le Fou Chopine
Opéra-comique en un acte, livret d'ERCKMANN-CHATRIAN, musique d'Adolphe SELLENICK.
Création au Théâtre de la Renaissance le 29 septembre 1883.
personnages | créateurs |
Marguerite, fille de Mériâne | Mlle CAYLUS |
Chopine, chanteur ambulant | MM. ALEXANDRE |
Valter, brasseur | LEBRETON |
Mériâne, vigneron | CRAMBADE |
Vendangeurs et Vendangeuses |
L'action est en Alsace
LIVRET
(en rouge, les parties chantées)
ACTE UNIQUE
(Vieille auberge alsacienne à droite. Fenêtres carrées à petites vitres rondes. Plus loin, du même côté, le poulailler et le pressoir. A gauche, une vigne, et au second plan, un grand noyer, sous lequel se trouvent des bancs et des chaises. Au fond, en perspective, le village et les coteaux couverts de vignes, doucement éclairés par la lune. Les fenêtres du rez-de-chaussée de l'auberge sont éclairées intérieurement. — Au lever du rideau, les buveurs sortent, suivis de Marguerite et de Mériâne, qui les reconduisent. — La nuit.)
SCÈNE I (Chopine dort, étendu sur un banc, sous le noyer.)
CHŒUR. Demain nous commencerons Au tout petit jour les vendanges !... Sur les coteaux des environs, Pleins de grives et de mésanges, La hotte au dos, nous irons Cueillir les grappes aux grains ronds, Dorés comme des oranges... Et puis nous les apporterons, Alsace, en chantant tes louanges.
MÉRIÂNE. Mais le jour vient de finir, Il est temps d'aller dormir. (Montrant le ciel du doigt.) Voyez la lune qui lève Au milieu de la sombre nuit Son doux flambeau qui reluit, Son flambeau, soleil du rêve !... Bonne nuit !... Bonne nuit !...
TOUS (même jeu.) Mais le jour vient de finir, Il est temps d'aller dormir. Voyez la lune qui lève Au milieu de la sombre nuit Son doux flambeau qui reluit, Son flambeau, soleil du rêve !... Bonne nuit !... Bonne nuit !...
TOUS. Allons, bonsoir, monsieur Mériâne... Bonsoir, mademoiselle Marguerite !...
MÉRIÂNE. Bonsoir !... N'oubliez pas d'être ici demain au petit jour, pour commencer les vendanges.
TOUS (sortant par le fond, à gauche.) Oui... Oui... soyez tranquille, monsieur Mériâne…
VALTER (qui est resté le dernier, d’une voix timide.) Dormez bien, monsieur Mériâne... Et vous aussi, mademoiselle Marguerite.
MARGUERITE (faisant une révérence.) Merci, monsieur Valter.
MÉRIÂNE (brusquement.) Je dors toujours bien ! (A part, descendant la scène.) Ce garçon-là m'ennuie, avec ses politesses ! (Regardant Valter s'éloigner.) Si c'était un vigneron passe encore... mais un brasseur !... (Il hausse les épaules. Valter disparaît. — Remontant la scène.) Voyons si tout est prêt pour demain. (Il se dirige vers le pressoir au fond, à droite.)
SCÈNE II MÉRIÂNE, MARGUERITE.
MARGUERITE (au fond, les yeux en l’air.) Oh ! le beau ciel !... (Reprise du chœur au loin.)
LE CHŒUR. Voyez la lune qui lève, Au milieu de la sombre nuit, Son doux flambeau qui reluit, Son flambeau, soleil du rêve…
MARGUERITE. A mon âme, pourquoi ces chants Sont-ils si doux et si touchants ?
LE CHŒUR (tout au loin.) Bonne nuit !... Bonne nuit !...
MÉRIÂNE (sortant du pressoir et s’arrêtant devant le poulailler. D'un ton de mauvaise humeur.) Allons, bon !... J’en étais sûr !... (Appelant.) Marguerite !... Marguerite !...
MARGUERITE (au fond.) Quoi ! mon père ?
MÉRIÂNE. Je t'avais pourtant dit de fermer la porte du poulailler. Il y a des martres dans le grenier à foin.
MARGUERITE (descendant vers son père.) C’est vrai, mon père, j’ai oublié…
MÉRIÂNE (fermant la porte.) Tu oublies bien souvent, depuis quelque temps. Pourquoi oublies-tu ?
MARGUERITE. Je ne sais pas, mon père...
MÉRIÂNE (d’un ton bourru.) Tu ne sais pas... Tu ne sais pas !... (A part, grommelant et marchant.) Moi, je le sais bien !...
MARGUERITE (les yeux en l’air.) Oh ! père...
MÉRIÂNE (s’arrêtant près du noyer.) Quoi ?
MARGUERITE. Regarde donc le beau ciel !...
MÉRIÂNE (levant les yeux.) Oui, c'est beau... On ne peut pas dire le contraire... Mais moi, j'aime mieux voir une belle vigne, avec ses feuilles vertes au printemps, ou ses grappes dorées en automne... Cela me paraît plus beau. Tiens... qui est-ce qui dort sur ce banc ?... Eh ! c'est Chopine, le chanteur ambulant... le fou Chopine, comme on l'appelle. Il s'en donne... il s'en donne ! En voilà un qui ne se fait pas de bile... toujours en route… toujours à chanter et à festoyer... Le gueux vient bien sûr pour les vendanges... Il nous apporte des chansons nouvelles... (Revenant et poussant doucement Marguerite, qui regarde toujours le ciel.) Allons... rentrons... tu regarderas les étoiles un autre soir... Elles sont encore là pour longtemps. Il faut aller se coucher... Les vendangeurs arriveront au petit jour.
(Marguerite rentre dans l’auberge ; il la suit et ferme la porte derrière eux. La lumière du rez-de-chaussée disparaît. Au même instant, Chopine, réveillé en sursaut, se lève en portant les mains à sa tête.)
SCÈNE III
CHOPINE (se secouant.) On m'a jeté une pierre !... (Regardant à ses pieds.) Non... c'est une noix... qui est tombée du noyer. (Se baissant pour la ramasser.) C’est très bon, les noix... avec le petit vin blanc du père Mériâne. (L’heure sonne au loin, à l’horloge du village. Il compte. Pendant ce temps, la fenêtre du balcon s’éclaire, puis la porte s’ouvre et Marguerite paraît sur le balcon.) Dix heures !... (S’étirant.) J’ai fait un bon somme. (Levant les yeux et apercevant Marguerite, qui sort les pots de fleurs de sa chambre et qui les range sur le balcon.) Tiens, mademoiselle Marguerite n’est pas encore couchée… Hé ! hé ! hé !
MARGUERITE (sur le balcon. Elle chante en rangeant ses pots de fleurs.) O douce lune, dis-moi Pourquoi mon cœur dans ma poitrine Semble saisi d'un vague effroi… Lune, plus blanche que l’hermine, Dis-moi pourquoi !... (bis)
CHOPINE (en sourdine, caché derrière le noyer.) Si ton cœur, en désarroi, Bat plus vite dans ta poitrine, S'il est rempli d'un vague effroi... (Levant le doigt.) Jeune fille, le fou Chopine Sait bien pourquoi ! (bis.)
MARGUERITE. (1) Mon fol esprit, loin de moi, Dans la plaine et sur la colline, S'en va cherchant je ne sais quoi... Lune, plus blanche que l'hermine, Dis-moi pourquoi !... (bis.)
CHOPINE.
Si ton esprit, loin de toi, S'en va cherchant... tu ne sais quoi... Jeune fille, le fou Chopine (Levant le doigt.) Sait bien pourquoi ! (bis.)
MARGUERITE. Un rien me remplit d'émoi, Me rend joyeuse ou bien chagrine... Je ris, je pleure... malgré moi... Lune, plus blanche que l'hermine, Dis-moi pourquoi !... (bis.)
CHOPINE. Un rien te remplit d'émoi, Te rend joyeuse ou bien chagrine ; Tu ris, tu pleures... malgré toi... (Levant le doigt.) Jeune fille, le fou Chopine Sait bien pourquoi ! (bis.)
(Pendant ce dernier couplet, Marguerite est rentrée, elle a refermé sa porte et éteint sa lumière. Chopine reste seul.)
(1) Ce couplet a été supprimé à la première représentation.
SCÈNE IV CHOPINE seul, puis VALTER.
CHOPINE (regardant les fenêtres de Marguerite.) Ah !... (Saluant des deux mains.) Bonne nuit, Mademoiselle Marguerite.
VALTER (entrant à pas de loup par le fond, à gauche, et montrant du doigt les fenêtres de Marguerite. — A voix basse.) Elle dort !...
CHOPINE (se retournant vivement.) Quelqu'un !... (Il se cache derrière le noyer.)
VALTER (s’arrêtant près du noyer, les yeux
fixés sur les fenêtres de Marguerite.)
CHOPINE (l’observant, penché le noyer. — A part.) Mais c'est Valter, le brasseur... mon jeune ami Valter !... Tiens !... Tiens !... Tiens !...
VALTER. Ah ! qu'il fait bon ici... dans l'air qu'elle respire... Comme tout sent bon !... (Il envoie de la main des baisers vers les fenêtres de Marguerite. — Chantant.)
I J'étais gai comme un pinson Sur la branche Dans cette vieille maison, Un dimanche. J'ai vu ses yeux de pervenche… Adieu la douce chanson Du pinson !
II Mon esprit va de travers, Je soupire... Je pleure, je fais des vers, Pour les dire Aux étoiles qu'elle admire La nuit, par ses volets verts Entrouverts.
CHOPINE (descendant vers Valter.) Halte !... (Valter veut fuir, il l’arrête au passage.) Que viens-tu faire ici à cette heure, traître ?...
VALTER (cherchant à se dégager. D’une voix étouffée.) Laissez-moi... Laissez-moi... Ne faites pas de bruit… Je... je venais...
CHOPINE (reprenant son ton naturel.) Allons... voyons... calme-toi... C’était pour rire !... Tu ne me reconnais donc pas ?
VALTER. Dame !... il fait si noir !...
CHOPINE. Et tu as si peur, hein ? Voilà ce que c’est que d'aller marauder la nuit dans la vigne du voisin ; la conscience n'est pas tranquille, on voit trouble. Je suis pourtant un de tes vieux amis... tu m'as versé, dans ta brasserie, Dieu sait combien de chopes de bière mousseuse. (Chantant.) Eh ! c’est moi qui fais les chansons Pour les filles et les garçons Que le malin amour lutine… De Wissembourg à Neuf-Brissac, Dès qu'un jeune cœur fait tic-tac Dans sa jeune et chaude poitrine, Vite je prends mon havre-sac…
(Montrant le balcon de Marguerite.)
Et bientôt ma chanson joyeuse, Sous le balcon de l'amoureuse, Va gazouiller tout doucement, Comme un oiseau, l'aveu charmant.
Dans notre bonne vieille Alsace, A chaque noce j'ai ma place ; Sans moi pas de festins joyeux… C’est moi qui chante, au bruit des verres, Les grands refrains de nos grands-pères, Qui mouillent doucement les yeux Des vieux, Et font rêver les amoureux !
(Changeant brusquement de ton.)
Je suis partout où l'on festine !... Reconnais-moi... c’est moi... c'est moi... C’est moi… ton vieil ami Chopine !
VALTER (les mains tendues vers Chopine.) Comment, c'est toi ?...
CHOPINE (lui serrant les mains.) Eh ! oui !
VALTER. Ah ! tant mieux... tant mieux !... C'est égal, tu m'as fait joliment peur !
CHOPINE (souriant.) Tu me prenais pour Mériâne ?...
VALTER (de même.) Oui !...
CHOPINE (passant son bras sous celui de Valter et l’amenant sur le devant de la scène. D’un ton confidentiel.) Ça ne va donc pas, tes petites affaires, que tu viens ici le soir, comme un larron ?
VALTER (secouant la tête.) Non... ça ne va pas du tout !...
CHOPINE. Mériâne te fait mauvaise figure ?
VALTER. Oui !...
CHOPINE. Pourquoi? Tu es jeune, tu es riche... Tu pourrais, si tu le voulais, choisir dans les villages des environs. — Qu’est-ce qu'il te reproche ?
VALTER (avec un soupir.) Il me reproche d'être brasseur...
CHOPINE. D'être brasseur !... Il est bien vigneron, lui !...
VALTER. Certainement. — Mais, pour Mériâne, vigneron et brasseur, ce n'est pas la même chose : vigneron, c'est le premier état du monde... c'est tout !... Tandis que brasseur... brasseur… (Il allonge les lèvres.)
CHOPINE. Ah ! il est encore dans les idées absurdes qui divisaient nos pères, qui partageaient l'Alsace en deux camps : celui des vignerons et celui des brasseurs.
VALTER. Il y est en plein !
CHOPINE (haussant les épaules.) Vieux braque ! — Mais Marguerite... qu'est-ce qu'elle dit de tout cela ?
VALTER. Je ne sais pas.
CHOPINE. Tu ne sais pas ! (Valter secoue la tête.) Tu ne lui parles donc pas ?... Tu ne lui dis pas...
VALTER. Non ! (Mouvement de Chopine.) Je n'ose pas !...
CHOPINE. Tu n'oses pas ! (Valter secoue la tête.) Un garçon de vingt ans... qui n'ose pas parler à son amoureuse !... Tu as pourtant bien osé lui dire que tu l’aimais…
VALTER (secouant la tête.) Non !...
CHOPINE. Comment !... Tu n'as jamais dit à Marguerite que tu l'aimes ?
VALTER (Même jeu.) Non !...
CHOPINE. Ah ! par exemple, c'est trop fort !...
VALTER. Que veux-tu ?... C’est comme cela !... (Mouvement de Chopine.) Tous les matins je me dis : « Ce sera pour aujourd'hui !... » Et quand je la vois... quand elle me dit de sa petite voix douce : « Bonjour, monsieur Valter ! » tout s'embrouille dans ma tête... Je reste là... comme un enfant qui a oublié son compliment !
CHOPINE (montrant la maison de Mériâne.) Mais quand tu es seul avec elle... car tu dois guetter le moment où le vieux est sorti... pour entrer à l'auberge ?
VALTER. Tu penses bien ! Je ne fais même plus que cela depuis un mois... Ma bière... je m'en moque pas mal... Ah ! elle doit être bonne, ma bière...
CHOPINE (montrant la salle d’auberge.) Eh bien... quand vous êtes là… seuls... tous les deux... Qu'est-ce que tu fais ?
VALTER. Je la regarde ! (Tournant la tête et le regardant du coin de l’œil.) Comme ça !...
CHOPINE (imitant Valter.) Comme ça ?
VALTER. Oui.
CHOPINE. Et elle ?
VALTER. Elle baisse les yeux... (faisant le geste de coudre.) Elle travaille...
CHOPINE (frappant dans ses mains avec impatience.) Mais quand vos regards se rencontrent… car enfin…
VALTER. Ah ! quand nos regards se rencontrent... elle devient toute rouge ; (regardant autour de lui.) elle fait semblant de chercher quelque chose... qu'elle n'a pas laissé tomber...
CHOPINE (avec vivacité.) Et toi ?
VALTER. Moi aussi !...
CHOPINE (levant les bras en l’air.) Oh ! jeunesse... jeunesse !... (Il fait quelques pas. Se retournant brusquement vers Valter.) Tiens... il faut que je t'embrasse... Il n'y en a plus comme toi !... (Il l’embrasse. Puis, posant les deux mains sur les épaules et le regardant comme attendri.) C'est égal, mon bon Valter, tu as de la chance que j’aie eu l'idée de passer par ici ; sans cela, tes petites affaires auraient pu durer longtemps ! (Se redressant brusquement et changeant de ton.) Il s'agit d'abord de réparer le temps perdu !... Ah ! Mériâne ne veut pas te donner Marguerite parce que tu es brasseur... Eh bien, nous allons voir. — Et d'abord, je vais la faire descendre.
VALTER (étonné.) Marguerite ?
CHOPINE. Oui.
VALTER. Ici, à cette heure ?
CHOPINE. Oui.
VALTER. Comment feras-tu ?
CHOPINE. C'est bien simple... Je vais la réveiller en imitant le chant du coq. Elle croira que le jour arrive et se dépêchera de se lover et de descendre, pour préparer le déjeuner des vendangeurs. (Il imite le chant du coq, puis il prend Valter par la main et l’entraîne vivement au fond. Levant le doigt et montrant la chambre de Marguerite.) Ecoute... on marche dans sa chambre... La fenêtre s'ouvre... C'est elle !...
MARGUERITE (la tête penchée à sa fenêtre.) Mon Dieu, est-ce possible ?... Déjà le jour !... Les vendangeurs vont venir, et rien n'est prêt... (Refermant vivement la fenêtre.) Vite !... Vite !... (Elle disparaît.)
CHOPINE (Bas à Valter.) Elle va descendre allumer le feu sur l'âtre et donner à manger aux poules ; c'est par là que commence toujours une bonne ménagère. (Montrant la vigne.) Moi, je vais dans la vigne déjeuner avec les grives et les mésanges, de bon raisin couvert de rosée... Je te laisse... Vous serez seuls... Personne ne peut venir... Mériâne dort... Profite de l'occasion... (Montrant le ciel.) Il n'y a que les étoiles qui puissent vous voir... (Montrant la porte de la maison qui s’entr’ouvre.) La voici !... (Valter fait vivement un pas en arrière pour se cacher derrière le noyer. Chopine le poussant brusquement au milieu de la scène par les épaules :) — Courage !... (Mettant ses mains en cornet devant sa bouche.) Dis-lui que tu l’aimes !... (Il saute dans la vigne. Au même instant, Marguerite paraît sur le seuil en négligé du matin. En apercevant Valter, elle pousse un cri de surprise et s’arrête tout interdite, les yeux baissés. Valter aussi reste tout confus.)
SCÈNE V
VALTER (Après un instant de silence. A part.) Allons... Valter... hardi !... (Toussant dans sa main.) Hum !... Hum !...
MARGUERITE (toussant tout bas.) Hum !... Hum !...
VALTER (faisant un pas vers Marguerite d'un air décidé.) Bonjour, mademoiselle Marguerite... (Il s’arrête tout court, comme étonné de son audace.)
MARGUERITE (faisant une petite révérence, les yeux baissés.) Bonjour, monsieur Valter.
VALTER (après avoir toussé dans sa main, faisant un nouvel effort.) Vous allez bien, ce matin... mademoiselle Marguerite ?...
MARGUERITE (Bas, regardant autour d’elle, comme si elle avait perdu quelque chose.) Mais oui... monsieur Valter... Dieu merci... Et vous ?...
VALTER. Moi !... Oh ! moi… je... C'est-à-dire… (A part.) Allons... bon... voilà que ça me reprend… (Toussant dans sa main.) Hum !... Hum !...
MARGUERITE (vivement, levant les yeux sur Valter.) Est-ce que vous seriez malade… monsieur Valter ?...
VALTER (étonné.) Malade ?... Moi !... (A part. Saisi d’une inspiration subite.) Quelle idée !... (Haut et prenant une mine piteuse.) Oui... oui... je suis malade... (toussant dans sa main.) très malade...
MARGUERITE (vivement et faisant un pas vers Valter.) Mon Dieu... qu'avez-vous ?
VALTER (embarrassé.) J'ai… j'ai... j’ai… (Vivement et posant la main sur son cœur.) J'ai quelque chose là !...
MARGUERITE (posant un doigt sur son cœur.) Là ?
VALTER (abaissant la tête.) Oui… là !... (Frappant doucement du doigt sur son cœur.) Ça me serre... ça m'étouffe… et la nuit... la nuit... je ne peux plus dormir... (poussant un soupir.) Ah !
MARGUERITE. Mais il faut voir un médecin.
VALTER (étonné.) Un médecin ?...
MARGUERITE. Oui !... (Posant un doigt sur son cœur.) C'est un endroit très dangereux... cela...
VALTER. Vous croyez ?...
MARGUERITE (vivement.) J’en suis sûre !...
VALTER. Hélas !... (Chantant.) C’est un endroit très dangereux, Je le sens bien à mon martyre. Il est même plus douloureux Qu'on ne saurait le dire... Mais quant à voir un médecin, Vraiment je n'en ai nul dessein...
MARGUERITE. Pourquoi donc ?... Il vous guérirait… (Mouvement de Valter.) J’en suis certaine !...
VALTER. Pour guérir ce qui fait ma peine, La médecine est chose vaine... (Mouvement d’étonnement de Marguerite.) Elle y perdrait, j'en suis certain, Tout son grec et tout son latin.
MARGUERITE. C’est donc bien grave ?...
VALTER. C'est mortel !...
MARGUERITE (épouvantée.) Mortel !...
VALTER. Mortel !... (D'un accent tragique.) Je suis condamné sans appel !... (A part.) C’est étonnant, je deviens brave... (Se retournant vers Marguerite. D’un air désolé.) Sans appel !...
MARGUERITE. Ah ! mon Dieu, que viens-je d'entendre !...
VALTER (même jeu.) Dans la tombe je vais descendre !...
MARGUERITE. Ciel !...
VALTER. Pour me sauver du trépas, Il n'est qu'un remède ici-bas… Un seul...
MARGUERITE (vivement.) Lequel ?
VALTER. Je n’ose pas Vous le dire...
MARGUERITE. Et pourquoi ?
VALTER. Je ne sais...
MARGUERITE. Parlez vite.
VALTER (avec un effort.) Eh bien... (Il s’arrête.)
MARGUERITE. Eh bien ?...
VALTER. C’est un baiser de Marguerite !...
MARGUERITE (reculant épouvantée.) Que dites-vous ?...
VALTER (à mi-voix.) Un seul baiser de Marguerite !... (Marguerite se couvre les yeux. Silence.) Ah ! si je pouvais seulement, Sur cette main blanche et mignonne Poser mes lèvres doucement… Mon pauvre cœur qui s’abandonne, Guérirait par enchantement. (Joignant les mains et faisant un pas vers Marguerite.) Oh ! Marguerite… Oh ! Marguerite… soyez bonne !... Ayez pitié de mon tourment… Je vous en supplie humblement… Oh ! Marguerite, soyez bonne !...
ENSEMBLE.
VALTER. Pitié pour le pauvre martyr Qui vous aime et souffre en silence. Un seul baiser peut le guérir !... De l’obtenir, S’il me faut perdre l’espérance, Je sens qu’il me faudra mourir !... Oh ! Marguerite, ayez pitié de ma souffrance ! Lorsqu’un baiser peut me guérir, Voulez-vous me laisser mourir ?... Ayez pitié de ma souffrance !
MARGUERITE. Oh ! non, Valter ne peut mentir : Sa douce voix dit ce qu’il pense. Puisqu’un baiser peut le guérir, Le lui ravir, Serait lui ravir l’existence !... Mon cœur partage son martyre… Il est tout plein de son amour, de sa souffrance ! Je ne puis le laisser mourir, Puisqu’un baiser peut le guérir, Et peut lui rendre l’espérance ! (Elle tend sa main à Valter, qui s’agenouille et la porte à ses lèvres. Mériâne sort de la maison et s’arrête tout interloqué, en apercevant Valter à genoux devant Marguerite.)
MÉRIÂNE (après un instant de stupéfaction.) Oh !... oh !... Qu’est-ce que c’est que ça ?
MARGUERITE (se retournant.) Mon père !... (Elle retire vivement sa main.)
VALTER (se relevant vivement.) Mériâne !... (Ils se sauvent : Marguerite par le fond à droite et Valter par la gauche.)
MÉRIÂNE (poursuivant Valter, qui a sauté dans la vigne.) Ah ! canaille… brigand… bandit… (Il s’arrête brusquement, en apercevant Chopine qui vient de se dresser devant lui, une grappe de raisin à la main.)
SCÈNE VI
CHOPINE (sortant tranquillement de la vigne en
égrenant sa grappe.)
MÉRIÂNE. Des rêves ? Tu appelles cela des rêves, toi ? Je viens de trouver Valter, le brasseur Valter, à genoux devant ma fille (montrant la place du doigt.) là…
CHOPINE. Bah !
MÉRIÂNE. Oui !... Et il lui baisait la main.
CHOPINE. Ah ! l'heureux coquin.
MÉRIÂNE. Tu dis ?
CHOPINE. Je dis : l'heureux coquin !
MÉRIÂNE. Si je l'attrape, je lui plante ma fourche dans le dos.
CHOPINE. Voyons, maître Mériâne... voyons... un coup de fourche, pour un baiser sur la main d'une jolie fille, c'est trop ! — Il faut toujours se rappeler qu'on a été jeune. — Quand vous faisiez la cour A madame Mériâne, je suis sûr que vous alliez aussi le soir vous promener sous ses fenêtres... « respirer l'air qu'elle respire ! » comme disent les amoureux !...
MÉRIÂNE. Certainement que j'y allais... et tous les soirs encore... (poussant un gros soupir.) Ah ! le bon temps.
Eh bien, si le père de votre bonne amie vous avait donné des coups de fourche... Qu'est-ce que vous auriez dit ?
MÉRIÂNE. Ce n'était pas la même chose...
CHOPINE. Ce n'était pas la même chose ?
MÉRIÂNE. Non !...
CHOPINE. Et pourquoi, s'il vous plaît ?
MÉRIÂNE. Parce que le père de ma bonne amie était vigneron… et que moi aussi j'étais vigneron... Tandis que ce Valter...
CHOPINE (l’interrompant.) Ce Walter est le plus brave garçon du village.
MÉRIÂNE. Je ne dis pas le contraire...
CHOPINE. Un garçon riche...
MÉRIÂNE. D’accord !...
CHOPINE. Un beau garçon !...
MÉRIÂNE. Oui…
CHOPINE. Qui appartient à la première famille du pays !...
MÉRIÂNE. Je sais tout cela mieux que toi.
CHOPINE. Eh bien alors, pourquoi ne lui donnez-vous pas votre fille ?
MÉRIÂNE (reculant, étonné.) Pourquoi ? Parce qu'il est brasseur !... Est-ce que je peux donner ma fille à un brasseur... moi... Mériâne, le vigneron ? Est-ce possible ? Est-ce que ça ne serait pas contraire aux vieilles coutumes ?
(Chantant :) I Moi, je suis pour le bon vieux vin ! Je ne supporte pas la bière. C'est avec le noble raisin Qu'on fait le vin !... C’est avec l'eau de la rivière Et le houblon qu'on fait la bière. Vive le vin ! A bas la bière ! A bas, à bas la bière ! Je ne connais que ce refrain : Vive, vive le vin !... A bas, à bas la bière !... Vive le vin !... Vive le vin !...
II Je veux pour gendre un vigneron, Joyeux, la face rubiconde. J'aimerais mieux un forgeron, Un bûcheron, Qu'un faiseur de tisane blonde… C’est le dernier métier du monde !... Vive le vin ! A bas la bière ! A bas, à bas la bière ! Je ne connais que ce refrain : Vive, vive le vin !... A bas, à bas la bière !... Vive le vin !... Vive le vin !...
CHOPINE. Franchement, maître Mériâne, vous m’étonnez… Je vous avais toujours cru un bon Alsacien.
MÉRIÂNE. Certainement, je suis un bon Alsacien... et je m'en vante !... Je voudrais bien en voir un qui oserait me soutenir en face qu'il aime mieux notre vieux pays que moi. Pour l'Alsace, je donnerais ma maison, mes champs, mes prés... Je donnerais mes vignes... oui... et mon vieux vin !...
CHOPINE. Alors, je ne vous comprends plus. Quand on aime son pays, on ne cherche pas à le couper en deux, à le diviser...
MÉRIÂNE. Comment, à le diviser ! Je veux diviser l'Alsace !.. moi... moi !...
CHOPINE. Eh ! sans doute !... (Mouvement de stupéfaction de Mériâne.) Qu'est-ce que l'Alsace ? La terre de la vigne et du houblon. Pourquoi sommes-nous une race calme, patiente, réfléchie, et pourtant impétueuse et irrésistible dans l'action, comme l'ont prouvé tous nos grands capitaines, Kléber et les autres ?... — C'est parce que nous avons la bière et le vin... La bière qui calme, le vin qui exalte ! (Chantant :) L'ardeur est la fille du vin, Le calme est le fils de la bière. Le vrai refrain De notre race calme et fière, N'est pas du tout : — A bas la bière !... Vive le vin !... Son vrai refrain Sera toujours : — Vive le vin ! Vive la bière !... Vive l'Alsace toute entière !... Ne marchons pas à reculons... Marier la vigne au houblon, C'est conserver la vieille Alsace !... Les séparer, C’est déchirer En deux, notre loyale et forte race... Voulez-vous déchirer l’Alsace ?... (Mériâne recule, les bras étendus en signe de protestation.)
CHŒUR DES VENDANGEURS ET DES
VENDANGEUSES. Raisins mûrs, nous vous mettrons Dans les cuves, au fond des granges ; Après, nous vous piétinerons, Grisés par vos esprits étranges... Et puis nous vous presserons, (Entrant en scène et se rangeant des deux côtés.) Et comme de bons vignerons, Sans eau claire ni mélanges, Dans les foudres nous vous mettrons ! (Levant leurs chapeaux.) Alsace, en chantant tes louanges !...
SCÈNE VII
MÉRIÂNE (qui était remonté pour aller au devant des vendangeurs — redescendant vers Chopine.) Sans détours et sans paraboles Tu m'as dit de fortes paroles, Merci ! Mon vieil orgueil de vigneron s'en effarouche... Mais l'Alsace a parlé par ta bouche !... (Il lui serre la main.)
VALTER (entrant par le fond sur la pointe des pieds et observant Mériâne.) Il n'a plus du tout l’air farouche... (Il se cache derrière les autres.)
MÉRIANE (à Marguerite qui vient d'entrer.) Arrive ici !... (Marguerite s'avance toute craintive, les yeux baissés. Mériâne, montrant du doigt Valter, qui se cache derrière les vendangeurs.) Et toi... là-bas... beau maraudeur... aussi :...
(Valter n'ose approcher. Les
vendangeurs le poussent.) Quand les grands foudres seront pleins Des glous-glous, des rumeurs étranges, Des chants joyeux des jeunes vins Célébrant leurs jeunes ivresses... (Montrant Marguerite et Valter, qui se trouvent à sa droite et à sa gauche.) Nous marierons ces deux jeunesses... Et nous ferons de grands festins Où tous, brasseurs et vignerons, trouveront place !... (Mouvement d'étonnement des vendangeurs et des vendangeuses.)
Il veut qu'il ne reste plus trace De la vieille division Qui coupait en deux notre race ! Aux sons joyeux du violon Du hautbois et du cor de chasse, Nous danserons. (Mettant la main de Valter dans celle de Marguerite.) Marier la vigne au houblon, C'est conserver la vieille Alsace !...
TOUS (valsant par couple et chantant. Mériâne valse avec Chopine.) Aux sons joyeux du violon Du hautbois et du cor de chasse, Nous danserons !... Nous festoierons... Et nous finirons ces vendanges, (Levant leurs chapeaux.) Alsace, en chantant tes louanges !
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