UNE RENCONTRE AVEC
GEORGES THILL
– Je voudrais vous poser quelques questions sur votre carrière, sur votre
répertoire et sur la façon dont vous voyez l'Opéra aujourd'hui.
– L'Opéra ! Il est bien
loin de moi, l'Opéra, si loin, maintenant. L'Opéra d'aujourd'hui, comment vous
en parler ? On me qualifierait de retardataire, de « rétro » comme on dit
maintenant ! Et, cependant, de mon temps, on faisait du bon théâtre, et même...
il faut que j'aie le courage de l'avouer... sans trembler, du
TRÈS bon
théâtre à l'Opéra !...
– Vous aurez peut-être envie d'en parler tout à l'heure...
– Oh ! Ça m'étonnerait. Comme je ne
vous dirais pas des choses agréables à entendre, autant qu'on tourne la page. Je
vois, ça vous ennuie ? Vous aimeriez bien que je vous raconte des tas de
choses, que je vous en dise beaucoup ? En réalité, je ne sais pas grand
chose... On verra.
–
Si
quelqu'un ne connaissait pas du tout Georges Thill et qu'il faille le lui présenter,
comment le définiriez-vous ?
–
Au départ, je
suis le fils d'un monsieur qui est très « mordu » pour l'opéra.
Tellement mordu qu'avec un de ses amis, il s'inscrit à l'Opéra comme figurant
pour le plaisir, je dirais l'immense plaisir d'être sur la scène, approcher les
artistes de près, de très près, les feux de la rampe, l'ambiance, etc... Certainement pas pour les 5 francs qu'il
touchait !... Mes parents n'étaient pas musiciens mais ils chantaient très
gentiment. A cette époque, on n'avait pas la radio à longueur de journée, on
chantait ! J'ai donc baigné dans une atmosphère musicale dès mon plus jeune âge.
Lorsque j'ai atteint ma vingtième année, en 1918, c'était la guerre. J'étais
encore soldat. Je suis entré au Conservatoire au cours d'une permission. C'est
mon oncle qui m'a incité à me présenter au Conservatoire. Je n'y aurais jamais
songé -
je ne m'y voyais pas du tout. Il a insisté : « mais si, mais si : il y en a qui
y sont entrés et qui ne sont pas mieux que toi. Vas-y. » Je vais, ensuite,
rendre visite à une amie de mes parents qui m'a vu venir au monde et à qui je
raconte la scène : –
« Croyez-vous, mon pauvre oncle !... » – « Mais il a raison, je mets mon chapeau
et on va t'inscrire » – « Mais Madame... »
– « Ah !
Fiche-moi la paix, partons !!... » – Voilà, en somme, comment j'ai
commencé ma carrière. Mon destin se faisait à cette minute précise, c'est à
cette providentielle personne que je dois d'avoir fait la carrière de chanteur.
– Que faisiez-vous auparavant ?
–
J'étais à la
Bourse des Valeurs, dehors, sur les marches, chez un coulissier. J'y suis resté
jusqu'à la fin 1915. Je suis parti le 11 janvier 1916 pour apprendre à faire la
guerre. Je l'ai faite à partir du 19 septembre 1916 où j'ai débuté au Fort de
Vaux. Au retour de la guerre, je suis entré au Conservatoire, à 21 ans. Vous me
demandez l'homme que je suis : le voici. Je suis celui qui est entré au
Conservatoire en 1919, sans savoir où j'allais !
– Oui, mais enfin s'il fallait résumer la carrière de Georges Thill en
quelques mots, on ne dirait pas que c'est celui qui est entré au Conservatoire
en 1919...
– Non, bien sûr. C'est le point de
départ. N'ayez crainte, il y a autre chose ! En janvier 1921, attiré par
l'école italienne, je suis parti pour Naples où je suis resté deux ans.
– Parliez-vous l'italien quand vous êtes parti ?
– Pas du tout. Je savais dire :
« adagio », « andante », « crescendo », « padre », « madre »,
c'est à peu près tout ! Je l'ai bien parlé par la suite. Je connaissais
l'allemand que je parlais avant 1914, ayant fait de longs séjours en Allemagne.
J'ai appris l'espagnol en Argentine où j'ai séjourné plus de deux ans. Je parle
encore ces trois langues, mais celle que je préfère est l'espagnole. A Naples,
le sort m'a favorisé car j'ai eu la très grande chance d'être l'élève de
Fernando De Lucia. Il m'a enseigné les bases de la vieille, pardon, de
l'ancienne école italienne. Il me disait souvent : « Io t'insegnerò tutte le malizie della mia
arte. » Cette école s'est terminée avec lui.
Cette merveilleuse école italienne n'existe plus aujourd'hui. J'ai, un jour,
quitté Naples et suis rentré à Nice, où mes parents passaient l'hiver et où mon
père avait retrouvé son ami Delcourt avec lequel il
figurait à l'Opéra. Dès mon arrivée, ma mère me dit : « Ton père a
retrouvé un ami et nous sommes invités à prendre le thé chez eux. Veux-tu
venir ? » – « Bien sûr. » En réalité, Delcourt
mourait d'envie d'entendre le fils de son ami Thill, celui qui revenait d'I-ta-lie ! A cette occasion, et quoiqu'un peu
sceptique, il avait invité quelques amis dont une charmante vieille demoiselle
très bonne musicienne, très bonne accompagnatrice. Nous n'étions pas là depuis
dix minutes que, n'y tenant plus, Delcourt me
dit : « Vous allez bien nous chanter quelque chose ? » –
« Si vous voulez. Que voulez-vous que je chante ? » –
« L'air de Sigurd ! » Autrefois, l'air
de Sigurd passait pour un air terrible, « le
tombeau des ténors. » Je ne l'avais jamais travaillé avec De Lucia. Je
voyais mon père pâle, livide, ma mère rouge, rouge d'émotion, se demandant ce
qui allait sortir du gosier de leur rejeton ! Tout le monde était plein de
curiosité et certainement de scepticisme. Mais ce dont personne ne se doutait,
c'est que je chantais bien, très bien ! Je n'avais pas passé deux ans à
Naples pour rien ! De Lucia m'avait bien inculqué sa merveilleuse
technique. J'y vais de mon air de Sigurd, qui n'était
pas pour me faire peur. Tout au long du morceau, mon père et ma mère avaient
repris leurs couleurs et leur respiration. Ça allait mieux !... Mais Delcourt ! Heureusement qu'il était assis sur une
chaise, il serait tombé assis... par terre !!... « Ah, mon vieux
Thill, je n'en reviens pas, je n'ai jamais entendu ça ! et nous en avons
entendu, nous deux !!... » Naturellement, on m'a fait chanter et
rechanter... et voilà que j'entends, sans y prêter attention, Delcourt dire : « Il faut le faire chanter à
l'Opéra. » Je rechante, je rechante... et j'entends à nouveau Delcourt dire sur un ton plus affirmatif : « Eh
bien, on va le faire chanter à l'Opéra. » Cette fois, je réponds :
« Je ne suis pas du tout intéressé par l'Opéra. » Qu'avais-je dit
là ! sacrilège ! refuser l'Opéra ! Tout le monde s'agite, lève
les bras au ciel... Mais je tenais bon, parce que nous avions convenu avec De
Lucia que, lorsqu'il me sentirait prêt, il me ferait chanter à la Scala de
Milan. « C'est ta place », me disait-il. Mais, pour des mordus de
l'opéra, refuser l'Opéra de Paris ! Je passais pour un détraqué, un fou,
pas moins ! Mon destin s'est pourtant joué ce jour-là : Madame Delcourt avait une amie de pension, Madame Carré, qui était
l'épouse de Monsieur Carré, grand ingénieur des Chemins de Fer du Nord,
polytechnicien comme de juste, et ami intime de Jacques Rouché, également
polytechnicien et Directeur de l'Opéra. C'est par cette double recommandation –
car j'avais fini par céder – que je suis entré à l'Opéra. Oh ! on ne me
fit aucune faveur. Je passai une audition avec une centaine d'autres postulants
et on « m'éplucha » !... On me prit « à l'essai ».
Ceci était le 14 janvier 1924 ; je ne fus engagé que... quatre mois après,
on était prudent ! J'ai débuté le 24 février 1924 dans Nicias de Thaïs. Ensuite, j'ai chanté des petits
rôles... que nous appelons au théâtre des « pannes ». C'est bien de
commencer petit lorsqu'on n'est encore guère qu’un élève, mais ce n'est pas
bien pour la suite, pour le... « standing » dans la maison. Il ne
faut pas entrer dans ces théâtres par la petite porte, mais par la grande. On
raconte cette plaisanterie, mais qui a du vrai, au théâtre : « Les
grands artistes, quand ils arrivent en retard aux répétitions, la Direction se
confond en excuses, les petits, on les fout à la porte »... Selon que vous
serez puissant ou misérable... Tout ceci n'est pas de moi mais, justement, moi
qui ai commencé petit, même quand j'ai chanté les plus grands rôles, les plus
lourds, dans l'esprit de tous ces gens de l'Opéra, je suis resté longtemps
« le petit Thill ». J'ai, enfin, chanté Rigoletto, puis un soir, on est venu me chercher chez moi, à quatre heures
de l'après-midi, pour chanter Faust et j'ai remplacé un ténor au pied levé dans
le rôle-titre que je n'avais jamais répété. Je m'en suis « sorti »,
heureusement, très à mon avantage et ce succès m'a servi. Puis, j'ai chanté
le Jardin du Paradis de Bruneau ;
puis, évidemment, Faust et Roméo et
Juliette, Hérodiade, Guillaume Tell, Lohengrin, Tannhäuser, Aïda, Turandot, les Huguenots, les Maîtres Chanteurs, etc... etc... Et, un jour, je
suis parti pour les grands théâtres : Arènes de Vérone, Scala de Milan,
Colon de Buenos Aires, Metropolitan
de New York... Alors, on a commencé à me considérer... Mais moi, comment vous
dirai-je ? Eh bien, je ne me suis jamais « vu ». Je ne me suis
jamais rendu compte de ce que je représentais. J'étais resté simple, modeste,
peut-être le « petit Thill » de l'Opéra. C'est un tort, un grand
tort. Il faut porter haut le chef, en im-po-ser !
! ! ...
– A quelle école estimez-vous appartenir?
–
J'appartiens à
l'école italienne. Cette école qui remonte à la nuit des temps ne s'est
perpétuée évidemment qu'oralement, le chant étant oral ! Tout ce qu'on
écrit sur le chant est inutile, ne sert à rien, ni plus ni moins. Du temps des
Grecs, on chantait : il y avait les aèdes, poètes et chanteurs. Ils ont
transmis leur art aux latins. Sous Néron, on chantait, et beaucoup et bien (je
crois pouvoir affirmer que celui qui récoltait toutes les louanges, tous les
prix, c'était mon collègue Néron ; je ne dois pas me tromper !...).
En Italie, on a toujours chanté. Il y a un secret du chant acquis par les
siècles, et qui s'est transmis jusqu'à il y a peu de temps. C'est fini
maintenant. De Lucia l'a emporté avec lui, et à son tour, son élève l'emportera
avec lui !...
– Mais les allemands ont aussi une école ancestrale ?...
–
C'est une école
à laquelle je ne puis mordre, que je n'aime pas car je suis « italianissimo ». On ne peut être les deux. Il faut
opter pour l'une ou pour l'autre. J'ai opté pour la mienne, la latine, et m'en
suis fort bien trouvé.
– S'il n'y a plus d'écoles, il n'y a plus de bons chanteurs?
– Non, il n'y a certainement plus les
chanteurs d'autrefois. Je dis bien « chanteur ». Ce que je dis là
semble « énorme ». C'est cependant vrai. Il y a des chanteurs,
actuellement, qui chantent bien, très bien même, mais je ne retrouve pas
l'équivalent de ce que j'ai entendu dans ma jeunesse. Messieurs Vanni-Marcoux, Journet,
Mademoiselle Marcelle Demougeot, qui est une des plus
grandes de ceux que j'ai connus, (et qui était aussi trop simple, trop modeste,
mais quelle artiste !). J'ai chanté plusieurs fois Aïda avec elle. J'ai encore son chant et sa musicalité dans
l'oreille. Elle chantait tout, et si bien ! J'ai encore eu comme
partenaires Madame Yvonne Gall, Fanny Heldy, Rosa Raïsa qui est la créatrice de Turandot, Rosa Ponselle avec qui j'ai chanté Aïda au Metropolitan
et Madame Jeritza, une tchèque, une grande et belle
femme blonde et qui avait une très jolie voix, mais aussi une force physique
incroyable. Elle avait l'habitude, je me suis toujours demandé pourquoi, quand
Mario est étendu parterre, mort fusillé, de lui attraper le poitrail avec ses
doigts en acier – oui, du véritable acier – et elle avait une telle force que,
d'un seul coup, elle arrachait tout ! Un jour, elle m'a attrapé la peau
avec ! Vous riez ? ça fait mal, vous savez ! Ce soir-là, on a vu
Mario mort gigoter, se tortiller par terre !
– Combien de rôles avez-vous interprétés?
–
Plus de
cinquante en français et douze en italien. Je n'ai chanté en allemand qu'à
Vienne. Les ténors ne manquaient pas en Allemagne, et comme je vous l'ai dit,
le chant allemand est trop différent du mien. J'ai préféré m'abstenir.
– A votre époque, les versions originales n’avaient pas la vogue qu'elles
ont actuellement ?
– Non, et je le regrette, étant assez
pour : les opéras italiens sont beaucoup mieux en italien. Il était normal
que je chante en français en France et au disque, mais à l'étranger, je
chantais les œuvres italiennes en italien. J'ai même chanté Carmen en italien ! Mais je n'étais
pas classé comme ténor italien.
– Quel a été votre rôle préféré ?
–
Je les ai tous
aimés : j'ai aimé Werther, Roméo, Raoul, Lohengrin... J'ai ressenti une
émotion intense dans Parsifal mais mon préféré serait
peut-être Walther des Maîtres Chanteurs. Il y a un rôle que j'aurais aimé chanter :
c'est Othello. Je l'ai appris, en italien bien sûr, mais quand je l'ai eu bien
su et que je me suis rendu compte de l'intensité dramatique du personnage, j'y
ai renoncé par prudence ! Il ne suffit pas de chanter et de rester les
bras ballants, il faut jouer les scènes et... avec un Othello fou de rage. ..
comme on dit encore dans ma profession : « il y a de quoi cracher ses
poumons ». J'ai préféré me les garder, je les ai encore ! Othello a
été créé par Tamagno qui était un super, hyper-ténor. Aucun de ses successeurs ne l'a égalé, n'a eu
sa puissance, ni son art du chant, car Tamagno, en
plus de cette voix inouïe, était un très bon chanteur. Je ne me sentais pas
assez « dramatique » pour aborder ce rôle. Il y a un autre rôle que
j'aurais bien aimé chanter, c'est Tristan. C'est si beau Tristan et Isolde. Je ne m'en suis pas
cru capable. J'ai renoncé, mais j'ai certainement eu tort car Tristan est
beaucoup moins lourd qu'Othello. Il y a des rôles au théâtre lyrique qui vous
arrivent précédés d'une réputation terrible de puissance et de difficulté, mais
qu'il faut approfondir par soi-même. C'est le cas de Tristan. J'en ai appris
les deux premiers actes, et même en allemand, mais n'ai pas continué. J'aurais
dû insister et, comme nous disons dans notre langage : « me le mettre
dans la voix » ! J'en ai éprouvé un grand regret, mais j'ai eu
l'immense joie de chanter Parsifal. Ah ! quelle
émotion. Il n'y a pas de mots, je ne peux pas vous décrire le bonheur que j'y
ai ressenti. Au Vendredi-Saint, les larmes me
coulaient, je sanglotais, sans que personne s'en rende compte, tant c'est
sublime. Oh ! Wagner, Wagner !... Thill, mets-toi à genoux et
demande-lui pardon de ne pas l'avoir mieux servi... et, par la même occasion,
aux autres aussi !
– Avez-vous été tenté par le professorat ?
– Pas beaucoup. Je me suis présenté
une fois comme professeur au Conservatoire, je n'ai pas été pris ! mais
cela m'a permis d'expliquer au jury qui était composé de tous les professeurs
de chant du Conservatoire avec, en plus, Henri Büsser, mes conceptions de l'émission
vocale et du chant : personne ne m'a compris. Le seul qui ait été
intéressé fut Büsser et il me l'a dit en ces termes : « Thill, ce que
vous venez de nous dire est très intéressant. Vous m'avez beaucoup
intéressé. » Mais Büsser n'était pas professeur de chant ; il était
compositeur et chef d'orchestre.
– De votre temps, on bissait souvent. Que pensez-vous de cette
pratique ?
– Je suis contre. C'est trop
fatigant : on a été jusqu'à me faire bisser le récit du Graal de Lohengrin. « Ils » n'arrêtaient
pas d'applaudir, c'était affreux pour moi – cornélien –. Alors, j'ai fait signe
au chef d'orchestre et je me suis lancé... pas tête baissée... mais la tête
haute... dans mon bis... avec l'espoir d'arriver au bout, ce que je fis avec
bonheur. Mais si on peut s'en dispenser, c'est préférable.
– Vous attachiez-vous à la psychologie des personnages que vous
interprétiez ? Faisiez-vous des recherches pour approfondir chaque
personnage et les différencier ?
–
Oui et non,
parce que, bien souvent, le librettiste et le compositeur ont modifié les
personnages. Rechercher la psychologie de Don José, par exemple, c'est impossible,
parce qu'il y a... la fleur ! Don José est certainement un brave garçon,
au départ, bon soldat, mais il est envoûté par le charme de la fleur que lui
jette Carmen – là, juste entre les deux yeux, et qui lui dit : « tu
peux la jeter, maintenant, le charme opère » ! et tout le drame est
centré là-dessus ! Don José doit subir son destin et Carmen
aussi !... s'il frappe son officier, c'est la fleur, il le dit à Carmen
dans la romance, et il le dira à Micaëla plus
tard : « Laisse-moi, car je suis condamné »... Comment faire de
la psychologie avec un pauvre type envoûté par un charme...
« envoûtant », impur ! Le problème est différent avec Werther.
Comment se mettre dans la peau d'un brave allemand qui se suicide parce que la
femme pour qui il a eu le coup de foudre est déjà mariée ! A mon sens,
c'est un peu violent, radical d'en arriver là, mais ceci est l'affaire de
Monsieur Massenet et nous n'avons qu'à chanter sa musique. Le sujet nous a
donné une belle et bien réussie pièce... de théâtre !
–
Quand
vous chantiez Werther, vous ne vous assimiliez pas au personnage ?
– Oui, mais c’est tout de même au compositeur
que je m’assimilais. Il faut faire du mieux possible ce que le compositeur a
voulu, le chanteur est un interprète, c’est tout.
– En quoi consistaient principalement les mises en scène de
votre époque ?
– Elles étaient simples et... de bon
goût. Il y a un mot qu'on devrait supprimer du dictionnaire dorénavant, c'est
le mot « ridicule ». On dit que, autrefois, le ridicule tuait. C'est
fini ça, le ridicule ne tue plus, il n'y a plus de ridicule. De mon temps, les
mises en scène se rapprochaient le plus possible de ce qu'avaient voulu le
librettiste et le compositeur : le metteur en scène indiquait les entrées,
les sorties, les jeux de scène, les intentions des auteurs, c'était suffisant
et les artistes interprétaient selon ce qu'ils ressentaient. A mon sens, la
mise en scène est un peu – et, quelquefois beaucoup – l'ennemie de l'artiste.
Moins il y en a, mieux ça vaut, surtout maintenant ! ! ! ... Prenez un
tableau et mettez-lui un cadre, comment dirai-je ?...
« époustouflant » – on ne voit plus le tableau, on ne voit que le
cadre ! Prenez un artiste et collez lui une mise en scène ... du tonnerre,
on ne voit plus que la mise en scène ! C'est d'ailleurs ce que veulent
ces messieurs les metteurs en scène. Comment appeler certaines mises en scène
d'aujourd'hui, je ne veux pas vous donner d'épithète... tout au moins pas
ici... j'en dirais trop ou, qui sait ?... pas assez !!!... Je
n'admets pas, et ne suis pas le seul, qu'on nous impose certaines horreurs par
trop indécentes. Je n'admets pas non plus qu'on touche aux œuvres de Gounod,
Berlioz, Wagner, etc... Je n'ai jamais vu que
Marguerite ait été blanchisseuse, ce qui n'est pas déshonorant dans la vie,
mais il y a du déshonneur à massacrer les œuvres des compositeurs défunts.
Cette fois je suis bien retardataire, n'est-ce pas ? « Rétro » !
Eh bien oui, alors place aux jeunes ! Qu'ai-je dit ? Mais oui, bien
sûr, place aux jeunes mais pas à la loufoquerie.
– Quelle importance attribuez-vous au jeu scénique ?
– Je préfère évidemment
un artiste qui joue bien, comme par exemple Jean Périer
ou Vanni-Marcoux mais je peux aussi m'en passer au
théâtre lyrique. Ce qui n'exclue pas les belles attitudes en scène, telle
Madame Callas qui avait cette intelligence très prononcée. Et si je désire de
bons comédiens, je vais à la Comédie-Française ou au « Boulevard ».
– Le chef d'orchestre, à votre époque, était beaucoup plus important que le
metteur en scène ?
– Surtout en Italie où il était
tout-puissant : il faisait la mise en scène aussi, très souvent. En
France, il était plus bienveillant, il l'est d'ailleurs toujours. Sans être
chauvin, je préférais la façon de faire des français à celle des italiens, un
chef d'orchestre n'est pas un autocrate ! Le grand ténor Lauri-Volpi
qui n'aimait pas les chefs d'orchestre disait : « I direttori d'orchestra sono i nostri
nemici ». En fait, ils ne sont pas nos ennemis
mais ils ont la responsabilité du spectacle. En France, nous avons un bon chef
d'orchestre de théâtre et de concert pour lequel j'ai une admiration toute
particulière, c'est Paul Paray. Il est venu un jour à l'Opéra nous diriger Samson et Dalila. Il m'a corrigé
beaucoup de choses auxquelles je n'avais pas assez fait attention. Je faisais
des fautes, ô insignifiantes ; mais lui, me les a fait remarquer. J'aime
ça !
– Avez-vous souvent eu le trac ?
–
Pas trop, non.
Je n'ai pas été trop malheureux par le trac. On a dit que j'étais traqueur,
c'est un peu vrai et beaucoup faux. Tout le monde a certainement le trac, le
contraire serait trop beau. J'étais nerveux, ça, oui. Avant de débuter à New
York, je ne sais plus si c'est dans Faust ou dans Roméo, j'ai eu mal dans le
ventre, mais mal ! pendant deux jours. Nous avons tous certainement des
nerfs, des ganglions, je ne sais, qui se nouent avant un fait important, et
j'ai eu mal pendant 48 heures. C'est très désagréable, croyez-moi. Mais au
moment du spectacle, sur scène, plus rien, plus la moindre émotion !
J'avais eu mon trac avant. Il est bon de l'avoir avant et non pendant, car,
alors, il vous démolit !
– Votre voix a-t-elle évolué, au cours des années ?
– Oui, je m'en rends compte
maintenant. Les opéras de Wagner d'une part et, bien sûr, le fait d'avoir
beaucoup chanté peut-être trop ? tout cela m'a fatigué ! Ce n'est pas
gros, un larynx, et quel travail on lui demande ! Wagner est un surhomme.
Si on l'aborde, on s'attaque à un colosse de granit, à un titan contre lequel
il est difficile de résister, je dirais même impossible. Wagner n'était-il pas
trop fort pour moi ? trop puissant ? Je ne voudrais pas, moi qui
l'admire tant, mettre mes fatigues exclusivement sur sa musique : j'en ai
chanté tant d'autres ! Je veux vous expliquer quelque chose : les
ténors dits wagnériens sont des ténors centraux, tirant légèrement sur le
baryton, quoiqu'un baryton ne puisse aborder cette musique. Et il y a deux
sortes de musique : celle à tessiture moyenne et celle « en dents de
scie » qui monte beaucoup et qui descend de même. La seconde : Guillaume Tell, les Huguenots, Aïda,
Werther, Roméo, etc... est moins pesante. Wagner,
qui ne recherche pas les effets vocaux, est d'une tessiture plus égale mais
plus dure à soutenir.
– Votre carrière a-t-elle connu des échecs ?
– Pas beaucoup. Je n'ai pas trop à me
plaindre, mais j'ai eu de grandes fatigues, j'ai fait des spectacles où les gens
étaient déçus. Je vais vous raconter une petite anecdote : quand j'ai
fait ma tournée en URSS, je devais donner deux concerts à Odessa. J'arrive à
Odessa le 24 décembre, pour chanter le lendemain. Dans l'appartement à côté du
mien, dans l'hôtel où j'étais, des gens fêtaient Noël et ô combien bruyamment !!
Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Rien à faire !! Le lendemain qui
était donc le soir du concert, j'étais éteint, sans tonus et je n'ai pas bien
chanté. Toutes les places étaient louées et c'était dans une très grande salle
de concert. Au fur et à mesure que je chantais, je voyais des visages déçus,
consternés. Il m'était impossible de surmonter ma fatigue ! Trois jours
après, j'ai redonné un concert, mais hélas, devant une salle à moitié pleine. « Ça »
s'était dit dans la ville. On s'était dit que le ténor n'avait rien de
sensationnel ; mais j'étais reposé et du voyage et de ma nuit blanche.
J'avais retrouvé mon tonus et mon ardeur, et j'ai fait un très bon concert,
autrement brillant que le premier ! Je voyais les visages épanouis, les
gens se regarder en se disant, à ce que j'imagine : « Mais il est
bien ce chanteur – Que lui reproche-t-on ? » Je fus très applaudi, mon
« standing » avait remonté. Je vais encore vous raconter quelque
chose que nous connaissons bien, nous les chanteurs d'opéra ; il y a deux
sortes de publics celui du midi, celui du nord. Dans le sud, si ça ne va pas,
on vous chahute, mais on n'a pas la rancune tenace. Si vous êtes bien la fois
suivante, on vous porte en triomphe. Dans le nord, en Belgique, en Allemagne, etc... au contraire, si vous n'êtes pas bien, on ne dit
rien, pas de chahut, mais la fois d'après, il n'y a presque personne dans la
salle !... Je n'ai, pour ma part, jamais eu à connaître la mauvaise humeur du
public qui me connaissant bien, m'excusait peut-être quand j'étais moins
brillant !
– A quel rythme chantiez-vous pendant votre grande période
d'activité ?
– Ce n'était pas fixe. Il m'est arrivé
de chanter huit fois dans une semaine avec Werther,
Carmen, deux fois Guillaume Tell,
Hérodiade, un concert, encore Werther
et le dimanche en matinée Rigoletto. A Alger,
j'ai chanté sept fois dans une semaine. Avec une bonne technique, on peut faire
ce genre de performance.
– Quels ont été, selon vous, les grands administrateurs de
l'Opéra de Paris ?
–
Je n'ai
évidemment pas connu les anciens, mais je crois que le plus grand de tous fut
Monsieur Pedro Gailhard qui, lui, était un ancien
chanteur. Je soutiens que pour diriger l'Opéra, il faut un ancien chanteur qui
connaisse bien le chant, les voix. Mettez-y un tout-ce-qu'il-y-a-de-plus-haut-fonctionnaire, un super-préfet,
un juriste, qu'est-ce qu'il connaît au chant ? Rien ! et il n'y
connaîtra jamais rien car il n'a pas « vécu ça ». Je maintiens qu'il
faut un chanteur pour diriger
l'Opéra, pas même un chef d'orchestre ! il est évident qu'on peut lui
adjoindre un administrateur !
– Parlez-moi du disque...
– Le disque est, bien
sûr, une merveilleuse invention mais, et je parle toujours pour le chant, il
peut être trompeur, en ce sens, et surtout autrefois, qu'il amenuisait les
grandes voix et amplifiait les petites. Je ne vous citerai pas de noms, il y en
a trop, mais certains artistes sont arrivés précédés d'une très belle
réputation apportée par les disques, et après les avoir entendus, ce fut loin
d'être aussi brillant : le disque les avait servis ! Personnellement,
j'ai été servi dans la mesure où le disque a compté beaucoup dans ma carrière
et où j'ai confirmé ce que le disque annonçait à l'auditeur. Mais j'ai aussi
été desservi parce que, à l'époque, les enregistrements se faisaient sur cire
et non sur bande magnétique comme maintenant. La pointe qui parcourait le
sillon vibrait et c'est cette vibration qui imprimait, qui reproduisait la
musique et le chant. Si on chantait trop piano, la pointe ne vibrait plus
assez, n'enregistrait plus. Si on chantait fort, la vibration creusait,
pénétrait trop profondément le fragile sillon, freinait le disque et faisait
baisser la note. Ceci se passe dans mon disque du Cid : « O noble lame », sur le si bémol de « Condui-i-re » qui baisse parce que freiné. Par contre,
à la fin du disque « Inutiles regrets » des Troyens, pour éviter cela l'ingénieur du son a baissé l'intensité
mais la voix en a été très diminuée, très éteinte, ainsi que le chœur.
– Vous
ne vous êtes jamais pris à regretter de ne pas être venu au monde vingt ou
trente ans plus tard, pour bénéficier des progrès techniques ?
– Ça ne m'est jamais venu à l'idée. Je
suis au contraire très heureux d'avoir fait ce que j'ai fait à cheval sur ces
deux époques, d'avoir connu l'ancienne et aussi celle des enregistrements. Tant
de grands noms du passé n'auront laissé aucune trace de leur voix, n'ayant pas
eu la chance d'être enregistrés. Comment chantaient Nourrit, Falcon, Rubini, la Malibran, Duprez, Villaret, Faure, etc... ?
– Vous avez chanté Don Carlo
de Verdi, en italien, à une
époque où cet ouvrage n'avait pas la vogue qu'il connaît aujourd'hui.
L'aimiez-vous ?
– Pas beaucoup. Certes, c'est un opéra
très beau, une très belle musique mais le rôle n'est pas
« bon » ! Le seul intéressant, c'est l'Inquisiteur. Celui de Don
Carlos est difficile, périlleux, sans grand intérêt. Il ne « paye »
pas. Je vais vous dire quelque chose qui peut intéresser les jeunes, s'ils ont
connaissance de cette causerie : il ne faut chanter que des rôles où le
titre de la pièce est le rôle du ténor, par exemple : Werther, Lohengrin.
Tannhäuser, Samson, Othello, etc..., mais éviter Don
José, Faust, Mario, Radamès, qui sont moins en-dehors,
qui ne « payent » pas !! On ne sait ces choses, qu'après une
longue carrière, quand on a beaucoup d'années d'expérience. Quand on débute, on
chante tout, on ne sait pas. C'est ce qui m'est arrivé ! Après, on
« élague ». Tenez, encore un exemple : Sadko de
Rimski-Korsakov.
Sadko chante tout le temps mais à un moment vient le
marchand chanter le chant hindou, qui ramasse un beau succès. Vous qui
l'écoutez avec votre chemise mouillée, vous vous dites : « A quoi bon
se crever, j'aimerais mieux être à sa place » !!... Faust, c'est
pareil ! Faust est un personnage falot. Le meilleur est pour Méphisto,
puis Marguerite et, presque, Valentin. Faust est un rôle périlleux qu'il ne
faut chanter qu'à l'Opéra. Chaque
fois que je l'ai chanté ailleurs, j'ai juré que je ne recommencerais jamais.
J'ai cependant fait ce serment au moins vingt-cinq fois !
– Suivez-vous les spectacles d'aujourd'hui ?
–
Très peu. Je
suis allé une fois à Nice entendre Madame Montserrat Caballé dans le Trouvère – une fois à l'Opéra-Comique, pour entendre Vanzo
dans Werther – à Rouen pour les
Contes d'Hoffmann, une fois à Lille, pour Roméo,
à Nancy, pour Werther – à Dijon,
pour Manon. Tous ces spectacles m'ont
beaucoup plu. Maintenant que je suis vieux, j'ai beaucoup de plaisir à entendre
les jeunes. Je ne fouille pas dans le passé. Cela n'a guère de sens pour moi.
Bien sûr, j'ai eu de bons moments, mais je m'en souviens très peu. J'en ai eu
aussi de moins bons, et ces moins bons me créent, quand je me les rappelle, un
malaise qui m'est très désagréable. Le passé ? Le présent est déjà du passé !
tenez, quand on fait une faute, disons, une gaffe – beaucoup en font, à
commencer par moi, qui n'ai jamais pu tenir ma langue ! – on veut la
rattraper illico, trop tard. C'est déjà du passé. Le passé, mais c'est votre
magnétophone qui vient d'enregistrer notre conversation. Ah ! il ne faut pas
que j'oublie les disques !!!
Propos recueillis par Alain LANCERON le 15 septembre 1977