cette maison regorgeait de pauvres gens : charpentiers, ouvriers, garçons de restaurants, infortunés qui tous cherchaient le bonheur dans l'ivresse. La vie parmi eux n'était pas gaie pour moi qui avais goûté aux plaisirs éphémères mais brillants du théâtre. Mon existence était quelque peu embellie par la cour que me faisait la fille de la blanchisseuse dont le mari était au régiment. C'était une fort belle femme bien qu'elle eût le visage criblé par la petite vérole. Je me souviens qu'elle me nourrissait de côtelettes qui baignaient littéralement dans le beurre. Ce n'était pas très bon, c'était trop gras, mais je les mangeais quand même pour ne pas lui faire de peine.

Au bout de quelques semaines mon argent avait complètement fondu. Il fallut chercher un emploi.

Un jour, une élégante voiture entra dans notre cour immonde. Un homme fort bien mis tenait les rênes d'un joli cheval bien en chair. Je fus stupéfait de l'entendre me demander. Je m'avançai vers lui et reconnus l'avocat Rindziounski que j'avais vu maintes fois au théâtre. Après m'avoir salué, il me dit qu'il avait à me parler d'affaire. N'osant le faire entrer dans mon taudis, je restais planté comme un piquet au milieu de la cour. Il m'expliqua que le cercle local des amateurs de théâtre organisait un spectacle-concert et comptait sur mon bienveillant concours. Flatté et content, j'acceptai d'emblée et commençai aussitôt à me préparer avec soins pour la représentation.

Mais à ma grande terreur, je pris froid deux jours avant le concert et devins aphone.

Que faire ? J'essayai tout : je me gargarisai avec de l'acide borique, avalai des œufs crus, rien n'y fit ! Et voilà que pour mon malheur, je me rappelai qu'on guérissait les maux de gorge avec un lait de poule, mélange d'œufs crus, de cognac et de sucre brûlé. Je me rendis immédiatement au cabaret, achetai, pour trente-cinq copecks, une demi-bouteille de rhum que je versai dans une tasse. J'y joignis quelques œufs crus, pilai du sucre dans un bout de torchon, le brûlai ensuite à la flamme d'une bougie dans une cuiller en métal et composai ainsi un breuvage à l'odeur violente et d'un goût abominable. Après en avoir avalé, j'essayai ma voix qui me parut moins enrouée. Le soir en me préparant pour la répétition, j'étais sûr que ma voix serait tout à fait revenue. J'endossai le frac de Rindziounski, fourrai dans ma poche la bouteille contenant le reste du lait de poule et partis.

Chemin faisant, je me sentis gagné par l'ivresse mais n'en tirai pas les conclusions qui s'imposaient. Au contraire, je me rendis bravement au Cercle de la Noblesse et croisant Rindziounski dans l'escalier, je lui dis avec désinvolture :

— Bonjour, Monsieur Rindziounski ! Comment vous portez-vous ? Me voici arrivé !

L'avocat me considéra attentivement et non sans frayeur, me sembla -t-il.

— Mais qu'avez-vous ?

— Rien. Pourquoi ?

— Vous êtes malade.

— Non, pas le moins du monde.

Ces questions me faisaient pressentir des désagréments qui, en effet, ne tardèrent pas à arriver. Rindziounski me dit sévèrement :

— Mais bien sûr que vous êtes malade. Rentrez chez vous immédiatement et couchez-vous. Couvert de confusion, je sortis de ma poche la fiole avec le maudit filtre et expliquai :

— Je vous jure que je ne suis pas malade, mais c'est peut-être ce lait de poule...

— Il me persuada de regagner la maison.

Je partis le cœur serré sentant que tout était perdu. De chagrin, j'allai dormir et, les deux jours suivants, n'osai pas me présenter devant Rindziounski. Je me bornais à jeter, de temps à autre, quelques coups d'œil tristes sur son habit suspendu au mur de ma chambre. Enfin, je pris mon courage à deux mains, enveloppai le frac de papier et allai le reporter au propriétaire. A ma grande surprise, l'avocat me fit une affable réception :

— Eh bien, mon petit. Quel bon lait de poule vous avez inventé là ! Croyez-moi, une autre fois, ne vous soignez pas avec des médicaments de votre fabrication. Vous risqueriez de vous empoisonner. Venez demain à la répétition.

Je rentrai. La joie m'avait donné des ailes. Deux jours après, je chantai avec succès Méphistophélès.

Les amateurs, le public, le président du zemstvo trouvant que j'avais une belle voix et que j'étais doué pour la scène m'engageaient à étudier le chant. On proposa de faire une collecte dont le produit me permettrait d'aller travailler à Pétersbourg ou à Moscou. Mais ensuite, on décida qu'il valait mieux que je reste à Oufa et que je participe aux spectacles d'amateurs. Le président du zemstvo me donnerait un emploi et un traitement mensuel de vingt-cinq à trente roubles. Je chanterais tout en travaillant dans les bureaux du conseil. Ce pendant, ces bienveillantes gens recueilleraient la somme nécessaire à mon séjour dans la capitale. J'avais fort peu envie de travailler dans cette administration, mais séduit par la perspective d'étudier le chant, je me remis à copier de fastidieux rapports dont le sens m'échappait. Dès le premier jour, je remarquai que les autres employés me témoignaient une extrême méfiance, presque de l'hostilité. Gai et communicatif de nature, cette attitude m'était d'autant plus pénible quelle était nouvelle pour moi. Quand je constatai que les employés ne parlaient pas devant moi, qu'ils interrompaient leur conversation lorsque j'arrivais, j'en fus mortifié et m'en demandai la raison. Me prendraient-ils pour un espion ? Le jour où cette situation me devint insupportable, je m'ouvris franchement à l'un de mes camarades :

— Écoutez, lui dis-je, vous me croyez sans doute chargé de vous surveiller. En ce cas, permettez-moi de vous dire que, si je suis ici, c'est uniquement parce que l'on m'a promis de m'envoyer au Conservatoire. Pour ma part, je hais vos bureaux, vos plumes, vos encriers et toutes vos statistiques.

Cet employé crut en mes paroles, m'invita chez lui et, en signe de suprême confiance, me joua une polka sur sa guitare.

Après cette explication, mes camarades changèrent brusquement d'attitude envers moi et l'un d'eux de m'expliquer avec une charmante simplicité :

— C'est vrai, nous te prenions pour un espion. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Le président du zemstvo te serre la main. Il ne nous la serre pas à nous autres !

Voilà comment les chefs peuvent compromettre un employé !

Je vivais dans le calme et l'ennui. J'avais pour camarade de logis chez la blanchisseuse un fonctionnaire estropié à qui l'on avait coupé la jambe à la hauteur de la cheville. C'était un homme doux, tranquille et que visiblement, la vie avait traité avec rudesse. Lorsqu'il se mettait au lit, il ne manquait pas de me demander :

— Chaliapine, miaule-moi quelque chose !

Je lui chantonnais quelques romances. Sans s'en apercevoir, il s'endormait en les écoutant. Parfois, il chantait avec moi mais remarquablement faux.

O mon Dieu ! quand on pense à ces centaines, à ces milliers de gens abattus par le sort, à ces humbles, à ces solitaires, on a le cœur envahi de tristesse. Comme les gens vivent mal !

La fille de la blanchisseuse, elle aussi, était bien malheureuse et probablement hystérique. Elle parlait peu, jetait sur toutes choses un regard sombre et travaillait comme un cheval. Lorsqu'il lui arrivait de se saouler, elle chantait, dansait et proférait contre les hommes des jurons obscènes. Et moi, pauvre pécheur, j'ai eu un roman avec elle.

Un beau matin, un robuste gaillard du faubourg fit irruption chez nous. En chemise, en pantalon de coutil, sans ceinture, pieds nus, il tenait dans les mains un énorme gourdin. Comme Vaska Bouslaiev, avec l'essieu de son char, il faisait des moulinets avec cette arme, brisa les vitres et enfonça les panneaux de la porte en hurlant :

— J'assommerai tous les acteurs. Je les assommerai !

Comme j'étais le seul acteur de la maison, je compris qu'il était en proie à un furieux accès de jalousie. Je sautai par la fenêtre sur le toit d'un hangar ; mon camarade boiteux me suivit. A peine avions-nous eu le temps de nous éloigner que le gaillard se précipita dans notre chambre et brisa tout ce qui lui tombait sous la main : table, chaise, vaisselle, guitare... Que faire ? Le boiteux descendit à grand' peine, alla chercher et ramena un agent de police. Le gardien de la sûreté publique que nous accompagnions pénétra dans la chambre. Sur le plancher, parmi les tessons de vaisselle et les débris de meubles, gisait tout débraillé le destructeur. L'agent lui donna un coup de pied :

— Debout !

Le gars ne broncha pas. Alors l'agent, tout en le traitant de « canaille » et de « crapule », se mit à le cingler avec la boucle de son ceinturon. Le gars, à bout de forces, grognait, se grattait. Enfin, il se leva et regardant l'agent de la sûreté, se dirigea vers la porte d'un pas chancelant.

— Dépêche-toi de déguerpir, chien ! Sinon, je t'emmène au poste.

Le gaillard hâta le pas. Et, remettant son ceinturon, l'agent nous déclara :

— Eh bien ! maintenant, il faut me donner un pourboire.

Ainsi se termina cet épisode héroïque qui m'inspira du respect pour la police et de la pitié pour les séditieux.

Je quittai le logement de la blanchisseuse et louai une chambre chez un chef de bureau qui, lui aussi, jouait de la guitare. Je crois qu'à cette époque tous les habitants d'Oufa jouaient de la guitare. Quand il faisait de la musique, le chef de bureau prenait un air calme et rêveur et levait les yeux au ciel sans cligner des paupières comme un pantin de bois. Sa femme vivait avec lui. Ils n'avaient pas d'enfants. Leur vie s'écoulait tranquille et ennuyeuse. On eût dit qu'ils s'endormaient lentement et moi avec eux. Aussitôt qu'il sut que je chantais, mon logeur m'enseigna une romance bizarre Ce n'est pas pour moi que revient le printemps. Les paroles en étaient étranges :

 

            Ce n'est pas pour moi qu'au jardin

            Fleurit la rose parfumée ;

            Mon labeur ne sera pas vain

            Si la gloire n'est que fumée !

 

Lorsqu'il m'arrivait de chanter cette mélancolique chanson, le fonctionnaire faisait des gestes saccadés, essuyait du revers de la main les larmes qui roulaient de ses yeux, sortait de la pièce, y rentrait, enfin donnait des signes du plus grand énervement. Cette romance avait le don de l'émouvoir profondément surtout s'il était ivre ce qui ne lui arrivait pas seulement le 20 du mois.

Un jour, il m'exprima son chagrin et son envie :

— Tu es bien heureux de pouvoir chanter ! Moi aussi, dans ma jeunesse, j'avais de la voix. Mais je l'ai bue.

Le calme de cette existence commençait à m'oppresser. Je sentais que les promesses du Cercle des Amateurs ne se réaliseraient pas. D'ailleurs, quelques dissentiments s'y étaient élevés. Et, bien que Mai fût proche, on n'organisait ni spectacle ni concert. Une troupe de Petits-Russiens arriva alors au théâtre du jardin d'été. Sans perdre de temps, j'allai la voir et fis connaissance avec les choristes. Ils étaient tous des gens fort gais. Ils portaient des vestes ouvertes, des chemises brodées et, en guise de cravates, des rubans aux vives couleurs. Ils parlaient une langue qui ne m'était pas entièrement compréhensible. J'avais entendu auparavant quelques mots de Petit-Russien, mais je ne sais pour quelle raison, ne croyais pas que ce fût une langue à part. Je pensais que c'était exprès et par coquetterie que la prononciation était si molle. Or, voilà que l'on jouait des pièces entières en cette langue !

Je fus content de voir de nouveaux visages qui contrastaient si fort avec la maussade et morne Oufa ; content d'entendre de nouvelles et excellentes chansons !

Je racontai aux choristes que moi aussi, j'avais été en quelque sorte « acteur », que j'avais joué dans le même théâtre qu'eux, qu'on y avait organisé un « bénéfice » en mon honneur, que j'y avais reçu des cadeaux, cette montre, par exemple.

Il semble qu'ils n'ajoutèrent pas grande foi à mes dires. Ils faisaient claquer leurs langues et d'un accent traînant :

— Oui, oui. Hum, hum !

Je leur narrai aussi qu'on voulait m'envoyer au Conservatoire. Et moi-même je n'y croyais guère. Le Conservatoire non plus n'augmenta pas l'intérêt que j'avais à leurs yeux. Mais un jour que nous dînions au restaurant, je leur chantai quelque chose.

— Écoute, me dirent-ils, pourquoi n'entres-tu pas chez nous ?

— Et le Conservatoire ?

— Envoie-le au diable ! Notre troupe, voilà le Conservatoire ! Nous allons de ville en ville. C'est agréable ! C'est amusant !

La tentation était grande ! J'allai trouver le directeur de la troupe. Après qu'il eut écouté ma requête :

— Eh bien ! entrez chez nous, nous vous donnerons quarante roubles.

De beaux appointements ! J'étais déjà tout à fait résolu à débuter chez les Petits-Russiens lorsque je me sentis pris de pitié pour le fonctionnaire à la guitare ainsi que pour sa brave femme qui m'avait soigné comme une mère. La jeune et jolie maîtresse d'école qui, dès que je me mettais à chanter, arrivait dans la cour, un livre sous le bras, me faisait peine aussi. Je ne la connaissais pas, je n'avais jamais entendu le son de sa voix, mais je regrettais de la laisser à Oufa. En outre, le président du zemstvo me confirma qu'on m'enverrait étudier le chant.

La compagnie donna quelques représentations et partit pour Zlatooust d'où elle devait se rendre à Samara. Le lendemain de son départ, je m'éveillai de bonne heure en proie à une insurmontable nostalgie du théâtre. Je sentais que je ne pouvais rester davantage à Oufa. Mais je n'avais pas d'argent pour le voyage. Le jour même, je pris au zemstvo une avance de quinze roubles, achetai un quart de tabac et, le soir, plus tôt qu'à l’ordinaire, j'allai me coucher dans le grenier à foin. Je ne pus me résoudre à avertir le fonctionnaire et sa femme que je quittais la ville, mais avant de me coucher, dans un élan de chaude tendresse, je les embrassai bien fort et avec reconnaissance. J'éprouvais pour ces gens une pitié profonde, pas seulement parce qu'ils avaient été très bons pour moi, non pas rien que pour cela.

Je restai une demi-heure au grenier, puis descendis à pas de loup emportant mon tabac, mes tubes à cigarettes et abandonnant couverture et oreiller, tout mon « bagage ». Et « comme un voleur dans la nuit », je m'en fus à l'embarcadère. A sept heures du matin, j'étais déjà sur le bateau, tourmenté d'avoir pris au conseil une avance que sans doute, je ne pourrais jamais rendre.      

Me voilà à Kazan ! Au jardin Panaïev, une troupe d'opérette jouait sous la direction de Lioubimov. Désireux de m'y embaucher, j'allai voir Lioubimov que je trouvai en robe de chambre, à table, mangeant de la salade. Jamais encore je n'avais vu quelqu'un manger ainsi de l'herbe en l'arrosant abondamment d'huile et de vinaigre. Lioubimov avait l'humour sombre :

— Vous désirez chanter dans les chœurs. Je vous en prie. Tant qu'il vous plaira. Jour et nuit. Mais je ne vous donnerai pas un traître copeck. Excusez-moi. Je n'ai pas de quoi payer mes artistes. Et ce disant, il se fourra de l'herbe plein la bouche.

Sans perdre une minute, je repris ma place sur le vapeur en partance pour Samara où j'espérais rejoindre la troupe des Petits-Russiens. C'est dans cette ville que vivaient mes parents. Je leur avais écrit à plusieurs reprises que tout allait pour moi à merveille et que j'étais déjà riche. Ils m'avaient répondu qu'ils vivaient dans la pauvreté mais que cela n'avait pas d'importance et qu'il fallait, en général, rendre grâces à Dieu.

Je portais en voyage une vareuse de cheviotte bleu foncé que je mettais à même le corps. Ma poitrine et mon cou étaient couverts d'un plastron et d'un col en gutta-percha. Ma cravate aussi était en gutta-percha, mais si jolie, avec de charmantes mouchetures ! C'était gênant de me présenter chez mes parents dans un si beau costume, c'est la raison pour laquelle en arrivant à Samara, je passai d'abord chez les Petits-Russiens. Le régisseur me regardant avec ironie de ses petits yeux en coulisses me déclara :

— Nous n'avons plus besoin de vous maintenant.

Je pâlis sans doute.

— Nous ne savons déjà pas où fourrer nos gens. Et brusquement, sans que l'on s'y attendît, il proposa :

— Je vous prends quand même pour vingt-cinq roubles par mois. « Allons-y » pensai-je, et sans plus tarder, je signai mon contrat, pris une avance de cinq roubles et courus chez mes parents. Ils n'étaient pas à la maison. Mon jeune frère que je trouvai jouant dans la cour sale et étroite, me conduisit dans une chambrette misérablement triste. A n'en pas douter, mes parents vivaient dans un effroyable dénuement. Et moi qui ne pouvais rien faire pour eux ! Quand mon père rentra, il ne manifesta pas grande joie de me revoir et c'est avec assez d'indifférence qu'il m'écouta lui conter la vie que j'avais menée et mes projets d'avenir.

— Et nous, nous vivons mal, répliqua-t-il. Pas de travail !

Par la fenêtre j'aperçus ma mère qui arrivait dans la cour besace au dos. Lorsqu'elle pénétra dans la pièce, elle me fit fête. Ensuite, avec un sentiment de gêne, elle se débarrassa de son fardeau qu'elle mit dans un coin.

— Oui, oui, c'est comme ça, dit le père, la mère va mendier. C'était pénible, extrêmement pénible de se sentir sans forces, impuissant à aider !

Après avoir passé deux jours à Samara, je partis avec la troupe pour la petite ville de Bouzoulouk où, par les rues, d'énormes cochons erraient à l'aventure. Dans le jardin du cercle aussi, cochons, poules et brebis se baladaient en liberté.

De Bouzoulouk, nous partîmes pour Ouralsk, mais chemin faisant, nous résolûmes de passer par Orenbourg où nous nous rendîmes en télégues à travers la steppe.

La chaleur était accablante. La soif nous dévorait. Des deux côtés de la route, les potagers regorgeaient de melons et de pastèques. Bien entendu, nous autres choristes fîmes main basse sur ce savoureux bienfait des dieux.

Nous voyagions de nuit afin d'éviter la chaleur. Au cours de l'une de ces nuits, nous fûmes inopinément arrêtés par les cris de cavaliers qui, nous ayant rejoints, déchargèrent sur nous leurs fusils. Qu'était-ce ? Des brigands ?

Notre directeur nous donna un ordre rapide :

— Aux armes !

Nous sortîmes prestement des télègues nos armes de théâtre : des sabres obtus, des fusils cassés et nous dissimulâmes derrière nos voitures. Les femmes poussaient des cris et des glapissements. Les cavaliers qui nous cernaient de toutes parts faisaient feu, de temps à autre, sur notre campement. Par bonheur, il faisait obscur et l'on devait probablement tirer sur nous à blanc ! Nous ne voyions que la lueur des coups de feu et les noires silhouettes de chevaux. Bien qu'en général, je ne fusse pas poltron, j'avoue que j'eus peur. Malgré moi, je pensais que j'étais perdu.

Le régisseur commandait bravement :

— Ne vous rendez pas, que diable ! Ne vous rendez pas. Tenez jusqu'à l'aube. Il faut résister jusqu'au dernier !

Mais nous n'avions pas contre qui lutter. Les cavaliers se bornaient à caracoler au loin et à tirer par-ci par-là. C'est ainsi que notre convoi resta armé jusqu'au matin. Nous mandâmes alors à l'ennemi des parlementaires qui tenaient à la main des mouchoirs blancs. Ce que voyant, les cavaliers se formèrent en groupes, certains mirent pied à terre et entamèrent avec nos ambassadeurs de bruyants pourparlers. De loin, nous entendions des cris et nous demandions avec perplexité ce qui pouvait bien se passer. La matinée était si belle, si claire ! Alentour, régnaient le calme et la paix tandis que nous nous préparions à guerroyer. On eût dit un rêve absurde et désagréable ! On avait envie de se frotter les yeux ! Quand nos ambassadeurs furent de retour, ils déclarèrent que les Cosaques réclamaient de nous vingt copecks par tête pour avoir volé melons et pastèques. Rien que cela ! Nous satisfîmes sur le champ aux exigences de ces braves guerriers et fûmes remis en liberté.

Mais voilà qu'une de nos actrices accouche avant terme. Ces événements l'avaient sans doute effrayée. Ses amies, les manches de leurs blouses retroussées, nous chassent loin du coche où est étendue celle qui va devenir mère. Elles se démènent. Le soleil qui les regarde sourit à ce remue-ménage de commères. Nous autres, les hommes, nous remîmes en route laissant les femmes au milieu des champs accueillir le nouveau-né.

Tout le long du chemin jusqu'à Orenbourg, les Cosaques nous traitèrent avec hostilité. Il me semblait que nous voyagions en pays ennemi, à la veille d'une déclaration de guerre à la Russie. D'Orenbourg, nous allâmes à Ouralsk qui me frappa également et par l'abondance de la saleté et par l'absence de toute végétation. Les choristes s'installèrent dans une grande maison pareille à une caserne. Les fenêtres de leur logement, situé au-dessus d'un cabaret, donnaient sur la place du bazar. Un des artistes proposa :

— Eh ! les amis, si l'on organisait une réjouissance ! Cotisons-nous et achetons de l'eau-de-vie, du saucisson, du pain, du pain d'épice et invitons les marchandes cosaques. D'accord ?

Nous fîmes ainsi qu'il l'avait proposé. Les marchandes du bazar ne furent pas surprises de notre invitation. Le soir, on dansa, on chanta et notre festin se transforma en une sorte d'orgie romaine. Le lendemain matin quand je m'éveillai dans un coin et vis mes camarades étendus pêle-mêle avec les marchandes, je ne me sentis pas fier et, comme toujours, après avoir péché, je me demandai avec honte et tristesse :

« Que dirait Tania Repnikov si elle savait comment je vis et si elle voyait ce tableau ? »

A Ouralsk, au milieu de la place publique, s'élevait une bâtisse en briques rouges, le théâtre. On s'y sentait mal. Il y stagnait une répugnante odeur de rats crevés et il y faisait une chaleur d'étuve. C'est dans ce caveau que nous donnâmes une représentation. D'Ouralsk, nous retournâmes à Samara d'où nous nous rendîmes à Astrakhan.

Nous montâmes quelques spectacles à Petrovsk, à Temir-Khan-Chourié et à Ouzoun-Ada. Alors commença pour moi une vie pittoresque, riche en impressions, agréablement mouvementée comme la vie d'un vagabond. Je m'exprimais et chantais déjà tout à fait librement en petit-russien. On me confiait de menus rôles. Ce train de vie m'enchantait. Cependant, parfois, une nostalgie imprécise me poignait le cœur.

A Kizil-Arvatié, je fus extrêmement frappé par une fonderie. C'était la première fois qu'il m'était donné de voir le métal fondu couler comme un beurre rouge et épais. Un des ouvriers surtout m'étonna. Les manches retroussées jusqu'aux épaules, il plongeait son bras nu jusqu'au coude dans la masse en fusion auprès de laquelle je suffoquais et l'en retirait sans la moindre brûlure. Ce faisant, il riait. Longtemps, il me fut impossible de comprendre cette magie mais un jour l'acteur Ivanienko m'expliqua en quoi consistait le truc.

Quel homme et quel artiste charmant était cet Ivanienko ! Malheureusement, comme la plupart des braves Russes, il s'enivrait sans merci. Son jeu était si admirable de vérité et de sincérité qu'en l'écoutant, il m'arrivait souvent de pleurer d'une joie inexplicable. Il me touchait particulièrement lorsqu'il chantait dans les Esclaves :

 

            Le soleil s'est couché.

 

Je m'efforçais sans cesse de lui être agréable et utile, mais il m'était pénible de le voir ivre.

« La scène n'est pourtant pas le faubourg des Drapiers, pensais-je, on n'y devrait pas boire. »

Et pourtant nombreux étaient les artistes qui buvaient et s'enivraient !

J'avais alors pour camarade un compatriote de Kazan, Kolia Kouznetzov. Soigné de sa personne, ponctuel, il était le seul parmi nous à avoir toujours un drap propre. Il avait le don de conserver fort longtemps ses vêtements frais sans les tacher.

On trouvera peut-être que je me perds en de vains détails concernant ces petites gens, mais ces détails avaient pour moi une énorme importance. C'est par les détails que nous nous instruisons tous. Ce que nous enseignent les Shakespeare, les Tolstoï, ces génies universels, ne laisse sur notre esprit que des traces éphémères, tandis que les détails de l'existence, comme la poussière dans le velours, pénètrent dans notre âme tantôt pour l'infecter, tantôt pour l'ennoblir. Je voudrais parler de ces petites gens. Les grands hommes parleront d'eux-mêmes. Tandis que de ceux-là qui vivent dans l'obscurité et meurent dans l'oubli, personne ne se souviendra. Et pourtant eux aussi savent aimer, eux aussi sont accessibles au beau ! Eux aussi sont tourmentés par le désir d'une vie meilleure !

Kolia Kouznetzov était amoureux d'une des artistes de la troupe. Un jour, à Askhabad, il m'entraîna hors du cabaret où je faisais une partie de billard et me proposa d'aller regarder un bal organisé par les officiers et qui avait lieu dans la cour du cercle militaire. Il va sans dire qu'on nous en refusa l'entrée. Nous grimpâmes sur la palissade afin de voir les danseurs. L'artiste qu'aimait Kolia Kouznetzov dansait avec des officiers. Perché au sommet du mur, telle une corneille, je remarquai soudain que mon camarade buvait une drogue à la bouteille. Deux minutes après, je le vis tomber par terre.

« Il s'est empoisonné », pensai-je en sautant à mon tour et en me retenant à grand' peine d'appeler à l'aide.

Mais par bonheur, le gamin n'avait voulu que noyer son chagrin dans la vodka dont il avait avalé une dose de cheval. Je le reconduisis chez lui. Seigneur, comme il pleura toute la nuit jusqu'au matin ! Tout en le consolant, je pensais que l'amour ne plaisante pas et enviais légèrement cet homme de pouvoir aimer avec autant de force.

Sur la route entre Askhabad et Tchardjouia eut lieu un incident que l'on peut qualifier de regrettable ou de drôle selon les goûts. J'étais assis dans un compartiment de troisième et mangeais du pain et du saucisson à l'ail lorsque Derkatch, le directeur de la troupe, entra. C'était un homme monstrueusement gros jusqu'à en être difforme.

— Jette par la fenêtre ce maudit saucisson. Il pue ! m'enjoignit-il.

— Pourquoi le jeter. J'aime mieux le manger.

Derkatch eut un accès de colère et hurla :

— Comment oses-tu manger cette saloperie en ma présence ?

Je lui répondis à peu près ceci : ce que mangent les voyageurs des troisièmes ne regarde pas les voyageurs des premières. Sa fureur ne fit que redoubler. Or, à cette minute, comme par hasard, le train entra en gare et Derkatch me poussa hors du wagon. Quel parti prendre ? Le train siffla et se mit en marche me laissant sur le quai parmi quelques indigènes en houppelandes et en turbans. Ces gens à barbe noire me regardaient d'un mauvais œil. Dans mon excitation, je résolus de suivre le train. Il ne me restait pas un copeck. Le soir tombait. De part et d'autre de la voie, une brume chaude montait des sables. Je marchais trempé de sueur regardant à droite et à gauche avec effroi. On m'avait conté qu'il y avait dans ces parages des tigres et autres bêtes désagréables. Des lézards filaient en travers de la voie que je suivais morne et abattu. Au loin, dans la steppe, le soleil rouge, énorme, descendait sur les dunes sablonneuses. Sur le ciel, une coulée de fonte. Je me sentais malheureux, malheureux comme Robinson avant qu'il eût rencontré Vendredi. J'atteignis tant bien que mal la gare suivante, me tapis sans billet dans le train et gagnai Tchardjouia où je rejoignis la troupe. Derkatch feignit de ne point me remarquer ; de mon côté je fis comme si rien ne s'était passé entre nous. J'avais eu grand' peur qu'il ne m'abandonnât dans ces contrées que hantent les tigres, le « crinon », l'araignée venimeuse, Karakourt, les scorpions, les tarentules, les fièvres et enfin ces gens muets et basanés, en houppelandes et en turbans, aux dents blanches d'anthropophages et dont les étranges regards vous chatouillent la peau.

Tel un songe lumineux et doux, je me rappelle Samarkhand avec ses gamins aux blancs burnous dans les cours de ses magnifiques mosquées. Silence. Chaleur. Tout bas, avec un balancement, cette jeunesse psalmodie et apprend le Coran, tandis qu'on entend dans le lointain le cri rauque d'un chameau et qu'un âne brait désespérément. Sans bruit, pareils à des ombres, les Orientaux s'en vont par les étroites ruelles entre les maisons aux murs bas blanchis à la chaux. Les muezzins chantent d'une voix assoupie.

En passant dans ces rues, il n'est pas rare qu'on soit accosté par un Sarte qui, en un Russe estropié, vous offre avec insistance une petite fille dont il vous indique l'âge sur ses doigts :

— Dix ans, veux-tu ? Si tu savais comme elle est jolie ! Comme elle est vive ! Onze ans, veux-tu ?

Je fuyais ces marchands qui m'inspiraient de la terreur. Enfin, après avoir circulé assez longtemps en Asie, nous rentrâmes à Bakou. Là, je vis sur des affiches qu'une troupe française jouait au théâtre Tagiesvkii une opérette intitulée Madame Lasalle. Parmi les artistes figuraient Semionov Samarski et sa femme Stanislavskaia Durand. J'allai immédiatement trouver mon ex-directeur qui m'accueillit amicalement et me promit de m'introduire dans la troupe française. Je n'avais pas la vie très facile chez les Petits-Russiens, aussi est-ce avec plaisir que j'entrevis la possibilité de les quitter. Mais lorsque je fis part de mon projet à la femme de Derkatch qui tenait le rôle de vieille comique aussi bien sur la scène que dans la vie, elle s'emporta violemment.

— Comment ! Nous qui voulions faire de toi un homme ! Voilà le beau résultat auquel nous sommes arrivés ! Un cochon !

Pareilles scènes n'étaient pas rares. Comme la troupe m'avait témoigné beaucoup d'indifférence et que je n'avais jamais senti qu'on voulût faire de moi quelqu'un, la fureur de la patronne ne laissa pas de m'étonner. Je fus bien plus surpris encore lorsque le patron refusa de me rendre mon passeport. Comme j'insistais, il m'offrit d'un ton de menace :

— Allons au commissariat, je te le remettrai en présence de la police. J'y consentis et nous nous mîmes en route. Chemin faisant il répétait :

— Nous verrons bien comment cela se passera au commissariat. Attends un peu !

J'avoue que je n'étais pas rassuré. Je savais comment l'on traitait les gens à la police. Et au commissariat, comme pour me donner un salutaire avertissement, on rossait quelqu'un. Une autre personne appelait désespérément au secours et implorait pitié. Je pris peur et déclarai au

patron que je me passerais de mes papiers et resterais dans sa troupe, Nous étions presque redevenus bons amis quand nous rentrâmes au théâtre. Le directeur était très content. Néanmoins, je cessai bientôt de prendre part aux répétitions. Voici dans quelles tristes circonstances :

Un soir que je jouais Pierre dans Nathalie de Poltava, on m'apporta un télégramme ainsi conçu :

 

            « Mère morte. Envoie argent.

            Père. »

 

Non seulement je n'avais pas d'argent mais encore j'en devais au patron. Après avoir pleuré dans un coin, je me décidai à demander quand même une avance. Les choristes recevaient quarante roubles tandis que moi, pour vingt-cinq roubles, je jouais des rôles importants. Après qu'il eut entendu ma requête, le directeur me remit deux roubles. J'insistai pour qu'il m'en donnât davantage.

— C'est assez ! riposta-t-il. Tu n'es pas le seul à qui cela arrive !

Cette attitude m'indigna si fort que je cessai d'aller aux répétitions. La troupe ne tarda pas à quitter Bakou. Je restai sans passeport et entrai dans le chœur de la compagnie française où, sauf trois ou quatre Français, il n'y avait que des Juifs et des Russes. Les affaires de la compagnie périclitaient ce qui ne nous empêchait pas de chanter fort gaiement sur des paroles incohérentes :

— Colorado, Niagara, charpentier et eau-de-vie.

A Bakou, on n'était pas très exigeant pour les langues étrangères et on prenait les bêtises que nous disions pour le français le plus pur. Je n'étais pas payé. Une fois seulement, estimant qu'il était malséant qu'un choriste de la troupe française se promenât en pelisse de laine de chameau, le directeur me donna un bon que j'échangeai, dans un magasin, contre un pardessus ouaté.

L'entreprise fit faillite et je restai littéralement sur le pavé. Je dus vendre mon pardessus et en fus réduit à me nourrir de thé et de pain. L'hiver était venu. Le vent déferla brusquement. Il se mit à tomber une neige liquéfiée que suivirent bientôt les pluies interminables. Impossible de dormir sur les bancs des jardins publics. Je passais la nuit, avec deux camarades, dans le cirque de bois qui faisait alors relâche et nous dormions tous trois enroulés dans ma pelisse qui, bien que très ample, ne l'était pas assez pour nous couvrir entièrement. C'est sans doute la raison pour laquelle mes camarades disparurent sans crier gare. Lorsqu'ils s'en furent allés, je dormis plus au chaud mais la vie n'en fut que plus difficile encore.

Je faillis être impliqué dans une affaire qui eût pu m'entraîner bien loin, par delà l'Oural, non en qualité d'acteur, mais pour le compte de l'État. Je ne me rappelle plus dans quelles circonstances j'étais entré en relations avec un jeune homme qui se faisait passer pour un ex-acteur dramatique. Plus courageux et plus adroit que moi, sans un copeck en poche, il réussissait à vivre dans des maisons meublées et des chambres d'hôtels. Il me recommanda si chaleureusement ce genre d'existence que je consentis à en tâter. Nous prenions une chambre que nous occupions vingt-quatre heures. Le patron nous sommait de le payer, nous le lui promettions, passions encore vingt-quatre heures dans la chambre, et, sans qu'il s'en aperçût, filions dans un autre hôtel. Mais un beau jour, mon camarade partit et ne revint pas. Le patron me déclara qu'il ne me laisserait pas sortir et ne me donnerait rien à manger si je ne le réglais pas. Qu'inventer ? Après deux jours de captivité, sans rien à me mettre sous la dent, je résolus de m'enfuir. Le balcon de ma chambre donnait sur une cour où l'on circulait jour et nuit. Je remarquai enfin que la corniche sous ma fenêtre rejoignait un mur et bien que celui-ci fût de la hauteur du premier étage, que ne fait-on lorsqu'on a faim ! j'escaladai ma fenêtre et, me glissant le long de la corniche, parvins tant bien que mal jusqu'au mur où je m'assis à califourchon. Puis, je sautai sur un tas obscur que j'avais aperçu d'en haut. J'avais cru que c'était un tas de fumier mais je tombai sur de vieilles ferrailles et me trouvai dans une cour vide et sombre. Je gagnai la rue et me dirigeai vers l'un des bouges les plus sinistres de la ville où j'avais fréquenté dans mes passes difficiles et qui regorgeait de loqueteux de toutes sortes. Je leur chantais des chansons et eux me donnaient à boire et à manger. Il me semblait que beaucoup d'entre eux étaient des forçats évadés. La plupart de ces gens ne portaient pas leurs vrais noms mais des sobriquets. Je m'intéressais particulièrement à l'un d'eux surnommé « Croc ». Le front bas, la barbiche noire, les cheveux crépus, il avait plusieurs dents cassées. Ses cheveux lui tombaient en broussailles dans les yeux. Son regard avait quelque chose d'attirant. Il usait d'un ton de commandement et jouissait, sans aucun doute, de l'estime générale. J'étais convaincu que c'était un échappé du bagne.

Il me traitait fort gentiment m'appelait « chanteur » et me persuadait sans cesse :

— Chante, frère, chante. Je t'en prie.

Je chantais et lui de pleurer et de sangloter comme pleurerait et sangloterait une femme sur l'homme aimé qu'une mort soudaine lui aurait ravi. J'aimais cela et étais prêt à m'attacher à lui sincèrement.

Mais une fois, ce gentleman proposa à quelques gars au nombre desquels je me trouvais de se rendre sur la place du cirque, à la nuit tombante, pour y couper la gorge à un marchand qui circulait toujours dans des vêtements tout rapiécés et, au dire de Croc, portait tout son argent cousu dans la doublure de ses habits. Les gars accueillirent cette proposition favorablement et Croc se mit en devoir de distribuer les rôles. Tout se faisait le plus simplement du monde comme si le pillage et le brigandage, en dépit des difficultés qu'ils comportaient, étaient des entreprises usuelles et conformes aux lois. Croc m'assigna aussi un rôle dans cette expédition : je devais monter le guet au coin de la rue. N'y pas consentir eût été impossible ! Quoique ces gens se fussent toujours très bien comportés envers moi, si j'avais refusé de participer à cette affaire, ils n'auraient pas manqué de m'assommer. Au jour désigné pour l'assassinat du marchand, je ne vins pas au rendez-vous. D'ailleurs, je ne remis plus jamais les pieds dans ce bouge de crainte que l'on ne m'y cassât les reins pour me punir de ma trahison ou que l'on ne me considérât comme un espion ce qui eût été pis encore.

Ma rupture avec ces gens me privait de toute possibilité de manger et de boire. J'offris mes services au chœur de la cathédrale mais j'y fus éconduit. J'étais si sale et si déguenillé qu'on me prenait sans doute pour un ivrogne ou un voleur.

J'entrai dans une équipe de débardeurs sur le débarcadère de la Société Caucase et Mercure, au taux de trente copecks par jour. Cela me soutint quelque peu. Mais bientôt une épidémie de choléra éclata dans la ville et prit, dès le début, un caractère effroyable. Les gens étaient saisis de convulsions en pleine rue. Partout gisaient des cadavres que des soldats enduits de goudron ne parvenaient pas à ramasser. La mort, tel un gouverneur, se promenait à travers la cité. Saisis de panique, les débardeurs abandonnèrent leur besogne et moi je restai de nouveau sans travail et sans pain me nourrissant presque exclusivement d'eau distillée, c'était d'ailleurs ce que buvait toute la ville. Un véritable chaos régnait à Bakou. Les autorités s'étaient enfuies. Les citadins crevaient chaque jour par centaines comme des mouches en automne. Toute vie était suspendue. A la gare seule, le travail continuait. Quel bruit ! Quel vacarme ! Mais je ne réussis pas à m'y embaucher.

Pourtant la fortune me sourit. Je trouvai dans la rue un mouchoir en coton et, dans le coin noué de ce mouchoir, quatre pièces de vingt copecks. Je me précipitai dans une boutique tartare pour manger du « Liali-kebab ». Après m'en être repu, je me rendis à la gare, offris au chef de train tout l'argent qui me restait pour qu'il m'emmenât à Tiflis. Ce brave homme ne prit que trente copecks pour le trajet. C'est sur la plate-forme du serre-freins, au-dessus du fourgon, que j'arrivai à Tiflis. J'appris que Semionov Samarski s'y trouvait et que l'officier Klioutcharev constituait une troupe d'opéra pour Batoum. Voici les noms de quelques-uns des artistes qui en faisaient partie : Vanderik, Fliata-Vanderik, Valter, Liouzenko, Krouglov. Parmi les choristes, je retrouvai Neïberg ainsi que les deux camarades qui m'avaient plaqué à Bakou.

Comme c'était le grand carême et qu'il était interdit de chanter en russe, la troupe prit le nom « d'Opéra Italien » bien qu'elle ne comptât que deux Italiens, le flûtiste et le choriste Ponte, un excellent homme que j'avais connu à Bakou. On ne tarda pas à me confier le rôle d'Overoso dans la Norma. Il me fallut copier ma partie en lettres russes. Je m'imagine la douceur que devait avoir dans ma bouche la langue italienne !

Nous quittâmes Batoum pour Koutaïs où je chantai avec succès les rôles du cardinal dans la Juive et de Valentin dans Faust. Mais l'un des artistes, que le diable l'emporte ! enleva la femme du patron et s'enfuit avec elle. La compagnie se dispersa.

Je regagnai Tiflis avec les choristes Neïberg, Krivochein et Sessine et nous nous logeâmes tous quatre dans le même appartement. Sessine avait un don exceptionnel : à peine arrivé dans une ville, il y trouvait aussitôt une fiancée chez qui il allait chaque jour boire et manger. Et même, de temps à autre, profitant de ses prérogatives de « promis », il empruntait de l'argent aux parents de la belle. Dès son arrivée à Tiflis, il dénicha une fiancée qui nous fut extrêmement utile. Il nous rapportait presque chaque jour de chez elle des côtelettes, des fruits, du pain et nous pourvoyait en pièces de cinq et de dix copecks. Malheureusement Tiflis ne lui porta pas bonheur ! Le truc de la fiancée fut bien vite éventé et Sessine quitta la ville. L'absence du fiancé se fit cruellement sentir !

Mes camarades trouvèrent à s'employer. Quant à moi, plus paresseux et moins débrouillard que les autres, je restai seul et affamé. Ma brave femme de logeuse ne me pressait pas de la payer. Abruti par mes échecs, je dormais. Qui dort dîne ! Il m'arriva une fois de dormir quarante-huit heures consécutives.

J'étais déjà habitué à rester deux jours sans manger, mais maintenant c'était des trois et quatre jours qu'il me fallait jeûner ! Je me mis en quête de travail, mais sans succès. Mes vêtements étaient en loques ; j'étais dénué de tout linge mais continuais pourtant à porter un chapeau. Un jour que j'entrai dans une scierie, les ouvriers voyant mon bizarre accoutrement m'appelèrent avec ironie « Monsieur ».

Crever de faim est particulièrement désagréable et pénible à Tiflis où l'on cuisine et rôtit dans les rues. D'alléchants fumets vous chatouillent l'odorat. Je passais du désespoir à la fureur sur le point de demander l'aumône et ne m'y résignant pas. Je pris le parti de me suicider. Voici quel fut mon projet : j'entrerais chez un armurier, le prierais de me montrer un revolver. Dès que j'aurais l’arme entre les mains, je la tournerais contre moi. Aujourd'hui, je comprends que mon dessein était stupide et inexécutable, mais alors, j'étais fermement résolu à mettre fin à mes jours d'une manière ou d'une autre. J'avais bien envie de vivre, mais comment vivre dans de telles conditions ?

J'étais sur le seuil d'une armurerie lorsque je m'entendis appeler par une voix familière. Je me retournai et reconnus l'Italien Ponte.

— Qu'as-tu ? me demanda-t-il avec inquiétude. Pourquoi fais-tu cette mine ?

Il me fut impossible de lui rien répondre et je fondis en larmes. Quand il apprit qu'il y avait déjà quatre jours que je n'avais pas mangé, Ponte m'emmena chez lui où sa femme me donna tout de suite du macaroni. Bien que j'eusse honte devant elle, je n'en dévorai pas moins une quantité invraisemblable.

Ma rencontre avec cet Italien, sa bonhomie, son macaroni, raffermirent mes forces. Le lendemain, je lus une affiche annonçant un spectacle d'amateurs dans un jardin public. A l'entrée du parc, je rencontrai un personnage qui, par l'excentricité de ses vêtements, rappelait un clown. Il me remarqua, je ne sais pour quelle raison, et me demanda qui j'étais et ce que je faisais. Je le mis au fait. C'était l'acteur Okhotinine. M'ayant entraîné dans une allée écartée, il me proposa de chanter quelque chose et, après réflexion, me dit qu'il me donnerait un costume russe dans lequel je pourrais me produire sur la scène en plein air.

Le jardin était petit et assez misérable. Le public n'y venait pas volontiers, mais j'y chantais assidûment deux fois la semaine et recevais un cachet de deux roubles par soirée. C'est là que je fis la connaissance des employés de la direction du Transcaucasien. Afin de les remercier du souper qu'ils m'offraient, je leur contais diverses anecdotes. Le récit que je leur fis de mon existence mouvementée me valut la sympathie générale. Mes auditeurs ayant appris que le travail de bureau m'était familier m'engagèrent à adresser une requête au chef de comptabilité du Transcaucasien. Je suivis leur conseil et fus admis dans ce service en qualité de scribe aux appointements de trente roubles. Cela tombait d'autant mieux qu'à cette époque, je ne vivais pas seul. J'avais fait, peu auparavant, la connaissance d'une choriste, Marie Schoultz, une très belle fille, mais, par malheur, terriblement buveuse. Une fois, pendant les dures journées où je souffrais de la faim, elle m'avait offert de venir habiter chez elle. Bien qu'elle eût le visage bouffi par suite de son intempérance, et que son attitude eût quelque chose de désinvolte et de désagréable, elle ne laissait pas de me plaire. Je voyais et sentais que cette créature infortunée était gentille et avait bon cœur. Je lui objectai qu'il serait gênant de vivre ensemble dans une seule chambre, mais elle me répondit avec simplicité :

— Qu'y a-t-il là de gênant ? Lorsque vous vous déshabillerez, je tournerai la tête et quand je me déshabillerai, vous en ferez autant.

Ce raisonnement m'ayant paru convaincant, je m'installai dans son modeste réduit. Marie dormait dans le lit contre un mur et moi par terre contre l'autre. Marie possédait quelques économies que nous eûmes vite mangées. Elle mit alors en gages, au Mont-de-Piété, ses jupes et ses draps. Enfin, nous nous trouvâmes tous deux dans un sous-sol obscur, sans fenêtre où la lumière ne pénétrait qu'à travers un panneau vitré. J'éprouvais une honte poignante à vivre ainsi au crochet de cette jeune fille. Aussi grande fut ma joie lorsque je pus gagner mon pain ! Maintenant, je vis en famille. Quand je rentre du service, Marie prépare du « borsch » sur un réchaud à pétrole et chante. Notre sous-sol est bien balayé. Peu à peu, nous montons notre ménage. Mais Marie s'enivrait presque chaque soir et cela était terrible pour moi. Je m'évertuais à lui faire perdre cette habitude ; je voyais qu'elle-même n'eût pas mieux demandé, mais sa volonté n'y suffisait pas. Elle finit par cacher la vodka sous son lit et par s'enivrer la nuit quand je dormais. C'est tout ce à quoi je réussis. La vie que nous menâmes ainsi n'était sans doute pas dépourvue de tout agrément, mais je ne la souhaiterais pas même à un ennemi !

J'étais fort en mal de théâtre. Aussi lorsque l'un de mes camarades choristes vint me proposer d'organiser un concert à Kodjori, lieu de villégiature situé à quarante verstes de Tiflis, j'acceptai avec empressement, demandai deux jours de congé au bureau et m'en fus à pied avec mon camarade. Nous partîmes à huit sous la direction d'un excellent maître de chapelle, Karl Vend, brave homme et alcoolique incorrigible. Le concert ne put avoir lieu en raison de la profonde indifférence du public et parce que le malheur voulut qu'un ouragan suivi d'une pluie diluvienne s'abattît sur la ville.

J'avais déjà vu beaucoup de bonnes pluies dans ma vie, mais jamais je n'avais éprouvé une telle horreur. Des torrents écumeux se précipitaient de la montagne, les pierres volaient, le vent hurlait, déracinait les arbres et nous renversait. Il tombait des trombes d'eau. Sous cette pluie torrentielle, nous partîmes pour Tiflis craignant d'arriver en retard au bureau. Je redoutais cela plus que tous les autres. Nous avions peine à avancer. A certains moments, nous dûmes nous arrêter, nous mettre à quatre pattes afin de n'être pas précipités dans l'abîme qui bordait la route. Malgré tout, nous arrivâmes sains et saufs. Dès que mes vêtements furent secs, je me rendis au travail, mais vers midi, je sentis de violents frissons et des douleurs dans la gorge. On m'envoya immédiatement à l'infirmerie des cheminots où l'on m'isola dans une chambre particulière. J'avais la diphtérie.

« Je vais perdre ma voix », pensai-je avec horreur.

J'étais inquiet à la pensée que Marie Schoultz, ignorant que j'étais malade, devait probablement se tourmenter beaucoup. Je lui envoyai un mot, mais lorsqu'elle vint me voir, on ne la laissa naturellement pas entrer.

A l'hôpital c'était d'un ennui mortel. Je crois que l'on m'avait oublié. Le docteur ne venait pas. Les jours se suivaient et je ne faisais que me retourner sur mon grabat dans je ne sais quelle robe de détenu. J'avais faim et bien que je me sentisse tout à fait guéri, on ne me donnait qu'une soupe très légère. Je suppliai qu'on me laissât rentrer à la maison, mais le garde me déclara que le docteur viendrait dans huit jours et qu'alors peut-être... « Dans huit jours et encore peut-être !... Le diable vous emporte ! » pensai-je et, à pas feutrés, je gagnai le réduit où l'on avait serré mes vêtements, les endossai, sautai par la fenêtre et m'enfuis chez nous.

Mais lorsque le lendemain matin, je me présentai au bureau, on ne me permit pas de travailler. Mon chef avait été averti que je m'étais évadé de l'infirmerie. Je pleurai presque en essayant de lui prouver que j'étais entièrement rétabli. Enfin, je réussis à me faire envoyer chez le docteur qui, lui aussi, me déclara remis.

Peu après, je reçus une lettre de Seminov Samarski m'informant que, si je le désirais, il pouvait m'introduire dans la troupe de Pierovski alors à Kazan, aux appointements de cent roubles par mois. J'y serais chargé des seconds rôles. On pouvait recevoir une avance pour le voyage. J'éprouvai une immense joie et télégraphiai sur-le-champ : « Attends avance. » A quelque temps de là, je reçus de Kazan un billet de vingt-cinq roubles. Le jour même, je renonçai à mon service et annonçai à mon amie que je partais. Je regrettais de la quitter, je le regrettais de tout cœur, mais le théâtre avant tout ! J'achetai une boîte de cacao. Marie en prépara. Nous organisâmes un festin d'adieux et bûmes du cacao en chantant des chansons.

Mais il survint un événement imprévu. Depuis longtemps déjà, mes compagnons de travail m'avaient dit que j'avais une belle voix et m'avaient engagé à prendre des leçons auprès du professeur local Oussatov, ex-artiste des Théâtres Impériaux. Le jour fixé pour mon départ de Tiflis, je me dis tout à coup :

« Si j'allais chez Oussatov ? Qu'est-ce que je risque ? »

J'y allai. Quand on m'introduisit dans l'appartement du chanteur, une bande de roquets se précipita dans mes jambes. Derrière eux apparut un personnage de petite taille, boulot, les moustaches retroussées comme un bandit d'opérette et le visage rasé bleu.

— Que désirez-vous, me demanda-t-il sans grande aménité.

Je le lui expliquai.

— Eh bien, crions un peu.

Il me conduisit au salon, s'assit au piano et me fit faire quelques arpèges. J'étais bien en voix.

— Bon ! fit-il. Ne savez-vous pas quelques airs d'opéra ? Croyant avoir une voix de baryton, je proposai de lui chanter l'air de Valentin. Je l'entonnai. Mais quand je pris une note haute et que je la prolongeai, Oussatov s'arrêta et m'enfonça un doigt dans les côtes ce qui me fit bien mal. Je m'interrompis brusquement. Une pause s'ensuivit. Les yeux d'Oussatov restaient fixés sur le clavier. Je le regardais persuadé que j'avais très mal chanté. Ce silence était angoissant. Quand il me fut devenu insupportable, je demandai :

— Eh bien, puis-je apprendre à chanter ?

— Il le faut, répondit Oussatov avec conviction. Aussitôt rasséréné, je lui racontai que j'avais été engagé par l'opéra de Kazan aux appointements mensuels de cent roubles ce qui fait cinq cents roubles en cinq mois. Comme il ne m'en faudra que cent pour vivre, je mettrai les quatre cents autres de côté et reviendrai à Tiflis étudier le chant. Mais lui de répliquer :

— Envoyez promener tout cela ! Vous ne mettrez pas un sou de côté ! D'ailleurs, il se peut fort bien qu'on ne vous paye pas. Je connais ces histoires-là. Restez ici et travaillez avec moi. Je ne vous prendrai rien pour les leçons.

J'étais stupéfait. Je n'avais jamais vu geste aussi généreux.

Oussatov ajouta :

— Votre chef est de mes amis. Je vais lui écrire afin qu'il vous reprenne dans son service.

Cette joie inopinée me donnait des ailes. Je me précipitai chez mon chef avec la lettre d'Oussatov mais ma place était déjà prise. Très abattu, je m'en retournai chez Oussatov.

— Qu'importe ! Je vais écrire à un autre, me dit-il et il m'envoya chez le propriétaire d'une pharmacie ou d'une droguerie qui, après avoir lu sa lettre, me demanda si je savais quelques langues étrangères.

— Le Petit-Russien, répondis-je.

— C'est inutile chez nous. Et le latin ?

— Non.

— C'est dommage ! Eh bien, je vous donnerai dix roubles par mois. Voici une avance de vingt roubles.

— Et que devrai-je faire ?

— Rien, étudier le chant et, pour la peine, vous recevrez dix roubles par mois.

Tout cela m'apparaissait fabuleux ! Quelqu'un me propose de m'enseigner le chant gratis et quelqu'un d'autre me paye pour la peine !

Avec l'avance de Kazan, j'avais en poche quarante-cinq roubles. Oussatov me recommanda de prendre une bonne chambre et de louer un piano. Si je rembourse l'avance, pensai-je, il me deviendra impossible de suivre son conseil. J'écrivis donc à Kazan que j'étais subitement tombé malade et ne pouvais partir.

Naturellement ce n'est pas bien. Mais je me console en pensant que nombre de gens agissent souvent plus mal encore et pour des fins plus viles.

 

 

 

Mes affaires de ménage étaient assez mal en point. Mon amie se laissait aller de plus en plus et je ne pouvais lui être d'aucun secours. Lorsqu'elle était ivre, son humeur devenait hargneuse et cela me mettait dans des situations que j'aurais préféré éviter. Un jour, elle se querella avec la femme d'un sergent de ville qui vivait dans notre maison. Marie ayant été gratifiée d'un surnom ignominieux par cette voisine, j'injuriai celle-ci à mon tour. Le soir, l'agent s'amena et me menaça de me faire passer le goût du pain. Puis il se jeta sur moi, me flanqua une volée et bien que j'eusse très peur de la police c'est moi qui finalement eus le dessus. Les pugilats de Kazan ne me furent pas inutiles en la circonstance.

La maison où je logeais avec Marie était bourrée de gens d'une étrange espèce, attentifs à tout, sauf à eux-mêmes. Quelques-uns de mes colocataires s'intéressaient vivement à moi, en particulier, un homme barbu à l'air féroce qui portait toujours une blouse blanche et était presque constamment dans un état de semi-ivresse. A voir l'expression de son visage, on eût dit que le monde entier et moi surtout avions le don de l'ennuyer mortellement. Il était propriétaire d'un gros chien non moins féroce que lui et qu'il prenait plaisir à exciter contre moi. Dès que je sortais dans la cour, cet individu lâchait son chien :

— Hector, attrape-le ! Mords-le !

L'animal s'avançait vers moi à pas lents. Je me blottissais contre le mur et jetais des regards suppliants tantôt sur lui, tantôt sur son maître. L'homme se mettait à rugir ; son chien en faisait autant. Ce jeu me déplaisait fort et ce personnage me remplissait d'un sentiment de crainte.

Il me stupéfia surtout le jour où je me disposais à me rendre chez Oussatov. J'avais beaucoup chanté et comme je passais de ma chambre dans l'entrée, j'entendis en haut de l'escalier une voix menaçante :

— Diacre manqué ! Saligaud ! Tu gênes tout le monde ici ! Fripouille !

Je me cachai dans le sous-sol.

Il m'était pénible de vivre parmi ces sauvages et Marie me rendait la vie plus pénible encore en vendant nos hardes pour boire et en se querellant avec tout le monde. Un jour que je passais devant un cabaret, je la vis danser la « lesghinka ». Les gens se tordaient, la pinçaient et se moquaient d'elle. Je la ramenai à la maison ivre et misérable mais elle me déclara méchamment : l'homme qui jouit des caresses d'une femme doit les lui payer. Quant à toi, maudit va-nu-pieds, tu peux t'en aller à tous les diables !

Nous nous querellâmes et Marie partit pour Bakou. Son départ me fit beaucoup de peine ; elle était la seule personne avec qui je pusse partager mes chagrins et mes joies. Je ne dirai pas que je l'aie beaucoup aimée et je ne pense pas qu'elle m'ait aimé. C'est probablement la similitude de nos situations qui nous avait rapprochés, mais une forte amitié nous unissait. En outre, je l'ai déjà dit, la femme a toujours eu le don d'éveiller dans mon cœur les meilleurs sentiments.

Aux leçons d'Oussatov, je fis connaissance de ses élèves. Il en avait une quinzaine, tous de différentes conditions et situations : des officiers, des employés, des femmes du monde. Parmi eux se trouvaient : Joseph Komarovski actuellement adjoint au directeur du Grand-Théâtre, la basse Staritchenko, un homme très sûr de lui et qui poussait l'amour-propre jusqu'au ridicule, enfin Pavel Agnivtzev qui plus tard devint fou. Sa magnifique voix m'enchantait et j'aimais son maintien assuré en public.

Dans la maison d'Oussatov, tout me paraissait bizarre et extraordinaire : meubles, tableaux, parquets, le thé avec les tartines que préparait si admirablement Maria Petrovna, la femme de mon maître. Il ne me semblait pas moins curieux de voir les élèves se tenir comme des égaux avec leur professeur, rire et se conter les uns aux autres mille anecdotes. C'était la première fois que je voyais semblables relations et bien qu'elles fussent très à mon goût, je n'avais pas le courage de les adopter. A cette époque, j'étais en haillons et assez sale. J'allais souvent aux bains mais ne parvenais pas à me tenir propre. Je ne possédais qu'une seule chemise que je lavais moi-même dans la Koura et que je séchais à la lampe afin d'exterminer les parasites qui y étaient à demeure.

Un jour, à la leçon, Oussatov me dit :

— Écoutez. Chaliapine, vous sentez très mauvais. Je vous demande pardon, mais il faut que vous le sachiez. Ma femme va vous donner du linge et des chaussettes. Ayez plus soin de votre personne !

J'étais confus jusqu'aux larmes. Je ne comprenais pas alors que, lorsque nous faisons du bien aux gens, nous n'y mettons pas les formes.

Je pris le paquet de linge et, à la leçon suivante, je me présentai soigneusement lavé et rasé. Oussatov me renouvela son invitation à dîner. Je l'en remerciai et refusai. C'était tout à fait au-dessus de mes forces. J'avais vu comment on mangeait chez lui. Une bonne servait à table, distribuait diverses assiettes. Sur la nappe, des serviettes et quantité de couteaux, de fourchettes et de cuillers. Qui sait à quoi doit servir cette cuiller-ci et ce qu'il faut couper avec ce couteau-là ? Néanmoins, les Oussatov me retinrent à dîner chez eux ce qui m'obligea à endurer maints supplices. On servait des plats que je n'avais jamais vus et que je ne savais comment manger. Dans une assiette remplie d'un liquide vert nage un œuf dur. Je presse l'œuf avec ma cuiller. Bien entendu, il saute par-dessus bord sur la nappe. Je le remets dans mon assiette avec mes doigts. Mes voisins me regardent faire sans mot dire, mais sans m'approuver, je le sens. Après avoir souffert mille morts, je sus naturellement manger sans gêner mes voisins par de pareilles incartades. Je cessai de plonger mes doigts dans la salière et de retirer la viande de mes dents avec mon ongle. Mais ces expériences me coûtèrent bien cher !

Oussatov avait la noble habitude de parler de tout avec une charmante simplicité qui me faisait rougir jusqu'au blanc des yeux.

— Chaliapine, il ne faut pas renifler à table.

Mais je n'avais pas de mouchoir et quand le mets est chaud et savoureux, comment ne pas renifler ?

— Si vous continuez à manger avec votre couteau, vous vous fendrez la bouche jusqu'aux oreilles.

Ensuite, il me persuadait de la nécessité de me tenir droit à table, de ne pas toucher au poisson avec mon couteau, bref prenait grand soin de mon éducation mondaine.

Un jour, il m'ordonna d'étudier un air de Fenella et une romance de Bakhmetiev Ma barbe, ma petite barbe. Puis lorsque je les sus il m'envoya au Cercle des Amateurs de musique, rue Griboiedov. Ce cercle, indépendant du célèbre Cercle artistique de Tiflis, organisait des spectacles avec le concours des amateurs et des élèves. Je fis connaissance des membres du cercle et me mis à assister régulièrement à leurs réunions.

A l'un des concerts, j'entendis une jeune fille en lorgnon, aux yeux noirs, au petit nez malicieusement retroussé, vêtue d'une robe vaporeuse. Elle chanta une romance de Braun :

 

            Glisse, glisse ma gondole

            Noire dans la nuit d'argent ;

            Un doux air de barcarolle

            Berce l'eau qui va songeant.

 

La chanteuse me parut d'une beauté céleste. La souplesse de sa petite voix m'enchanta. J'applaudis oublieux de tout au monde et sortis du concert dans le ravissement. En passant, je la vis, de derrière les coulisses, tendre la main et quelqu'un y déposa un baiser.

« Il y a donc déjà des heureux ! » pensai-je.

A quelques jours de là, Oussatov m'annonça que désormais, je prendrais part aux concerts du cercle et que ce dernier m'attribuerait une bourse. Mon maître me fit cadeau d'un frac. Mais il était petit et gros tandis que j'étais grand et maigre. Par bonheur, j'avais des amis tailleurs qui, assez adroitement, adaptèrent cet habit aux mesures de mon squelette.

Pour mes débuts au cercle, je chantai Ma barbe, ma petite barbe. Le public riait non sans bienveillance toutefois. J'étais persuadé qu'il se moquait de mon habit, mais il s'avéra qu'il riait à mes dépens. Je chantais avec beaucoup d'émotion ma barbe et, à cette époque, je n'avais pas l'ombre de barbe sur le visage. De la scène, j'avais absolument l'air d'un gamin. Quand j'eus terminé, on m'applaudit de bonne grâce et, en saluant, je remarquai dans l'assistance la jeune fille qui avait touché mon cœur.

« Voilà pour qui il faut chanter, me dis-je. Mais quoi ? » Et comme on m'avait bissé, j'entonnai :

 

            Tous les âges sont soumis à l'amour.

 

Il me sembla que la demoiselle applaudissait avec plus d'enthousiasme que les autres.

Après le concert, on dansa et l'accompagnatrice me proposa, tout à fait à brûle-pourpoint, de me présenter à la chanteuse. J'y consentis sans mot dire et traversai toute la salle au parquet brillant pour me rendre vers elle. Mes jambes se dérobaient sous moi. La jeune fille me serra chaleureusement la main et me fit force compliments. Je lui répondis tout de travers et pensai à part moi :

« Quel imbécile je suis ! Comme je suis maladroit ! »

Si elle m'avait demandé de l'accompagner à pied de Tiflis à Arkhangel, j'y aurais consenti sans aucun doute ; si j'avais su où elle demeurait, je serais allé sous ses fenêtres. J'étais amoureux avec toute l'ardeur de la jeunesse.

A ce moment, un des membres du cercle, l'Italien Farina, s'approcha de moi. Après m'avoir annoncé que je recevrais chez eux un traitement mensuel de quinze roubles, il me demanda de les aider dans la mesure de mes moyens. Il va de soi que j'y consentis avec joie. Dès lors, je pris une part active à toutes les entreprises du théâtre. Je chantais dans les concerts, jouais dans les drames, Rasgouliaiev dans Pauvreté n'est pas vice, Nestchastlivtzev dans la Forêt, Pierre dans Nathalie de Poltava, etc. Je faisais le machiniste, nettoyais les lampes, prenais soin des accessoires et en général travaillais consciencieusement.

Mes études chez Oussatov suivaient leur cours. Mon maître était extrêmement sévère et se gênait fort peu avec ses élèves, avec moi moins encore qu'avec les autres. Si quelque chose clochait, il plongeait sa baguette de chef d'orchestre dans son pot à tabac d'où il tirait une prise qu'il reniflait bruyamment ou bien il allumait une cigarette de l'épaisseur d'un doigt. C'étaient là des signes évidents de son mécontentement et de son irritation. Quand il s'apercevait que la voix d'un élève commençait à faiblir il lui décochait un coup en pleine poitrine et criait :

— Appuyez, mais appuyez donc, que diable !

Longtemps, je ne pus comprendre ce que cela signifiait. Ensuite il apparut qu'il fallait appuyer le son sur la respiration et le concentrer.

Entraîné par le travail du cercle et en proie aux émotions de l'amour, j'étudiais avec moins d'assiduité et il m'arrivait de ne pas préparer mes leçons. J'avais alors recours à la ruse suivante : je mettais la partition ouverte sur le piano et m'écartant un peu de côté, je suivais les notes du coin de l'œil. Oussatov s'en étant aperçu s'interposa entre la partition et moi. Je m'arrêtai net. Alors sans plus de façons, il me donna une volée de coups de canne en criant :

— Paresseux, paresseux, tu ne fais rien de rien !

Ces mauvais traitements se faisant de plus en plus fréquents, je me vis forcé de prendre des mesures défensives. Le piano se trouvait à environ vingt-cinq centimètres du mur. Je l'en écartai un peu plus et lorsque Oussatov me menaçait de sa canne, je me sauvais derrière l'instrument. Comme il était gros, il lui était impossible de m'atteindre. Il devait se borner à crier et à frapper du pied. Mais une fois, je l'irritai si fort qu'il me lança la partition à la tête et se prit à hurler comme un fou :

— Sors de là, animal ! Sors de là ! Je te connais, va !

Je sortis de mon refuge, il me battit avec délices et la leçon recommença.

Plus tard, quand nous nous rencontrions, nous évoquions ces leçons à coups de canne et riions tous deux à gorge déployée. Quel brave homme que mon maître !

Pour un concert du cercle musical, Oussatov avait préparé avec moi le troisième acte de la Fée des eaux, un trio et la sérénade de Méphistophélès. Long et maigre, j'étais bien ridicule dans l'accoutrement de Méphistophélès, mais mon chant plut au public qui fut frappé surtout par l'air du meunier :

 

            Oh ! oui, je suis devenu polisson avec les années.

 

Je me rappelle encore aujourd'hui le silence impressionnant qui régnait dans la salle lorsque je chantai cette phrase. Aussitôt que j'eus terminé, un tonnerre d'applaudissements éclata. Toute la salle était debout. Le lendemain, je lus dans le Caucase un entrefilet dans lequel j'étais comparé au célèbre Petrov. L'auteur de ce compte rendu, Karganov, officier du génie, était grand amateur et connaisseur de musique. Il écrivit plus tard un ouvrage sur Beethoven.

Après avoir lu cet article, je sentis avec émotion qu'il venait de m'arriver une chose invraisemblable, inattendue, à laquelle je n'avais même pas songé. Je n'étais pas sans savoir que j'avais bien chanté l'air du meunier, que je l'avais mieux chanté que quoi que ce fût auparavant. Toutefois, il me sembla que Karganov avait exagéré mon talent. Ces premières louanges imprimées me troublaient et m'effrayaient. Je comprenais qu'à l'avenir, on exigerait beaucoup de moi. Oussatov lui aussi me félicita :

— Eh bien ! fainéant, dit-il en me frappant sur l'épaule. Ça va, ça va.

Je n'osai pas lui dire que j'avais lu l'article de Karganov. Cela me gênait.

Je continuais à fréquenter chez la demoiselle. Elle s'appelait Olga. Son père lui témoignait assez d'indifférence. Elle habitait avec sa mère un très joli petit appartement. La maman, d'esprit fort simple, voyait la vie d'un point de vue très pratique. Je ne tardai pas à m'apercevoir que les riches Arméniens qui s'intéressaient à sa fille étaient seuls à avoir ses bonnes grâces. En général, il y avait dans cette femme quelque chose de bizarre et même de rebutant.

Olga faisait ses études au Conservatoire de Pétersbourg. Elle jouait du piano. Dans une langue colorée, elle me dépeignait, avec beaucoup de pittoresque, la beauté de la capitale et les joyeuses promenades en traîneau. C'était une jeune fille très intéressante et fort gentille. Mais son fier regard prodiguait le mépris. Je venais la voir souvent ce qui ne plaisait pas beaucoup à sa mère. Olga m'accompagnait au piano. Je l'aimais plus qu'elle ne m'aimait. Je sentais que quelque raison l'empêchait d'être aussi sincère avec moi que je l'étais avec elle. Néanmoins, nos relations prirent bien vite un caractère tout à fait précis. Alors, elle m'avoua avoir déjà eu un roman avec le compositeur de sa romance préférée : « Vogue, ma gondole. »

— Il est actuellement en Amérique, me dit-elle.

J'avais pensé que c'était précisément cette histoire qui l'empêchait d'user avec moi de la même confiance dont j'usais envers elle. Maintenant qu'elle m'avait mis au courant de tout, ma bien-aimée se sentirait plus proche de moi. Mais il n'en fut rien. La bienveillance que la maman témoignait aux Arméniens m'indignait et excitait ma jalousie. Je commençai à devenir nerveux. Un jour qu'elle m'accompagnait, il me sembla qu'Olga faisait exprès de jouer faux pour m'embrouiller. Alors je lui déclarai assez grossièrement :

— Je ne veux plus travailler avec vous.

Elle me jeta à la tête une boîte de bonbons et quitta la pièce. Je restai seul, consterné. Que tout cela était étrange ! Une personne que je croyais fine et qui était indiscutablement plus cultivée que moi me lance à la tête, comme à un chien, le premier objet qui lui tombe sous la main ! Je restai seul quelques minutes et rentrai chez moi sentant qu'il s'était passé quelque chose d'irréparable. La lumière s'était éteinte pour moi et longtemps, jusqu'au jour où je revis Olga, je me sentis comme empoisonné ou comme revenant à moi après une lourde ivresse. Je n'en dormais plus. Mon lit semblait osciller sous moi comme une barque sur l'eau. Enfin, à bout de forces, je me rendis chez Olga. Je la rencontrai dans la rue. C'est elle qui s'approcha de moi la première, me serra la main en me priant amicalement de ne point attacher d'importance à cet éclat. Nous nous réconciliâmes.

Mais bientôt nous arriva une histoire encore plus sotte. Nous nous promenions en voiture lorsque nous fûmes croisés par la mère d'Olga. Comme elle n'était pas au courant des relations qui existaient entre sa fille et moi, nous fûmes pris de quelque inquiétude et, après avoir fait une emplette, retournâmes chez Olga. La porte était fermée à clef ce qui signifiait que la maman n'était pas encore rentrée. Je préparai le samovar et me mis à causer tranquillement avec mon amie en attendant le retour de sa mère. Je lui disais que j'avais envie d'obtenir un engagement dans un théâtre, qu'il m'était pénible d'étudier aux frais d'autrui et la priais de ne point m'abandonner mais de me suivre le cas échéant. Tout à coup, nous entendîmes derrière l'armoire, près du lit, un bruit bizarre comme un léger craquement. Nous nous précipitâmes vers l'armoire et quelle ne fut pas notre surprise de trouver la maman là derrière ! Indignée de ce qu'elle avait entendu et de ce que nous l'ayons découverte, elle nous tomba dessus à coups de chaise. Olga me cria de m'en aller et je partis. Tout le long du chemin, je ris comme un fou, non que cette aventure me semblât drôle, mais par commotion nerveuse. Je me sentais triste, triste à en pleurer de voir mon amour sombrer ainsi dans la platitude.

Supposant qu'après une pareille scène, Olga ne pourrait plus vivre avec sa mère, je lui écrivis pour l'informer que je l'attendais et que nous nous en tirerions bien avec trente-cinq roubles par mois, tout ce que je possédais alors. Je n'obtins pas de réponse d'où je conclus qu'évidemment elle s'était réconciliée avec sa mère. A mon grand étonnement, mes suppositions se trouvèrent exactes. Je recommençai à aller chez Olga, mais à présent, une nuée de doutes et de soupçons pesait sur mon jeune enthousiasme. L'été touchait à sa fin lorsqu'on annonça que l'hiver suivant, la troupe de Lioubimov et Forcatti jouerait au théâtre de la ville. Je ne savais encore aucun opéra. Néanmoins je demandai à Oussatov s'il croyait que je pourrais chanter dans cette troupe.

— Pourquoi pas ? Essayons, essayons ! Vous chanterez tout en continuant de travailler avec moi. Seulement, il faut que vous appreniez quelques opéras : la Fée des eaux et Faust. C'est là votre gagne-pain. Sachez-le. Il faut aussi apprendre la Vie pour le tsar. Après que j'eus étudié ces trois opéras, Lioubimov vint un jour chez Oussatov pour m'entendre ainsi qu'Agnivtzev. Ce dernier lui ayant plu, il l'engagea moyennant deux cents roubles par mois. Il n'en fut pas de même pour moi bien que j'eusse chanté le troisième acte de la Fée des eaux qui d'habitude me valait grand succès.

« Comme je suis encore loin de pouvoir me produire en scène ! » me dis-je avec tristesse.

Mais quelqu'un ayant conseillé à Lioubimov de m'écouter encore une fois au Cercle Artistique, il revint sur sa première opinion.

— Je puis vous offrir cent cinquante roubles, me proposa-t-il. « Fichtre, il n'y va pas avec le dos de la cuiller ! J'aurais accepté pour la moitié ! »

On établit le contrat. J'assistais aux répétitions. Un jour, j'entendis le chef d'orchestre Trouffi s'exclamer :

— Sapristi, quelle belle voix chez ce gars-là !

Ma joie ne connut pas de bornes.

 

 

 

La saison débuta par Aïda. Je jouai le rôle du grand-prêtre. Tout alla pour le mieux. Mais soudain, la robe d'Amnéris s'étant accrochée à un clou du décor, l'artiste ne parvenait pas à l'en dégager. Je lui vins en aide en soulevant sa traîne et, le lendemain, je lus dans le journal, une sévère critique :

« Il est tout à fait inadmissible que le grand-prêtre porte la traîne d'Amnéris. »

Le répertoire de basse ne tarda pas à reposer entièrement sur mes épaules. A mon insu, je prenais à l'opéra, une place prédominante et cela surtout grâce à Paillasse de Leoncavallo. C'était la première fois que l'on montait cette œuvre à Tiflis. Le rôle de Tonio entrait aisément dans le diapason de ma voix et je le jouai assez bien. Cet opéra fut donné souvent sans que son succès se démentît.

C'était un jeu pour moi que d'apprendre de nouveaux rôles. On me confiait souvent un rôle la veille pour le jouer le lendemain. Si je n'avais pas acquis auparavant une certaine habitude de la scène, un travail aussi précipité m'eût sans doute été fatal, mais depuis longtemps déjà j'étais « un homme de théâtre ». Je ne perdais plus la tête sur les planches et aimais trop mon art pour le prendre à la légère. Le temps me manquant pour étudier de nouveaux rôles, je les apprenais la nuit. Chacun d'eux m'empoignait aux entrailles.

Je continuais à prendre des leçons d'Oussatov qui tantôt me louait, tantôt me tançait vertement. Mais c'est toujours avec attention et amour que j'écoutais les enseignements de cet homme qui, après m'avoir tiré de la boue, me dispensait si généreusement sa peine, son énergie, son savoir.

En tant que professeur de chant, il était plutôt routinier et s'en tenait aux éléments extérieurs du métier. Mais il connaissait bien la musique et l'aimait. Il lui arrivait souvent de nous réunir tous pour nous entretenir de telle ou telle œuvre musicale dont il nous expliquait l'essence, attirant notre attention sur ses défectuosités et cultivant notre goût.

On donna une fois au cercle musical la scène de la taverne dans Boris Godounov. Je jouais le rôle du prévôt. Au moment où Varlaam entonna sa dolente chanson, en apparence absurde, tandis qu'accompagné par l'orchestre, l'Imposteur cause avec la cabaretière, je sentis qu'il venait de m'arriver quelque chose de tout à fait extraordinaire. Je découvris soudainement dans cette étrange musique quelque chose de familier et d'infiniment proche. Il me sembla qu'elle m'avait accompagné tout au long de ma vie difficultueuse, féconde en péripéties et plus encore qu'elle ne me quittait pas, qu'elle vivait en moi et que je la retrouvais partout où je passais. Ce n'est qu'aujourd'hui que je puis exprimer ce sentiment, mais alors je n'éprouvais qu'une sorte de pieuse joie mêlée d'angoisse. J'aurais voulu tout à la fois pleurer et rire. Pour la première fois, je sentis alors que la musique était la voix de l'âme universelle, qu'elle en était la romance sans paroles.

La saison touchait à sa fin lorsqu'on donna pour moi un « bénéfice » parce que, pour employer les propres expressions du directeur, « j'avais rendu à l'entreprise de plus grands services qu'on n'en attendait de moi. » Je montai d'un seul coup deux opéras Paillasse et Faust. J'avais l'endurance d'un chameau et pouvais chanter vingt-quatre heures de suite. Ma passion pour le chant me valut d'être, à plusieurs reprises, chassé de mon appartement.

Le général Ernst, gouverneur militaire de Tiflis, mourut la veille de mon « bénéfice ». Cet homme était un véritable squelette ambulant. Il était incroyablement sec et osseux. Il avait le teint terreux et les yeux d'un mort. On racontait sur lui maintes anecdotes toutes plus comiques les unes que les autres. Celles-ci par exemple :

Un jour de mauvais temps, notre général rencontre dans la rue un sergent-fourrier en caoutchoucs et en gants blancs.

— Halte ! lui crie Ernst, ôte tes caoutchoucs.

Le sous-officier obéit et se met au garde à vous.

— Essuie tes caoutchoucs avec tes mains !

Le militaire, de ses mains gantées, enlève la boue de ses caoutchoucs.

— Remets tes caoutchoucs. Tu auras deux jours d'arrêts.

On relatait encore que lorsque Ernst commençait à injurier sa femme, celle-ci s'asseyait incontinent au piano et attaquait l'hymne national. Aussitôt, le général de se mettre au garde à vous, les mains sur les coutures du pantalon. Dans notre théâtre, il avait une place réservée dans une loge juste au-dessus des cuivres. Ayant un jour remarqué que les trombones, après avoir joué quelques instants, se taisaient, il décida que ce désordre était intolérable, fit venir le directeur et lui demanda :

— Pourquoi les trombones ne jouent-ils pas ?

— Parce qu'ils ont une pause.

— Et ils reçoivent le même salaire que les autres ?

— Sans doute.

— Eh bien ! ayez l'obligeance de leur dire qu'ils jouent sans pause la prochaine fois. Je ne supporte pas les fainéants !

Lorsque je chantai Griemin, Ernst s'enquit :

— Qui est donc ce jeune homme ?

On le lui dit.

— Hum, hum ! fit-il. C'est drôle. Il joue si bien le général que j'étais persuadé qu'il appartenait à une famille d'officiers supérieurs.

Après le spectacle, il vint me trouver derrière les coulisses, me complimenta, mais me fit observer que mon costume n'était pas au point, qu'il me manquait les décorations indispensables.

— Et puis, vous avez des gants miteux ! La prochaine fois que vous jouerez le rôle de Griemin, je vous donnerai des décorations et des gants.

Effectivement, à la représentation suivante, il s'amena au théâtre bien avant le lever du rideau, m'ordonna de revêtir l'uniforme et tout en m'enfonçant le doigt successivement dans le ventre, la poitrine et les épaules, il se mit à commander :

— Garde à vous ! Par file à droite, droite ! En avant, marche ! Je me mis au garde à vous, fis volte-face, marchai et méritai les approbations du général qui tira de son mouchoir l'étoile et la croix qu'il épingla sur ma poitrine. Puis d'un air confus :

— Écoutez, Chaliapine, vous me les rendrez, n'est-ce pas ?

— Bien entendu, Excellence.

De plus en plus gêné, Ernst m'expliqua :

— C'est que, vous savez, il y en avait un ici, une basse lui aussi... Je lui avais donné des décorations. Eh bien ! il les a bues. Le diable l'emporte ! En tout cas, il ne me les a jamais rendues...

Et voilà que ce drôle meurt la veille de mon « bénéfice » ! Je craignais qu'on ne décommandât la représentation, mais par bonheur, il n'en fut rien. Le spectacle eut grand succès. L'affluence fut nombreuse. On me fit cadeau d'une montre en or et d'une coupe en argent. Je perçus trois cents roubles sur la recette. En outre, Oussatov ayant remplacé son nom par le mien sur le ruban d'une couronne de lauriers qu'on lui avait offerte jadis, m'en fit hommage. J'en fus très fier.

La saison était terminée. Qu'adviendrait-il ensuite ? Naturellement l'envie me prit de partir pour Moscou centre de la vie artistique. Oussatov m'encouragea dans ce projet et me remit des lettres d'introduction auprès de l'administrateur des Théâtres Impériaux Ptchelnikov, du chef d'orchestre Altani, du régisseur Bartzal, etc...

Un matin de Mai, de bonne heure, je me rendis au relais en compagnie d'Agnivtzev qui n'avait pas eu de chance à l'opéra et avait abandonné le chant au milieu de la saison. Olga vint aussi me saluer avec sa mère. J'eus beau la presser de partir avec moi. Elle s'y refusa. Depuis longtemps, elle me regardait avec curiosité comme elle eût regardé un acrobate au cirque en se demandant : Est-ce ce soir ou demain qu'il se rompra le cou ? Je sentais tout ce que cette situation avait de blessant pour moi, mais n'en aimais pas moins la jeune fille. Et lorsque nous longeâmes en voiture la rue Olga, sur la grand' route de Géorgie, mon cœur se serra péniblement.

C'était la première fois que je suivais cette route dont on m'avait tant vanté la prodigieuse beauté, mais je n'en vis rien car je pleurai tout le long du chemin, bien que j'eusse honte devant mon camarade qui, amicalement, mais en vain, s'évertuait à me consoler. Ce n'est qu'à partir d'Ananour que la majesté du Caucase m'apaisa quelque peu.

A Vladicaucase, nous décidâmes de donner un concert. Nous louâmes une salle, fîmes imprimer des affiches et des billets dont nous ne vendîmes pas un seul. Le concert ne put avoir lieu, mais nous ne fûmes pas découragés pour autant. Agnivtzev me proposa de gagner Stavropol où résidait un de ses parents, un officier qu'il croyait en mesure de nous aider. Nous partîmes pour Stavropol. Par une route poudreuse et monotone, nous arrivâmes dans une ville plus monotone encore et allâmes aussitôt trouver le parent d'Agnivtzev qui nous accueillit avec une chaude cordialité et, sur-le-champ, mit tout en œuvre pour nous aider. Mon camarade et moi nous mîmes en quête d'un accompagnateur.

On nous avait donné l'adresse d'une pianiste, ancienne élève de Rubinstein. Nous voici sur le seuil d'une maisonnette, avec un jardin d'hiver, causant avec une bonne femme dont le jupon est retroussé jusqu'aux genoux et qui tient à la main un torchon sale. Elle nous informe que sa maîtresse, souffrante en ce moment, est obligée de garder le lit.

— Mais ça ne fait rien, je vais quand même lui dire qu'il y a deux messieurs qui la demandent, ajouta-t-elle en nous priant d'entrer.

Elle disparut. Nous nous assîmes. A travers le mur, de dolents soupirs, des gémissements parvenaient jusqu'à nous. La porte s'entr'ouvrit enfin et une femme entra. Son visage était bleu et ses yeux maladivement dilatés.

— En effet, déclara-t-elle, je suis bien une ancienne élève de Rubinstein, mais pour l'instant, il m'est tout à fait impossible de vous accompagner et de m'occuper de musique. Ce disant, elle disparut criant à quelqu'un :

— Cours chercher la sage-femme.

Nous nous retirâmes un peu perplexes. Près de la porte d'entrée, nous croisâmes la servante au cotillon relevé. Elle tournait la tête à droite et à gauche ne sachant évidemment quelle direction prendre. Lorsque je lui demandai de quoi souffrait sa maîtresse, elle me répondit sans se troubler :

— Elle se propose d'accoucher.

Cette intention, en général excellente, nous sembla inopportune en l'occurrence et nous en conçûmes quelque humeur.

Mais le parent d'Agnivtzev nous envoya chez une autre accompagnatrice. Il faut croire qu'à cette époque, tous les musiciens de Stavropol étaient du sexe féminin. Cette fois, nous eûmes affaire à une jeune femme à l'opulente chevelure blonde et qui devait être fort gaie. Elle riait à tout ce que nous lui disions.

— Vous désirez que je vous accompagne, nous dit-elle en riant, mais j'ai joué avec Levine lui-même. Vous comprenez ? Levine en chair et en os.

Nous étions bien embarrassés ne sachant pas qui était ce Levine. Toutefois, nous insistâmes pour qu'elle nous vînt en aide mais elle s'y refusa nettement.

— Je ne puis accompagner des artistes totalement inconnus. Mais je peux vous donner un petit mot pour une demoiselle. Elle accentua très fort le mot demoiselle.

Nous prîmes la lettre avec reconnaissance et allâmes à la nouvelle adresse. A l'autre bout de la ville, dans une rue déserte, derrière une longue palissade, parmi les hautes herbes, nous aperçûmes une petite maison tout de guingois. Sur le perron, un chien était étendu comme un vieux tapis de fourrure. La lessive séchait dans la cour. Longtemps nous frappâmes, à tour de rôle, à la porte cochère. Enfin, une femme apparut et, très peu rassurée, nous demanda en détail qui nous étions, d'où nous venions et ce que nous voulions. Après ces explications, elle se décida à nous laisser entrer dans la cour et appela une petite vieille à la tête branlante.

Agnivtzev, ancien officier, la salua avec galanterie et s'enquit si c'était bien ici qu'habitait Mlle X... ?

— Que lui voulez-vous ?

— Voici une lettre pour elle.

Persuadé qu'il avait à faire à la grand'mère de la demoiselle, Agnivtzev lui remit la missive. Mais soudain, nous vîmes la petite vieille ouvrir le message.

— Pardon, fit Agnivtzev, c'est à Mlle X... que la lettre est adressée.

— Mais c'est moi Mlle X..., rétorqua la bonne femme non sans fierté.

Nous comprîmes alors pourquoi la blonde riait si joyeusement en nous recommandant cette accompagnatrice. Après avoir lu la lettre, la vieille nous déclara qu'il y avait déjà plus de trente ans qu'elle n'avait pas mis les doigts sur un piano.

Notre situation était sans issue. Par bonheur, un brave homme nous indiqua encore une chance de salut et nous voici partis chez la quatrième accompagnatrice, la femme d'un brigadier de police qui habitait dans une sorte de ravin. Elle était fort gentille et accueillante. Lorsqu'elle eut entendu notre requête, elle rougit jusqu'aux oreilles et nous dit :

— Oh ! vous savez, j'ai très peu travaillé. Je ne joue guère que pour moi seule et doute que je puisse vous être utile.

Nous la suppliâmes de nous montrer ses talents. Elle jouait en dépit du bon sens et n'avait pas la moindre idée du rythme ni de la mesure. Elle déchiffrait affreusement mal. Pourtant, nous réussîmes à lui enseigner quelque chose. J'étais assez musicien pour ralentir si elle se trompait. Mais Agnivtzev une fois qu'il était lancé, allait jusqu'au bout sans se soucier de l'accompagnement. Je décidai qu'au concert, je m'assoirais au piano, à côté de la femme du brigadier pour lui indiquer l'endroit où en était arrivé Agnivtzev tandis qu'elle s'était embrouillée dans les notes. Quoi qu'il en soit, le concert eut lieu et non sans succès. Le plus content de tous ce fut le brigadier.

Le lendemain, nous prîmes des billets de troisième et partîmes pour Moscou. Durant le trajet, je fus attiré dans une partie de cartes et perdis deux cent cinquante roubles. Comme j'avais honte, je ne l'avouai pas à mon camarade.

Moscou, par ses couleurs, son mouvement, son bruit ne pouvait moins faire que d'éblouir des provinciaux comme nous ! Dès que nous eûmes loué une chambre, je me précipitai au Grand Théâtre dont les colonnes, le fronton orné de quatre chevaux firent sur moi une grande impression. Je me sentais si petit, si infime devant ce Temple !

Le jour suivant, je me présentai au bureau des Théâtres Impériaux. Dans l'antichambre, des plantons en uniforme, avec des aigles aux parements, s'ennuyaient à mourir. Des gens allaient et venaient, le porte-plume derrière l'oreille, des paperasses dans les mains. Le tout ressemblait bien peu à un théâtre. Un des plantons prit ma lettre et après l'avoir tournée et retournée avec méfiance, me demanda négligemment :

— Et qu'est-ce donc que cet Oussatov ? Qui est-il ? Attendez-moi. Je m'assis sur un banc à caissons, meuble typique des établissements administratifs, qui recèle d'ordinaire des brosses, des bougies et des torchons. Après avoir attendu une heure et demie ou deux heures, j'insistai auprès du planton afin qu'il me rappelât à M. Ptchelnikov. Il y consentit non sans discussion. Une demi-heure plus tard, il m'avertit que M. Ptchelnikov l'avait prié de me dire que les théâtres subventionnés étant fermés l'été, il ne pouvait me recevoir.

C'était solennel mais pas très poli.

Altani et Avramenko vivaient à Pouchkino. J'allai les voir, fus reçu plus aimablement, mais eux aussi me dirent que la saison était finie et que dans les théâtres d'État, on n'examinait les voix que pendant le grand carême. Pour moi, le grand carême avait déjà commencé !

Je n'avais presque plus d'argent. Agnivtzev et moi nous inscrivîmes au bureau de Madame Rassokhina où je déposai mes photographies, mes affiches et mes coupures de journaux. Rassokhina voulut entendre ma voix qui sembla lui plaire.

— Parfait ! dit-elle. Nous vous trouverons un théâtre.

A quelque temps de là, je me trouvai complètement à sec. Agnivtzev et moi prenions nos repas dans un cabaret pour cinquante copecks. N'ayant pas envie de confesser à mon camarade que j'avais perdu mon argent au jeu, je refusais d'aller dîner avec lui. Mais rester seul dans un taudis et encore sans rien à manger, c'est joliment embêtant ! Au bout de deux jours, j'exposai le cas à mon ami qui m'engueula sans pitié et me proposa de manger à ses frais. Je le rembourserais plus tard.

Pavel Agnivtzev était un homme très bon et très doux, mais, dans ses comptes, il était d'une irritante exactitude. S'il dépensait sept copecks pour le compte commun, il en inscrivait trois et demi à mon débit. Évidemment, c'était juste, mais combien fastidieux !

— Inscris donc à mon compte quatre copecks, implorais-je.

— Mais pourquoi? La moitié de sept c'est trois et demi. La moitié de cinq deux et demi.

J'échappai à cette amicale arithmétique pour me rendre sur la butte aux Moineaux d'où je contemplai la magnificence de Moscou qui, comme toute chose ici-bas, paraît plus belle de loin que de près. Dans la solitude, je fis avec chagrin un retour sur moi-même ; je me rappelai Tiflis où j'avais vécu bien des heures charmantes, Olga à qui j'écrivais de longues lettres et dont les réponses se faisaient de plus en plus rares. Ce premier amour ne m'avait pas réussi !

Un mois environ s'était écoulé lorsque je reçus, au début de juillet, un avis de Madame Rassokhina me priant de passer chez elle. Je pris quelques cahiers de musique et courus à son bureau où je trouvai un énorme gaillard en costume russe, grande barbe, cheveux bouclés, sourcils touffus, épaules d'athlète. Il avait au moins trois livres de breloques sur la poitrine. Il regardait tout le monde d'un air grave et courroucé. C'était bien un véritable impresario moscovite !

— C'est Lentovski, me dit-on.

J'avais déjà entendu ce nom célèbre. Le cœur me manqua légèrement, mais Lentovski, après m'avoir dévisagé des pieds à la tête, dit à Madame Rassokhina :

— Bon !

— Chantez, me proposa Rassokhina.

Je chantai l'air de Don Carlos les yeux fixés sur la nuque de mon accompagnateur qui, après m'avoir écouté quelques instants, déclara :

— Cela suffit. Eh bien ! que savez-vous et que pouvez-vous ? Je racontai ce que je savais, mais ce que je pouvais, cela je l'ignorais.

— Avez-vous chanté les Contes d'Hoffmann ?

— Non.

— En ce cas, vous jouerez Miracle. Louez un piano et étudiez la partition. Voici cent roubles. Cette somme vous permettra de vous rendre à Pétersbourg pour y chanter à l'Arcadie.

Le laconisme de Lentovski, ses épais sourcils, ses pendeloques, les cent roubles, le tout fit sur moi une impression écrasante. Quelles façons chez ces impresarii de Moscou ! Sans même le lire, je signai un contrat et m'en allai jubilant. Bientôt, je conclus encore un autre contrat pour la saison d'hiver à Kazan chez Ounkovski, mais on m'avertit que ce directeur voulant être garanti que je tiendrais mes engagements exigeait que je signasse une lettre de change de six cents roubles.

Je signai et partis pour Pétersbourg après avoir pris amicalement congé d'Agnivtzev.

Mon pauvre camarade continuait à n'avoir pas de chance. Il se méprit sur sa voix, cessa de chanter comme baryton et se mit à chanter comme ténor. Après une pénible existence féconde en insuccès et en déboires, il devint fou furieux et mourut, il y a quelques années, en Sibérie.

En gagnant Pétersbourg, je m'imaginais cette ville perchée sur une montagne. Je m'attendais à la voir blanche, propre, noyée dans la verdure. A mon avis, la résidence des tsars ne pouvait être différente.

J'éprouvai quelque déception en voyant les innombrables cheminées de ses fabriques, les nuages de fumée au-dessus des toits ; néanmoins l'originale et austère beauté de cette ville ne laissa pas de m'émouvoir.

Je me représentais aussi l' « Arcadie » comme un jardin d'une somptuosité inouïe, mais en réalité, il rappelait le jardin Panaïev de Kazan, il était aussi exigu dans ses dimensions que riche en constructions de bois. On y donna quelques représentations. J'y entendis une excellente diseuse de chansonnettes, Paola Cortès, que j'allais écouter chaque soir. Jamais auparavant, je n'avais rencontré une femme d'aussi grand talent ! Je ne comprenais pas ce qu'elle chantait, mais j'admirais sa voix, ses intonations, ses gestes. Ses chansons avaient en moi une résonance qui ne s'arrêtait pas à l'ouïe.

Quinze jours s'étaient écoulés lorsque Lentovski arriva. Aussitôt commencèrent des répétitions désordonnées et de fâcheux spectacles. Il apparut que le véritable directeur n'était pas Lentovski mais le restaurateur. Aussitôt, il y eut entre eux non seulement des disputes mais aussi des coups de poing échangés. Comme le célèbre impresario moscovite battait à tout bout de champ le restaurateur, il était trop absorbé par cette besogne pour prêter grande attention à l'opéra. En outre, il s'était entiché d'une féerie les Pilules enchantées pour laquelle il avait engagé d'excellents acrobates qui grimpaient aux arbres, tombaient dans des chausse-trapes, parmi la foudre et les éclairs. On les noyait, on les écrasait, on les pendait... Ces attractions ne manquaient pas d'agréments, mais à force de les voir, on en avait par-dessus la tête.

Je jouai le rôle de Miracle, mais les Contes d'Hoffmann tombèrent à plat. Le public délaissait le jardin. Bien qu'on m'eût promis trois cents roubles par mois, je ne reçus rien autre que l'avance de Moscou. J'insistai auprès du célèbre impresario pour qu'il me fît don de quelques roubles, mais je ne pus jamais obtenir de lui plus de cinquante copecks. J'en avais déjà assez de ne pas manger mon soûl. D'ailleurs ce n'est pas drôle de crever de faim dans la capitale !

A la fin de la saison m'arriva une aventure aussi désagréable que ridicule. J'avais fait la connaissance de deux dames qui fréquentaient à l' « Arcadie ». Lentovski assurait que l'une d'elles était espionne, mais les raisons pour lesquelles je m'intéressais à elle étaient d'un tout autre ordre. Je fis un jour une promenade en fiacre avec ces dames. Au détour d'une rue, mes jambes qui étaient fort longues et pendaient hors de la voiture furent violemment heurtées contre un réverbère. Je hurlai de douleur. Mon malheur fut à son comble lorsque je m'aperçus que ma botte avait été mise en pièces. Mes compagnes m'ayant emmené chez elles massèrent ma jambe blessée. Mais elles ne pouvaient réparer ma chaussure ! J'eus beau supplier Lentovski pour qu'il me donnât de quoi acheter de nouvelles bottes, il ne voulut rien entendre. Par bonheur, j'avais des caoutchoucs neufs qui brillaient comme des souliers vernis. Longtemps, je circulai en caoutchoucs à travers les rues de la célèbre capitale.

La saison à 1' « Arcadie » se termina honteusement. J'aurais dû me rendre à Kazan, mais comme j'étais dénué de tout argent, on m'offrit d'entrer dans une troupe d'opéra qui devait chanter au théâtre Panaïev.

— Mais j'ai signé un contrat pour Kazan, objectai-je.

— Qu'est-ce que cela peut faire ? Un contrat c'est de la blague !

C'est bizarre, mais j'en jugeais autrement. J'étais convaincu qu'une fois un contrat signé, il fallait tenir ses engagements. En outre la lettre de change de six cents roubles me donnait à réfléchir. Je n'avais pas envie de quitter Pétersbourg, ses larges rues éclairées à l'électricité, la Néva, les théâtres, le train de vie que l'on y menait. J'aimais tout cela.

Je me rendis une fois au théâtre Panaïev où je trouvai tous les artistes réunis et, parmi eux, le chef d'orchestre Trouffi que je connaissais déjà. J'annonçai que j'étais prêt à entrer dans la troupe. On m'y fit bon accueil.

Désormais, j'assiste aux réunions avec de bons camarades, nous signons des papiers, nous nous procurons de l'argent, nous répétons. Mais sur ces entrefaites, l'empereur Alexandre III mourut et on ordonna à tous les théâtres de faire relâche pendant six semaines. Nous fîmes des démarches afin que l'on nous permît de chanter et l'on nous y autorisa de bonne grâce.

Le succès couronna nos représentations. J'eus personnellement la chance d'attirer bien vite l'attention du public et commençai à recevoir dans ma loge les visites de différentes notabilités musicales. Mon interprétation de Bertrand dans Robert le Diable plut à tout le monde. C'est alors que V. V. Andreev m'avertit qu'on s'intéressait à moi au théâtre Marie, et, en effet, peu après on m'invita à me produire devant Napravnik.

Je dois rapporter qu'ayant un jour chanté l'Incantation des fleurs dans Faust, les spectateurs, à ma grande surprise, me demandèrent unanimement de bisser cet air. Comme auparavant l'assistance y avait prêté peu d'attention, ce succès ne laissa pas d'étonner aussi mes camarades. Or, lorsque je décidai d'aller chez Napravnik ce fut précisément cette romance qu'Andreev me conseilla de chanter. Napravnik était un homme extrêmement sec, peu communicatif et très réservé. Il était absolument impossible de deviner son opinion. Après m'avoir entendu, il ne dit pas un traître mot, mais je ne tardai pas à être informé que l'on désirait m'examiner au théâtre Marie en présence du directeur. Je savais qu'on y avait besoin d'une basse, car à ce moment, l'illustre Melnikov avait déjà terminé sa carrière.

Bien entendu, je n'avais pas l'ambition de le remplacer et mon anxiété était grande quand on me proposa de préparer, pour l'examen, l'air de Rouslan, un des succès de l'artiste. L'épreuve eut lieu, mais visiblement cet air ne satisfit pas les examinateurs. On me pria de chanter autre chose encore. Je choisis le quatrième acte de la Vie pour le tsar, air et récitatifs. Je chantai l'air à la manière habituelle, mais les récitatifs à mon idée, comme je les chante encore aujourd'hui. Cela parut faire une impression plus favorable. Je me souviens que Figner s'approcha de moi et me serra fortement la main. Il avait les larmes aux yeux. Le lendemain, on m'invita à signer un contrat et, désormais, je fis partie de la troupe des Théâtres Impériaux.

Cela fut-il une joie pour moi ? Je ne me le rappelle pas. En tout cas, pas une très grande, car à cette époque, les joies ne me manquaient pas.

Tout en travaillant au théâtre Panaïev, je continuais avec zèle à étendre le cercle de mes relations. Je me liai d'amitié avec V. V. Andreev chez qui se réunissaient tous les vendredis peintres, chanteurs et musiciens. Ce monde était nouveau pour moi. Je m'y rassasiais de beauté. On dessinait, on chantait, on déclamait, on discutait de musique. Je regardais et m'instruisais avec avidité. Souvent, après ces réunions du vendredi, nous allions en bande au restaurant Leiner, rendez-vous préféré des artistes, où l'on continuait à chanter jusqu'à l'aube. C'est là que je fis la connaissance de Mamont Dalski, alors jeune artiste jouissant des faveurs du public.

Je prenais souvent part à des concerts d'étudiants et à des soirées de bienfaisance. Un beau jour, V. I. Katchalov, alors étudiant, vint me chercher en coupé. Je trouvai cela épatant ! Jusque-là, je n'avais vu que des évêques et de grandes dames circuler ainsi. Eh bien ! maintenant, ne vous déplaise, moi aussi j'irai en coupé !

Ah ! que j'étais jeune à cette époque et, je l'avoue franchement, que j'étais gentil dans ma naïveté !

Katchalov me racontait des histoires et me questionnait, mais je lui répondais tout de travers, regardant par la fenêtre et me rappelant mon enfance, Kazan, les nuits passées dans les équipages lorsque je travaillais chez le pelletier. De notre voiture aussi s'échappait une agréable odeur de cuir et de je ne sais quelle étoffe.

Quand je montai sur l'estrade du Cercle de la Noblesse, je fus frappé par le majestueux aspect de la salle, les colonnes et les nombreux spectateurs. Mon cœur fut saisi d'un effroi qui ne tarda pas à se transformer en joie. Je chantai avec beaucoup d'âme. Les Deux grenadiers furent les plus applaudis. Dans la salle s'éleva une rumeur qui m'était inconnue. On ne me laissa pas descendre de l'estrade et je dus répéter chaque morceau deux ou trois fois. Touché en même temps que ravi des dispositions du public, j'aurais bien chanté jusqu'au matin.

Mes amis me félicitèrent sincèrement de mes succès assurant que ceux-ci me rendraient les plus grands services dans un théâtre d'État. Il va sans dire que je vivais dans le ravissement et participais de plus en plus souvent aux concerts d'étudiants et aux soirées de bienfaisance. Un soir, Dalski et moi eûmes une drôle d'aventure. Nous avions été invités à un concert mais l'on avait omis de nous envoyer une voiture. Nous décidâmes d'aller quand même. Mais où ? Nous nous rendîmes dans la première salle venue et demandâmes aux ordonnateurs de la soirée si c'était bien ici que l'on nous avait priés de venir ?

— Non, malheureusement, nous regrettons, mais si vous voulez bien chanter quelque chose...

Nous enlevons nos pardessus, faisons notre numéro et partons pour un autre concert. Cette fois encore, nous tombons là où l'on ne nous attend pas. Néanmoins, je chante et Dalski déclame. Nous fîmes ainsi, non sans plaisir pour le public et pour nous, le tour de quatre salles sans réussir à trouver celle où nous étions invités.

J'étais désespérément provincial et gauche. Avec autant de zèle que d'adresse, V. V. Andreev s'employait à faire mon éducation. Il me persuada de couper mes longs « cheveux de chantre », de m'habiller avec décence, et, en général, se donnait beaucoup de peine pour moi. Chose bien nécessaire d'ailleurs, car il m'arrivait toutes sortes d'histoires plus étranges les unes que les autres.

On m'avait invité un jour à prendre le thé dans la grande société. J'endossai le frac d'Oussatov, astiquai mes bottes et fis bravement mon entrée au salon. A côté de moi étaient assises deux jeunes filles enjouées et moqueuses. Or, j'étais d'une timidité inouïe. Soudain, je sens que, sous la table, on me serre le pied doucement et à intervalles réguliers. Mes camarades m'avaient déjà expliqué ce que signifiait cette clandestine caresse. J'en éprouvai tant de fierté et de joie qu'incontinent, je m'étranglai avec mon thé.

« Mon Dieu, me demandais-je, quelle est donc celle de ces demoiselles qui me fait du pied ? »

Naturellement, je n'osais remuer la jambe et mourais d'envie de regarder sous la table. A la fin, ne pouvant plus supporter ces douces tortures, j'expliquai que j'étais obligé de me retirer. Je me levai précipitamment de table, saluai et remarquai tout à coup que l'une de mes bottes brillait d'un éclat aveuglant tandis que l'autre tout humide avait déteint. En même temps, sortit de sous la table, en se pourléchant, un énorme chien dont le museau et la langue étaient barbouillés de cirage. Grande fut ma déception !

Et je riais comme un fou de marcher par les rues chaussé de bottes de différentes couleurs. Andreev m'expliqua ensuite qu'on ne se mettait pas en habit pour aller prendre le thé et qu'un frac exigeait des souliers vernis.

L'engagement que j'avais signé avec la direction du théâtre me donnait droit à trois débuts, après lesquels, si je n'avais pas donné satisfaction, mon contrat serait considéré comme caduc. Je me commandai sur-le-champ des cartes de visite « Artiste des Théâtres Impériaux. » J'étais extrêmement fier de ce titre !

Pour mon premier début, je chantai Méphistophélès. Alors déjà, je rêvais de jouer ce rôle comme je le jouai plus tard et le joue encore actuellement, mais la direction m'ordonna de revêtir le costume prescrit. Le maquillage que j'avais fait à mon idée, en m'écartant des traditions, fut l'objet d'une certaine ironie. Cela me déconcerta et me refroidit quelque peu et je crois que je ne chantai pas très bien. On m'ordonna ensuite de chanter Zuniga dans Carmen. J'y apportai une nuance comique et fis meilleure impression.

L'administrateur principal me demanda si je savais le rôle de Rouslan et m'avertit que mon interprétation de ce personnage retiendrait particulièrement l'attention des directeurs. A cette époque déjà, j'étais infecté de cette suffisance qui semble le propre des jeunes artistes. J'avais recueilli des succès au théâtre Panaïev et aux concerts de bienfaisance ; mes admiratrices m'avaient envoyé des fleurs ; il m'était arrivé souvent d'entendre murmurer mon nom derrière moi et j'en avais été flatté. Mes camarades de même que les critiques m'avaient décerné des louanges. Tout cela m'avait tourné la tête et je me croyais un artiste en vue.

Connaissant la facilité avec laquelle j'apprenais de nouveaux rôles, je déclarai au régisseur qu'en trois semaines, si besoin était, ce n'est pas un mais deux Rouslan que j'apprendrais.

— Eh bien ! étudiez, m'ordonna-t-il.

Je trouvai immédiatement un accompagnateur et, en moins de trois semaines, je bâclai ce travail.

Le jour du spectacle arrive. Napravnik est au pupitre. Je m'affuble d'un costume de guerrier russe, me fais du ventre, me colle une barbe blond cendré et fais mon entrée en scène. Dès les premières notes, je sens que je chante mal et ressemble fort à ces paladins qui, à la Noël, dansent le quadrille des lanciers chez les marchands. Je perdis contenance.

J'eus beau gesticuler avec ardeur et faire toutes sortes de grimaces, cela n'aida point. Le chef d'orchestre avait un air terrifiant et murmurait :

— Chut ! Chut !

Le lendemain, les journaux écrivirent qu'un jeune artiste du nom de Chaliapine avait fort mal chanté Rouslan. Les critiques reprochaient à la direction d'avoir confié à un bambin, ignorant tout de la musique, un rôle qu'avait illustré Melnikov et écrivaient à mon adresse encore pas mal d'autres vérités amères. Il est heureux que cet avatar me soit arrivé tout au début de ma carrière ! L'avertissement me fut des plus salutaires, car il m'obligea à faire un retour sur moi-même, me dégrisa et me contraignit à réfléchir sérieusement à l'art que je servais. En même temps, je fus dépouillé, en un tournemain, de ma présomption et de mon effronterie.

On me confia de nouveau le personnage de Rouslan, et d'autres répétitions commencèrent. Je m'en tirai un peu mieux, mais je souffris mille morts, la peur me faisait trembler, la respiration me manquait.

Mes débuts étaient terminés. On me conserva au théâtre et on me donna de nombreux rôles. J'allai passer l'été à Pavlosk avec un camarade du même âge que moi, Volf Israël, violoncelliste au théâtre Marie. J'y emmenai un piano en location. Pendant ces vacances, j'allai chaque jour chez mon camarade Taskine, excellent musicien et accompagnateur avec qui j'étudiais mes rôles. Je vivais modestement, me promenais dans le parc, pêchais tout en méditant sur la manière d'interpréter tel ou tel personnage.

Mes camarades et mes amis étaient unanimes à me dire :

— Il faut « travailler ». Votre voix n'est pas mauvaise, mais vous ne « travaillez » pas.

Je ne saisissais pas exactement ce qu'ils voulaient dire mais pourtant je me mis à faire le plus possible de vocalises et d'exercices ce qui ne les empêchait pas de répéter leur antienne.

Mais personne ne pouvait m'expliquer ce que et comment je devais « travailler ».

La saison commencée, je n'eus pas davantage l'occasion de « travailler ». On ne me laissait pas chanter. En dehors de Rouslan et de Zuniga, je jouai quelquefois le comte dans le vieil et excellent opéra de Cimarosa le Mariage secret, un point c'est tout. Cela ne laissait pas de m'inquiéter. Mon unique consolation était de prendre part aux concerts de bienfaisance.

Mais pour chacun de ces concerts, il me fallait une chemise propre. Sans doute j'avais en principe un traitement de deux cents roubles par mois, mais en qualité d'acteur du théâtre Panaïev, je signais toutes les pièces que l'on me soumettait, j'aurais même signé ma sentence de mort. Or, il se trouva quelqu'un pour réclamer de moi le paiement de toutes les dettes de la compagnie Panaïev. Aussi, dès mon arrivée au théâtre national, avis et exploits commencèrent-ils à pleuvoir sur la caisse. On exigeait de moi cinq cents, sept cents, mille et jusqu'à cinq mille roubles ! Comme j'avais horreur du tribunal et n'assistais jamais à l'audience, on prononçait contre moi, par contumace, force jugements qui m'étaient toujours défavorables et, à la caisse, on retenait la moitié de mon traitement qui se réduisait ainsi à cent roubles. Il m'était impossible de m'en tirer avec si peu d'argent ! Il va sans dire que j'aurais mis au moins une quinzaine d'années à m'acquitter de ces dettes dont j'ignorais l'existence si M. Volkenstein n'était intervenu en ma faveur. Il me demanda une procuration, gagna mes deux derniers procès et, grâce à lui, je fus libéré de l'obligation de travailler pour le roi de Prusse.

Ma situation dans la troupe empirait de jour en jour. Je n'ignorais pas que chaque fois que l'un des membres du Conseil proposait de me confier un rôle, cette suggestion était rejetée à la majorité des voix. Des Tchèques de tout acabit ne se gênaient pas pour déclarer ouvertement que si l'on confiait un rôle à Chaliapine, une « terrible honte » s'ensuivrait. Dans une certaine mesure, j'avais mérité cette réputation, mais néanmoins je la trouvais injuste. Si je chante mal, que l'on m'instruise. Mais l'enseignement que je recevais ne valait absolument rien.

Peut-être étais-je gauche sur la scène ? Il se peut que mes gestes fussent en désaccord avec le rythme et la mesure, pourtant j'étais convaincu que, mieux que tous les Tchèques, je connaissais et sentais la langue russe. Le régisseur Paletchek me répétait :

— Vous dites chapeau. Ce n'est pas chapeau, mais cha-a-peau qu'il faut dire. Cha-a-peau. Vous comprenez ?

Et il ajoutait :

— Quand vous vous hâtez de sortir des coulisses avec vos longues guibolles...

Et Dalski consultant le programme de la semaine se mettait lui aussi à me tourmenter :

— Il faut que le nom d'un artiste figure au moins deux fois la semaine sur le programme. Sinon cela signifie que la direction n'a que faire de lui. Et me montrant la distribution du théâtre Alexandre :

— Regarde, lundi Hamlet avec Dalski ; mercredi, le Mariage de Belouguine, encore Dalski ; vendredi, les Innocents coupables, de nouveau Dalski. Et la Fée des eaux qui la chante ? Kariakine et non Chaliapine et Rognieda, Tchernov et non Chaliapine. Ces remarques m'inquiétaient.

— Que faire ? demandai-je à mon camarade, on ne me laisse pas jouer.

— Dans ce cas, va-t-en.

C'est facile à dire va-t-en, mais où ? Dans mes moments de tristesse, j'allais au restaurant Leiner. Comme on m'y voyait souvent, la légende de mon éternelle ivresse commença à se répandre dans le public. Plus la saison avançait, plus ma situation devenait pénible. Les répétitions surtout m'accablaient. Tout le monde m'y donnait des conseils : le régisseur, le souffleur, les choristes et je crois bien jusqu'aux machinistes.

V. V. Andreev qui prenait mes échecs très à cœur s'efforçait de me rendre service par tous les moyens. En particulier, il cherchait à étendre le cercle des relations qu'il jugeait utiles à mon développement. Il me conduisit un jour chez Tertii Philippov, ami d'Ostrovski dont j'avais déjà entendu parler comme de l'un des personnages les plus considérables du monde artistique. J'y rencontrai la célèbre « conteuse », Orina. Fedossoya, qui me laissa un souvenir inoubliable. J'avais entendu auparavant beaucoup de contes, d'épopées et de vieilles chansons, mais c'est grâce à l'admirable interprétation de cette artiste que je compris le charme profond du folklore. Cette petite vieille courbée, au joyeux visage d'enfant, « disait » avec un art inimitable ses voyages aventureux, sa mère, l'amour... La résurrection d'un conte s'accomplissait sous mes yeux et Orina Fedossova elle-même, n'était pas moins prodigieuse que son conte.

Quand on s'assit à table, ce fut au tour de I. F. Gorbounov de raconter. Son talent me frappa autant que celui de Fedossova. C'était la première fois qu'il m'était donné de voir une personne suggérer tout un tableau au moyen de deux ou trois mots, d'une intonation et d'une mimique appropriées. En écoutant les scènes de genre de Gorbounov, je sentis avec étonnement que cet homme, tel un magicien habile, savait extraire l'essentiel de la vie de Bouzoulouk, de Samara, d'Astrakhan et de toutes les villes où j'étais allé et d'où j'avais rapporté une multitude d'impressions chaotiques qui s'étaient déposées sur mon âme comme une poussière d'ennui. Je chantai plusieurs romances, puis avec Kariakine et un autre artiste, le trio Un nuage doré passait dans la nuit. Kariakine prononçait avec une telle vigueur les mots « Tout doux » que les vitres en tremblaient. Tertii Philippov fut très gentil pour moi. Une autre fois encore, on me mena chez lui entendre un enfant prodige, virtuose du piano. C'était un jeune garçon maigre, chétif et qui passait inaperçu mais lorsqu'il s'assit au piano et se mit à jouer, je me retournai avec stupéfaction car j'avais entendu des sons d'une puissance et d'une douceur indicibles. Je croyais assister à une mystérieuse opération de magie. Ce jeune homme était Hoffmann.

Plus je rencontrais de gens de talent, plus je comprenais que ce que je savais était fort peu de choses et que j'avais besoin de beaucoup étudier. Mais comment et quoi ?

En causant avec Dalski, je lui avais répété plus d'une fois que l'art que je servais ne me satisfaisait pas et me restait incompréhensible. Je déplorais de ne point jouer le drame car j'étais convaincu que le chant était incapable d'exprimer autant que la parole vivante. Dalski en tombait naturellement d'accord, C'est à cette occasion que me vint l'idée qui devait me hanter par la suite : est-il possible d'unir l'opéra au drame ?

A la fin de la saison, Kondratiev m'avertit que j'aurais à chanter le meunier dans la Fée des eaux.

— Il me semble que ce rôle ne me convient pas, objectai-je, me rappelant la froideur avec laquelle le public de Tiflis en avait accueilli l'interprétation.

Mais Kondratiev me traita de sot et m'enjoignit d'étudier ce rôle pour la représentation fixée au dimanche du Pardon. J'étais au travail quand Dalski me pria de lui lire l'air d'ouverture. Je fis selon son désir.

— Je crois, observa Dalski, que tu ne comprends pas exactement le caractère du meunier. C'est un paysan sérieux et grave et non pétulant et versatile.

Je compris aussitôt mon erreur. Voilà en quoi je m'étais mépris à Tiflis. Le dimanche du Pardon, je chantai le meunier avec grand succès. Le premier et l'unique succès de la saison. On m'applaudit avec ferveur, on m'offrit une couronne de lauriers mais mes camarades firent comme si de rien n'était. Personne ne me félicita, personne ne me dit un mot aimable et lorsque, la couronne dans les mains, je regagnai les coulisses, le régisseur fit comme si cela ne le regardait point, s'écarta de mon chemin et se mit à siffler avec indifférence.

J'étais dégoûté d'aller au théâtre non seulement à cause de mes échecs mais plus encore en raison de l'attitude des supérieurs envers les artistes. Ceux-ci, je n'en doutais pas, étaient des hommes libres et indépendants. Néanmoins si le directeur venait à passer dans les coulisses, ils se mettaient au garde à vous, se tenaient devant lui raides et immobiles comme des soldats et, avec un sourire mielleux, serraient les deux doigts que ce monsieur daignait leur tendre. C'est dans l'administration que j'avais vu les gens se tenir ainsi. Au théâtre cela me paraissait déplacé. Je m'attirai un jour une sévère réprimande du régisseur pour n'être pas allé chez le directeur le 1er Janvier et n'avoir pas signé dans le registre des visites. Mais je considérais comme humiliant d'avoir recours à un portier pour exprimer mon respect à un supérieur. En outre, je crois bien que j'ignorais l'existence de cette coutume. Mille autres choses encore m'accablaient. Je n'étais plus fier d'être artiste des Théâtres Impériaux.

Il m'est resté de cette saison un seul souvenir agréable : la connaissance que je fis de Rimski-Korsakov aux répétitions de la Veillée de Noël. C'est avec un intérêt immense que je considérai le compositeur silencieux et absorbé dans ses pensées, les yeux cachés par de doubles lunettes. Il semblait ne pas être traité mieux que moi, personnage tout à fait négligeable. Je me souviens du sans-gêne avec lequel on rayait des pages entières de son opéra. Il avait beau froncer les sourcils et protester, on mettait une inlassable persévérance à lui prouver que si l'on n'abrégeait pas la partition, celle-ci paraîtrait au public longue et fastidieuse.

Peut-être les châtreurs avaient-ils raison, car plus d'une fois, cet opéra intéressant et cette excellente musique déplurent au public.

— Comme c'est ennuyeux ! s'exclamaient les auditeurs. Ces compositeurs russes ont vraiment le talent de vous donner le noir !

On n'aimait pas les opéras qui ne contenaient pas d'airs comme : Il est sur terre une race d'hommes et on ajoutait :

— Parlez-moi du Trouvère ! Ça, je comprends !

En général, du moins telle était mon impression, la musique russe n'était pas fort en honneur.

J'eus envie de chanter au concert le Trepak de Moussorgski que j'aimais énormément. A la répétition, je rencontrai chez l'organisateur de la soirée, un critique musical célèbre à cette époque qui devait m'accompagner au concert.

— Pourquoi voulez-vous chanter le Trepak ? me demanda-t-il.

— Parce que c'est un morceau que j'aime beaucoup.

— Mais c'est une affreuse saloperie ! répliqua-t-il aimablement.

— Tant pis, je le chanterai quand même.

C'est votre affaire, dit-il en haussant les épaules. En ce cas, donnez-moi la musique afin que je la parcoure à la maison. Persuadé qu'il serait incapable de bien accompagner une œuvre envers laquelle il s'était montré si dur et si injuste, je priai Dlouskov de le remplacer. On m'assura que le critique avait été extrêmement mortifié. Au concert j'eus l'occasion de me convaincre que le public était de la même opinion que lui.

Plus tard, à Pétersbourg, je chantai aux concerts une série d'œuvres que j'avais beaucoup travaillées, mais la critique se montra aussi malveillante pour elles que pour moi. Je crois d'ailleurs que la critique et la médisance sont sœurs.

 

 

 

Tout au bout de la rue Pouchkine, derrière la place où se trouve une minuscule statue du poète, s'élève une immense bâtisse qui ressemble à un entrepôt de marchandises ou encore à une caserne. C'est le Palais-Royal, asile de la bohême artistique de Pétersbourg. De mon temps cet asile était fort sale. Sans parler des habitants, la seule bonne chose qui s'y trouvât c'étaient des escaliers en pente très douce qu'il était aisé de gravir jusqu'au cinquième étage où j'habitais. Ma chambre assez malpropre me rappelait une chambre d'hôtel provincial. Mouches, puces et autres insectes y pullulaient. Sur les portières décolorées par le temps la poussière s'était accumulée. Dans les sombres couloirs, on était constamment exposé à rencontrer des gens ivres, des femmes aussi bien que des hommes. Toutefois, les scandales restaient assez rares. En somme, la vie au Palais-Royal ne manquait pas d'entrain ni d'intérêt. La chambre de Dalski donnait sur le même corridor que la mienne. Il recevait très souvent la visite d'acteurs, d'admirateurs ou d'admiratrices. Il était au courant de tout, parlait de tout avec liberté et hardiesse et faisait très volontiers parade de son éloquence. Je prêtais à ces causeries une oreille attentive.

Le vieux Goulevitch venait souvent chez nous. C'était un « conteur » qui vivait à l'asile en qualité d'assisté. Il avait autant d'originalité que d'esprit et inventait d'étranges histoires : comment se comportent les papes après leur mort ; comment Pie IX voulut se promener sur la voie lactée ; ce qui se passe en enfer, au paradis, au fond des mers.

Pendant la semaine sainte, Goulevitch me dit :

— On fêtera certainement Pâques chez nous à l'asile, mais je viendrai chez toi.

Le samedi saint, je le vis arriver chargé de petits paquets. Je me réjouissais à la pensée qu'il apportait des victuailles et des boissons pour « se décarèmer », il ne me restait plus un copeck en poche. Mais lorsque Goulevitch ouvrit ses paquets, je vis qu'ils ne contenaient que des bouts de bougie et des lanternes en papier.

— Voilà, dit-il, j'ai mis toute la semaine à les confectionner. Suspendons-les et, à minuit, nous les allumerons. Comme ça nous aurons aussi notre illumination.

Quand je lui fis observer que des lanternes c'était fort bien, mais que nous n'avions rien pour réveillonner, le vieux fut très affligé. Par malheur il n'y avait personne à la maison. Dalski et les autres, chacun de son côté, s'en étaient allés faire bonne chère. La tristesse s'empara de nous. Soudain, Goulevitch jeta un coup d'œil sur l'icone suspendue devant lui dans le coin de la chambre, grimpa sur une chaise, décrocha l'image sainte et l'emporta dans le couloir :

— Lorsque les acteurs sont tristes, ils ne veulent pas que tu le sois avec eux, déclara-t-il.

Et il mit l'icone dans le couloir sur le rebord de la fenêtre, la face tournée contre la vitre.

Tout à coup arrive un domestique en livrée :

— C'est vous, monsieur Chaliapine ? demanda-t-il ! Mme X... vous prie de bien vouloir venir chez elle pour le réveillon.

Mme X... était une femme du monde charmante dont Andreev m'avait fait faire la connaissance et chez qui j'avais chanté maintes fois. Je pris chez le portier le premier pardessus venu, un de mes voisins ayant vendu ou engagé le mien pour boire. Quand j'arrivai chez Mme X..., une quantité d'invités étaient réunis à la salle à manger. On festoyait, on buvait, on riait, mais je songeais au vieux Goulevitch et me sentais mal à l'aise, je m'ennuyais. Alors je m'approchai de la maîtresse de maison et lui dis à voix basse que je désirais me retirer parce que j'avais un pauvre vieux qui m'attendait chez moi. En même temps, je lui demandai de me donner quelque chose pour lui.

Elle accueillit très simplement ma prière, fit remplir un panier de victuailles de toutes sortes et me remit quelque argent. Une demi-heure plus tard, j'étais de retour au Palais-Royal où je trouvai Goulevitch tout seul crachotant mélancoliquement dans ses doigts et lissant ses moustaches.

— Fichtre ! s'exclama-t-il, en déballant les vivres ! De la vodka ! Du champagne !

Et aussitôt, il alla chercher l'icone qu'il remit en place expliquant :

— Se réjouir ensemble, ça va, mais s'ennuyer chacun pour soi ! Notre Pâques fut merveilleuse ! Mais lorsque je me réveillai le lendemain matin, je constatai que Goulevitch, étendu sur le divan, se convulsait en gémissant !

— Qu'est-ce que tu as ?

— Le diable le sait, mais ce n'est pas de bon cœur que l'on t'a donné ce que nous avons mangé. Cela m'a rendu malade.

Je m'aperçus soudain que la bouteille dans laquelle je conservais mon gargarisme était vide.

— Tiens, où a donc passé mon gargarisme ?

— Ah ! c'était du gargarisme ? demanda Goulevitch d'un air ahuri.

— Mais oui.

— C'est donc ça ! Je comprends maintenant. Eh bien ! je l'ai bu pour me dessoûler, avoua le vieillard tout en lissant ses moustaches.

C'est parmi ces aventures mi-tristes mi-plaisantes que s'écoulait ma vie privée au Palais-Royal. Dans les coulisses du théâtre, je me sentais de plus en plus étranger. Il n'existait pas de camaraderie entre les artistes et moi. D'ailleurs, je n'ai jamais rencontré de camaraderie dans un théâtre national.

Mes illusions s'étaient envolées. Je me sentais l'âme vide. Il me semblait que cheminant sur une large et admirable route, j'étais inopinément arrivé à un carrefour et ne savais plus où aller. J'avais besoin de quelque chose. Mais de quoi, je l'ignorais.

La saison était terminée. J'avais reçu différents rôles à étudier pour l'année suivante et me demandais où aller passer l'été lorsqu'un baryton de mes amis, Sokolov, me proposa d'aller à l'exposition générale de Russie à Nijni. Il me parla avec enthousiasme de la composition de sa troupe, des problèmes qu'il se proposait de résoudre et je me décidai à partir.

Jamais encore je n'avais remonté le Volga au delà de Kazan. Je fus tout de suite charmé par l'originale beauté de Nijni, la largeur de ses eaux et de ses prairies, par les murs et les tours du Kremlin. Je sentis la joie et le bonheur renaître dans mon âme ainsi qu'il en va toujours pour moi sur les bords du Volga. Je louai chez une vieille femme une chambrette donnant sur la Kovalicha et allai aussitôt voir le théâtre tout flambant neuf. Les répétitions commencèrent. A peine eus-je fait la connaissance des artistes que des liens amicaux s'établirent entre nous. Dans les théâtres privés, les relations entre artistes sont toujours plus simples et plus sincères que dans les théâtres nationaux. Je retrouvai là Krouglov qui avait joué autrefois à Kazan et pour qui, étant enfant, j'avais eu une véritable adoration.

Je ne tardai pas à apprendre que Madame Winter n'était que la propriétaire nominale du théâtre dont le propriétaire effectif était Sava Ivanovitch Mamontov. Sur ce dernier j'avais entendu conter mille choses intéressantes par le chef d'orchestre Trouffi alors que je me trouvais à Tiflis. Je savais que doué d'une nature profondément artiste, Mamontov était l'un des mécènes les plus considérables de Moscou. Mais il n'était pas encore arrivé à Nijni. Madame Winter donnait chez elle, après les spectacles, d'intéressantes soirées où se réunissaient tous les acteurs de la troupe. J'y plaisantais, j'y racontais des anecdotes et différents épisodes de ma vie. Ce n'était pas la matière qui manquait ! Ces récits me valurent l'intérêt et la sympathie de mes camarades. Je me sentais heureux.

Un jour, à un dîner chez les Winter, j'eus pour commensal un homme trapu et robuste avec une tête mongole qu'on ne pouvait oublier, des yeux vifs et des gestes énergiques. C'était Mamontov. Il jeta sur moi un coup d'œil sévère et, sans m'adresser la parole continua de causer avec un jeune homme que parait une barbiche à la Henri IV, Korovine.

Je me mis à conter et à badiner sans souci comme à l'ordinaire. Tout le monde riait, Mamontov avec les autres, d'un rire gai et juvénile. A ses côtés, Korovine et Melnikov, ce dernier fils du célèbre artiste du même nom. Cette aimable société s'anima et devint plus aimable encore.

 

Sur ces entrefaites arriva un ballet italien. Je me souviens comme si c'était hier, du joyeux tapage que firent chez nous ces Méridionaux ! Tout en eux, gestes, intonations, mouvements, était si différent de ce que j'avais vu jusqu'alors, si nouveau pour moi ! Cette foule de gens d'une vitalité et d'une vivacité remarquables arriva directement de la gare au théâtre avec valises, malles et caisses. Aucun d'entre eux ne comprenait un traître mot de russe. De vrais enfants ! Il me parut que mon tempérament, plus que celui des autres, ressemblait au leur. Ne pouvais-je pas comme eux crier, rire aux éclats, gesticuler inlassablement ? Je m'offris donc à leur trouver des gîtes et le leur déclarai avec force gestes éloquents. Alors eux de m'entourer et de vociférer comme s'ils eussent été fâchés contre moi et me vouaient à tous les diables. Mais ce n'était là que leur façon de parler.

Nous voilà partis à travers la ville pour chercher des chambres. Nous grimpons aux greniers, dégringolons aux sous-sols. Les Italiens s'exclament :

— Caro, caro !

Ils se prennent la tête dans les mains, rient, reniflent et, je le comprends, ne sont rien moins que satisfaits. Naturellement je les persuadai qu'il fallait prendre les choses comme elles étaient. Ce n'est pas pour rien que je suis Russe.

Enfin, je réussis tant bien que mal à les loger.

Presque chaque fois que je jouais, Mamontov venait au théâtre et dans les coulisses. Il ne me dit jamais « c'est bien » ou « c'est mal », mais il devenait plus attentif envers moi, plus caressant, je dirais volontiers plus tendre. Il faut relater que j'avais eu à Nijni un décisif et éclatant succès.

Un jour qu'il se promenait avec moi sur l'Otkoss, Mamontov me questionna sur mes projets d'avenir. Je lui répondis que, bien que ma situation y fût difficile, je comptais rester au Théâtre Impérial. Sans rien répliquer, il entama le sujet de ses propres affaires, de l'exposition, se plaignant de l'incompréhension à laquelle il se heurtait.

— Singulières gens ! disait-il.

Je ne compris pas ses paroles. Une autre fois, il me proposa de l'accompagner à l'exposition.

Je savais que Mamontov avait construit une ligne de chemin de fer, aussi m'attendais-je à ce qu'il eût exposé des machines et des wagons. Grande fut ma surprise lorsqu'il m'introduisit dans une vaste baraque sur les murs de laquelle il avait placé, l'un vis-à-vis de l'autre, deux tableaux immenses.

L'un d'eux représentait Mikoula Selianinovitch et Volga le Preux. On avait placé le plus haut possible cette peinture bizarre : des cubes multicolores, bariolés et incohérents. Les toiles que j'avais vues jusqu'alors étaient toujours peintes avec soin et élégance et rappelaient la musique coulante des opéras italiens. Celle-ci, au contraire, n'était qu'un véritable chaos de couleurs. Elle n'en plaisait pas moins à Sava Mamontov qui la contemplait avec une satisfaction non dissimulée.

—Ah ! diantre ! comme c'est bien ! répétait-il.

—Pourquoi trouvez-vous cela bien ? demandai-je.

— Vous comprendrez cela plus tard, mon cher, vous êtes encore jeune. Il m'expliqua le sujet de l'autre tableau : la Princesse lointaine de Rostand. Puis, en regagnant la ville, il me parla avec animation de l'injustice dont avait fait preuve le jury de la section des Beaux-Arts à l'égard de Vroubel, l'auteur de ces étranges tableaux.

— Des barbouilleurs ! C'est ainsi qu'il qualifiait les membres du jury.

Je prenais à tout cela le plus vif intérêt et, dans mes instants de loisir, allais visiter la section de peinture de l'exposition ainsi que le pavillon Vroubel situé hors de la clôture. Je ne fus pas long à m'apercevoir que les toiles reçues par le jury m'ennuyaient tandis que mon amour pour Vroubel allait sans cesse croissant. Je croyais voir entre ses œuvres et celles admises à l'exposition la même différence qu'entre la musique de Moussorgski et celle de la Traviata ou de Rigoletto.

La saison fut joyeuse et magnifique ! Au théâtre, nous étions tous animés d'une inépuisable énergie. Je songeais avec tristesse que tout cela allait bientôt finir et qu'il me faudrait de nouveau prendre part à de fastidieuses répétitions et à des spectacles ressemblant à des examens. Cette perspective me paraissait d'autant plus triste que Mamontov, Korovine ainsi que les autres artistes de la troupe m'étaient devenus chers et indispensables.

Or, un beau jour, Mamontov se promenant avec moi dans les rues de Nijni, me proposa de rester dans la compagnie Winter et de partir avec elle pour Moscou. Cette offre m'enchanta, mais je me rappelai soudain que mon contrat avec les Théâtres Impériaux m'obligeait à un versement de trois mille six cents roubles en cas de dédit.

— Je pourrais vous donner six mille roubles par an et faire avec vous un contrat de trois ans. Réfléchissez !

Parmi les ballerines italiennes, il y en avait une qui me plaisait énormément. Elle dansait à merveille, mieux que toutes les danseuses des Théâtres Impériaux, me semblait-il, mais était toujours triste. Évidemment, elle ne se sentait pas chez elle en Russie. Je comprenais sa nostalgie. Ne m'étais-je pas moi-même senti étranger à Tiflis, à Bakou, à Pétersbourg ? Pendant les répétitions, j'allais auprès d'elle et lui répétais tous les mots italiens que je connaissais :

Allegro, andante, religioso, moderato !

Elle souriait un instant, puis, de nouveau, un voile de tristesse couvrait son visage.

Un soir, après le spectacle, nous soupâmes ensemble au restaurant en compagnie de deux de ses collègues. Il faisait un superbe clair de lune. J'aurais voulu dire à ces demoiselles que c'était un péché de dormir par une si belle nuit. Ignorant comment on disait péché en italien, j'essayai d'expliquer ma pensée à peu près ainsi :

— Faust, Marguerite, vous comprenez ? Bim-bom-bom. Église. Chiesa ; Christ non Marguerite. Christ non Marguerite.

Elle sourit, se prit à réfléchir et suggéra :

— Marguerita peccata !

— C'est cela. Peccata, répétai-je enchanté. Enfin, après de longs efforts, les jeunes filles composèrent cette phrase :

La notta è cosi bella che dormire è peccato ! (La nuit est si belle que c'est pécher que de dormir !)

Ces conversations russo-italiennes amusaient fort les ballerines et moi tout autant.

La jeune Italienne qui me plaisait si fort, Tornaghi, tomba inopinément malade. Je la soignai de mon mieux, lui portai du bouillon de poule, du vin et finis par la persuader de s'installer dans la maison où j'habitais. Il me fut dès lors plus aisé de veiller sur elle. Tornaghi me parla de sa belle patrie, du soleil, des fleurs... A vrai dire, je sentais plutôt que je ne comprenais le sens de ses paroles puisque sa langue m'était inconnue. Un jour, paraît-il, je déclarai devant Mamontov que, si je savais l'italien, j'épouserais Tornaghi. Peu après, j'appris que notre directeur garderait la ballerine à Moscou.

Néanmoins, il me fallut regagner Pétersbourg, reprendre gîte au Palais-Royal et assister à d'ennuyeuses répétitions. C'était l'automne. Du brouillard, de la pluie. Pétersbourg et ses lanternes électriques avaient cessé de me plaire.

Au début de la saison, on me donna le rôle du prince Vladimir dans Rognieda et, pendant les répétitions, on ne cessait de grogner que ce rôle avait été remarquablement joué par Melnikov et que je ne savais rien en tirer. On me montrait la manière dont cet artiste marchait en scène, les gestes qu'il faisait avec ses mains, mais évidemment, il ne me ressemblait pas plus que je ne lui ressemblais et tous mes efforts pour l'imiter n'aboutissaient qu'au ridicule. Je sentais qu'une personnalité conforme à l'image que je me faisais du prince Vladimir ne pouvait pas faire les mouvements et les gestes que m'imposait le régisseur. Le personnage restait pâle. J'avais consciencieusement travaillé la partie musicale. C'est tout ce à quoi j'avais réussi ! J'eus à cette occasion beaucoup de difficultés avec Napravnik. Mais, plus tard, je compris que celui-ci avait raison d'exiger, non sans pédanterie, une exécution strictement rythmique des rôles. C'est précisément à ma collaboration avec ce vigoureux artiste que je dois ma conception du rythme.

Nous jouions depuis environ trois semaines lorsque Tornaghi arriva et insista auprès de moi afin que je m'établisse à Moscou chez Mamontov. Je refusai à contre-cœur, mais bientôt une telle nostalgie s'empara de moi que j'accourus à Moscou. Le soir même de mon arrivée, je me trouvais avec les artistes dans la loge de Madame Winter. On me fit fête comme à un membre de la famille. Le spectacle était assez ennuyeux ce soir-là. Peu de monde dans la salle. Sur la scène s'avançait gauchement un Méphistophélès qui, sur les trente-six lettres de l'alphabet, n'en pouvait prononcer que vingt et disait :

« Ton paifible fommeil t'enfant. »

Après la représentation, pendant que nous soupions chez Tiestov, Mamontov me réitéra son offre de rester chez lui. Mais cet exécrable dédit me tourmentait. C'est alors que Mamontov m'offrit, outre un traitement annuel de six mille deux cents roubles, de payer la moitié du dédit soit trois mille six cents roubles.

Me voici de nouveau chez Mamontov. Le premier acte de la Vie pour le tsar m'inspirait de vives inquiétudes. Et si, par hasard, je ne justifiais pas la confiance de mes camarades et les espérances du directeur ! Mais le lendemain de la représentation, le critique théâtral alors en vogue, Krouglikov, écrivait dans son compte rendu :

« Il est arrivé au théâtre Solodovnikov un artiste qui promet de devenir très intéressant. Il a interprété avec une puissante originalité le rôle de Soussanine et a été fort applaudi. Malheureusement, il y avait peu de spectateurs ! »

Cette note ne fut pas sans produire d'effets. Aux représentations suivantes de la Vie pour le tsar, le public vint chaque fois plus nombreux.

Lorsque l'on me confia le soin de chanter Méphistophélès, j'annonçai à Mamontov que ce rôle tel que je l'avais joué jusqu'à présent ne me donnait pas satisfaction, que ce personnage m'apparaissait autre, autrement grimé, autrement costumé et que j'aurais voulu me libérer des traditions théâtrales.

— Pour l'amour de Dieu, que voulez-vous faire ? s'exclama Mamontov.

Après que je lui eus exposé mon projet, nous nous rendîmes ensemble chez Avantzo. Là, nous examinâmes différentes reproductions de Méphistophélès. Mon choix s'arrêta sur une gravure de Kaulbach d'après laquelle nous commandâmes un costume. Le jour de la représentation, j'arrivai au théâtre de bonne heure et cherchai longuement un maquillage qui s'harmonisât avec le costume. Enfin, je compris que j'avais trouvé !

Dès que j'entrai en scène, je me sentis un autre moi-même, libre dans mes mouvements, conscient de ma force et de ma beauté. J'étais alors jeune, souple, élastique et mon extérieur correspondait mieux qu'aujourd'hui à l'image de Méphistophélès. Je jouais et étais ravi de me sentir si libre et si naturel ! Mon succès fut immense et le lendemain Krouglikov écrivait :

« Méphistophélès, tel que l'a incarné hier Chaliapine, n'était peut-être pas parfait, mais en tout cas, si intéressant que désormais, je ne manquerai pas un seul des spectacles auxquels participera cet artiste. »

Le ton du compte rendu était sérieux et ne ressemblait pas à celui des critiques habituelles.

— Fedenka, me dit Mamontov, vous pouvez faire tout ce qui vous plaira dans ce théâtre. S'il vous faut des costumes, dites-le, on vous en donnera. Si vous désirez monter une œuvre nouvelle, nous la monterons.

Tout cela me mettait l'âme en fête. Pour la première fois de ma vie, je me sentais libre, fort et capable de vaincre tous les obstacles.

 

 

 

J'ai déjà dit que l'opéra tel qu'on le conçoit ne me satisfait pas. J'avais vu Dargomijski, dans la Fée des eaux, donner à quelques phrases une nuance dramatique. J'avais vu, par ailleurs, les artistes et les régisseurs accentuer les moments lyriques aux dépens des éléments dramatiques et affaiblir ainsi l'opéra en le dépouillant de son âme.

— Qu'est-ce donc que l'opéra ? demandait Dalski avec un léger dédain. Impossible de jouer Shakespeare à l'opéra !

Je n'étais pas de cet avis. Pourquoi ne le pourrait-on pas ? Tout en sentant à quel point les œuvres de Rimski-Korsakov différaient de Rigoletto, de la Traviata et même de Faust, je n'arrivais pas à voir clair ni à formuler des exigences précises. Dès que Mamontov m'eut accordé le droit de travailler comme je l'entendais, je me mis à perfectionner tous les rôles de mon répertoire : Soussanine, le Meunier, Méphistophélès, etc...

Personne ne m'empêchait de faire ce que je voulais ; on ne me donnait plus de coups sur les doigts pour n'avoir pas fait les gestes prescrits ; on ne me vantait plus à tout propos le jeu de Petrov ou de Melnikov dans telle ou telle scène. Mon âme s'était libérée de ses chaînes.

Je faisais peu à peu de nouvelles connaissances parmi les peintres. Un jour, D. V. Polienov vint me trouver derrière les coulisses et dessina aimablement, pour le costume de Méphistophélès, une esquisse qui rectifiait heureusement les imperfections de celui que j'avais choisi. Serov, Vroubel, V. V. Vasnetzov, Iakountchikova, Arkhipov étaient des hôtes assidus de Mamontov et de son théâtre. Mes préférences allaient à Vroubel, à Korovine et à Serov. Au début, ces gens me paraissaient pareils à tous les autres, mais bientôt, je remarquai que chacun d'eux en particulier et tous ensemble possédaient quelque chose de spécial. Ils avaient une manière à eux de s'exprimer par des paroles brèves et saccadées.

— Ce que j'aime chez toi, disait Serov à Korovine, c'est le plomb à l'horizon et ce...

Et serrant deux doigts, le pouce et l'index, il traçait dans l'air une ligne sinueuse et bien que je ne visse pas le tableau dont il s'agissait, je comprenais que c'était de sapins dont il était question.

J'étais frappé de l'art que possèdent certaines gens de donner, au moyen de quelques mots ou de quelques gestes, une idée nette du sujet et de la forme.

Serov excellait à suggérer ainsi des tableaux entiers. En apparence c'était un homme rude et sec. Au commencement, il me faisait même un peu peur, mais je me rendis bien vite compte qu'il était un « humoriste », un bon vivant et un homme extrêmement sincère. Bien qu'il lui arrivât de brusquer les gens, on ne pouvait douter de sa bienveillance. Un jour qu'il parlait de calèches de louage stationnant devant le monastère de la Passion, je fus stupéfait de voir comment cet homme assis sur une chaise, dans une chambre, pouvait représenter avec exactitude et précision le cocher sur son siège et reproduire à s'y méprendre son invite :

— « Une petite promenade ! Six roubles ! »

A une autre occasion, montrant à Korovine une de ses études : une haie et des saules blancs, il indiqua en haut de la toile quelques taches grises :

— Diantre, ça ne m'a pas réussi ! Je voulais figurer des moineaux qui prennent soudain leur essor, comprends-tu ? Frrrr...

De tous ses doigts, il fit un geste étrange et je compris sur le champ qu'en effet ça ne lui avait pas réussi.

Cette habileté des peintres à saisir des « tranches » de vie me séduisait infiniment. Serov me rappelait I. F. Gorbounov qui, par une phrase ou par un jeu de physionomie, représentait un chœur entier dirigé par un maître de chapelle ivre. A l'exemple de ces artistes, moi aussi je m'efforçais d'être plastique et expressif dans la vie et sur la scène. Je commençais à trouver mon répertoire banal et inintéressant ; néanmoins, je continuais à le travailler tâchant d'apporter dans chaque rôle quelque chose de nouveau.

Lorsque, désireux de jouer Ivan le Terrible, je proposai de monter l'opéra de Rimski-Korsakov

la Pskovitaine, tout le monde au théâtre, y compris Mamontov, se montra sceptique. Pourtant le directeur ne s'opposa pas à mon choix qui, par la suite, s'avéra heureux pour le théâtre aussi bien que pour moi. J'étais tombé sur une œuvre qui m'offrait la possibilité d'unir le lyrisme au drame.

Mais la peur me prit lorsque, approfondissant cet opéra, il me sembla d'une extrême difficulté et au-dessus de mes forces. En outre, il ne contenait ni les airs, ni les duos et les trios exigés par la tradition et serait sans doute peu goûté du public. A cette époque, je n'avais pas d'aussi excellent maître que Klioutchevski avec qui j'étudiai plus tard le rôle de Boris Godounov. J'en étais réduit aux conseils des peintres qui me donnèrent volontiers des explications et m'aidèrent à comprendre le caractère et l'époque du tsar Terrible.

Quelle ne fut pas mon horreur quand, sur le point de mettre cette œuvre en scène, je constatai avec une douloureuse surprise que je ne parvenais pas à créer le personnage d'Ivan !

Sachant que le tsar était bigot, je prononçais doucement, humblement, fielleusement ces paroles :

— « Entrer ou ne pas entrer ? » qu'il chante sur le seuil de la maison de Tokmakov et par lesquelles le drame commence. Je continuai dans le même ton. Un ennui et une tristesse indicibles envahirent la scène. J'en étais aussi conscient que mes camarades. A la seconde répétition, les choses n'allèrent pas mieux. Je déchirai la partition, brisai je ne sais quel objet et me précipitai dans la loge où je fondis en larmes. Mamontov vint m'y rejoindre. Il me frappa sur l'épaule en me conseillant amicalement :

— Ne vous énervez pas, Fedenka. Ressaisissez-vous ! Relevez vertement vos camarades et rendez avec plus de force la première phrase.

Je compris sur-le-champ mon erreur. Oui, sans doute, le Terrible était bigot, mais avant tout, il était terrible. Je m'élançai sur la scène, changeai de ton et sentis que j'étais tombé juste. Tout s'anima. Les artistes donnant la réplique à mon ton « terrible », jouèrent tout autrement leur personnage.

Pour trouver le visage du tsar, j'allai à la galerie Tretiakov voir les toiles de Schwartz, de Repine ainsi que la sculpture d'Antokolski. Ces œuvres me laissèrent insatisfait. C'est alors que l'on m'informa que l'ingénieur Tchokolov possédait un portrait du Terrible peint par Vasnetzov. Je crois que cette œuvre est restée jusqu'aujourd'hui ignorée du public. Elle fit sur moi une grande impression. Le tsar y est représenté de trois quarts, il regarde de côté d'un œil sombre et ardent.

Grâce aux divers éléments puisés chez Schwartz, Repine et Vasnetzov, je réussis à créer un masque et une silhouette que je jugeai exacts.

La Pskovitaine a été, paraît-il, écrite en 1874, mais ce n'est qu'en 1897 qu'on la monta. Le public naturellement l'ignorait. Lorsque j'entrai en scène à cheval, toute l'assistance s'attendait à ce que je me misse à chanter, mais le rideau retomba sans que personne eût prononcé une parole. Cette scène muette laissa les spectateurs assez perplexes, toutefois, ils n'en applaudirent pas moins avec tant de force et de cordialité qu'on dut relever le rideau plusieurs fois.

Cet opéra obtint un succès décisif ; il fut donné une quinzaine de fois et fit toujours salle comble. Mamontov était enthousiaste de cette œuvre bien qu'admirateur fervent de l'opéra italien. Les artistes les plus célèbres avaient chanté chez lui : Mazini, Tamagno, Van Zandt.

A propos de Mazini j'ai entendu dire souvent :

— Oui, c'est un admirable chanteur, mais quand on l'écoute c'est impossible de le regarder.

Je crois que cela est inexact. A vrai dire, il chantait comme un ange envoyé des cieux pour ennoblir les hommes et jamais je n'ai entendu personne chanter comme lui. Mais son jeu ne le cédait en rien à son chant. Je l'ai vu dans la Favorite. Au début de la représentation, on eût dit qu'il ne voulait pas jouer. Négligemment vêtu d'un méchant tricot et d'un vieux et étrange costume, il folâtrait en scène comme un gamin. Mais tout à coup, au dernier acte, au moment où il est blessé et sur le point de mourir, il se mit à jouer si merveilleusement qu'un artiste expérimenté, tel que Dalski, fut, comme moi, étonné et ému jusqu'au fond du cœur.

En été 98, T. S. Lioubatovitch m'invita à passer quelque temps dans sa villa située dans la province d'Iaroslav. C'est là qu'avec notre régisseur, S. V. Rakhmaninov, j'étudiai le rôle de Boris Godounov. A cette époque, Rakhmaninov venait de sortir du Conservatoire. C'était un homme plein d'entrain, vif, de bonne compagnie. Artiste excellent, remarquable musicien et disciple de Tchaïkovski, il m'engageait à étudier surtout Moussorgski et Rimski-Korsakov. Ce fut lui qui m'enseigna les règles élémentaires de la musique, voire un peu d'harmonie. Il s'efforçait de faire mon éducation musicale.

J'aimais tant Boris Godounov que je ne me bornai pas à l'étude de mon rôle mais appris la partition d'un bout à l'autre. Je chantais toutes les parties, les masculines et les féminines, de la première à la dernière note. Dès que j'eus compris l'utilité que présentait une telle connaissance des œuvres musicales, je commençai d'apprendre ainsi tous les opéras même ceux que j'avais chantés auparavant.

Plus j'approfondissais les œuvres de Moussorgski, plus il m'apparaissait que l'on pouvait aussi jouer Shakespeare à l'opéra. Tout dépend du compositeur. La biographie de Moussorgski me frappa douloureusement. Posséder un si admirable talent, être doué d'une telle originalité et vivre dans la misère, mourir d'alcoolisme dans un hôpital sordide ! Je vis plus tard que Moussorgski n'était pas le seul talent russe qui eût ainsi sombré et que, pour notre malheur, il ne serait pas le dernier.

En étudiant la partie musicale de Boris Godounov, j'éprouvai le désir de connaître ce personnage du point de vue historique. Je lus Pouchkine et Karamzine. Mais les renseignements qu'ils me fournirent m'ayant paru insuffisants, je demandai que l'on me présentât à Klioutchevski alors en villégiature dans la province d'Iaroslav.

J'allai chez lui. Le vieillard me témoigna une grande bienveillance, m'offrit du thé, me dit qu'il m'avait vu dans la Pskovitaine et avait aimé mon interprétation d'Ivan le Terrible. Lorsque je le priai de me parler de Godounov, il me proposa une promenade en forêt. Je n'oublierai jamais cette fabuleuse promenade parmi les hauts sapins, sur le sable entremêlé d'aiguilles. Le petit vieillard chemine à mes côtés. Derrière ses lunettes brillent des yeux étroits et pleins de sagesse ; il a les cheveux tondus et une petite barbiche grise. Il marche, s'arrête tous les cinq ou dix pas et, d'une voix insinuante, le visage éclairé d'un fin sourire, tel un témoin oculaire, il me transmet les dialogues de Chouiski et de Godounov. Il me parle des prévôts comme s'il les eût personnellement connus, de Varlaam et de Missaïl et me vante le charme et la séduction de l'Imposteur. Il conte avec une si merveilleuse clarté que je vois les personnages qu'il décrit. Les dialogues de Chouiski et de Godounov, tels que les rendait V. I. Klioutchevski m'émurent profondément. Il les faisait revivre avec un art si consommé qu'en entendant sur ses lèvres les paroles de Chouiski, je me pris à penser :

« Quel dommage que V. I. Klioutchevski ne chante pas et ne puisse jouer le prince Vassilii !

Dans le récit de l'historien, Boris apparaissait comme un personnage puissant et plein d'intérêt. En écoutant Klioutchevski, je plaignais de toute mon âme ce tsar qui, doué d'un esprit et d'une volonté invincibles, avait créé le servage en voulant faire du bien à la Russie. Le narrateur insista beaucoup sur l'isolement de Godounov, sur la vivacité de sa pensée et sur ses efforts pour répandre la culture dans le pays. Parfois, il me semblait que Vassilii Chouiski ressuscité avouait lui-même l'erreur qu'il avait commise en causant vainement la perte de Boris.

Après avoir passé la nuit chez mon hôte, je le remerciai de tout cœur pour ses enseignements et pris congé de cet homme remarquable. Par la suite, je profitai encore souvent de ses conseils profonds et de ses entretiens si pleins d'érudition.

La saison commença par les répétitions de Boris Godounov. Je m'aperçus immédiatement que mes camarades comprenaient inexactement leurs rôles et que la discipline théâtrale d'alors ne répondait pas aux exigences d'œuvres comme celles de Moussorgski. Dans la Pskovitaine aussi, l'insuffisance de la vieille école se faisait bien sentir. Il est vrai que, comme tous les chanteurs de mon époque, j'avais été formé à cette école qui n'était qu'une école de chant et rien de plus. Elle enseignait à filer le son, à l'élargir, à le réduire mais non à comprendre la psychologie des personnages représentés et ne recommandait pas de se documenter sur l'époque qui les avait produits.

Les professeurs de cette école employaient des expressions dont le sens m'était obscur : « Appuyer la respiration », « remonter la voix dans le masque », « placer la voix sur le diaphragme », « élargir la respiration thoracique », etc... Peut-être tout cela est-il nécessaire, mais certainement là n'est pas l'essentiel, C'est peu d'enseigner à un homme comment il faut chanter une cavatine, une sérénade, une ballade ou une romance. Ce qui lui est indispensable c'est de comprendre le sens des paroles qu'il prononce et les sentiments qui ont fait naître ces mots et non d'autres.

Aux répétitions d'un opéra dont le livret était emprunté à Pouchkine et à Karamzine, les défauts de cette discipline apparurent avec netteté. Il m'était pénible de jouer sans recevoir de mes camarades des répliques dont le ton convînt au caractère de la scène. Chouiski surtout me faisait peine, bien que ce rôle fût tenu par Schkafer, un des artistes les plus cultivés et les plus conscients de ce problème. Néanmoins, je ne pouvais me défendre de penser :

« Ah ! si ce rôle était joué par V. I. Klioutchevski ! »

Les décors, les accessoires, l'orchestre, les chœurs étaient assez bons chez Mamontov, mais je me rendais compte qu'au Théâtre Impérial, avec des moyens aussi riches que ceux dont on disposait, Boris Godounov aurait pu être incomparablement mieux donné. Le jour du spectacle arriva. Depuis la Pskovitaine j'étais un artiste très populaire à Moscou. Le public suivait avec assiduité les représentations auxquelles je participais.

Au début, Boris Godounov fut accueilli fraîchement, presque avec indifférence ce qui ne laissa pas de me faire peur. Mais la scène de l'hallucination produisit grand effet et le spectacle finit par un triomphe.

Il me paraissait étrange qu'auparavant Boris Godounov n'eût pas produit la même impression. Cette œuvre n'était-elle pas écrite avec force et beauté, à la manière de Shakespeare ? Aux représentations qui suivirent, les auditeurs écoutèrent la musique plus attentivement et en sentirent la beauté dès le premier acte.

J'ai remarqué que presque aucun rôle ne se donnait à moi du premier coup. Quelque soin que j'y apporte, le travail le plus important se fait toujours au cours du spectacle et ma compréhension du personnage s'approfondit et s'élargit à chaque représentation. Seul, Ivan le Terrible me réussit d'emblée. Tous les autres rôles gagnaient en importance et en relief au fur et à mesure que je les jouais.

Je passai l'été 1898 chez Lioubatovitch à la campagne. C'est là que mon mariage avec la ballerine Tornaghi fut célébré dans la petite église du village. Après la cérémonie, nous organisâmes un festin turc bien comique. Assis par terre sur des tapis, nous fîmes mille espiègleries comme de vrais enfants. Il n'y avait là rien de ce qui est considéré comme indispensable à une noce : ni table richement décorée et couverte de mets variés, ni toasts éloquents, mais beaucoup de fleurs et pas mal de vin.

Vers six heures du matin, sous ma fenêtre, éclata un tapage infernal. Une foule d'amis, Mamontov en tête, exécutaient un concert en frappant sur des rondelles de poêles, des bouchoirs, des seaux de fer blanc, le tout entrecoupé de stridents coups de sifflet. Cette scène me rappela un peu le faubourg des Drapiers.

— Que diable, roupillez-vous encore ? criait Mamontov, on ne vient pas à la campagne pour dormir. Levez-vous et allons dans la forêt chercher des champignons.

Et la troupe se remit à frapper sur les bouchoirs, à siffler et à hurler. C'était S. V. Rakhmaninov qui dirigeait ce tintamarre.

 

 

 

L'année suivante nous montâmes la Khovanchtchina. Comme je ne comprenais pas clairement le rôle de Dosifiei, j'eus de nouveau recours à V. I. Klioutchevski qui, aimablement, en détail et dans une langue pittoresque, me parla des Khovanski, du prince Michetzki, des archers et de la princesse Sophie.

Nous craignîmes tout d'abord que l'on ne nous permît pas de jouer cet opéra dont quelques scènes rappelaient des cérémonies religieuses. Mais l'autorisation nous en fut accordée. La première représentation eut du succès, mais un succès moins grand que Boris Godounov et que la Pskovitaine. On écoutait avec attention mais sans enthousiasme. Et moi qui avais pensé que Moscou aimerait tant la Khovanchtchina !

Sauf erreur c'est au cours de la troisième représentation quand j'entonnai : « Mes sœurs, gardez la loi du Seigneur. Au nom du Dieu des armées... » que, des galeries, s'éleva une voix courroucée et bien moscovite :

— Eh, dis donc, t'as pas bientôt fini de parler de Dieu ? Comment n'as-tu pas honte ?

Tout le monde prit peur pensant qu'après cet incident, l'opéra serait interdit, mais heureusement, la voix du censeur n'était pas parvenue jusqu'aux autorités.

S. I. Mamontov était de plus en plus épris de musique russe. Nous jouâmes la Nuit de mai, la Fiancée du tsar et Sadko que venait d'achever Rimski-Korsakov. Mamontov prenait une part active à la mise en scène. Ses initiatives qui, à première vue, pouvaient paraître absurdes, s'avéraient en définitive toujours heureuses. Son flair artistique ne le trompait pas. Dans Sadko dont les décors, représentation admirable des fonds sous-marins, avaient été dessinés par Vroubel, Mamontov avait introduit « le serpentin », une danse qui avait traîné dans tous les cafés-concerts et semblait fort déplacée dans un opéra sérieux. On confectionna aux ballerines de superbes costumes et « le serpentin » au fond des mers réussit à merveille. On vit là une chose tout à fait nouvelle et qui rendait admirablement l'agitation des flots.

Je ne pris pas part à la première représentation de Sadko, mais l'artiste qui avait chanté le Varègue n'ayant pas paru satisfaisant, on me confia son rôle.

Je me rappelle qu'au moment où je revêtais le costume du Varègue, exécuté d'après l'esquisse de Serov, celui-ci se précipita dans ma loge en proie à une vive agitation. Tous les peintres s'intéressaient énormément à Sadko dont la mise en scène était pour eux une fête.

— Diantre, comme c'est bien ! Seulement les bras... les bras sont efféminés.

Avec de la couleur, je soulignai les muscles qui prirent de la puissance et du relief. Les peintres furent enchantés et me félicitèrent :

— Superbe ! Tu es bien campé ! Ta démarche est alerte, elle a autant d'assurance que de naturel. Bravo !

Ces louanges m'étaient plus agréables que les applaudissements des spectateurs. J'étais ravi !

Plus je jouais Boris Godounov, le Terrible, Dosifiei, le Varègue et le bailli dans la Nuit de mai, plus j'étais convaincu qu'à l'opéra, l'artiste doit non seulement chanter mais encore jouer son rôle à la manière d'un artiste dramatique. A l'opéra il faut chanter comme on parle. Je remarquai, par la suite, que les artistes qui voulaient m'imiter ne me comprenaient pas. Au lieu de chanter comme on parle, ils parlaient comme on chante.

Tous ces principes étaient déjà évidents pour moi lorsque vint le moment de monter Mozart et Salieri, œuvre infiniment plus difficile et plus complexe que les précédentes. Les monologues et les dialogues des compositeurs que j'avais chantés .étaient tous écrits dans le style « vieil opéra », tandis que Salieri consistait presque exclusivement en « récitatifs mélodiques », si j'ose m'exprimer ainsi. Ce problème absolument nouveau me séduisit et sachant que toute difficulté me serait éclaircie et aplanie par S. V. Rakhmaninov j'allai trouver cet extraordinaire et merveilleux artiste.

L'auteur de Mozart et Salieri avait indiqué tous les mouvements musicaux en termes d'usage : allegro, moderato, andante, etc..., mais il n'était pas toujours possible de suivre ses indications. Si je proposais à Rakhmaninov de modifier tel ou tel rythme, il me répondait :

— Oui, ici, on le peut, mais là, c'est impossible.

Et, sans altérer le dessein de l'auteur, nous trouvâmes le ton qui convenait à l'œuvre et mettait en grand relief la physionomie tragique de Salieri. Mozart était joué par Schkafer qui se consacrait toujours à ses rôles avec beaucoup d'amour. Agité d'inquiétude, je commençai la représentation avec l'idée que Mozart et Salieri devait prouver au public la possibilité d'unir l'opéra au drame. Mais bien que j'eusse mis toute mon âme dans mon personnage, les spectateurs restèrent indifférents. J'étais tout désorienté.

Cette fois encore ce furent les peintres qui me réconfortèrent. Vroubel vint, tout ému, me trouver dans les coulisses :

— Sapristi, c'est magnifique ! Pendant tout un acte, on n'entend que de merveilleuses paroles. Et rien, ni fioriture ni panache ! Je savais que ni Vroubel, ni Serov, ni Korovine ne décernaient de vains compliments. Ils s'étaient toujours comportés avec moi en camarades sérieux et, à maintes reprises, ne m'avaient pas épargné de sévères critiques. J'avais confiance en eux. Or, ils étaient sincèrement enchantés de Salieri. Leur jugement était pour moi sans appel.

Après la représentation de Mozart et Salieri, je ne doutai plus que des opéras de cet ordre constituassent une véritable rénovation. Il se peut et beaucoup l'affirment que la musique de Rimski-Korsakov ne soit pas à la hauteur du drame de Pouchkine, mais je suis convaincu que cette œuvre appartient à un genre nouveau d'art scénique unissant la musique au drame psychologique.

Pendant le grand carême 1898, la troupe de Mamontov s'établit à Pétersbourg, au théâtre du Conservatoire dont l'acoustique est mauvaise non moins pour les artistes que pour l'auditoire. Ce théâtre consistait en un long couloir au fond duquel se trouvait une scène si petite que l'on n'y avait pas la place de se mouvoir. Aussi des tableaux comme l'entrée du Terrible ou bien le premier acte de Boris Godounov n'y étaient-ils pas d'un très heureux effet. Néanmoins les représentations que nous y donnâmes obtinrent dès le début un grand succès qui ne se démentit jamais.

Un soir, après ma scène avec Tokmakov, j'étais dans ma loge lorsque j'entendis derrière la porte une voix tonitruante et fort excitée :

— Mais montrez-le donc. Montrez-le nous. Pour l'amour de Dieu ! Où est-il ?

Dans le cadre de la porte apparut une silhouette puissante, un visage aux traits accentués, aux yeux juvéniles, à la barbe blanche :

— Ma foi, mon cher, vous m'avez émerveillé ! cria ce personnage. Bonjour ! J'en oubliais de vous dire bonjour. Eh bien ! salut ! Faisons connaissance. J'habite ici à Pétersbourg, mais j'ai vécu aussi à Moscou et à l'étranger ; j'ai vu Petrov, Melnikov, mais vous savez, jamais, non jamais, je n'ai vu un tel prodige ! Merci à vous ! Il parlait d'une voix forte avec « hâte et émotion ». Derrière lui, un autre personnage, aux cheveux bruns, au visage fin baigné d'une lumière spirituelle.

— Voilà, reprit le premier, nous sommes venus à deux. Comme cela c'est plus facile, selon moi. Tout seul, je n'aurais pas pu m'exprimer, mais à deux... Lui aussi a travaillé le Terrible. C'est Antokolski et moi, je suis Stassov, Vladimir...

La joie me coupait la respiration. Je considérais avec ravissement tantôt le célèbre colosse, tantôt Antokolski et, confus, je me taisais.

— Mais vous êtes encore tout jeune ! Quel âge avez-vous ? Quinze ans. D'où venez-vous ? Dites-nous ça.

Je lui racontai quelque chose, après quoi, il m'embrassa avec émotion, les larmes aux yeux. Antokolski me félicita à son tour très cordialement. Puis tous deux se retirèrent me laissant suffoqué de bonheur.

Le lendemain, j'allai voir Stassov à la Bibliothèque Nationale. De nouveau, je vis ses yeux juvéniles et entendis des propos ardents prononcés d'une voix de stentor :

— Bonjour, mon ami. Enchanté ! Merci ! Vous savez, je n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit tant j'avais été frappé de votre jeu magnifique. On avait déjà donné cet opéra ici, autrefois, mais mal. Quelle œuvre, hein ? Pensez un peu, quel maître ce Rimski-Korsakov ! C'est prodigieux ce que cet homme peut faire ! Mais ce n'est pas tout le monde qui le comprend. Asseyez-vous. Non pas là, ici dans ce fauteuil.

Et dénouant un cordon qui reliait les deux bras du siège dont l'usage était interdit, il expliqua :

— Vous savez, c'est ici que se sont assis Nicolaï Gogol, Ivan Tourgueniev. Oui, ici même.

Et comme j'hésitais confus :

— Non, non, asseyez-vous ici. Qu'importe que vous soyez encore jeune !

Cet homme venait comme de m'étreindre avec son âme. Peu nombreux sont ceux qui comme lui m'ont comblé si généreusement d'un tel bonheur !

Stassov me questionna sur ma carrière artistique, fulmina contre les théâtres nationaux qu'il appelait « les cimetières de Vagankov », me félicita de les avoir quittés sans me préoccuper des dédits.

— Au diable ces dédits ! Qu'est-ce donc que l'argent ? L'argent ça se trouve toujours. C'est ainsi. Pour commencer, on n'en a pas et ensuite, il en vient. Quelle saleté que la galette ! Sava Mamontov est un rude gaillard ! Quels tours il joue, hein ? Un vrai plaisir ! Et dire qu'auparavant, il ne s'occupait que de vétilles et ne jurait que par les opéras italiens. Rimski-Korsakov est un type épatant lui aussi ! Ah ! comme je suis content. L'art russe, mon cher, est un levier, vous savez. A Vagankov, ils n'y comprennent rien naturellement. Un vrai ministère ! Mais peu importe. Les hommes sont les hommes. Ils deviendront meilleurs. C'est leur destinée !

Il secouait sa barbe, bouillonnait, gesticulait. Il était tout entier énergie et fougue indomptables en même temps qu'il incarnait l'inépuisable bonhomie russe.

Il devint l'hôte quotidien de notre théâtre. Lorsqu'on me rappelait en scène, je voyais Stassov, dressé comme un clocher au milieu des spectateurs, frapper dans les larges paumes de ses mains. Si quelque chose lui avait déplu, il ne se gênait pas pour jurer à haute voix.

Les Temps nouveaux publièrent un article qui essayait de prouver que la Pskovitaine était un mauvais opéra et que le Terrible, dans l'interprétation de Chaliapine ne valait rien. En lisant cet article, j'eus le chagrin de constater qu'il était écrit avec beaucoup de logique et de force persuasive.

— « L'auteur doit être intelligent », pensai-je avec tristesse. Je me sentais comme une mouche en octobre. Mais lorsque je me rendis chez Stassov à la Bibliothèque Nationale, il m'accueillit par des cris de guerre :

— Je sais. J'ai lu. C'est absurde ! N'y faites pas attention ! Ce n'est pas un homme mais un chameau qui a écrit cela. Qu'est-ce que cela peut lui faire ? Il écrirait n'importe quoi ! On lui offre du foin, il détourne la tête. On lui offre une orange, il la détourne encore. Le chameau ! Je me charge de lui répondre. Ne vous inquiétez pas !

Le lendemain, dans les Nouvelles, sous le titre Héméralopie parut un article de Stassov qui ruinait de fond en comble l'argumentation du critique des Temps nouveaux.

Dès que je rencontrais des difficultés, dès que j'avais besoin d'un bon conseil, j'avais recours à Stassov comme à un véritable père. Il m'arrivait même de venir exprès de Moscou pour causer avec lui. Je ne me rappelle pas un seul cas où il ne me soit venu en aide !

En m'exprimant son admiration pour Salieri, il ne cessait de me répéter :

— Vous savez, il faut absolument que vous jouiez une autre œuvre non moins remarquable, le Commandeur de Dargomijski. C'est un opéra excellent. Vous devriez le jouer.

Je pris la partition, la parcourus et compris que les rôles de Laure et de Don Juan exigeaient des artistes de premier ordre et que l'œuvre serait défigurée par une interprétation banale. Mais pour ne pas faire de peine à Stassov, je l'appris d'un bout à l'autre et lui proposai de lui chanter à moi seul toutes les parties. Cette offre lui fit le plus grand plaisir. Il trouva l'idée magnifique et, à quelque temps de là, on organisa chez Rimski-Korsakov une soirée à laquelle assistèrent, outre le maître de maison et Stassov, les frères Blumenfeld, César Cui, Vroubel avec sa femme et nombre d'autres personnes.

Je chantai le Commandeur de la première à la dernière note, une satire de Moussorgski, la chanson de la Puce, le Séminariste, etc. ! La réunion fut des plus gaies !

Pendant le souper, on chanta le quatuor de Borodine Sérénade de quatre cavaliers poux une seule dame. Rimski-Korsakov chanta la seconde basse, moi la première, Blumenfeld, le ténor léger et César Cui le ténor barytonnant. La séance fut très amusante.

Rimski avec sa barbe grise et ses doubles lunettes se surpassa ! Il prenait cette plaisanterie musicale avec le même sérieux et la même gravité que le Commandeur.

— Ah ! comme je vous aime ! prononçait-il d'un air sombre.

Et le vieux et joyeux Cui de répéter avec grande douceur :

— Ah ! comme je vous aime !

Et tous quatre, réprimant à grand' peine notre rire, reprenions :

— Ah ! comme nous nous aimons !

Il va de soi que le boute-en-train était notre légendaire et toujours jeune Vladimir Stassov. On se serait cru, non dans une réunion d'hommes connus et respectés de toute la Russie cultivée, mais à une soirée d'étudiants. Tous ces hommes charmants ne me paraissaient pas moins jeunes que moi et, parmi eux, je me sentais à l'aise et plein d'allégresse. Ce fut une soirée inoubliable !

Stassov regrettait vivement que l'on ne pût mettre en scène le Commandeur, mais il convenait que je n'avais pas de partenaires et qu'il n'y avait personne à qui confier les rôles de Laure et de Don Juan.

— Mais s'il se trouve un jour des artistes, vous donnerez cet opéra ? Parole d'honneur !

Je le lui promis, mais malheureusement, jusqu'à ce jour, je n'ai pas eu l'occasion de jouer le Commandeur. Quand il me rencontrait, Stassov ne manquait pas de me dire :

— Vous avez une petite dette à me régler, Fiodor Ivanovitch ! — Mais le colosse mourut sans avoir vu cette œuvre sur la scène. Quel homme prodigieux ! Je me rappelle qu'au cours d'une saison, je tombai légèrement malade. Un jour, tout à fait à l'improviste, Stassov se hissa jusqu'à mon quatrième étage. Il avait bien alors soixante-dix ans. Je lui exprimai mon étonnement :

— Vladimir Vassilievitch, comment avez-vous fait pour grimper jusqu'à mon pigeonnier ?

— Je rentrais et me demandais : pourquoi diable est-il malade ? Je devrais passer chez lui. C'est sur mon chemin.

Il vivait aux Sablons et moi rue du Clocher. C'était comme d'aller de Kiev à Moscou en passant par Astrakhan. Il resta chez moi longtemps, me décrivit les musées étrangers, la Scala de Milan, l'Escurial, Madrid, me parla des amis qu'il avait en Angleterre :

— C'est là qu'il vous faudrait aller, mon cher. Un peuple remarquable, les Anglais. Mais ils ne connaissent rien de pareil ! Ils n'ont pas de musique, pas de Pskovitaine, pas de Boris Godounov. Il faut leur montrer le Terrible. Il le faut ! Allez en Angleterre !

— Mais il faudrait que je connusse les langues étrangères.

— Quelle blague ! Qu'ont à faire ici les langues ? Jouez en russe, ils comprendront tout ! Inutile de savoir les langues étrangères !

Cet homme exceptionnel aimait passionnément l'art russe et avait en sa puissance une foi profonde.

 

FIN

  

(4e édition)

 

  

Encylopédie